Alors que les fractures se creusent sous l’effet de la mondialisation et de l’individualisation des consciences, les promesses du « pacte républicain » semblent plus lointaines que jamais pour les territoires ultra-marins. Pour Jeanne Belanyi, directrice de l’observatoire des Outre-mer de la Fondation Jean-Jaurès, leur situation constitue un miroir grossissant des maux qui affectent l’ensemble du pays. Dans son ouvrage à paraître Les Outre-mer sont-ils encore dans la République ?, (Éd. Le bord de l’eau, 2025), elle défend que les territoires ultra-marins sont confrontés à une démission politique qui affecte aussi les banlieues et la France rurale, les « quartiers populaires » et la « France périphérique »1.
L’individualisation des tâches et la mise en concurrence systématique, accolées à la création du marché unique, ont aboli les frontières et aussi bien atomisé que précarisé le monde ouvrier. Illustration marquante : durant les années 1980, en Europe, « cinq à dix points de produit intérieur brut (PIB) ont glissé du travail vers le capital » et « la part des dividendes versés aux actionnaires a triplé dans la valeur ajoutée »2. C’est ainsi que tandis que le monde dit supérieur peut « se refermer sur lui-même » et « vivre en vase clos », un mouvement inverse se produit au bas de l’échelle, et l’on passera ainsi d’une sociologie de la classe ouvrière, structurée par des représentations, des valeurs et un rapport au monde collectifs, à celle des classes populaires, caractérisée par une atomisation à l’image de « l’archipélisation » de la société française3.
Pour surmonter un sentiment d’infériorité, conséquence d’une « sorte de vide psychologique et identitaire », de nouvelles voies de résistance à la domination sociale ont émergé, parmi lesquelles celle de la tripartition de la conscience sociale des catégories modestes, développée notamment par le sociologue Olivier Schwartz4. Du fait d’un sentiment d’appartenance à un « nous » fortement érodé au sein des groupes dits dominés, à la vision de la société fondée sur la dichotomie « eux/nous » se substituerait une vision tripartite du monde social, entre d’une part « eux », ceux d’en haut, « nous », les travailleurs de base, et « ceux d’en bas », les fractions précaires des classes populaires parmi lesquelles les chômeurs et les familles d’immigrés dont les revenus sont en partie assurés par les allocations.
Alors que la citoyenneté tend à se diluer dans les alvéoles des ruches identitaires, le néolibéralisme, en faisant de l’individu l’unique agent social, exacerbe des identités déjà stimulées
C’est en souhaitant se distinguer de ces derniers que Pierre Rosanvallon estime qu’une partie des travailleurs situés en bas de la hiérarchie entendent retrouver une forme de dignité, et c’est en ce sens qu’il estime ainsi qu’une « identité de mépris » peut servir de fondement dissimulé à une fierté retrouvée. Alors que cette tripartition témoigne d’un « écartèlement » des catégories populaires , de leur hétérogénéisation de plus en plus marquée et renforcée, en un sens, par les réalités très différentes auxquelles renvoient la « France périphérique », la « France des banlieues » et la « France ultramarine », les mesures financières et consultations citoyennes en réponse aux mouvements sociaux se révèlent insuffisantes5.
Elles peinent à faire émerger une « société de semblables », selon l’expression du sociologue Robert Castel, c’est-à-dire, pour reprendre la définition qu’en donnait Olivier Schwartz6, une société capable d’intégrer l’ensemble de ses membres, et qui se donne les moyens de contenir au maximum les inégalités. Les territoires ultramarins, tendant bien souvent à l’Hexagone le miroir grossissant de ses turpitudes, font l’expérience du même mais en pire, ces considérations atomisantes classistes s’additionnant à un passé colonial dont la plaie restée vive ne cesse de ressurgir à mesure que s’amoncèlent les difficultés dont leurs populations font l’expérience.
Face à cette réalité, le paradigme prédominant du développement personnel appelle à trouver par soi et pour soi la solution à tous les maux que rencontre l’individu. Plutôt que d’interroger les collectifs, il convoque l’éthos personnel de l’individu, seul « responsable de [sa] vie et de [son] bonheur », car « le seul moyen de modifier le monde qui nous entoure est de changer à titre personnel »7. Le développement personnel n’est qu’un seul exemple du phénomène de recroquevillement sur soi produit par « l’atomisation continuelle du monde » dont le « c’est mon choix donc c’est mon droit » produit des effets indéniables sur le tissu social et identitaire. Des considérations identitaires, notamment liées à l’origine raciale ou ethnique, participent parfois de cette même dynamique individualisante, comme en témoignent certaines formulations dans les controverses publiques : « Je parle en tant qu’Afro-Américain… », « je parle en tant que Latino… ».
Ce référencement identitaire a pour finalité de provoquer une décomposition toujours plus détaillée et sans fin des identités afin qu’elles soient les plus représentatives possible. Ne risquent-elles pas, in fine, de se concurrencer encore plus ? L’idéologie de la diversité ne pousse-t-elle pas à mettre en avant son identité au détriment, au moins partiel, d’un collectif ?
