Pavlina Tcherneva est membre du Levy Institute et conseillère économique de Bernie Sanders. Elle fait partie des économistes à l’origine de la proposition de job guarantee (garantie d’emploi par l’État) et est l’une des figures d’un courant économique en vogue aux États-Unis : la théorie monétaire moderne, influencée par des auteurs comme John Maynard Keynes, Georg Friedrich Knapp ou Hyman Minsky. Nous l’avons interrogée sur la spécificité de ce courant économique hétérodoxe et sur ses propositions de Green New Deal et de garantie d’emploi. Entretien réalisé par Nicolas Dufrêne, Marie Lassalle et Lenny Benbara. Traduction par Sonia Chabane.
LVSL – La Théorie Monétaire Moderne (MMT) est peu connue en Europe, en particulier en France. Quelles sont les sources théoriques de celle-ci ? Pourquoi parle-t-on de néochartalisme ?
Pavlina Tcherneva – La MMT est une perspective théorique pour comprendre notre système monétaire. Elle commence par la proposition de base selon laquelle, dans le monde moderne, la monnaie est un bien public. Il s’agit du monopole de l’État. À partir de là, nous plaçons l’État et son système monétaire au centre de l’analyse. Nous ne commençons pas par une analyse hypothétique d’un marché « sans État » ou « sans monnaie ». Par ailleurs, même si l’on démarre l’analyse par la sphère monétaire, nous pensons que le système bancaire est une extension de ce pouvoir de monopole. Cela est démontré par la façon dont fonctionne l’État et les pouvoirs dont il dispose. Le premier consiste à déterminer l’unité de compte. Le second consiste à émettre la devise en vigueur et à fixer la manière dont elle détermine l’unité de compte à travers le circuit des dettes entre les citoyens et l’État, dettes qui sont libellées dans l’unité de compte choisie par l’État. D’une certaine façon, la MMT est une conception spécifique du néochartalisme. Le néochartalisme s’intéresse au pouvoir fiscal de l’État : celui qui consiste à exiger le paiement de l’impôt sous une forme ou une autre. Le support appelé « monnaie » pourrait être n’importe quoi : une tablette d’argile, un talisman, des céréales, etc : l’État est libre de fixer la dénomination monétaire. Dans le monde moderne, nous avons rapidement développé la technologie monétaire. Il s’agit désormais d’un pouvoir monopolistique absolu et exclusif de l’État. Ce dernier disposant du contrôle monopolistique sur la monnaie, il ne peut pas faire face à une faillite au sens traditionnel. Vous pouvez toujours payer vos dettes, sans avoir à vous justifier, si tant est qu’elles soient émises en monnaie nationale.
Cette proposition théorique change tout. Il ne s’agit pas seulement de la simple reconnaissance de la monnaie fiduciaire [ndlr, les billets et les pièces]. Il s’agit de la reconnaissance du fait que la souveraineté monétaire est très étroitement liée à la souveraineté politique, en particulier dans le monde moderne, lorsque les pays commencent à former leur État-nation. C’est aussi le cas si l’on regarde l’histoire coloniale. Quand l’empire britannique s’est effondré, les colonies, devenues des États indépendants, ont parcouru un long chemin pour obtenir leur souveraineté politique, mais ils ne sont pas arrivés au bout de ce processus avant d’avoir obtenu leur pleine souveraineté monétaire. Les colonies américaines ont dû mener une guerre contre l’alliance monétaire conduite par la Grande-Bretagne qui nous empêchait d’avoir notre propre monnaie. Il y a donc une longue et riche histoire à étudier afin de comprendre l’importance pour l’État d’avoir son propre pouvoir de financement. Une fois que nous comprenons qu’il existe des causes historiques, économiques, politiques et géopolitiques à ce type de souveraineté, nous commençons alors à penser l’État et son rôle différemment. Ce qui conduit à interroger les exceptions à la règle telles que les unions monétaires ou les systèmes monétaires contraints comme les caisses d’émission.
