Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande

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Le chancelier Konrad Adenauer et son ministre de l’économie Ludwig Erhard, principaux artisans de l’ordolibéralisme en Allemagne dans l’après-guerre ©Deutsches Bundesarchiv

“Je suis né à Fribourg. Là-bas, il y a quelque chose qui s’appelle l’école de Fribourg. Cela a un rapport avec l’ordolibéralisme. Et aussi avec Walter Eucken ». Voilà comment se présentait Wolfgang Schäuble1, ministre des Finances allemand pendant la crise de la zone euro et partisan à peine voilé d’un “Grexit” (sortie de la Grèce de la zone euro)2. Ses positions extrêmement rigides sur les règles européennes en matière de dette et de déficit sont le fruit de cette école de pensée fondée par Walter Eucken en Allemagne : l’ordolibéralisme.


Les années 1930 et la refondation du libéralisme

Entre le 26 et le 30 août 1938 se tient à Paris le Colloque Walter Lippmann à l’occasion de la publication par ce dernier de son livre La Cité Libre3. Il rassemble 26 économistes et intellectuels libéraux parmi lesquels on retrouve Alexander Rüstow, Jacques Rueff, Wilhelm Röpke, Ludwig von Mises, Raymond Aron et Friedrich Hayek. Ce colloque se donne l’ambition de refonder le libéralisme. Un manifeste adopté à l’unanimité et intitulé “l’Agenda du libéralisme” rompt avec la tradition du laisser-faire. Celui-ci reconnaît que “c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques” et attribue à ce même État la gestion d’un certain nombre d’activités4i. Ce colloque est généralement considéré comme un moment fondateur du néolibéralisme. Pourtant, il fut le théâtre de divisions entre les partisans d’une liberté maximale des entreprises et les défenseurs d’un interventionnisme étatique. La première catégorie regroupe essentiellement les industriels et l’école autrichienne autour de Friedrich Hayek5 quand les seconds appartiennent à l’ordolibéralisme allemand représenté par Wilhelm Röpke et Alexander Rüstow. Ce dernier écrira à propos de Hayek et des opposants à un État protecteur de la concurrence qu’ils « ne trouvent rien d’essentiel à critiquer ou à changer au libéralisme traditionnel »6.

Ce débat sur le rôle de l’État est le point de départ essentiel à partir duquel se structure l’ordolibéralisme. Cette école de pensée allemande va profondément revisiter la tradition économique libérale en y apportant des concepts issus du droit et de l’histoire philosophique et politique d’Outre-Rhin. Bien que méconnu du grand public en dehors du pays, l’ordolibéralisme va profondément influencer le débat politique en Allemagne puis en Europe, notamment au sein des élites administratives, juridiques et politiques.

Bien que méconnu du grand public en dehors de l’Allemagne, l’ordolibéralisme va y influencer  profondément le débat politique avant de s’exporter dans le reste de l’Europe

L’école de Fribourg, premier cercle de l’ordolibéralisme

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Timbre de 1991 en l’honneur des 100 ans de la naissance de Walter Eucken ©Deutsche Bundespost

“Ordolibéralisme” est l’appellation donnée a posteriori à « l’école de Fribourg ». Cette dernière étant constituée par trois intellectuels allemands qui se retrouvent à l’université de Fribourg en 1933 alors que les nazis arrivent au pouvoir et que la République de Weimar s’effondre. Le plus célèbre d’entre eux (et unique économiste du trio) est Walter Eucken. Détenteur de la chaire d’économie de l’université de Fribourg à partir de 1927, celui-ci s’intéresse principalement aux fondements de la pensée économiqueii. Le second est Franz Böhm, fonctionnaire au département anti-cartels du ministère de l’Économie entre 1925 et 1931. Il arrive à Fribourg pour y enseigner le droit en 1933, année où est publié son ouvrage  traitant de l’inefficacité du contrôle légal des cartelsiii. Ce livre s’avérera capital pour l’école de Fribourg. Enfin, Hans Grossmann-Doerth arrive lui aussi à Fribourg en 1933 pour y occuper la chaire de droit. Ce dernier est spécialisé dans la façon dont les grandes entreprises et les cartels créent des réglementations privées pour échapper à leurs obligations sociales (notamment le respect de la concurrence de marché)7.

