Alors que le projet de loi sur le séparatisme est entré hier, 28 juin 2021, en deuxième lecture à l’Assemblée nationale, Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS et professeur associé à l’Université de Yale aux États-Unis, nous accorde un entretien sur l’histoire la laïcité. Historien spécialiste des politiques publiques d’immigration et de la citoyenneté, il revient pour nous sur son ouvrage, De la laïcité en France, paru chez Grasset. Avec lui, nous évoquons la genèse de la loi de séparation des Églises et de l’État, mais aussi son application juridique qui repose notamment sur la création d’une « police des cultes » par Aristide Briand. Progressivement oublié par les pouvoirs publics, cet arsenal législatif peut pourtant permettre, selon Patrick Weil, de lutter efficacement contre le fanatisme religieux. Entretien réalisé par Léo Rosell, retranscrit par Dany Meyniel.
LVSL – Votre ouvrage revient sur les origines de la laïcité en France et plus précisément sur la conception juridique de la loi de 1905. Il se présente comme un essai pédagogique. Alors même que l’on observe un retour public de la religion, le recours à l’histoire permet d’éclairer les débats actuels sur la laïcité, qui souffre de la méconnaissance généralisée de ses principes et subit de nombreuses critiques. Quelles ont été vos principales motivations pour écrire cet ouvrage ?
Patrick Weil – Ma motivation a été l’effroi dont j’ai été saisi après la décapitation de Samuel Paty, puis ma colère après ce qui s’est passé au sein de l’Éducation nationale. C’était la veille des vacances de la Toussaint et les enseignants, profondément choqués, ont appris du ministère qu’ils devaient organiser deux heures de discussion sur la laïcité et la liberté d’expression dans leurs classes à la rentrée. Mais, la veille de la rentrée scolaire, ces deux heures de débat sont annulées ! Pour moi c’en était trop. Je savais que les enseignants n’étaient pas équipés pour animer ces débats. Chacun devait se débrouiller et développait finalement sa propre vision de la laïcité. Depuis 2015, la laïcité était scandée dans les cérémonies officielles comme un slogan associé à d’autres concepts comme la fraternité, le « vivre ensemble », la citoyenneté, etc. Autant de principes listés dans la Charte de la Laïcité affichée dans les lycées, mais qui, non reliés logiquement les uns aux autres, n’aidaient aucunement à expliquer clairement aux élèves ce dont la laïcité retournait, pour qu’ils puissent non seulement la comprendre mais peut-être même la trouver bien !
« Avant 1905, il y avait une fusion, en tout cas une présence de la religion dans la politique et de la politique dans la religion. »
Avec l’association Bibliothèques sans Frontières, dont je suis le président, nous avons produit des vidéos après 2015. Mais je me suis rendu compte que ces vidéos très utiles pour les élèves manquaient de matière pour les enseignants. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé d’écrire ce livre, en urgence. Ensuite, en tant qu’historien spécialiste des politiques publiques, j’ai été immédiatement intrigué par une particularité qui rend la loi de 1905 si exceptionnelle. Aristide Briand, rapporteur du projet de loi à la Chambre des Députés, a mené les débats sur cette loi pendant plus de deux ans avant son adoption. Toutefois, rares sont ceux qui savent que Briand met ensuite en œuvre sa loi comme ministre pendant cinq ans. Cela m’a incité à chercher des documents d’archives, à trouver des jurisprudences, qui, subitement, sans que je l’aie prévu, ont ouvert devant moi un pan entier oublié de l’histoire de la laïcité. La période 1906-1914 est fondamentale pour comprendre comment la loi votée en 1905 s’est finalement imposée en traversant la crise majeure qui aurait pu la détruire. Rappelons que le Pape ordonne aux catholiques – qui représentent alors 98 % des Français – de ne pas « entrer » dans la loi.
LVSL – Vous insistez sur le fait que cette loi de séparation des Églises et de l’État constitue un acte de souveraineté, l’affirmation d’une souveraineté politique d’État face à la prétention d’une puissance religieuse à lui ordonner sa conduite. Pouvez-vous revenir sur la dimension politique de la laïcité et sur le contexte géopolitique et diplomatique de son apparition ?