LVSL – Quelles sont les différences avec le keynésianisme traditionnel et le post-keynésianisme ? Pouvez-vous nous parler du Levi Institute ? [ndlr, les disciples de Keynes se divisent en trois groupes : les néokeynésiens ou keynésiens de la synthèse, les postkéynésiens, plus radicaux, et les nouveaux keynésiens]
PT – Il y a de nombreuses différences. Ce qu’on appelle « l’économie keynésienne » est devenue une sorte d’économie conventionnelle qui n’a plus grand-chose à voir avec la perspective de Keynes. Il s’agit en particulier de la synthèse néoclassique de Paul Samuelson et de ses congénères. Ensuite, comme la macroéconomie est passée de la synthèse néoclassique au monétarisme, puis à la renaissance de nouvelles théories classiques et enfin à la nouvelle économie keynésienne, Keynes est devenu un simple nom. La composante néoclassique de cette synthèse a tendanciellement pris le dessus. Il y a donc d’énormes différences, en particulier le fait que l’économie keynésienne traditionnelle considère la monnaie comme neutre.
À l’inverse, les postkeynésiens tentent depuis longtemps de relancer les théories keynésiennes. La monnaie est pour eux au centre de l’analyse et le chômage est un phénomène monétaire. En conséquence, au Levy Institute nous avons intégré l’analyse des institutions – en particulier les postkeynésiens institutionnalistes. Dans un certain sens, nous sommes nombreux à être issus des différentes écoles postkeynésiennes avec lesquelles nous avons de nombreuses affinités théoriques. Mais je crois qu’il est néanmoins juste de dire que même les écoles postkeynésiennes n’ont pas étudié rigoureusement l’unité de compte de l’État ou les pouvoirs de monopole monétaire. C’est un peu paradoxal parce que dans chaque manuel d’économie la question du monopole est systématiquement présentée dans le champ des entreprises. Mais le monopole le plus grand et le plus courant, que tout le monde connaît, la monnaie, est ignoré et ne fait pas l’objet d’une théorie digne de ce nom. Ce constat est vrai pour les écoles néoclassiques, mais aussi pour les écoles hétérodoxes postkeynésiennes qui n’ont pas de théorie du monopole monétaire. Que signifie avoir un monopole ? En ce sens, la MMT a contribué de façon inédite à la recherche.
Dans le langage économique traditionnel, on parle souvent d’une « composante verticale » de la monnaie. Mais cette relation n’est pas strictement verticale parce que les dépenses de l’État sont déterminées de façon endogène au système économique. Est-ce vertical juste parce que la monnaie vient de l’institution de haut en bas ? Cela ne la rend pas vraiment « verticale », car elle est couplée à une analyse endogène des processus économiques, en particulier en ce qui concerne le système bancaire. Celui-ci est conçu comme une extension, voire une franchise de l’État. C’est par ce biais que nous contribuons à l’analyse endogène de la monnaie au sein des écoles postkeynésiennes.
LVSL – Vous avez dit que l’État peut toujours émettre de la monnaie et que sa solvabilité n’est pas un problème. Mais pensez-vous à la différence entre les banques centrales et les banques privées ? Car la masse monétaire est largement déterminée par l’activité de crédits privés. Avec l’indépendance des banques centrales, l’État n’est pas en mesure d’ordonner l’émission de monnaie. Recommandez-vous de changer cette relation ?
PT – Pas nécessairement. En termes d’analyse institutionnelle, je recommanderais de changer les relations entre la banque centrale et les banques privées sur le plan réglementaire car les banques reçoivent un soutien très important de la banque centrale. Il est donc vrai que les banques créent la majeure partie de ce que nous appelons le « crédit privé ». La monnaie des banques privées, qui est un phénomène endogène, est créée par les banques quand les citoyens ou les entreprises demandent et obtiennent un prêt. Mais ils ne peuvent le faire sans la garantie du système de paiement public, qui est sécurisé par la banque centrale. Telle est la fonction du monopole. Comme vous le savez, nous avons eu une crise bancaire constante jusqu’à ce que nous trouvions comment vraiment utiliser ces pouvoirs souverains qui proviennent de l’État. En ce sens, la banque centrale intervient comme l’agent de l’État. Ainsi, l’existence même de la stabilité du système bancaire dépend de l’État. Mais parce que l’État accorde à celui-ci le privilège exclusif de créer de la monnaie à travers le crédit, et qu’en échange de son appui il garantit la sécurité du système d’échange, alors il dispose de la responsabilité absolue de fixer ensuite les règles qui s’appliquent au secteur bancaire. Or, des craintes sont souvent émises à propos du montant des dettes privées et du crédit spéculatif. Cela signifie que l’État ne remplit pas suffisamment son rôle qui consiste à réglementer le secteur bancaire.