Ces trois universitaires partagent une analyse commune des causes de l’échec de la République de Weimar : un pouvoir judiciaire très politisé contre les socialistes et les communistes et une industrie trop concentrée sous forme de cartels (ententes formelles entre entreprises pour contrôler un marché en limitant la concurrence). D’après eux, ces deux phénomènes ont nui à la prospérité de l’Allemagne et bloqué toute tentative de réforme économique par le pouvoir exécutif. Deux causes fondamentales qui ont engendré un manque de confiance de la population dans les institutions ainsi qu’une faiblesse économique continue qui ont marqué la République de Weimar et permis l’arrivée au pouvoir des nazis.

Ces trois universitaires sont réunis par une analyse commune des causes de l’échec de la République de Weimar: un pouvoir judiciaire très politisé contre les socialistes et les communistes et une industrie trop concentrée sous forme de cartels

À l’époque, la tradition économique allemande était dominée par un courant “historiciste” fondé sur l’analyse historique et factuelle des phénomènes économiques. Pour Eucken, les “historicistes” avaient échoué à répondre aux problèmes économiques de la République de Weimar parce que, refusant de formuler une théorie générale sur le fonctionnement de l’économie, ils avaient été incapables de s’adapter à des situations économiques qu’ils n’avaient jamais connues (crise financière mondiale de 1929, dislocation de l’étalon-or et hyperinflation notamment). Afin d’améliorer le fonctionnement de la science économique, Eucken voulait donc combiner historicisme et libéralisme dans un double mouvement : d’une part, utiliser des données historiques pour y rechercher des tendances et en déduire des lois économiques ; d’autre part, ancrer le libéralisme dans des contextes historiques et sociaux. À cette volonté de refondation économique, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth ont ajouté leurs propres spécialités : le rôle des intérêts économiques privés dans la distorsion de la concurrence sur le marché et l’importance de la loi pour protéger cette même concurrence. L’expérience de Franz Böhm dans l’application de la loi anti-cartels au ministère de l’Économie a également constitué un apport fondamental à l’ordolibéralisme : le constat de l’inefficacité d’une loi isolée pour contrôler le pouvoir des cartels. L’application de la loi anti-cartels fut soumise à l’influence de ces même cartels sur le gouvernement afin de limiter sa portée. Mais elle se heurta aussi aux autres lois et objectifs économiques comme la politique industrielle qui entraient en contradiction avec la politique de la concurrence. C’est la recherche d’une synthèse entre libéralisme et historicisme ainsi que le travail inter-disciplinaire entre l’économie et le droit qui vont donner naissance aux concepts fondateurs de l’ordolibéralisme.

Remettre l’économie en ordre

Aux yeux de David Gerber8, “la réponse d’Eucken au besoin d’intégrer les données au sein de la théorie et de la pensée juridiques fut une méthode qu’il appela “penser en Ordre (Denken in Ordnungen)”. Cela a sans doute été sa contribution la plus importante à la pensée européenne d’après-guerre. Tel qu’il le formule, “la perception (Erkenntnis) des Ordres Économiques (Ordnungen) est la première étape vers la compréhension de la réalité économique”. L’idée de base est que derrière la complexité des données économiques se trouvent des schémas réguliers fondamentaux (des Ordres). En outre, c’est seulement à travers la reconnaissance de ces schémas que l’on peut percevoir cette complexité et comprendre les dynamiques économiques” [traduction de l’auteur].iv

«derrière la complexité des données économiques se trouvent des schémas réguliers fondamentaux (des Ordres) et  c’est seulement à travers la reconnaissance de ces schémas que l’on peut percevoir cette complexité et comprendre les dynamiques économiques»

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“Pas d’expérimentation ! Konrad Adenauer”. Dans l’après-guerre, la CDU et son chancelier Konrad Adenauer appliquent des mesures s’inscrivant dans la pensée ordolibérale © Konrad Adenauer Stiftung

