Le mouvement des gilets jaunes a récemment affirmé une volonté de reprise en main populaire de la fabrique de la loi à travers le RIC (Référendum d’initiative citoyenne). Le parlementarisme représentatif est en effet vilipendé pour son inefficacité et ses privilèges. Qu’il s’agisse de l’Assemblée nationale ou du Parlement européen, les institutions législatives ont progressivement complexifié leur fonctionnement et alimenté une distance grandissante avec les citoyens. Cette bureaucratisation du travail législatif dans les deux hémicycles participe à renforcer le consensus libéral sur les prises de décisions.
Pour comprendre les évolutions du travail législatif moderne il faut notamment s’intéresser au rôle des fonctionnaires et des collaborateurs des élus. Car si les citoyens élisent les députés, ils ne choisissent pas leurs collaborateurs. Invisibles, ils sont en première ligne de la technicisation du travail politique. Le métier d’assistant parlementaire reste entouré d’opacité voire de méfiance après le scandale Pénélope Fillon en France et des assistants du Front National au Parlement européen. À l’approche des élections européennes, il faut se pencher sur les évolutions de la pratique législative en France et pour l’Union européenne.
La culture du consensus à l’européenne contre le règne de la majorité à la Française
Les cultures parlementaires française et européenne diffèrent largement. En France, la logique de la Ve République, l’inversion du calendrier électoral et le mode scrutin majoritaire favorisent le règne d’une majorité qui domine l’hémicycle. Il y a peu de marges de manœuvre en dehors. Le contenu des textes est donc globalement connu d’avance. L’opposition a peu de chances de faire adopter des amendements significatifs en commissions. Ce règne de la majorité n’a fait que croître avec le temps. La pratique parlementaire de La République En Marche est particulièrement décriée pour son manque de considération envers le travail de l’opposition.
Au Parlement européen, il n’y a pas de majorité stable. Les groupes politiques doivent former des alliances de circonstances pour être majoritaires. Celles-ci peuvent varier selon les sujets. Cela laisse donc bien plus de place à la négociation. Au delà de ce rapport de force politique on peut même parler de pratique consensualiste dans la rédaction des textes. Chaque groupe politique désigne un rapporteur fictif sur un texte. Ceux-ci se réunissent en réunions de compromis pour tenter, en principe, d’élaborer un texte qui dispose du plus large soutien possible. Ce n’est qu’ensuite que le texte est soumis au couperet des majorités des commissions et de la plénière.
Les philosophies sont donc bien différentes. En France, l’empire de la volonté générale ne peut souffrir d’inflexion, quitte à tomber dans l’excès et l’unanimisme majoritaire. Au Parlement européen, de petites avancées peuvent être conquises par la négociation, même par les partis minoritaires. Mais cela implique aussi le risque d’uniformiser l‘esprit des lois sous l’égide d’un consensus timoré.
Vers une technicisation bureaucratique du travail législatif
La question du cadre juridique des collaborateurs parlementaires est moins anodine qu’elle n’en a l’air : elle traduit la culture des institutions.
Le statut d’assistant parlementaire en France a longtemps été l’un des plus mal définis. Ce n’est qu’après le scandale Pénélope Fillon qu’un cadre a été un peu mieux établi pour notamment éviter qu’un député puisse employer son conjoint ou sa conjointe. La culture parlementaire française, historiquement, n’est pas familière avec la fonction d’assistant. Elle n’a en effet été importée que dans les années 1970 après qu’Edgar Faure ait visité le Congrès des États-Unis.
À l’inverse, le Parlement européen cadre bien plus strictement le statut des assistants. L’idée est que l’assistant n’est pas juste au service du député, mais de l’institution. C’est un statut à mi-chemin de celui de fonctionnaire, qui reprend certaines de leurs les obligations comme celle de « fidélité et de discrétion » envers l’institution. Cela dénote aussi une volonté de dépolitisation et d’euphémisation du caractère conflictuel de la politique. L’assistant semble prié d’être plus un technicien qu’un politique. Il n’est pas censé exercer des responsabilités politiques dans l’organigramme d’un parti par exemple.
Il en résulte que beaucoup de collaborateurs des grands groupes politiques sont peu politisés et conçoivent leur fonction comme un emploi plutôt que comme une vocation. Cela participe à faire émerger un groupe social homogène de techniciens du politique assez uniformes idéologiquement et interchangeables politiquement.
Inflation législative et diversification des tâches
Au sein d’une même institution, la réalité du travail de collaborateur parlementaire recoupe des réalités variées. Certains assistants peuvent être basés en circonscription; d’autres être des spécialistes des dossiers législatifs ou de la communication, et certains cumuler différents aspects. Libre à chaque député d’organiser son équipe comme il le souhaite.
Le Parlement européen est un mastodonte à plusieurs titres. Il produit chaque année des centaines de textes. Plus de 7000 personnes y travaillent à Bruxelles et Strasbourg. Il représente sur le plan budgétaire 1,95 milliard d’euros par an contre 567,35 millions d’euros pour le Palais Bourbon (auxquels il faut ajouter environ 323 millions pour le Sénat). Concrètement, un député européen dispose de deux fois et demi l’enveloppe allouée aux membres de l’Assemblée nationale pour faire fonctionner leurs équipes.