LVSL – Le taux de chômage est actuellement assez faible aux États-Unis. Donald Trump fait d’ailleurs campagne sur les bons chiffres de l’économie américaine. La crise est-elle derrière nous ?
PT – Je ne pense pas que la crise soit derrière nous, le cycle mûrit et la récession est devant nous. La question est : « à quelle profondeur ou quand exactement une baisse pourrait survenir ? ». Il y a plusieurs facteurs. Le taux de chômage est faible, mais cela n’indique pas nécessairement que l’économie est robuste et saine. Le nouvel équilibre obtenu après la grande crise financière est totalement différent de l’équilibre des périodes précédentes. Nous faisons désormais face une croissance molle et lente, avec des salaires peu élevés auxquels nous nous sommes habitués. Le taux de chômage officiel est bas, mais il cache beaucoup de chômage invisible et une grande précarité. 44 % des travailleurs gagnent moins de 18 000 dollars par an aux États-Unis, ce qui est très faible. Ainsi, les chiffres officiels cachent une difficulté continue sur le marché du travail. Dans le même temps, nous avons assisté à un certain ralentissement des commandes dans l’industrie et dans les enquêtes auprès des industriels. Je crois que c’est un reflet de la politique tarifaire et commerciale. Trump a donc pu prolonger un peu la reprise à travers certaines dépenses budgétaires supplémentaires, mais ces dépenses ciblées en faveur des hauts revenus n’ont pas vraiment stimulé l’économie. Peut-être que cette politique budgétaire a eu un léger effet, mais globalement sa politique commerciale nuit à certains secteurs. Il est possible que le taux de chômage tombe encore plus bas parce que nous constatons que beaucoup de gens qui se présentaient auparavant sur le marché du travail sont désormais découragés, à cause des emplois mal payés, et s’en retirent.
LVSL – Vous êtes l’une des porte-paroles de la théorie monétaire moderne (MMT) qui apporte de nouveaux éléments au débat économique et politique sur les thèmes de la dette publique et des dépenses publiques. La MMT nous rappelle qu’un État souverain capable d’émettre sa propre monnaie ne peut pas faire faillite. Deux questions se posent. Premièrement, pourquoi sommes-nous si concentrés sur le niveau de la dette publique ? Ensuite, comment évaluez-vous l’architecture financière de l’Union européenne dans laquelle une partie des États membres s’est volontairement privée du pouvoir d’émettre sa propre monnaie ?
PT – Lorsque vous émettez votre propre monnaie, cela signifie que vous pouvez toujours respecter vos obligations en matière d’endettement. Dans la mesure où le monopole étatique sur la monnaie n’est pas assez étudié, tout le monde se concentre sur la dette publique au lieu de se pencher sur la dette privée, qui est un sujet de préoccupation bien plus sérieux. Lorsque l’on parle de dette publique dans le débat public, la distinction entre un pays qui a sa propre monnaie et un pays qui n’émet pas sa monnaie, par exemple en tant que pays membre de la zone euro, est rarement faite. La qualité des analyses est vraiment appauvrie en mettant tous ces pays dans un même pot. Reinhart et Rogoff ne font pas de distinction analytique claire entre la dette libellée en devise nationale ou en devise étrangère. Cette distinction est pourtant fondamentale.
Deuxièmement, nous pensons également en termes de bilans. Tous les économistes ou comptables devraient penser à ce qui se trouve de « l’autre côté du grand livre ». Ainsi, lorsque nous parlons de « dette publique », nous ignorons le fait qu’il s’agit d’un actif pour les agents non étatiques [ndlr, les ménages, les entreprises, les banques, etc]. Lorsque nous parlons de « déficit public », nous ignorons souvent qu’il s’agit en fait aussi d’un excédent comptable pour les agents non étatiques. Pour moi, c’est une donnée fondamentale. Même pour les personnes qui ont compris la MMT et le pouvoir souverain de l’État, il demeure difficile de comprendre que le déficit est un fait stylisé normal, et qu’il reflète exactement le surplus des agents non étatiques.. Si ce fait comptable est intégré au débat, tout change : la façon dont nous parlons des critères de Maastricht par exemple et de leur violation éventuelle. Quelle est la logique économique qui prescrit un déficit public de 3 % du PIB ? Il n’y a aucune rationalité derrière ce critère. Celui-ci revient à considérer qu’il faut qu’il y ait un excédent de 3 % du secteur privé et des agents non étatiques – en incluant les résidents et les non-résidents. Y a-t-il une théorie économique derrière cela ? Quelqu’un a-t-il dit que le secteur privé ne devrait pas épargner plus de 3 % de ses revenus ? En ce qui concerne la zone euro, on y parle beaucoup de prudence et de discipline budgétaire, ce qui implique de facto l’imprudence et l’irresponsabilité du crédit privé, et le fait de ramener nos excédents à zéro ou d’aller en territoire négatif, comme nous l’avons vu en Espagne pendant près d’une décennie. L’Espagne était considérée comme un exemple de prudence budgétaire jusqu’à la crise financière. Toute l’analyse est à cul par-dessus tête.