L’Ordnung est un concept abstrait qui se traduit dans un contexte historique, social et économique donné dans des Wirtschaftsordnungen (Ordres Économiques). Dans l’Allemagne nazie puis dans l’après-guerre, Walter Eucken en distingue deux. En premier lieu, la “Verkehrswirtschaft” ou “économie de circulation” qui désigne le capitalisme libéral au sein duquel les décisions économiques sont prises au niveau individuel par les entreprises et les consommateurs. En second lieu, la “Zentralverwaltungswirtschaft” ou “économie dirigée” par le gouvernement selon des considérations qui ne sont pas nécessairement de nature économique. Chaque Wirtschaftsordnung possède sa propre cohérence et produit des institutions qui le renforce. Cela ne rend pas seulement les Wirtschaftsordnungen plus solides mais aussi mutuellement exclusifs. Ainsi, l’introduction d’éléments de planification au sein du capitalisme libéral ou de marchés au sein d’une économie planifiée ne doit pas produire une économie mixte. Elle doit plutôt déstabiliser le système en place et diminuer son efficacité économique.

C’est de ce concept d’Ordnung que l’ordolibéralisme va construire sa principale singularité et son plus grand apport au libéralisme: la Wirtschaftsverfassung ou “constitution économique”. Dans Wettbewerb und Monopolkampf, Franz Böhm définit la constitution économique comme “une décision globale (Gesamtentscheidung) concernant la nature (Art) et la forme du processus de coopération socio-économique” [traduction de l’auteur]v. On retrouve ici un copié-collé de la conception de la constitution exprimée par l’influent juriste allemand Carl Schmitt qui travaillera plus tard pour le régime nazi. Aux yeux des ordolibéraux, “un système économique n’advient pas naturellement, il est le produit d’un processus de décision politique et juridique” [traduction de l’auteur]vi. Or, puisque l’ordolibéralisme impose de choisir clairement une Wirtschaftsordnung, chaque société doit inscrire ce choix dans une constitution économique qui régira le système économique de la même manière que la constitution politique régit le fonctionnement des institutions.

Le droit au service du marché

Cette idée de constitution économique marque une rupture importante avec la tradition libérale classique et ce pour trois raisons. D’abord, elle renverse le principe selon lequel l’économie doit être indépendante des lois et de la politique. Au contraire, cette idée affirme que l’économie est précisément au cœur de la politique et que sa forme dépend avant tout des choix politiques effectués. Ensuite, conséquence logique de cette première rupture, le marché n’est plus considéré comme une donnée de la nature. Celui-ci est désormais vu comme une construction économique, sociale et juridique. Cela justifie donc une intervention politique forte pour bâtir des cadres économiques concurrentiels mais aussi une société de marché dont les institutions et le peuple sont formés et tournés vers la maximisation de la concurrence économique. Enfin, les ordolibéraux considèrent que pour être pleinement efficace, une économie capitaliste libérale nécessite le soutien de la population exprimé à travers la constitution économique. L’intervention du peuple dans le choix du modèle économique permet ainsi de justifier le fait que cette constitution sert à dépouiller les institutions élues au suffrage universel (notamment le Parlement) de tout pouvoir de régulation économique. L’ordolibéralisme  conçoit cette intervention uniquement comme un moment ponctuel dont le but est de faire accepter le capitalisme libéral à la population.

L’intervention du peuple dans le choix du modèle économique permet de justifier le fait que la constitution économique sert à dépouiller les institutions élues au suffrage universel, notamment le parlement, de tout pouvoir d’intervention dans l’économie

Les ordolibéraux construisent en effet une nouvelle vision de l’économie à partir de la doctrine libérale et de leur expérience des échecs de la République de Weimar. Walter Eucken théorise le concept de vollständiger Wettbewerb ou “concurrence complète” qui décrit une situation du marché dans laquelle aucune entreprise ne possède le pouvoir de contraindre les autres. Elle se distingue de la “concurrence pure et parfaite” du modèle néo-classique en ce qu’elle se concentre essentiellement sur la limitation du pouvoir des grandes entreprises. La seconde en revanche vise plutôt à atteindre un prix optimal sur le marché selon le modèle de prix néo-classique. La concurrence complète vient de la distinction théorisée par les ordolibéraux entre “concurrence de performance” (Leistungswettbewerb) et “concurrence d’empêchement” (Behinderungswettbewerb). La première désigne une situation de concurrence où les entreprises améliorent leurs produits et réduisent leurs prix pour se démarquer. La seconde correspond à une situation où une entreprise limite par différents moyens l’efficacité de ses concurrentes pour maintenir sa domination. La concurrence complète interdit donc la “concurrence d’empêchement”. Le but étant d’obliger les entreprises à se démarquer par l’innovation et à transformer la concurrence en spirale positive plutôt qu’en guerre ouverte entre entreprises.