L’inflation législative, c’est-à-dire l’augmentation du volume de textes produits par les assemblées et l’accélération du calendrier, impose aux équipes de fortes pressions. Cela est flagrant avec le rouleau compresseur LREM à l’Assemblée nationale qui a par exemple fait adopter la privatisation d’Aéroports de Paris à 6h du matin en première lecture, et c’est aussi le cas au Parlement européen qui a dû doubler le nombre de séances de vote avant les élections pour boucler le calendrier…
L’inflation législative impose aux équipes de fortes pressions. Cela est flagrant avec le rouleau compresseur LREM à l’Assemblée nationale qui a par exemple fait adopter la privatisation d’Aéroports de Paris à 6h du matin en première lecture.
Le spectre des activités couvertes par les bureaux des députés augmente par ailleurs avec l’apparition de nouveaux besoins numériques et de communication. Ceux-ci se chevauchent avec les activités plus traditionnelles de secrétariat, de conseil politique et de rédaction législative.
Une des « parades » courantes est malheureusement le suremploi de stagiaires précaires, parfois même pas indemnisés. La conséquence de ce système est que seuls les jeunes issus de milieux privilégiés peuvent supporter le coût d’un tel stage. Cela contribue à limiter l’accès aux institutions pour le reste de la population.
Une bureaucratisation au service du libéralisme
L’accélération des cadences de production législative va de paire avec la technicisation grandissante de la fonction parlementaire, qui s’accompagne d’une spécialisation toujours plus poussée des tâches. Cette logique de technicisation procède de l’idéologie néolibérale dominante.
Dans les institutions européennes, les fonctions sont très stratifiées, et le processus de production législatif fait intervenir de nombreux experts à différents stades. Il peut s’agir d’avis des services juridiques ou de comités d’experts, souvent en réalité des lobbyistes, qui interviennent dans les phases préliminaires de rédaction, à la Commission européenne en particulier…
Au contraire du mouvement de simplification administrative que vendent régulièrement les néolibéraux, on assiste à une multiplication de normes et de pratiques importées du privé qui complexifient considérablement l’action politique. Ce phénomène est très bien décrit par Béatrice Hibou dans La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale (2012) pour un autre milieu, celui de l’hôpital, où l’on fait remplir des formulaires à longueur de journée aux infirmières, les empêchant de faire leur vrai travail.
Il est assez ironique de constater que ceux qui pourfendent la technocratie, sous couvert de rationalisation néolibérale, sont souvent les mêmes qui font tout pour dépolitiser le travail législatif. Or, si la maîtrise technique est devenue indispensable, rien ne peut se faire sans une vision politique.
Il est assez ironique de constater que ceux qui pourfendent la technocratie, sous couvert de rationalisation néolibérale, sont souvent les mêmes qui font tout pour dépolitiser le travail législatif.
Techniciser le travail politique c’est aussi évidemment le rendre moins accessible du grand public. La réalité est donc à mille lieues du leitmotiv à la mode de transparence. Car quand les informations sont disponibles, elles sont rarement accessibles au commun des mortels sans apprentissage spécifique. L’opacité du site internet du Parlement européen est particulièrement symptomatique. À tel point que l’AFP s’est récemment trompée en confondant un texte rejeté et celui finalement adopté au sujet de l’interdiction des lanceurs de balles de défense; répandant à tort une fausse information reprise par toute la presse française.
Bruxelles : une bulle coupée du monde, siège d’un lobbying institutionnalisé
Le fonctionnement des institutions européennes se distingue par l’existence d’un lobbying institutionnalisé, alors qu’il se pratique de façon plus informelle en France. Il existe un registre de transparence au Parlement et à la Commission pour tracer l’action des lobbyistes, mais il est en réalité assez facilement contournable. La reconversion de Jose Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, désormais lobbyiste de Goldman Sachs, a fait couler beaucoup d’encre et illustre la consanguinité entre monde des affaires et institutions européennes. Les parcours de carrières passent couramment des institutions européennes aux groupes d’influence.
Le lobbying est en effet une activité économique très importante dans le quartier européen et on assiste souvent à des reconversions d’assistants dans ce milieu où ils vendent leur carnet d’adresse. Les lobbyistes servent parfois de prolongements directs au travail de certains parlementaires, en proposant des amendements ou des argumentaires clefs en main.
Mais il faut faire le tri derrière le terme fourre-tout de lobbyiste. Le registre de transparence du Parlement ne fait pas de différence de statut entre un représentant de la Ligue des droits de l’Homme ou de Monsanto. Les représentants d’intérêts privés ne sont pourtant pas sur un pied d’égalité avec les ONG. Ils disposent de fonds bien plus importants et capitalisent plus de rendez-vous avec les institutions (les statistiques du registre de transparence sont disponibles sur transparency watch).
