[IDÉES] Universités : La casse sociale au nom de la pédagogie

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Dans ce texte nous nous efforçons de montrer qu’une fois de plus, l’obsession de la « pédagogie » dans les débats relatifs à l’éducation relève d’un procédé redoutablement efficace pour dissimuler et empêcher la pensée des réformes réellement nécessaires du secondaire et du supérieur. Dire que les professeurs des universités doivent être « pédagogues » au sens où l’on pousse les professeurs du second degré à l’être relève d’une inversion néfaste : c’est au contraire la continuité d’une vraie « recherche », propre au travail de tout professeur, qu’il faut valoriser.

Par Margaux Merand, Professeur de Philosophie.
Avec la collaboration d’Hélène Parent, Professeur de Lettres. 

Dans un article de Sophie Blitman, « Les enseignants-chercheurs sont-ils vraiment des enseignants ? », paru dans un Blog du Monde.fr le 8 décembre 2016, on apprend qu’il faut, à l’image de ce qui se fait dans le secondaire, sensibiliser les maîtres de conférences et autres professeurs des universités à la pédagogie. Ces derniers en effet seraient avant tout des chercheurs, auxquels ferait globalement défaut la qualité de pédagogue.

À ce stade une première remarque s’impose : l’article porte évidemment sur une acception très particulière de la « pédagogie ». C’est celle qui est actuellement véhiculée par les ESPE (Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Education) – les centres de formation des professeurs du second degré, remplaçant les anciens IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres). Pédagogie dont on assomme donc les professeurs fonctionnaires-stagiaires, lauréats des concours de l’enseignement, lors de leur première année d’exercice. Sa recette est rapidement formulée dans le texte : « scénarisation d’un cours et définition d’objectifs, classe inversée et approche par projets, motivation et évaluation des étudiants… ».

C’est en somme l’ensemble des méthodes qui doivent rendre le « cours magistral » marginal, en lui préférant un ensemble de pratiques d’enseignement censées faciliter l’apprentissage et rendre le cours plus accessible et « attractif ». Ainsi la pédagogie privilégie les cours clairement structurés selon différentes étapes :

  • Définition des contenus d’enseignement et des objectifs d’apprentissage en début de séance ;
  • Phase de « dévolution » et détermination des méthodes de travail ;
  • Début de l’activité par laquelle les élèves vont, seuls ou en groupes, s’efforcer d’atteindre par eux-mêmes le savoir plutôt que de le recevoir « du dehors » dans une forme purement magistrale d’enseignement ;
  • Éventuelle phase transitoire de synthèse et de mise en commun des résultats trouvés par les élèves ;
  • Phase de « régulation » où le professeur invite les élèves à opérer des corrections ;
  • Phase d’ « institutionnalisation » du savoir : on arrive enfin à la connaissance dans sa forme aboutie, trouvée par l’effort et le tâtonnement des élèves eux-mêmes, et mise à l’écrit par le professeur au tableau.

Il faut remarquer une chose essentielle : certaines idées sont louables, certaines pratiques, tout à fait justifiées. Le problème est que ces idées et pratiques sont dévoyées dès le départ par un mensonge absolu, celui qui veut que les élèves puissent eux-mêmes accoucher d’un savoir plutôt que de le recevoir passivement du dehors, et alors même que tout est fait pour qu’ils aient de moins en moins les prérequis nécessaires à une telle autonomie. D’une part, les élèves n’ont pas à produire par eux-mêmes un savoir que le professeur a, en vertu de ses compétences et de son autorité, à leur transmettre.