Le rôle de la constitution économique dans ce schéma est d’inscrire un certain nombre de normes économiques comme ayant une valeur juridique supérieure à la loi. Ces normes constituent la base de l’Ordnungspolitik : l’ensemble des politiques (commerciales, sociales, monétaires ou du travail) doivent être régies par les même principes constitutifs. Pour le capitalisme libéral, Eucken inclut : la stabilité monétaire, des marchés ouverts, la propriété privée, la liberté contractuelle, la responsabilité individuelle et la cohérence politique. Au fil des travaux d’Eucken, le primat de la stabilité monétaire prendra par ailleurs une place de plus en plus importante. Une fois ces normes posées et l’Ordnungspolitik imposée aux pouvoirs exécutifs et législatifs, la science économique devrait fournir les connaissances sur la concurrence complète nécessaire pour que le législateur transforme ces normes en lois plus détaillées. L’exécutif aurait alors pour mission de mettre en action ces lois. Tout cela en ayant très peu de marges de manœuvre pour les interpréter car le pouvoir judiciaire pourrait frapper d’inconstitutionnalité tout écart vis-à-vis de la constitution économique. Qui plus est, l’ordolibéralisme promeut le développement d’entités indépendantes du pouvoir politique et composées “d’experts” dans le domaine de la concurrence comme au niveau des banques centrales. Cela interdit ainsi au gouvernement toute intervention discrétionnaire dans le processus économique. Ce sont ces concepts centraux de l’ordolibéralisme notamment autour de la stabilité et du primat de la politique monétaire qui ont influencé le traité de Maastricht, la construction de l’euro et l’indépendance de la Banque Centrale Européenne.

le pouvoir judiciaire pourrait frapper d’inconstitutionnalité tout écart vis-à-vis de la constitution économique

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Les ordolibéraux veulent en finir avec les propositions planistes en vogue dans les années 1930 ©Auteur inconnu

Pour Walter Eucken, l’objectif est d’en finir avec “l’âge des expérimentations”. Il s’agit du nom qu’il donne aux années 1920 marquées par la popularité de la rhétorique du plan et diverses formes d’interventionnisme économique sans que celles-ci ne soient nécessairement appuyées par l’expertise des économistes ou une cohérence doctrinale claire9. L’Ordnungspolitik est une traduction dans le domaine économique du Rechtsstaat ou “État fondé sur la loi”. Ce terme désigne une théorie fondé au XIXe siècle qui considérait que, face à l’inamovibilité des monarques allemands, il s’agissait de soumettre le pouvoir de ceux-ci à la loi. Cette dernière étant une garantie de neutralité et d’objectivité contre les pouvoirs discrétionnaires du souverain. La République de Weimar ayant consacré le peuple comme souverain politique, Wilhelm Röpke, un influent théoricien de l’ordolibéralisme (bien que n’appartenant pas au cercle fondateur de l’école de Fribourg) appelle à une “révolte des élites” face à la “révolte des masses” qu’il voit grandir dans l’Allemagne d’entre-deux-guerres.