Par conséquent, lorsqu’on parle de la zone euro, je crois que la MMT a contribué au débat en mettant au centre de celui-ci le fait que les États qui la composent ne disposent pas de leur propre monnaie. Auparavant, nous donnions des coups de pied, crions et nous insistions vraiment sur cet aspect et personne n’en parlait réellement. Désormais, il est devenu normal et acceptable de parler de ce qu’implique le fait de ne pas disposer de sa propre monnaie. Toutefois, le débat ne porte pas encore sur ce que cela signifie pour les politiques macroéconomiques, pour la santé de la zone euro, pour la capacité de celle-ci à faire face à ses propres problèmes économiques. Car il n’y a pas seulement un divorce entre les autorités fiscales et monétaires : il y a d’autres camisoles de force. Il y a des contraintes supplémentaires sous la forme des critères de Maastricht ou des objectifs d’excédents budgétaires primaires [ndlr, l’excédent du budget de l’État avant paiement des intérêts de la dette]. Cet état de fait est donc une insulte en plus d’une blessure.
LVSL – Vous avez écrit qu’il existe une alliance naturelle entre la MMT et le Green New Deal (GND) car si nous pouvons identifier les projets et les ressources à consacrer à ceux-ci, nous pouvons toujours organiser leur financement. Dans son programme présidentiel, Bernie Sanders présente un plan climatique de 16 000 milliards de dollars pour la prochaine décennie. Ce montant est-il correct ? Quels niveaux d’investissements sont nécessaires pour financer un nouvel accord vert ambitieux ? Le chiffre de 93 000 milliards circule selon certaines estimations…
PT – Les 93 000 milliards de dollars sont une estimation proposée par les critiques du Green New Deal afin de disqualifier ce projet et de le présenter comme extrêmement couteux. Des collègues tels que Randall Wray ont démonté cette estimation et ont montré que le chiffre réel était beaucoup plus raisonnable. Ces estimations critiques du GND reposent sur des conceptions irréalistes de la proposition de job guarantee [ndlr, garantie d’emploi par l’État fédéral], qui fait exploser son coût théorique. Mais nous disposons d’un modèle très détaillé de ce que serait la garantie d’emploi. Fondamentalement, ces critiques du GND appliquent une stratégie de la peur.
La raison pour laquelle le projet est de grande dimension est que nous envisageons conjointement les politiques sociales et les politiques climatiques et environnementales. Ce plan comporte des politiques industrielles spécifiques pour transformer l’agriculture et les infrastructures manufacturières, mais aussi des politiques sociales, comme la couverture santé universelle, la garantie d’emploi et la fourniture de logements pour tous. Ces questions sont importantes dans le contexte des États-Unis et sont intimement liées à la crise climatique. Les collectivités font déjà face à l’absence de logements sûrs ou d’eau potable liée aux problèmes d’environnement.
Le GND implique un plan d’investissement audacieux, mais très différent de celui mis en place lors de la Seconde Guerre mondiale. Si vous avez besoin de faire quelque chose rapidement et en grand, vous devez mettre en place un type d’effort de mobilisation comparable à celui des périodes de guerre, ou comparable au Plan Marshall qui a permis de reconstruire l’Europe d’après-guerre. La différence ici est que nous n’essayons pas de mener une guerre, mais de transformer une économie civile. Nous changeons de techniques de production, supprimons progressivement les transports de combustibles fossiles en les remplaçant par des voitures vertes et électriques, etc. Nous sommes en train de « quitter » un modèle pour un autre. C’est pourquoi le montant des dépenses par rapport au PIB ne sera pas aussi important que ce qu’estiment les critiques du GND, car nous souhaitons remplacer l’ancien par le nouveau et non ajouter le nouveau à l’ancien.