C’est au moment des évaluations que les élèves sont mis dans une telle position, mais l’évaluation est la suite logique d’un cours, sauf à penser que les cours sont superflus. Ensuite, l’on doit effectivement pouvoir mettre les élèves dans une position active de réflexion et de participation au cours : les ESPE n’ont rien inventé. N’importe quel professeur digne de ce nom sait se remettre en question, développe régulièrement des innovations et des activités à réaliser en classe, amende ses cours, etc. Mais de telles activités ne sont possibles que ponctuellement – ce n’est pas le modèle de toute séance –, et sur la base d’acquis solides. Or que faisons-nous actuellement, pour nous assurer de la validation des acquis ? Nous adoptons, par exemple, le décret du 3 juillet 2014, qui met fin à la possibilité de redoubler la seconde, sauf dans des situations très exceptionnelles et à la demande des familles[1].

L’idée est intéressante, qui consiste à ne pas réduire les effectifs des classes, à marginaliser le phénomène du redoublement de la quatrième à la Terminale, à faire les heures d’AP (Accompagnement Personnalisé) en classe entière, à entretenir par tous les moyens – au lieu de s’efforcer de le réduire – le problème de l’hétérogénéité des classes, et à vanter ensuite les mérites des pratiques pédagogiques qui attendent des élèves qu’ils soient capables de penser par leurs propres moyens. Sans nous étendre plus avant sur les nombreuses difficultés que pose une telle conception de l’enseignement, détaillées dans un autre article[2] – conception qui est invariablement celle des réformes gouvernementales des trente dernières années, le clivage gauche / droite étant ici complètement inexistant –, poursuivons la lecture du texte qui en préconise l’extension au supérieur et en particulier à l’université.

I – Oui, les professeurs du supérieur sont recrutés et promus en tant que chercheurs.

L’article déplore que « la carrière des enseignants-chercheurs [soit] essentiellement fondée sur leurs performances en recherche. C’est en effet ce critère qui préside à leur qualification par le Conseil national des universités (CNU), c’est-à-dire leur entrée dans le corps des maîtres de conférences, puis des professeurs. »

Il faut en effet avoir réalisé une thèse, et obtenu la qualification du CNU (Conseil National des Universités), pour candidater à un poste de MCF (Maître de conférences). Cela ne veut pas dire que les enseignants-chercheurs ne sont pas des enseignants, mais simplement que l’enseignement d’un professeur du supérieur n’a de sens que par rapport à sa recherche. Un véritable professeur à l’université est une personne dont l’enseignement découle, en droit, d’une activité de recherche soutenue. Il est donc recruté premièrement sur ses qualités de chercheur. On aura raison, en ce sens, de reprocher à un professeur de fac – comme il arrive malheureusement – d’être totalement inactif sur le plan de la recherche depuis des années, et de ressasser les sempiternels mêmes cours. C’est contraire à sa fonction.

L’auteur poursuit en indiquant cette fois que l’ « on devient professeur en passant une HDR, comprenez une habilitation à diriger des recherches (et non pas des formations). A ce niveau, rares sont ceux qui continuent d’enseigner aux étudiants de licence, encore moins en première année, ces cours étant souvent perçus comme une charge peu valorisante pour d’éminents chercheurs… ». En effet, lorsque l’on est maître de conférences habilité à diriger des recherches ou professeur des universités (PU), on enseigne tendanciellement moins dans les premières années du cursus universitaire, pour la bonne raison que ces années sont celles qui nécessitent le moins le recours à la recherche.

Dans une discipline comme la philosophie, les cours seront essentiellement de deux sortes de la L1 à la Licence : de l’histoire de la philosophie – des cours sur des auteurs –, et, dans une bien moindre mesure, de la méthodologie. Ces cours ne requièrent pas d’appui sur la qualité de « chercheur » de l’enseignant-chercheur, et il semble assez logique que les nouveaux arrivants s’en chargent, par exemple les doctorants, ou mieux encore les PRAG (professeurs agrégés du second degré affectés dans le supérieur). Les MCF HDR ainsi que les PU encadrent des travaux de recherche, ils sont donc fondés à enseigner plutôt au niveau du Master – où il est question… de recherche ; et où, en principe, commence à se former une authentique communauté de recherche entre professeurs et étudiants.