L’ordolibéralisme au cœur du droit de la concurrence européen

C’est en réponse à l’échec des premières lois de contrôle des cartels en Autriche et en Allemagne que Walter Eucken, Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth ont bâti l’ordolibéralisme comme nouveau système de pensée économique et juridique. C’est donc dans le domaine des lois sur la concurrence qu’ils ont fourni leur dernier grand apport à la pensée libérale moderne. Partant du constat qu’une loi isolée au milieu de politiques aux objectifs différents ne permet pas une régulation efficace de la concurrence, ils ont établi le principe d’une constitution économique qui contraint les politiques à être en cohérence avec des principes constitutifs. Dans ce contexte, une loi sur la concurrence est le produit logique et nécessaire pour l’application effective des principes d’ouverture des marchés et de liberté contractuelle. Le second constat posé était celui de la perméabilité du pouvoir exécutif aux intérêts des grandes entreprises lorsqu’il fallait appliquer la loi anti-cartels. Les ordolibéraux affirment donc pour la première fois le principe d’une autorité indépendante régulatrice de la concurrence. Cette instance qui aurait pour seule mission d’assurer l’application de la loi sur la concurrence ne serait pas dépendante du pouvoir exécutif. Elle serait également essentiellement composée de spécialistes du droit et de l’économie ainsi que soumise à la seule surveillance du pouvoir judiciaire. Le but étant de vérifier que cette structure ne s’éloigne pas des lignes directrices tracées par la constitution économique et la loi sur la concurrence.

Cette dernière loi n’est pas une simple version européenne des antitrust laws en vigueur aux États-Unis puisqu’elle apporte de multiples innovations. En premier lieu, la loi sur la concurrence place l’application de la loi entre les mains d’une autorité indépendante. C’est une différence par rapport aux États-Unis où le pouvoir exécutif contrôle les entités en charge l’application des lois antitrust, notamment le Département de la Justice10. Ensuite, elle s’étend à un champ plus large que les trusts en interdisant toute forme d’accords entre entreprises visant à limiter la concurrence. De surcroît, elle vise à empêcher la formation de monopoles ou à casser ces derniers. Enfin, elle apporte une nouveauté fondamentale au droit de la concurrence en théorisant le principe du “comme si”. Ce principe est le suivant : lorsque qu’un monopole ne peut être démantelé (monopoles naturels ou brevets par exemple), l’entreprise en situation de monopole doit se comporter comme si elle était en situation de concurrence. C’est-à-dire que cette entreprise doit ouvrir ses produits à tous les clients ou ne pas pratiquer des prix abusifs par exemple. Ce principe fait cependant débat au sein des ordolibéraux. Certains jugeant en effet qu’il donne trop de pouvoir d’intervention à l’État dans les entreprises et qu’il est ainsi incompatible avec le refus d’intervenir dans le fonctionnement du marché. Ce dernier principe étant pourtant au cœur de la vision ordolibérale.

la loi sur la concurrence place l’application de la loi entre les mains d’une autorité indépendante alors qu’aux États-Unis le pouvoir exécutif contrôle les entités en charge de l’application des lois Antitrust

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Ludwig Erhard, ministre de l’économie en 1963 et grand artisan des politiques ordolibérales en Allemagne de l’Ouest ©Deutsches Bundesarchiv

C’est ici qu’intervient le paradoxe de l’ordolibéralisme décrit par Leonhard Miksch: “Il se peut bien que dans cette politique libérale le nombre des interventions économiques soit aussi grande que pour une politique planificatrice, mais c’est leur nature qui est différente”11. En effet, il est nécessaire que l’État intervienne partout d’abord pour pouvoir garantir la concurrence et le respect des normes de la constitution économique. Ensuite pour étendre le système de marché à l’ensemble de l’économie. Cette intervention étatique doit s’effectuer dans les domaines de l’éducation, de la famille et jusqu’au sein même des entreprises. Notons cependant un bémol : l’intervention doit se faire en aval sur les “cadres” de l’économie et de la société et jamais en amont en décidant des objectifs de production des entreprises. À la fin, c’est le marché patiemment bâti par les politiques issues de l’ordolibéralisme qui décidera de l’allocation des ressources et de la production. C’est par une métaphore célèbre que Ludwig Erhard, ministre de l’économie et chancelier de la RFA définit la politique ordolibérale : « De même que l’arbitre ne prend pas part au jeu, l’Etat se trouve exclu de l’arène. Dans tout bon match de football, il y a une constante : ce sont les règles précises qui ont présidé à ce jeu. Ce que vise ma politique libérale, c’est justement de créer les règles du jeu »12.