Ceci dit, nous avons formulé des hypothèses précises sur le montant maximum supplémentaire qu’il est possible de dépenser. Environ 5 points supplémentaires du PIB impliquerait un plan très agressif, mais ce n’est pas sans précédent. Par exemple, pendant la crise financière le déficit des États-Unis est allé jusqu’à 10 % du PIB. Aujourd’hui il est à 5 % du PIB. Ajouter 5 points de PIB n’est pas sans précédent et se produit en périodes de crise ou de récession. Vous devez également tenir compte de la croissance du PIB qui suivra un plan à la hauteur des enjeux. Les critiques font circuler des chiffres effrayants, mais si vous regardez l’analyse technique, ce n’est pas aussi coûteux. Même la mise en place d’une couverture santé universelle coûte moins cher que ce que nous payons actuellement avec le système privé dont le coût social est exorbitant. Cela n’a donc pas de sens de regarder les dépenses sans regarder en même temps les économies que nous allons réaliser.
LVSL – Quelle est votre estimation de l’impact de ce Green New Deal sur la croissance du PIB ?
PT – Nous n’en avons pas. Nous en avons une en ce qui concerne la garantie d’emploi. Celle-ci ajouterait 2,5 points de croissance à la trajectoire de croissance de l’économie et environ 3 à 4 millions d’emplois supplémentaires dans le secteur privé. Cette mesure permettrait de nombreuses économies pour les municipalités et les États fédérés. Ce point est important car ils sont soumis à une règle budgétaire stricte, comme dans la zone euro. À chaque fois qu’il y a une récession, les États n’ont pas les leviers pour mener une politique budgétaire contracyclique et utiliser le levier du déficit. Ainsi, soulager ces États de la politique sociale leur redonnerait des marges de manœuvre.
LVSL- La courbe de Philipps [ndlr, une courbe en économie qui fait un lien décroissant entre taux d’inflation et taux de chômage] est très présente dans l’esprit de la plupart des gouvernements actuels d’Europe et d’Amérique. Mais l’idée d’un compromis nécessaire entre l’inflation et l’emploi ne satisfait pas ceux qui pensent que nous pourrions avoir le plein emploi sans une forte inflation en utilisant des outils fiscaux et monétaires. Pourriez-vous nous donner votre avis sur cette question ? Comment la politique budgétaire et fiscale pourrait-elle être utilisée pour lutter contre une forte inflation ?
PT – La première proposition est de remplacer le NAIRU [ndlr, concept néoclassique en économie, qui considère l’existence d’un niveau de taux de chômage en dessous duquel le taux d’inflation accélère] par la garantie d’emploi, car le NAIRU est un mythe. En fait, si vous avez observé les évolutions récentes, la réserve fédérale a clairement admis qu’elle n’avait pas vraiment de « bonne théorie » sur l’inflation. C’est ce qu’a déclaré Janet Yellen qui n’a fait que constater une loi de l’économie. Le témoignage de Jerome Powell, président du conseil des gouverneurs de la FED, interrogé par la représentante Alexandria Ocasio-Cortez, n’a fait que confirmer le caractère problématique du NAIRU. La relation entre inflation et taux de chômage semble s’être rompue. Le monde financier est engagé dans ce débat, « Combien de temps le chômage peut diminuer sans inflation ? », « Peut-être ne devrions-nous pas porter attention à ce seuil et laisser le marché du travail s’améliorer ». Le NAIRU perd de plus en plus sa place privilégiée parce que la réalité est que le taux de chômage baisse de plus en plus sans générer d’inflation. Mais cela fait partie du modèle, ceux qui le défendent insistent pour conserver le NAIRU et un niveau de chômage positif afin de contrôler les prix. Pour moi c’est un mauvais modèle économique, sans oublier qu’il est immoral et cruel de mettre des personnes au chômage pour éviter d’avoir de l’inflation.