II – Ce qu’il faut réformer, ce sont les premières années du cursus universitaire qui ne sont ni une formation rigoureuse du type de celle des classes préparatoires, ni une initiation à la recherche : un entre-deux intenable.

Si l’on voulait à tout prix critiquer une telle répartition des cours, et inciter les MCF et PU à enseigner davantage dans les premières années du cursus, peut-être faudrait-il faire en sorte que lesdites premières années soient conçues différemment. Qu’on y invite réellement les étudiants à faire autre chose que de l’histoire de la philosophie et de la méthodologie, c’est-à-dire autre chose qu’une réplique affaiblie de ce qui se passe dans les classes préparatoires. Cela permettrait incidemment de se poser la question du positionnement de l’université par rapport aux prépas, point totalement aveugle des réflexions sur le secondaire et le supérieur.

Ni recherche, ni préparation aux compétences requises pour réussir, à terme, les concours de l’enseignement, les premières années du cycle universitaire sont une sorte d’entre-deux inacceptable.

Veut-on faire de l’université, comme le préconisait Foucault dans « Pour en finir avec les mensonges », un entretien avec Didier Eribon paru dans Le Nouvel Observateur en 1985[3], le lieu d’une formation à des qualités spécifiques, qui sont celles de la recherche ? Ou l’université doit-elle être, jusqu’au Master, une version moins ardue et non généraliste de ce qui se passe en prépa ? L’on peut tout à fait accorder sa préférence à la deuxième option, et dire que les étudiants de Licence sont en règle générale inaptes à produire de réels savoirs, les premières années devant rester une propédeutique. Mais dans ce cas, il faut se donner les moyens d’une formation conséquente à la fac, bien plus à la hauteur de celle dispensée dans les prépas.

En clair, reprocher aux MCF HDR et aux PU de ne pas enseigner en Licence n’a de sens que si l’on fait en sorte que les premières années universitaires engagent davantage de travail de recherche, en assumant donc une frontière nette entre ce qui se fait à la fac et ce qui se fait en prépa. Mais si l’on doit objecter que les choses sont très bien comme elles sont, et qu’on ne peut pas être aussi exigeants avec de jeunes étudiants, parce qu’ils n’ont pas la maturité requise pour faire partie de la communauté des chercheurs à ce stade de leurs études, alors on doit maintenir l’actuelle organisation des cours du premier cycle, mais la rendre plus rigoureuse. Voilà la vraie réforme en jeu.

Pour reprendre l’exemple d’une discipline que nous connaissons bien, cela implique de former plus efficacement les étudiants aux exercices académiques (méthodologie) et à la philosophie générale. Rien ne sert de souligner que les étudiants dont le parcours fut purement universitaire et ceux qui ont fait une prépa sont complètement inégaux devant la préparation des concours de l’enseignement du second degré. Peut-être faudrait-il s’inquiéter d’un tel écart, et y remédier ? Pour cela, il n’est pas besoin de former les MCF et les PU à la pédagogie, mais de s’inspirer de certaines composantes des classes préparatoires, de leur aspect généraliste et de la régularité des évaluations qui s’y tiennent. Rappelons que l’enseignement « méthodologique » à l’université se limite, dans de nombreux cas, à une « UE » (unité d’enseignement) à valider sur un semestre, à raison de 2h de cours par semaine et d’une ou deux évaluations, pour la totalité du premier cycle.

Ni recherche, ni préparation aux compétences requises pour réussir, à terme, les concours de l’enseignement, les premières années du cycle universitaire sont une sorte d’entre-deux inacceptable. Voilà donc encore un article qui masque habilement les réformes nécessaires du supérieur : celles qui devraient permettre à la fac d’être autre chose que la « poubelle » des classes préparatoires. Celles qui devraient permettre de ne pas condamner les étudiants à une absence quasi totale de débouchés professionnels à l’issue de l’obtention d’une Licence et d’un M2.

III – La dégradation du secondaire impacte le niveau des étudiants et le profil des enseignants-chercheurs.