P. W. – La laïcité, c’est d’abord la réaffirmation, au début de la loi, de principes. Le premier, qui n’est pas propre à la laïcité, c’est la reconnaissance de la liberté de conscience comme un droit absolu, et la reconnaissance du droit d’exprimer sa foi individuellement ou collectivement dès lors que la loi le permet. Le deuxième principe, en revanche, est nouveau : c’est celui de la séparation. Avant la loi de 1905, il y avait des « cultes reconnus », sur le modèle du Concordat conclu par Napoléon avec le pape Pie VII. Les ecclésiastiques de tous les cultes reconnus (catholique, protestant, juif) étaient alors nommés par l’État, et payés par le contribuable, qui finançait de la même façon les lieux de culte.
Avant 1905, il y avait donc une confusion, une présence de la religion dans la politique et de la politique dans la religion. L’Église catholique était alors très puissante, elle possédait une hiérarchie forte et centralisée qui se mobilisa après 1871 contre la République. Ses organes de presse furent ensuite pour la plupart anti-dreyfusards, tandis qu’elle prit l’habitude d’interférer dans les élections, en appelant à voter contre les candidats républicains. Dans ce contexte, les républicains ont mis le principe de la séparation dans leur programme. Après les élections de 1902, des parlementaires comme Francis de Pressensé – qui comptait parmi les fondateurs de la Ligue des Droits de l’Homme – ont déposé des propositions de lois. Une commission a été mise en place et Briand en fut élu rapporteur avec une voix de majorité ; cette voix, c’était la voix de majorité pour la séparation.
Cette commission a travaillé de concert avec sa minorité proche de l’église catholique et a produit un texte qui, tout en instituant la séparation, était parfaitement respectueux des cultes.
« La loi de 1905 n’est pas une loi négociée avec le pape, elle rompt le Concordat par un acte souverain. »
Cette loi travaillée, ciselée en commission parlementaire n’a été votée qu’à la suite d’un grave incident diplomatique. La France s’engageait alors dans des stratégies d’alliance avec l’Angleterre et la Russie et souhaitait y associer Rome. Après avoir reçu le roi d’Italie à Paris, le président Loubet était invité à se rendre à Rome. Or le pape interdisait à tous les souverains catholiques d’Europe de se rendre à Rome, puisqu’il se considérait comme un prisonnier de l’État italien, dans un Vatican qui n’en reconnaissait pas l’autorité [les tensions entre l’Italie et la Papauté sont nées de l’unification italienne et n’ont été résolues qu’en 1929 lors de la signature des accords du Latran, NDLR]. Émile Loubet décida quand même d’aller à Rome. Après sa visite, le pape, furieux, envoya une lettre d’admonestation de Loubet à tous les souverains catholiques d’Europe indiquant qu’en tant que catholique, le président français lui devait obéissance. Cette lettre, transmise à Jean Jaurès par le prince de Monaco, fut publiée en Une de L’Humanité. À ce moment-là, Clemenceau dit : « La France a basculé ». Les relations diplomatiques avec le Vatican furent rompues. La loi de 1905, loi de rupture du Concordat, ne fût pas négociée avec le pape, elle était un acte souverain.
Elle a d’abord pour conséquence l’égalité des citoyens devant l’État. Avec la séparation, il n’y a plus en effet de citoyens favorisés, ceux qui pratiquent les cultes reconnus, toutes les options spirituelles sont dorénavant égales, et les non-croyants sont égaux aux croyants. Cette neutralité de l’État s’affirme vis-à-vis des citoyens mais il y a une deuxième dimension dans la séparation, à savoir la séparation d’avec l’autorité morale et spirituelle d’inspiration catholique qui est celle de l’État français depuis ses origines.
C’est le deuxième point qui révèle l’acte de souveraineté que constitue cette loi. La troisième dimension de souveraineté c’est que le dispositif mis en place par la loi de 1905 n’est pas celui de « l’Église libre dans l’État libre » qui pour Raoul Allier, professeur de philosophie, qui avait accompagné le combat de Briand pour une conception libérale de la séparation, ne signifie rien à moins qu’on ne précise bien le sens des mots : « l’Église religieusement libre dans l’État politiquement à l’abri de ses menaces. » D’où des dispositions pénales appelées « police des cultes » pour protéger les libertés individuelles et la séparation proclamées dans la loi.
