Philippe Séguin contre l’UE : un discours prémonitoire

© Aymeric Coupet

Il est des textes qui, malgré le passage du temps, ne prennent pas une ride, et dont la véracité resurgit plus intensément encore quelques décennies après leur écriture. Le discours de Philippe Séguin, tenu devant l’Assemblée nationale le 5 mai 1992 contre le traité de Maastricht, est de ceux-là. Antidote au monde des faux-semblants qu’a engendré un pouvoir politique impuissant, il peut être une boussole à l’heure où le président Emmanuel Macron travestit sa réélection en référendum pro-européen et multiplie les effets d’annonce quant à une révision fantasmée des traités. Il est ainsi plus que temps de se remémorer ce qu’est réellement le projet européen. Entre trahison démocratique et cadenassage économique, retour sur le rêve des apôtres du « culte fédéral ».

« 1992 est littéralement l’anti 1789 »

C’est minoritaire au RPR, minoritaire à l’Assemblée, à contre-courant de l’élite politique dirigeante, que Philippe Séguin s’est fait le parangon du « Non » au référendum portant sur la ratification du traité de Maastricht. Une position inconfortable s’il en est qui lui a cependant permis d’alerter ses compatriotes sur un grave danger trop minoré : le viol de l’article 3 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen pour lequel il a soulevé une exception d’inconstitutionnalité. Selon cet article, « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. » Si la souveraineté est conçue comme inaliénable et imprescriptible, ça n’est pas par fantaisie, mais bien parce qu’elle est l’essence même de l’action politique, le creuset de la démocratie. Un peuple sans souveraineté est un peuple dépossédé. C’est pourquoi il est primordial qu’il en soit le seul détenteur, et que les parlementaires restent de simples délégataires : « ce que le peuple fait, seul le peuple peut le défaire. » Sans référendum, pas de transfert de souveraineté, quoi qu’en diront les défenseurs du traité de Lisbonne.

Une « souveraineté » galvaudée pour rassurer les Français

Il n’est pas seulement question d’une perte partielle de compétences étatiques, mais bien de l’abdication de la souveraineté d’un Etat, c’est-à-dire de la disparition de sa capacité à s’autodéterminer en tant que communauté de destin. Ainsi, loin des fédéralistes qui minimisent la portée de ce vote afin de ne pas alarmer les Français, Séguin demande aux parlementaires de s’accorder sur une chose : « l’importance fondamentale du choix auquel nous sommes confrontés ». Car, il le rappelle, « la souveraineté est un absolu », si le peuple est souverain, il n’a alors « de comptes à rendre à personne », pas même à la Commission européenne, pas même à la Cour de justice de l’Union européenne.

Les néologismes inventés en ce temps pour apaiser les craintes font alors figures de leurres. « La souveraineté partagée » comme « la souveraineté limitée » sont « autant d’expressions pour signifier qu’il n’y a plus du tout de souveraineté ! ». Le problème étant qu’à force de rhétorique niant la sémantique, les peuples se trouvent déboussolés, et se prennent alors les doigts dans un engrenage qui devient rapidement irréversible. Alors, dénoncer l’Union européenne, du fait du poids des traités dans l’ordonnancement juridique et économique de la France, apparaît rapidement comme n’étant plus « plus qu’une situation illusoire. »

L’illusion économique

Futur pays de cocagne pour les moins ambitieux, véritable eldorado pour les plus réalistes, à en croire les promesses des fédéralistes, l’Europe ne devait plus être que prospérité et croissance. La monnaie unique est en effet apparue comme le remède au climat politique morose de l’époque, le nouvel idéal vers lequel tendre. Grâce à elle, les scénarios sur la croissance, les investissements, et la balance commerciale étaient tous plus optimistes les uns que les autres… Les fédéralistes se sont alors pressés au portillon pour annoncer la bonne nouvelle, Jacques Delors en tête, promettant cinq millions d’emplois. François Mitterrand, comme à son habitude de roublard de la politique, saisit l’opportunité au vol en déclamant que « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir ».

Cet avenir ne semblait pourtant pas si radieux aux yeux d’un Philippe Séguin qui, déjà, alertait face à l’aveuglement de ses contemporains en martelant que l’euro ne se justifiait pas économiquement dans la mesure où « aucune statistique ne permet de conclure à un effet significatif du risque de change pour l’investissement. » Dans la même veine, il démonte la novlangue en expliquant qu’une Banque centrale « indépendante » était avant tout une Banque centrale irresponsable, qui n’aurait pas à répondre de son action devant les peuples. Puis, en précurseur, il démontre que mettre en place une monnaie unique pour une multitude de pays aux compétitivités qui diffèrent conduira inévitablement une polarisation des économies entre le Sud et le Nord, ce qui est aujourd’hui appelé par l’économiste Jacques Sapir « eurodivergence » et analysé par Joseph Stiglitz [1]. A l’heure de la croissance en berne, du chômage de masse, de la balance commerciale déficitaire, les illusions économiques des fédéralistes ont comme un goût amer.