Poursuivons la lecture de l’article : « Si les enseignants-chercheurs sont de fait des enseignants, ils ne sont pas considérés comme tels et les jurys se demandent peu si la personne recrutée a ou non des qualités de pédagogue. » Pour devenir pédagogue, il n’est pas nécessaire de suivre des cours à l’ESPE ; il est en revanche décisif de passer par le secondaire. Surprise ! Les candidats qui vont à la fac le font pour ne jamais avoir à s’y coller. Pourquoi ? Parce que les conditions du métier sont déplorables. Il serait sans doute salutaire que les professeurs réalisent quelques années d’enseignement dans le secondaire avant de prétendre à une carrière à l’université, mais cela nécessite de s’en donner les moyens et de ne pas employer toute son industrie à les en dissuader.

Dégrader le secondaire […] c’est vider de son sens le supérieur.

Dire cela, c’est encore pointer une difficulté : beaucoup de candidats se destinent à la recherche et à une carrière à l’université dans l’unique but de ne pas avoir à mettre les pieds dans le secondaire, et non pas nécessairement parce qu’ils auraient quelque chose à dire. On voit donc bien qu’à force de dégrader le secondaire, ce que l’on fait conjointement, c’est vider de son sens le supérieur. Il n’est pas ou pas toujours un espace de production de savoirs, mais tend à devenir l’endroit où ceux dont le parcours académique est suffisamment brillant peuvent s’offrir le luxe de s’isoler et de se protéger. Sans doute ce genre de motivations favorise-t-il grandement la qualité des travaux de recherche.

Enfin, idéalement, un professeur à la fac n’a pas à être « pédagogue » : il a à assurer des cours qui s’imposent par leur qualité. Les étudiants à la fac ont choisi d’être là et, contrairement à ce qui se passe dans les prépas, ils sont censés être autonomes dans leur travail, capables de se fixer un cadre. Le professeur n’a pas à pallier le manque de sélection, à aller vers les étudiants ou à s’adapter à eux et aux lacunes qu’ils ont creusées dans le secondaire : ils se débrouillent, et la seule chose qu’ils soient en droit d’exiger, c’est que le cours présente un intérêt intellectuel.

L’article précise plus loin que « loin d’être innées », les compétences de pédagogue « se révèlent d’autant plus importantes aujourd’hui que les universités doivent faire face à un afflux d’étudiants, pas toujours autonomes dans leur apprentissage. Plus que jamais, les enseignants d’universités doivent être de bons pédagogues. » Nous atteignons ici le summum de l’hypocrisie et du défaut de pensée logique. Si les étudiants ne sont pas autonomes dans leur apprentissage, peut-être est-ce parce que le secondaire ne les y forme plus ? Et si le secondaire ne les y forme plus, peut-être est-ce parce qu’il souffre de réformes successives délétères et de l’emprise du pédagogisme ? En somme, ce qui est en réalité le résultat de cette catastrophe que représente l’obsession de la pédagogie et qui vise systématiquement à empêcher la détermination des bonnes réformes (celles qui devraient matériellement permettre une amélioration significative de l’éducation dans le secondaire) apparaît ici comme … la justification d’une dégradation analogue du supérieur. La malhonnêteté intellectuelle à son degré le plus élevé : ne pas présenter un résultat comme un résultat, mais comme un état donné (tout en reconnaissant qu’il est « nouveau », illogisme intéressant), dont on se dispense de penser la cause et donc la possible réversibilité.

IV – La qualité de chercheur du professeur du second degré, et la question de la formation continue. 

L’article est enfin à l’opposé de ce qu’il est urgent de reconnaître, et il opère une complète inversion: insistons plutôt sur la qualité de « chercheur » des professeurs du second degré que sur celle d’ « enseignant » des enseignants-chercheurs.