L’ordolibéralisme rompt donc avec le libéralisme classique en faisant du droit un outil pour limiter le pouvoir d’intervention dans l’économie. Cette limitation touche à la fois les pouvoirs politiques législatifs et exécutifs ainsi que le pouvoir économique. En inscrivant dans une constitution le modèle économique du pays, la pensée ordolibérale soumet le gouvernement au parlement et le parlement au pouvoir judiciaire. Il neutralise ainsi toute intervention a posteriori du politique dans l’économique. Le caractère radicalement intégré du modèle ordolibéral aurait pu le desservir. C’est sans compter sur le contexte de reconstruction sous la tutelle des Alliés dans l’après-guerre. Contexte qui lui permettra d’influencer largement les politiques économiques de l’Allemagne. Ainsi, sous la pression américaine, le gouvernement de la zone d’occupation ouest-allemande recrute de nombreux ordolibéraux à des postes importants. Après la fondation de la République Fédérale Allemande, ceux-ci vont rejoindre la CDU (chrétien-démocrates). Franz Böhm sera notamment député de ce parti entre 1953 et 1965. L’ordolibéralisme va conduire la RFA sur une voie profondément différente de pays comme la France ou le Royaume-Uni où des expérimentations socialistes et planistes vont largement favoriser une intervention  étatique discrétionnaire. Cette divergence radicale entre le modèle allemand et les trajectoires suivies par le reste de l’Europe occidentale irriguera par la suite les débats toujours actuels concernant les orientations économiques de l’Union Européenne.


1 François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

3 Walter Lippmann, La Cité Libre, Libraire de Médicis, 1938

5 Idem

6François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

8idem

9Voir François Denord, Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement Social, 2001/2 (n°195)

10Pour voir l’utilisation de la loi pour servir les intérêts économiques des États-Unis par le DOJ, voir : Jean-Michel Quatrepoint, Au nom de la loi… américaine, Le Monde Diplomatique, janvier 2017

11 Cité dans Michel Foucault, La naissance de la biopolitique, Cours au collège de France, 1978-1979

12 Ludwig Erhard, La Prospérité pour tous, Plon, Paris, 1959; cité dans François Denord, Rachel Knaebel & Pierre Rimbert, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015

iFrançois Denord, Aux origines du néo-libéralisme en France, Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938, Le Mouvement Social, 2001/2 (n°195) : “Sur le plan doctrinal, il se conclut par l’adoption unanime d’un manifeste, «l’Agenda du libéralisme», qui énonce plusieurs principes contraires au libéralisme classique. En premier lieu, il met en avant l’idée d’un interventionnisme juridique de l’État: «c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques». En second lieu, il élargit les attributions que la théorie classique lui concède: un État libéral «peut et doit percevoir par l’impôt une partie du revenu national et en consacrer le montant au financement collectif de: 1° La Défense nationale; 2° Les assurances sociales; 3° Les services sociaux; 4° L’enseignement; 5° La recherche scientifique». En troisième lieu, il reconnaît plus largement à l’État un droit d’intervention car: A. […] les prix du marché sont affectés par le régime de la propriété et des contrats. B. […] l’utilité maxima est un bien social, mais n’est pas nécessairement le seul qui doive être recherché. C. […] même lorsque la production est régie par le mécanisme des prix, les sacrifices qu’implique le fonctionnement du système peuvent être mis à la charge de la collectivité.” page 17 [Franz Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf. Eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung, Carl Heymanns Verlag, 1933]

iiVoir Walter Eucken, Kapitaltheoretische Untersuchungen, Fischer, 1935

iiiFranz Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf. Eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung, Carl Heymanns Verlag, 1933

ivTexte original : “Eucken’s response to the need to integrate facts with theory and economic with legal thought was a method he called “thinking in orders (Denken in Ordnungen).” It may have been his most distinctive and important contribution to postwar European thought. As he put it, “The perception (Erkenntnis) of economic orders (Ordnungen) is the first step in understanding economic reality”. The basic idea was that beneath the complexity of economic data were fundamental ordering patterns (orders) and that only through the recognition of these patterns could one penetrate this complexity and understand the dynamics of economic phenomena.”

vTexte original : “a comprehensive decision (Gesamtentscheidung) concerning the nature (Art) and form of the process of socioeconomic cooperation”

viTexte original : “Economic systems did not just “happen”; they were “formed” through political and legal decision-making.”

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