La garantie d’emploi est donc une politique de l’emploi contracyclique qui offre le type de stabilité en matière d’inflation attendue du chômage dans le modèle du NAIRU. Mais elle le fait beaucoup mieux pour de nombreuses raisons. Cependant, il ne s’agit pas d’un simple substitut au chômage comme force d’apprivoisement des prix. L’inflation peut émerger depuis de nombreuses sources de l’économie. Dans l’après-guerre, nous n’avons pas assisté à des phénomènes inflationnistes issus de la Demande, alors que cela a pu être le cas pendant la guerre. Il est possible qu’en mettant en place un Green New Deal nous assistions à ce type de phénomènes inflationnistes dans les secteurs qui ne sont pas prêts à répondre à la demande d’investissements dans la transition écologique. Aux États-Unis, il y a un véritable goulot d’étranglement dans l’industrie de la production de panneaux solaires où vous pouvez voir les prix augmenter. Il faut essayer d’alléger la pression mais pas en jetant des gens au chômage ou en réduisant leurs revenus afin qu’ils ne puissent pas acheter de panneau solaire. Cette logique de maîtrise des prix est complètement perverse. Nous voulons au contraire que plus de gens achètent des panneaux solaires, ce qui implique de les rendre meilleur marché et d’augmenter la production, notamment grâce à des « subventions ». Il faut ainsi élargir le goulot d’étranglement plutôt que de s’y conformer.
Aux États-Unis, nous avons des sources d’inflation qui ne sont pas claires dans l’indice des prix à la consommation. Les éléments onéreux sont l’éducation, les frais de santé et le logement. Il faut donc réaliser des investissements stratégiques en utilisant si nécessaire des mécanismes de contrôle des prix. Par exemple, plafonner les loyers qui font l’objet d’une spéculation intense. C’est ainsi que l’inflation se gère. Lorsqu’il s’agit d’inflation importée, il suffit d’analyser le secteur concerné et la source de l’inflation pour savoir comment y faire face. Par ailleurs, même si ce n’est pas une opinion populaire dans la science économique dominante, certains dispositifs de contrôle et d’administration des prix peuvent être nécessaires pendant une période transitoire où des investissements importants sont réalisés. Il s’agit certes d’une mesure forte, mais nous contrôlons déjà constamment les prix, par exemple en réalisant des contrats avec des profits garantis pour les contractants. Ce type de dispositif de soutien aux profits et aux prix est utilisé dans de nombreux secteurs.
LVSL – Nous avons tendance à nous concentrer sur la dette publique même si la dette privée est beaucoup plus élevée. En réalité, ce niveau de dette écrasant est entièrement dû à la façon dont nous créons de la monnaie par le biais du crédit et des banques privées. Dans ces conditions, comment injecter de la monnaie dans le système économique pour financer un Green New Deal ? Quel pourrait être le rôle de la banque centrale dans ce scénario ?
PT – Cela est lié à la façon dont la monnaie est injectée dans le système. Quand le secteur public réalise un déficit, il produit un revenu pour les autres agents. Cela finit par être dans votre compte bancaire. Ensuite, le secteur privé peut acquérir des titres d’État avec cette monnaie. C’est vraiment ainsi que la dette publique pénètre dans le système économique et cela signifie que le bilan du secteur privé dispose d’un actif peu risqué dans le cas des pays qui contrôlent leur propre monnaie – ce qui n’est pas applicable à la zone euro. Cependant, le fait que le gouvernement fournisse ces ressources au secteur privé leur confère des actifs qu’ils peuvent ensuite utiliser comme garantie pour leurs autres activités d’investissement. C’est ce que Minsky appelle les « instruments de prise de position ». Vous disposez d’un actif sûr et sans risque de défaut qui « inonde » le système. Si vous ne possédez pas cet actif, vous chercherez à trouver un rendement comparable ailleurs : les titres d’État garantissent 2, 3, 4 %, mais si vous manquez de ces actifs garantis, alors vous rechercherez des actifs ailleurs. Il vous faudra donc prêter à un taux élevé à des emprunteurs plus risqués. C’est une façon de continuer à financer vos activités, mais votre collatéral est un actif plus risqué.
Aussi, lorsqu’on parle de politiques d’austérité ou de restrictions budgétaires, on parle de politiques qui retirent ces instruments financiers du système. Aux États-Unis, le gouvernement a réalisé d’importants déficits, mais les revenus qui en résultent ont été répartis de façon très biaisée. Les familles riches ont pu accroître leur revenu et leurs actifs tandis que la très grande majorité de la population a très peu de revenu et d’actifs. Pourtant, ces titres sont importants pour les portefeuilles des retraites, pour l’éducation, etc. Le gouvernement a la fonction importante de fournir ces actifs peu risqués à l’économie.