Le métier de professeur du secondaire n’a lui-même de sens que parce que le professeur fournit un travail de recherche, un travail de composition et de renouvellement constant de ses cours; bref, que parce que le professeur du secondaire s’engage véritablement dans une « formation continue ». C’est ce qui rend le métier stimulant pour le professeur comme pour ses élèves ; c’est ce qui rend ses cours uniques et fait du professeur un intellectuel, certes pas un chercheur dans la même acception que celle admise pour le supérieur, mais un chercheur tout de même. Car autrement il suffirait de donner des manuels aux élèves.

Or on observe qu’étrangement, un professeur est nécessaire pour faire des liens entre des savoirs conceptuellement complexes et des exemples concrets, pour lier les connaissances entre elles, pour proposer des recoupements originaux, pour solliciter l’imagination des élèves. C’est sur la qualité de chercheur du professeur du secondaire qu’il faudrait insister, c’est cette qualité qu’il faudrait valoriser au lieu de détériorer toujours plus les conditions dans lesquelles il enseigne et de réduire à néant toute possibilité pour lui de continuer à se former et à chercher. À la place, nous avons droit à un article qui insiste sur la qualité d’enseignant des enseignants-chercheurs.

On ne saurait mieux illustrer l’empêchement de « formation continue » des professeurs, et l’absence totale de communication entre secondaire et supérieur, que par la manière dont sont gérées les demandes de « mise en disponibilité ». Un enseignant du second degré a en effet le droit de demander une « disponibilité », reconductible deux ans, pour effectuer une thèse dans le supérieur, dans le cadre d’un contrat doctoral (un financement de thèse comportant une durée réglementaire de trois ans). L’obtention d’un tel contrat est actuellement extrêmement difficile dans les disciplines littéraires.

À l’exception de quelques universités parisiennes (Paris I, Paris IV, par exemple), les facultés disposent généralement d’un contrat doctoral pour l’ensemble du département, quand elles en disposent. C’est un chemin semé d’embûches, et le professeur pourrait se croire au bout de ses peines lorsqu’il a décroché un financement, à force de candidatures, de modifications du projet de thèse, de travail scientifique et de ruse, mais ce n’est pas tout. Il lui faut encore demander la fameuse disponibilité, dont l’accord revient au Recteur de l’académie d’enseignement. Or il est de plus en plus fréquent que ces demandes soient rejetées, et que les professeurs aient à formuler des recours et à solliciter leurs directeurs de thèse, comme ceux des écoles doctorales, afin d’obtenir satisfaction dans le meilleur des cas. Le motif allégué : les nécessités de service.

Il en résulte que les enseignants sont absolument prisonniers d’un système qui, non content de les traiter comme des pions corvéables à merci, les enferme en son sein, sans possibilité d’issue ni de progression.

Malgré les belles promesses d’augmentation du nombre de postes dont on nous rebat les oreilles depuis le début du mandat de François Hollande, on manque d’enseignants dans certaines disciplines, et les académies les plus difficiles sont souvent les plus déficitaires. L’augmentation effective du nombre de postes aux concours de l’agrégation et, surtout, du CAPES, ne doit pas masquer une réalité inquiétante : tous ces postes ne sont pas pourvus, car le niveau de recrutement est très bas. Au CAPES de lettres modernes, par exemple, sur les 1316 postes offerts en 2016, 1076 seulement sont pourvus.

À cela s’ajoutent les démissions des enseignants stagiaires en cours d’année, dont la proportion entre 2012 et 2015 a triplé dans le primaire, doublé dans le secondaire, obligeant le Ministère à recourir massivement aux listes complémentaires et aux contractuels, et creusant un peu plus les inégalités entre les académies attractives et les académies déficitaires[4]. Plus personne ne veut être enseignant, et parmi les gens qui se présentent aux concours, certains ont manifestement un niveau trop faible pour être recrutés. La conséquence sur les enseignants déjà en poste ne se fait pas attendre : il est désormais impossible de demander une mise en disponibilité pour espérer connaître une évolution de carrière, pour laquelle un doctorat est absolument nécessaire – que ce soit pour enseigner à l’université ou dans les classes préparatoires. Il en résulte que les enseignants sont absolument prisonniers d’un système qui, non content de les traiter comme des pions corvéables à merci, les enferme en son sein, sans possibilité d’issue ni de progression.