Si vous affirmez la liberté de conscience ou la séparation, il faut en effet un droit pénal pour les rendre effectives : la police des cultes protège ainsi de toutes les pressions l’individu qui veut exercer un culte ou ne pas l’exercer, c’est-à-dire marquer sa foi à l’extérieur ou ne pas la marquer. Elle protège les lieux de culte contre les agressions extérieures et protège aussi les instituteurs, les fonctionnaires, et plus largement les citoyens, contre l’intrusion des ecclésiastiques dans les affaires publiques. Comme le pape a appelé à résister à la loi, des menaces ont été proférées par des centaines d’ecclésiastiques envers des enfants qui étudiaient l’histoire de France dans les manuels, et ont commis de multiples appels à la désobéissance. Ces ecclésiastiques ont été poursuivis et condamnés et c’est ce qui a permis à Briand, ministre des Cultes, et Clemenceau, ministre de l’Intérieur et président du Conseil, de gagner contre le pape.
LVSL – En raison du souvenir des guerres de religion, du poids de la religion catholique dans la société française du début du XXe siècle et de l’attitude belliqueuse du pape face à ce projet, le spectre de la guerre civile occupait les esprits. Comme vous le rappelez, Aristide Briand a veillé à recueillir l’adhésion de l’Église catholique et à inscrire la masse des catholiques français à l’intérieur de celui-ci. Quels ont été les ressorts de cette stratégie ?
P. W. – Pour Briand l’ennemi était le cléricalisme, c’est-à-dire l’intervention des religieux dans les affaires politiques, par la religion ou les croyants pratiquant leur foi. Pour rassurer l’Église catholique de France qui craignait que les républicains veuillent détruire la hiérarchie de l’Église apostolique et romaine en ne reconnaissant que des associations cultuelles locales et autogérées, l’article 4 de la loi de 1905 prévoit le respect de l’organisation interne de chaque culte, ce qui la satisfaisait donc. C’est pourquoi Briand est surpris du rejet violent du pape. Il essaie de composer, mais quand, après avoir organisé des incidents pendant les inventaires, le pape interdit aux catholiques de créer des associations cultuelles, Briand dépose lui-même un projet de loi de déchéance de la nationalité des évêques, arguant du fait qu’ils obéissent à un pouvoir étranger. Briand reçoit une lettre du secrétaire général de l’archevêché d’Albi qui lui dit que le pape est entouré de réactionnaires et ne cédera pas, et qu’il ne faut surtout pas aller à l’affrontement, dans la mesure où c’est précisément ce qu’il recherche, mettre les catholiques hors-la-loi, et les transformer en martyres. Le gouvernement doit contourner le Pape et donc garder les catholiques dans la légalité.
Du fait du rejet des associations cultuelles, les messes sont devenues des réunions publiques comme les autres, nécessitant déclaration préalable et autorisation. Le pape a ordonné de refuser de les demander. En conséquence, toutes les messes deviennent illégales. Qu’à cela ne tienne, la loi de 1881 est amendée, plus besoin de déclaration ou d’autorisation préalables, toutes les réunions deviennent libres. Le prêtre pourra de fait occuper l’église et faire la messe avec ses fidèles.
« Progressivement, le Pape se marginalise. »
Le pape se lance alors dans une nouvelle attaque, cette fois-ci contre l’école publique et pousse là encore Briand à réagir. Il étudie toutes les hypothèses y compris de poursuivre l’ensemble des évêques et des archevêques de France pour la lettre ouverte qu’ils ont lues en chaire appelant les catholiques à surveiller l’école publique voire à en retirer leurs enfants. Briand préfère ne poursuivre en justice que les ecclésiastiques les plus radicaux, ceux qui menacent personnellement des enfants ou leurs parents. Progressivement, le pape se marginalise. Au plus fort de la crise, de 1906 à 1909, Briand a agi de concert avec Clemenceau. Ce dernier fut président du Conseil deux fois dans sa vie, et deux fois dans un moment de guerre, la deuxième, étant la Première Guerre mondiale qu’il a gagnée. Pour la première fois, on disait de lui qu’il était « le premier flic de France ». En fait, il a été appelé pour sortir la France du risque d’une guerre civile et il l’a fait avec brio.