L’Europe du naufrage économique

Mais Philippe Séguin ne se limite pas à une simple diatribe sur la monnaie unique, il développe tout le non-sens économique que représente la création d’une fédération continentale. Un ensemble de pays aux intérêts divergents ne crée pas des dispositifs législatifs en mesure d’être des optimums économiques, mais bien des moyennes. Chaque pays devant compromettre dans une certaine proportion ses intérêts, la situation n’est finalement intéressante pour personne.

A l’inverse, la coopération, en permettant la libre union des Etats souverains sur des projets précis, assure une convergence favorable à l’engendrement d’optimums, comme en témoignent les succès européens que sont Ariane et Airbus. Enfin, bien que libéral, il n’en reste pas moins gaulliste et n’est donc pas insensible à la question sociale, c’est pourquoi il se cabre face à l’harmonisation européenne, qu’il assimile plutôt à une convergence défavorable aux Français, celle-ci menant nécessairement à la destruction de leurs « conquis sociaux », selon l’expression du ministre communiste Ambroise Croizat. Il n’y alors pas de mal à comprendre pourquoi le référendum de 2005 s’est transformé en un véritable vote de classe [2]…

Un coup d’Etat démocratique ?

Le discours de Philippe Séguin ne fait finalement qu’étalage d’un référendum qui a été arraché aux Français, bernés par la confiance qu’ils accordaient à leurs représentants. Si crise de représentativité il y a, elle commence par cette démonstration de la fausse conscience dans laquelle s’est enfermée l’élite politique française. Il aurait ainsi été bienvenu, pour ne pas faire de 1992 « l’anti 1789 », que l’on cesse de « minimiser les enjeux » du traité, que l’on ne fonde pas un vote sur un monticule de promesses de faussaires, qu’il soit mis un terme au climat de « terrorisme intellectuel » évoqué par Séguin dans son discours. En effet, presque toute la caste politique et médiatique – à l’exception des communistes, des chevénementistes et d’une frange de la droite – s’anime comme un seul homme pour le « Oui ». Pierre Bérégovoy, Premier ministre de l’époque, affirme ainsi que « si l’on est bien informé, on doit choisir de voter oui [3] », tandis que François Mitterrand, lors de son débat télévisé du 3 septembre 1992 avec Philippe Séguin, ne redouble pas de pathétique et de sensiblerie pour adoucir les cœurs des Français et désarmer son adversaire en faisant étalage de son cancer et de sa souffrance.

NDLR : Pour mieux connaître l’obsession européiste de François Mitterrand et son abandon du socialisme, lire sur LVSL l’entretien de William Bouchardon avec Aquilino Morelle : « La construction européenne s’est faite contre le peuple français ».

Parce qu’il n’était pas question d’une réformette ou d’un simple changement statutaire, mais bien de la fin du politique et de la dépression d’un peuple qui en vivait, Maastricht est une tragédie française. Le règne fédéral est aussi le règle néolibéral : « Ce que cache la politique des comptes nationaux, ce que cache l’obsession des équilibres comptables, c’est bien le conservatisme le plus profond, c’est bien le renoncement à effectuer des choix publics clairs dont les arbitrages budgétaires ne sont que la traduction. »

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Cette tragédie n’est cependant pas dénuée d’une certaine justice. Elle a rendu grâce à Philippe Séguin qui peut s’enorgueillir, malgré le Goliath auquel il faisait face, du score très serré de 51% de « Oui ». Un tel pourcentage est un beau tour de force au vu de l’écrasante victoire des fédéralistes pronostiquée par les sondages de l’époque, et il est la preuve même de la force du débat d’idées auquel le demos est loin d’être insensible. Quarante ans plus tard, et malgré l’usurpation du résultat du référendum de 2005, la bataille pour que la France retrouve sa souveraineté reste toujours vive. Nombre de Français ne se résignent en effet pas à une situation dans laquelle ses représentants ont choisi de déléguer le pouvoir appartenant par peur d’avoir à l’assumer, se transformant de dirigeants en simples gestionnaires. Comme le faisait Séguin, il importe de rappeler à ces derniers que le pouvoir dont ils avaient la charge ne leur appartenait pas, qu’ils ne pouvaient se démettre sans démettre leur peuple. Ce faisant, c’est seul qu’ils l’ont laissé affronter la mondialisation prédatrice et la règle implacable de juges extérieurs. Pour Séguin, les divergences entre familles politiques doivent donc être transcendées pour récupérer le pouvoir. Selon lui, « il est des moments où ce qui est en cause est tellement important que tout doit s’effacer » pour mettre fin au « premier alibi de tous nos renoncements ».

Notes :

[1] Joseph E. Stiglitz, L’euro : comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, 2016, Les Liens qui Libèrent.

[2] Voir Jérome Fourquet, L’Archipel français, Seuil, 2019, ou le dernier entretien de LVSL avec François Ruffin.

[3] Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, 2005, Raisons d’agir.

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