V – Refuser de reconnaître la qualité de chercheur du professeur du second degré est au cœur de l’idéologie portée par les réformes de l’enseignement.

Alors même que l’Education Nationale devrait se réjouir de voir ses enseignants souhaiter poursuivre une activité intellectuelle de qualité en s’engageant, par exemple, dans la recherche (ce qui est la garantie d’un enseignement de meilleur niveau), elle préfère les enfermer et les condamner à se scléroser intellectuellement, en les abrutissant à grand renfort de réunions, de projets pluridisciplinaires, de nouvelles pédagogies.

Nos représentants politiques, à vouloir brider cette liberté et à nous maintenir enfermés dans ce système, sont-ils simplement méchants et revanchards à l’égard de ces malheureux professeurs qui, selon une rengaine bien connue, passent leur temps à se plaindre, à faire grève et, le reste du temps, à se dorer la pilule en vacances ? Si ce n’était que cela. Mais la réalité est, à nos yeux, bien plus grave. Dans cette histoire, les enseignants ne sont en effet qu’un instrument. Pourquoi leur refuser une mise en disponibilité pour recherches, alors même que les contrats doctoraux ne sont attribués qu’à une minorité de personnes, et qu’on accorde par ailleurs à certains professeurs des décharges représentant plus de la moitié de leur service pour aller enseigner dans les ESPE, où ils se feront les chantres de la désastreuse réforme du collège ?

Les nécessités de service ont bon dos, la véritable raison est évidemment ailleurs : il semble bien que nos représentants n’aient aucun intérêt à doter l’école publique d’enseignants solides sur le plan intellectuel. La réforme du collège refuse aux élèves un enseignement riche et complexe sous un joli prétexte d’égalitarisme. Pour appliquer ce que propose cette réforme, nul besoin d’enseignants qui maîtrisent leur discipline ou souhaitent se perfectionner : des animateurs suffisent, pour peu qu’ils soient serviles, tous enclins à avaler et à recracher ce que leur sert le ministère. La possibilité même d’une réflexion critique, dès lors, apparaît dangereuse : que les enseignants qui voudraient protester ou même simplement réfléchir s’en aillent ! Le ministère n’a pas besoin d’eux.

On pointera là une manière d’étouffer sans vergogne le débat démocratique. Mais, par ailleurs, quelles vont être les conséquences concrètes de ce processus ? Va-t-on, par cette voie, atteindre le bel idéal égalitaire dont on nous chante les louanges depuis des mois ? Certainement pas. C’est le contraire qui adviendra. Les enfants issus d’un milieu social favorisé iront dans le privé, et les professeurs rigoureux mais déçus qui voudront sauver leur peau seront forcés de démissionner et donc, de retrouver du travail dans le privé également, car tout le monde ne sera évidemment pas accepté dans le supérieur. Tout cela ne sera pas sans nous rappeler un autre système d’enseignement, extrêmement égalitaire, qui sévit dans un certain pays outre-Atlantique.

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Sources :

[1] Décret n° 2014-1377 du 18 novembre 2014 relatif au suivi et à l’accompagnement pédagogique des élèves (https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2014/11/18/MENE1418381D/jo)

[2] Se rapporter à notre article : « Et si l’Education Nationale était réformée par des professeurs ? », Margaux Merand & Hélène Parent ; entretien réalisé par Alexis Feertchak et publié au FIGAROVOX le 30/09/2016.

http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/09/30/31003-20160930ARTFIG00326-et-si-l-education-nationale-etait-reformee-par-des-professeurs.php

[3] http://hydra.humanities.uci.edu/foucault/mensonge.html

[4] Rapport n°144 Carle-Férat du 24 novembre 2016, p. 37.

http://www.senat.fr/rap/a16-144-3/a16-144-31.pdf