LVSL – Comment s’organisait cette police des cultes ?
P. W. – C’est le procureur de la République qui poursuit au pénal à la suite des plaintes déposées par des enfants ou par des parents. Les poursuites aboutissent le plus souvent à des amendes mais, au titre des articles 34 et 35, même une amende avec sursis entraîne la perte de la pension. Or, comme les ecclésiastiques étaient fonctionnaires avant 1905, les plus anciens ont une pension et la perdre constitue une grave sanction.
Quand le cardinal de Bordeaux est condamné à une forte amende par le tribunal de sa ville, c’est un événement national ; il est soutenu par plus de quatre-vingts évêques de France, mais aussi par l’Action Française et Marc Sangnier. Comme il refuse de payer l’amende, on lui a confisqué un bien personnel, pour le vendre aux enchères. La revue jésuite Études faisant au début de 1910, le bilan de l’année 1909, considère qu’elle a été marquée par deux événements, la béatification de Jeanne d’Arc et la condamnation de trois évêques et d’un cardinal par les tribunaux.
LVSL – S’agissant de l’application de la laïcité, vous distinguez quatre types d’espaces qui sont régis par autant de règles différentes. Quels sont-ils et comment se différencient-ils au regard des principes définis par la loi de 1905 ?
P. W. – La séparation à la française signifie la neutralité de l’espace étatique, c’est-à-dire que les fonctionnaires ne peuvent pas exprimer leurs croyances, même s’ils en ont une. Ensuite, on trouve l’espace du lieu de culte où les règles du lieu s’appliquent, dans le respect de la loi française bien sûr. Quand vous êtes un homme, vous vous couvrez en entrant dans une synagogue, vous vous découvrez en entrant dans une église et vous enlevez vos chaussures en entrant dans une mosquée. Puis, lorsque vous êtes chez vous, vous faites ce que vous voulez. C’est l’espace du domicile. Et enfin, il y a ce qu’on appelle l’espace public civil, dans lequel il peut y avoir des conflits du fait que s’y rencontrent des individus qui ont des options spirituelles par définition différentes. Cela recouvre des espaces très libres comme la plage ou la rue et des espaces où certaines régulations sont autorisées comme l’entreprise.
« La laïcité c’est le droit de croire ou ne pas croire sans pressions. »
Bien sûr, les limites entre ces espaces sont parfois incertaines, ce qui donne lieu à des querelles de frontières qui sont normales et que les juges tranchent le plus souvent.
LVSL – Vous insistez sur la dimension pédagogique de cet ouvrage, pour notamment aider les enseignants à répondre à des questions qui ne sont pas forcément formulées de façon claire et dont les réponses elles-mêmes manquent de clarté. Quelle serait, selon vous, la meilleure définition à donner de la laïcité et les principales caractéristiques de sa traduction dans le droit et la pratique ?
P. W. – Voilà ce que l’on peut dire par exemple à des élèves : « la laïcité, c’est le droit de croire ou ne pas croire, sans pressions. Vos parents vous ont transmis leurs idées, leurs croyances ou non en matière de religion. Ensuite, vous avez le droit de faire votre propre chemin en toute liberté et si quelqu’un fait pression sur vous, cette personne peut aller en prison. Si votre professeur n’a pas de signe religieux sur elle ou sur lui, c’est justement pour ne pas exercer de pression sur vous et c’est valable pour tous les fonctionnaires de l’État. »
LVSL – On résume souvent la laïcité à la neutralité de l’État vis-à-vis de la religion et à la liberté de conscience et de culte qui en découle. Pour autant, vous inscrivez la laïcité dans une réflexion philosophique plus large autour de la citoyenneté, l’égalité des citoyens apparaissant comme un préalable à la liberté de conscience. Quelle place occupe donc, selon vous, la laïcité dans les valeurs de la République ?