LVSL – Votre théorie signifie-t-elle que nous nous trompons lorsque nous faisons ces différences pratiques entre la politique budgétaire et la politique monétaire ?
PT – Cela dépend de ce dont nous parlons. Par exemple, la détermination des taux d’intérêt est une prérogative de la banque centrale. Mais celle-ci possède également de nombreuses fonctions qui sont une extension de la politique budgétaire. Les banques centrales négocient régulièrement en devises étrangères, et procèdent à des achats sur le marché monétaire. Initialement, ce sont des missions qui relèvent plutôt du ministère des Finances ou du Trésor, et pas vraiment de la banque centrale.
Lors d’une procédure judiciaire aux États-Unis, le tribunal a soutenu que lorsque la FED fournit une aide d’urgence à une banque privée, elle remplit en réalité une fonction du Trésor. Nous attribuons souvent ces plans de sauvetage par rachats d’actifs financiers toxiques à une fonction de la banque centrale. Pourtant, ils relèvent des prérogatives du Trésor. Lorsqu’elles achètent ces actifs, les banques centrales remplissent une fonction budgétaire. La Cour a en fait étendu cet argument aux prêts réalisés aux banques en détresse : même lorsque vous prêtez, cela relève de la politique budgétaire. Si l’on prend la perspective de la MMT, on reconnaît qu’il existe une relation intégrée entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Les contours de celles-ci sont flous.
Vous avez tout à fait raison, nous devons repenser le sens même de la politique monétaire, parce que de nombreuses fonctions sont en fait des fonctions budgétaires. Si l’on prend cela pour acquis, alors il existe sûrement une meilleure façon de gérer la politique budgétaire, sans passer par la banque centrale.
LVSL – Certaines personnes veulent lier la garantie d’emploi et la création monétaire, en finançant par exemple un revenu universel. Que pensez-vous de cette proposition ? En quoi est-ce différent de votre idée d’une garantie d’emploi ?
PT – Le revenu de base universel (RBU) est entièrement différent de la garantie d’emploi. C’est une politique qui essaie de fournir des revenus sans distinction, riches et pauvres, indépendamment de leur niveau de vie. Je ne suis pas favorable à cette approche pour de nombreuses raisons macroéconomiques, mais aussi parce qu’elle n’apporte pas vraiment de solutions aux problèmes qu’elle propose de résoudre. La garantie d’emploi est contracyclique : elle monte et descend avec le cycle économique. Tandis que le revenu universel est fourni à tout moment. Instaurer un revenu de base qui permette aux gens de vivre nécessiterait un très gros pourcentage du PIB. Le problème n’est pas tant le financement de cette mesure que ses effets macroéconomiques. Si vous dépensez 20-25% du PIB pour distribuer de l’argent « gratuitement », vous sous-provisionnez l’État. Il faut se rappeler que celui-ci ne fournit pas de monnaie gratuite : il les obtient à travers le système fiscal. Il doit générer une demande pour la monnaie de telle sorte que le secteur privé puisse venir fournir des ressources, de la main-d’œuvre et diverses choses dont l’État a besoin. Pourquoi en a-t-il besoin ? Pour pouvoir redistribuer plus équitablement les ressources réelles et non la monnaie en elle-même. L’État doit ainsi avoir un mécanisme qui lui permette d’obtenir ces ressources : l’impôt remplit ce rôle en rendant obligatoire l’obtention de la monnaie. Lorsque vous offrez un revenu de base et que vous fournissez la monnaie gratuitement, personne n’a besoin de la gagner pour payer les impôts. Vous sous-provisionnez donc le secteur public. Cette mesure aurait donc des effets macroéconomiques inflationnistes pervers. Elle n’a pas de fonction contracyclique et, enfin, je ne crois pas non plus qu’elle résolve la pauvreté. Ce modèle soutient que la pauvreté n’est que l’absence de revenu : elle suppose que si vous avez un revenu, vous pouvez vous obtenir un logement et une éducation de qualité. Toutefois, s’il n’y a pas de logement disponible, votre revenu de base serait immédiatement extrait sous la forme d’un loyer plus élevé, de prix plus élevés et, finalement, vous seriez toujours pauvre. C’est une « solution » qui est facile, attirante, pour s’attaquer à des problèmes complexes. L’exclusion sociale, la dignité que peut apporter le travail au sein de la communauté, sont certains aspects de la pauvreté que cette approche ne prend pas en compte.