De manière paradoxale, alors même que le capitalisme, de par sa logique d’uniformisation du monde, tend à standardiser les goûts dans la « société du spectacle », son pendant individualiste, le néolibéralisme, cherche quant à lui à générer, pour sa propre survie, un besoin schizophrénique de singularité, doublé d’un besoin d’authenticité, chez chacun de nous.
Alors que les contradictions des promesses d’émancipation sont pointées par la diffusion des idées décoloniales et postcoloniales, qui interrogent ce qui continue de relever de la colonialité dans les sociétés contemporaines et la manière dont la modernité occidentale a « produit et fabriqué ces autres, non européens », il est une forme d’hypocrisie qui doit être relevée. Celle de la droite qui se complaît dans le néolibéralisme mercantile, lequel créée l’exaltation des identités, dont elle se satisfait très bien tant que cela ne menace pas l’ordre économique établit. Elle dont les tenants sont les premiers à pourfendre ceux qui placent la question de la race au milieu des problématiques sociales et économiques, alors mêmes qu’ils n’ont aucun problème à bénéficier d’un système qui, justement, exacerbe les phénomènes identitaires. De ce point de vue, on ne peut qu’être étonné des saillies des conservateurs qui n’ont de cesse de vilipender les « wokistes », tandis qu’ils chantent les louanges du marché mais exècrent la société qu’il produit. »
La mondialisation favorise une forme d’uniformisation tandis que son versant néolibéral exacerbe les particularismes. Le lien social s’en trouve fragmenté, éclaté en une multitude de « nous » identitaires et repliés sur leurs singularités, porteurs de revendications parfois instrumentalisées.
Face à cela, trois postures se dessinent : ceux qui, vantant la liberté de choix, défendent en réalité une liberté « libérale » vidée de toute portée subversive mais profitable à l’industrie mondialisée par la consommation d’artefacts ; ceux qui tentent de capitaliser politiquement sur le retour des particularismes identitaires en jouant de la perversité consistant à faire croire aux Français qui ont le sentiment qu’on ne leur laisse plus rien sinon leur identité que c’est parce qu’on le donne aux « Autres » ; et ceux qui ont réinvesti la lutte pour l’égalité des droits en se réappropriant les outils forgés par le nouvel esprit du capitalisme.
Cette tension entre reconnaissance des identités et universalisme abstrait traduit en creux une crise du projet républicain : lorsque les institutions ne produisent plus d’égalité réelle, ce sont les appartenances différenciées qui servent de repères, et non les principes proclamés. »
« Face à une mondialisation aveugle et homogénéisante, la réponse d’un néolibéralisme exacerbant l’individu n’a ainsi pas tardé à se faire jour. Dans le même mouvement, l’universalisme qui se présente comme indifférent à la différence se voit concurrencé par un surinvestissement de l’identité que la citoyenneté abstraite aurait souhaité gommer. Ces deux mouvements d’apparence antagonistes, sont pourtant la face d’une même pièce.
En effet, ne pas combattre le néolibéralisme mercantile revient précisément à abandonner le terrain à un marché qui tend à uniformiser les modes de vie, tout en flattant l’illusion de singularité de chacun. Cette quête de distinction individuelle s’incarne alors dans la consommation d’artefacts standardisés, produits à la chaîne au gré des tendances, et dont la publicité se charge d’assurer le service après-vente.
Toujours dans le même mouvement, mais dans un registre singulièrement différent, nier les luttes identitaires, au motif qu’elles mettraient à mal l’universalisme et tenteraient de faire sécession avec le pacte républicain, participe de l’exacerbation des identités de ceux qui les mènent, en ce qu’ils font l’expérience quotidienne d’une identité au rabais. En résultent, dans un cas comme dans l’autre, l’exacerbation d’identités qui prospère sur le délitement du collectif, encouragée d’une part, instrumentalisée de l’autre.
Alors que la citoyenneté est marquée par une tendance à se diluer dans les alvéoles des ruches identitaires, le néolibéralisme, en faisant de l’individu le seul et unique agent social de la République, n’a de cesse d’exacerber des identités déjà stimulées. Les revendications identitaires doivent ainsi être comprises comme la conséquence d’un déficit, voire d’un déni, de reconnaissance, au lieu d’être stigmatisées comme l’indice d’une volonté de séparation.
Notes :
1 Le texte est issu du livre de Jeanne Belanyi, à paraître.
2 François Ruffin, « À Jacques Delors, le grand marché unique européen reconnaissant », Le Monde diplomatique, février 2024.
3 Jérôme Fourquet, L’archipel français : naissance d’une nation multiple et divisée – Où allons-nous ?, Paris, Seuil, 2019.
4 Pierre Rosanvallon, Les Épreuves de la vie : comprendre autrement les Français, Paris, Seuil, 2021.
5 Louis Chauvel, Le destin des générations : structure sociale et cohortes en France du XXe siècle aux années 2010, Paris, PUF, 2010.
6 Olivier Schwartz, « Vivons-nous encore dans une société de classes? Trois remarques sur la société française contemporaine », La Vie des idées, 22 septembre 2009.
7 Raphaëlle Giordano, Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une, Paris, Eyrolles, 2015. Miguel Ruiz, Les Quatre Accords toltèques, Genève, Éditions Jouvence, 1999.