P. W. – Vous admettrez comme moi que la laïcité, c’est aussi le droit de ne pas croire. Mais imaginez que vous ayez été élevé dans une religion et que finalement vous doutiez, que vous vouliez quitter le groupe religieux auquel vous appartenez. Chaque être humain a besoin d’une socialisation, de se sentir à l’aise dans une maison : vous avez donc besoin d’être à l’aise dans la maison de la République pour pouvoir quitter la maison de la religion. Or, si dans la maison de la République vous êtes affecté à une religion, si on vous regarde et on ne vous dit pas « Toi, mon compatriote » mais « Toi, musulman », si dans les classes à l’école on vous parle de l’islam et pas de l’histoire de France qui comprend celle de l’Empire français et de l’immigration qui a fait que vos parents et vous-même êtes devenus citoyens, alors non seulement on ne permet pas le libre choix mais je dirais même que l’on pousse le jeune à rester, voire à aller dans la maison de la religion où il se sent finalement mieux accueilli. Selon moi, contrairement à ce que dit la Charte de la Laïcité, ce n’est donc pas la laïcité qui fait la citoyenneté, mais la citoyenneté qui permet la laïcité. La citoyenneté au sens où l’on respecte l’égalité entre tous les citoyens et où l’on fait une histoire politique de la France qui permet à chacun d’y trouver sa place.
« La laïcité, c’est un régime d’organisation du rapport des citoyens à la religion. »
LVSL – Comment la laïcité se conjugue-t-elle alors avec le triptyque républicain ?
P. W. – La laïcité, c’est un régime d’organisation du rapport des citoyens à la religion. Un régime de liberté par la garantie de la liberté de conscience. Un régime d’égalité, puisque la neutralité de l’État assure l’égalité des citoyens. Un régime de fraternité qui, à mon avis, découle des arbitrages qui sont faits. Par exemple, dans une cantine scolaire, selon que le Conseil d’État dise qu’il est possible ou non d’offrir des repas alternatifs, il y a une réponse fraternelle et une autre qui ne l’est pas : la fraternité n’est pas le produit automatique de ces droits proclamés par la loi. Il n’empêche que ce qui fait que la laïcité est une marque d’identification de la France repose sur le fait qu’il n’y a pas beaucoup d’autres pays au monde qui se déclarent areligieux – raison pour laquelle la France a refusé la mention de racines ou d’héritage judéo-chrétiens dans la Constitution ou la charte européennes. Cette séparation d’avec le religieux, qui met à égalité le croyant et le non-croyant, est une marque identitaire, elle appartient à l’identité constitutionnelle de la France. Elle nous fait reconnaître comme Français dans le monde entier. Nous ne sommes certes pas toujours compris, mais comment pouvons-nous être compris quand nous-mêmes nous n’arrivons pas bien à l’expliquer. En bref, la laïcité, c’est la France.
« La laïcité, elle, est un régime extrêmement moderne. Quel autre régime a prévu dans la loi le radicalisme religieux et les moyens de le prévenir ? »
LVSL – En rapport avec cette spécificité française qui, comme vous le dites, provoque certaines incompréhensions dans le monde, vous louez l’approche historique plus que culturaliste que développe Abdelmalek Sayad. En ce sens, comment évaluez-vous le potentiel universaliste de la laïcité ?
P. W. – Abdelmalek Sayad ne parle pas de laïcité, il dit qu’il faut inscrire les enfants dans une histoire politique de la France, ce que je défends en effet également. La laïcité, elle, est un régime extrêmement moderne. Pour en revenir au potentiel universaliste de la laïcité, il l’est dans le sens où, aujourd’hui, quand on est musulman, on est paradoxalement plus libre en France que dans beaucoup de pays musulmans puisqu’on peut appartenir à tous les courants de l’islam. De ce point de vous, la laïcité vous protège. Vous pouvez bien sûr être sunnites ou chiites, mais aussi ahmadi ce qui est interdit au Pakistan, ou alevi qui n’est pas bien vu en Turquie. La loi de 1905 avait eu cet effet très important sur le judaïsme. Avant, toutes les synagogues devaient être rattachées au consistoire. Après 1905, des synagogues réformées ou au contraire plus conservatrices ont pu se développer en dehors. La loi de 1905 laisse les croyants de toutes obédiences totalement libres de pratiquer leur culte, dès lors qu’il ne se manifeste pas en tant que tel dans la sphère politique.
À côté de cette liberté protégée, quel autre régime a prévu dans sa loi depuis 1905 le radicalisme religieux et les moyens de le prévenir ? Le gouvernement qui veut modifier la loi depuis deux ans ne l’avait même pas vu.