Il faut ajouter que les institutions européennes vivent largement en vase clos. À Bruxelles, il est indéniable que beaucoup d’eurocrates sont coupés du reste de la société. Cet état de fait porte d’ailleurs un nom : l’Eurobubble (bulle européenne). Il est possible de vivre quasiment en totale autarcie dans le Parlement et le quartier européen. Il faut comprendre qu’on parle ici de dizaines de milliers de personnes et de quartiers entiers accaparés par les institutions européennes. L’entre-soi est pratiquement inévitable dans ce cadre. Les bruxellois et les eurocrates ne se fréquentent pratiquement pas. Leur enfants ne vont souvent pas aux mêmes écoles. Ils ne payent pas les mêmes impôts ( les fonctionnaires européens sont exonérés d’impôts nationaux sur leur salaire) et ne profitent pas du même système de santé.
Une montée de l’antiparlementarisme justifiée ?
La bureaucratisation et la technicisation du travail parlementaire que nous avons décrit, en renforçant la domination du dogme libéral sur les processus législatifs, alimentent un sentiment de dépossession populaire sur la fabrique de la loi. Le mouvement des gilets jaunes a largement critiqué le coût et l’inefficacité du parlementarisme. On ne peut pas balayer ses accusations du revers de la main sans s’interroger sur ses fondements légitimes.
Il existe aussi depuis toujours à gauche une tentation de boycotter la pratique parlementaire. Il est indéniable que le parlementarisme est historiquement le pendant politique de l’essor de la bourgeoisie libérale. C’est un cadre politique qui favorise de nombreux biais au profit des classes dominantes. Ce débat n’est pas nouveau, il fut particulièrement virulent chez les communistes, et tranché par Lénine lui-même : « Ce n’est qu’en faisant partie du parlement que l’on peut, partant des conditions historiques données, lutter contre la société bourgeoise et le parlementarisme ». L’idée était alors de participer tant que nécessaire à ce système pour en obtenir ce qu’il était possible, sans perdre de vue une nécessaire transformation révolutionnaire de la société. C’est ainsi que les Bolcheviks ont siégé à la Douma bourgeoise pour y faire de l’agitation, tout en formant des assemblées de démocratie directe, les soviets, pour la renverser. Les marxistes étaient conscient que le parlementarisme constituait un mode de prise de décision certes imparfait mais toujours plus démocratique que l’autocratie. Pour eux c’était un levier à utiliser, voir à défendre dans certaines circonstances, comme face au péril fasciste.
L’antiparlementarisme a toujours été un credo de l’extrême droite en France qui a culminé le 6 février 1934 avec la tentative des ligues factieuses de s’emparer du Palais Bourbon. Le régime de Vichy s’est ensuite empressé de museler le Parlement, et ce courant de pensée se retrouve plus tard dans le mouvement poujadiste des années 1950. Derrière cet antiparlementarisme se cache évidemment un rejet de la démocratie au profit de l’idéalisation du modèle autoritaire.
Il est ironique de constater que la montée récente de l’antiparlementarisme en France est concomitante de l’inféodation grandissante du Parlement au gouvernement. Au fond, les gilets jaunes reprochent à l’Assemblée de ne pas faire son travail de législateur et d’être une chambre d’enregistrement de l’exécutif. En ce sens, leur critique du parlementarisme est fondamentalement à l’opposée d’une critique poujadiste.
On peut interpréter les critiques légitimes faites aux avantages des parlementaires comme le reflet de la perception de leur inaptitude à remplir leur rôle de législateurs. Si les parlementaires étaient perçus comme compétents, leurs avantages partait-ils aussi insupportables ? D’ailleurs, le Sénat semble récemment avoir été moins sous le feu des critiques. On peut l’expliquer par l’absence de majorité En Marche dans son hémicycle, ce qui amoindrit son degré de soumission à l’exécutif, malgré des prérogatives constitutionnelles très réduites. Il faudrait donc se poser la question du poids démesuré du pouvoir exécutif dans notre fonctionnement institutionnel.
Au fond, les gilets jaunes reprochent à l’Assemblée de ne pas faire son travail de législateur et d’être une chambre d’enregistrement de l’exécutif.
De la même façon, à l’échelle européenne, il est avant tout reproché au Parlement européen d’être inutile tant ses prérogatives sont réduites. On constate que le Parlement européen ne dispose pas des prérogatives essentielles à tout Parlement. Aujourd’hui, cet organe a un poids limité face au Conseil et à la Commission, il n’est que le co-législateur et ne décide pas du budget seul. Lorsqu’il lui arrive de s’opposer à la Commission ou au Conseil, il a rarement le dernier mot. On fait donc parfois de faux procès aux parlements pour masquer des décisions qui sont en réalité imposées par les gouvernements.
Le salut du système parlementaire se trouve certainement dans l’acceptation de la nature conflictuelle de son travail politique et dans l’émancipation de la tutelle étouffante de l’exécutif. Ce n’est qu’en rompant avec la conception technocratique de la fonction législative que les citoyens pourront se réapproprier leurs hémicycles.