« Cet universalisme fait que nous sommes bien plus respectueux de l’islam que beaucoup de pays dits musulmans. »
Un exemple : après l’assassinat de Samuel Paty, on a découvert qu’un imam de la mosquée de Pantin avait relayé sur la page Facebook de la mosquée la vidéo qui a probablement entraîné sa décapitation. Or, comme ils ne connaissaient pas l’article 35 de la loi de 1905, ils n’ont pas poursuivi l’imam, ont décidé de fermer la mosquée et puni ainsi les fidèles qui n’avaient rien fait. Alors que, si on relit l’article 35, on a l’impression qu’il a été écrit pour l’affaire Samuel Paty : « Si un discours prononcé ou un écrit affiché dans les lieux où s’exerce le culte contient, tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement. » Le ministre de l’Intérieur interrogé sur cet article 35 a dit qu’il n’avait jamais été appliqué depuis 1905 et le ministre de la Justice a confirmé !
Or, dans mon livre, je montre que l’on a utilisé cet article 35 des centaines de fois par le passé. La loi française dispose de tous les instruments nécessaires pour répondre au radicalisme religieux. À condition de ne pas les ignorer.
LVSL – Au niveau international, comment faire pour passer de l’incompréhension, voire de l’hostilité, à la compréhension, voire à un modèle ?
P. W. – Disons que l’hostilité est liée au mélange que l’on fait ailleurs – et parfois chez nous – entre le statut de la laïcité et le statut de la liberté d’expression. Je raconte dans le livre d’où nous vient cet attachement à la liberté d’expression, l’affaire du Chevalier de La Barre torturé et décapité en 1766 à vingt ans pour « ne pas avoir salué une procession ». Il faut mesurer le traumatisme, le choc de cette affaire, puisqu’en 1807, quarante ans plus tard, Merlin de Douai, le grand juriste de la Révolution et de l’Empire dit : « la France frémit encore du martyre infligé au Chevalier de La Barre ». Ainsi, l’un des premiers actes de la Révolution consiste à déclarer toutes les opinions libres, y compris en matière religieuse, et à supprimer le délit de blasphème du Code pénal dès 1791.
Le régime de l’expression est un régime du laisser-faire, du droit à l’irrespect y compris en matière religieuse. La laïcité renvoie à autre chose : un siècle et quelques années plus tard, elle formule un régime d’organisation du respect de chaque option spirituelle et des pratiques religieuses. De ce fait, même s’il y a un fond commun qui est la sécularisation du droit et de l’État, le régime juridique est différent.
LVSL – Vous écrivez également que les États-Unis constituent un contre-modèle mais sont en même temps le pays le plus proche de nous en termes juridiques par rapport à la question de l’organisation de la religion. Quelles leçons tirez-vous de cette comparaison ?
P. W. – Les États-Unis et le Mexique ont effectivement été des modèles, l’Italie aussi compte tenu de la grande proximité du point de vue de la police des cultes. L’unité italienne s’étant faite en partie contre le Vatican, l’État italien se protège contre les intrusions religieuses. Sur la question de la séparation, on trouve une proximité plutôt avec le Mexique, même si l’influence américaine est présente, le premier amendement déclarant qu’il n’y a pas de religion établie et à ce titre pas de religion reconnue et financée. Cette caractéristique nous rapproche beaucoup du modèle américain car il n’y a pas beaucoup de pays, même en Europe, où il n’y a pas de religion établie. Pourquoi trouvons-nous une telle clause aux États-Unis ? Parce que le pays a été créé par des minorités religieuses qui ont fui un pays où l’Église anglicane était la religion établie, et que leur groupe religieux les protège de la pression de l’État. Aux États-Unis, c’est le groupe religieux qui apparaît protecteur de l’individu contre l’intrusion étatique alors qu’en France, c’est l’État qui protège l’individu contre l’intrusion religieuse. Par conséquent, au-delà du droit qui nous rapproche, quand il y a difficultés d’interprétation ou conflit politique, aux États-Unis, on tendra à accorder plus de pouvoir et de droits aux religions, et en France, à l’État.
LVSL – Alors que de nombreux musulmans ont le sentiment d’un usage discriminatoire de la laïcité à leur encontre en France, et que d’autres instrumentalisent la laïcité dans un sens réactionnaire, comment revivifier la laïcité, selon vous, de telle sorte qu’elle nous unisse de nouveau plutôt qu’elle ne nous divise ?
P. W. – Mon livre, je l’espère, contribue à cette unité parce que, pour dire les choses simplement, il y avait d’un côté des gens qui disaient qu’il fallait faire très attention aux discriminations, appliquer la laïcité comme du droit, ne pas toucher à la loi de 1905, et, de l’autre, des personnes qui désiraient de nouveaux instruments propres à être déployés contre l’islam radical. Les premiers ne mentionnaient pas les instruments de la police des cultes ou ne la connaissaient pas, les autres non plus. Or la police des cultes fait partie de la loi, elle en est même un élément d’interprétation fondamental. Elle permet, comme on l’a dit tout à l’heure, de prévenir l’intrusion religieuse dans la sphère civile et politique.
« Commençons par appliquer la loi. »
Peut-être cette police des cultes peut-elle réunifier l’ensemble de ces citoyens qui sont tous attachés à la laïcité et qui devraient s’unir en ceci qu’ils ont deux ennemis en commun, d’un côté les racistes qui disent que certains Français, en raison de leur religion, ne peuvent pas participer à la laïcité – je rappelle quand même que l’islam est déjà dans la loi de 1905 puisque l’Algérie y a été incluse par le Parlement – et ceux qui veulent imposer sur certains territoires de la République, voire sur l’ensemble, leurs lois religieuses et leur interprétation radicale.
LVSL – Dans un récent entretien croisé avec Jean-Michel Blanquer, vous affirmez que toutes les solutions aux tensions actuelles se trouvent dans la loi de 1905. Pensez-vous que la police des cultes est en mesure de résoudre les enjeux soulevés par la progression de l’islamisme politique ?
P. W. – Avant de pouvoir dire que ça ne suffit pas, il faudrait l’avoir appliqué ! Actuellement, on veut changer la loi en ayant oublié pendant des décennies de mettre en œuvre des instruments qui étaient exactement adaptés aux tensions voire aux menaces que la laïcité subissait. Commençons par appliquer la loi. Évidemment, il faut adapter les peines parce qu’elles n’ont pas été changées depuis longtemps : il faut que ces peines soient plus fortes. Aristide Briand aspirait à ce que le responsable religieux soit puni plus fortement que dans le droit commun parce que, je le cite : « Il est impossible de traiter sur le pied de l’égalité, quand il s’agit de l’exercice du droit de la parole, le prêtre dans sa chaire et le simple citoyen dans une tribune de réunion publique. Le délit commis par celui-ci, qu’il s’agisse d’outrages, de diffamation envers les personnes ou d’excitation à la violence, n’est en rien comparable, comme gravité, au délit commis par un ministre des Cultes en pareil cas. Le lieu, les circonstances du délit, l’autorité morale de celui qui le commet, sont des éléments dont il est impossible de ne pas tenir compte. Aucune assimilation n’est à faire entre la portée, les conséquences d’un discours de réunion publique devant un auditoire averti, où toutes les opinions sont le plus souvent en présence, où l’on est habitué à faire la part des exagérations, où la contradiction, toujours possible, offre toutes garanties de mise au point, et celles d’un sermon prononcé par un ministre du culte devant des auditeurs livrés inertes et sans défense par la croyance ou la superstition aux suggestions d’une parole qui tient sa force des siècles et n’a jamais été affaiblie par la controverse ». Pour Briand, ces dispositions n’ont rien d’antilibérales car elles ne peuvent atteindre les ministres du culte exclusivement soucieux de leur œuvre religieuse.
LVSL – Comment rendre alors la laïcité attrayante de nouveau ?
P. W. – Je pense que l’attraction ne peut venir que du fait que les citoyens, notamment les jeunes, comprennent que c’est une liberté de croire ou de ne pas croire, sans pressions. Cette phrase-là doit être un instrument pour ceux qui subissent ces pressions dans leur vie quotidienne ; c’est une arme de défense personnelle. La laïcité donne des instruments, elle est une liberté sans pressions, mais pour cela, elle doit se vivre et se transmettre.
Patrick Weil, De la laïcité en France.
Grasset (2021), 14 €.
Voir sur le site de l’éditeur.