Jeudi 26 septembre, vers 7 heures du matin, les habitants de Rouen se sont réveillés au son du signal d’alerte Seveso. Dans les villes à risque, cette sirène plane comme une ombre au-dessus de la population : dans les écoles primaires et les collèges, des exercices sont effectués en cas d’accident. Mais quand l’alarme retentit, rien n’est fait et le manque d’information prend le pas sur le choc de l’explosion.
L’usine Lubrizol n’en était pas à son coup d’essai à Rouen. Elle avait déjà fait parler d’elle en janvier 2013 avec la fuite d’un gaz malodorant dont l’odeur avait été sentie jusqu’à Paris et en Angleterre. Le site de Rouen est le premier qui a été ouvert par cette société de l’industrie chimique en 1954. Le site produit des additifs de lubrifiants de moteurs industriels et de véhicules. Au début de l’année 2019, l’entreprise a déposé une demande d’autorisation d’extension des capacités de stockage de substances dangereuses sur la partie de l’usine située à Rouen. L’absence de connaissances scientifiques particulières n’exonère pas que le fait de vivre à proximité d’usines constitue en soi un élément d’anxiété. Quand l’accident arrive, l’absence de réponses et la communication hasardeuse ne peut qu’amplifier les doutes et les craintes.
Un jeudi dans les médias qui laisse songeur
Si la mort de l’ancien président Jacques Chirac a éclipsé ce qui se passait à Rouen, la communication tant du Gouvernement que de la Préfecture a laissé celles et ceux qui vivaient les événements de même que les spectateurs et internautes songeurs. Nombre d’internautes ont néanmoins remercié le travail de France Bleu et plus largement de la presse locale qui tenait la population au courant de l’évolution de la situation.
Dès le jeudi soir, la hiérarchie de l’information a laissé place à des critiques. Un article paru dans le Paris-Normandie rapporte par exemple des propos de journalistes : « À moins que Chirac ne soit mort à Rouen, mon direct est fichu », établit une journaliste de France Bleu, pour France Info. « Bon, on parle un peu de l’incendie mais il faut vraiment qu’on le fasse réagir sur Chirac. Mon rédacteur en chef va me disputer si je n’ai pas ce son. Il ne prendra que ça en plus ». L’article du Paris-Normandie à cela d’intéressant qu’il montre l’écart entre le drame qui s’est produit dans la préfecture de Seine-Maritime, les attentes concernant le suivi et les impératifs de la presse. Ces derniers induisent des choix dans le traitement de l’information, qui s’ils ne sont pas des faits inédits ont pu renforcer le sentiment de dénuement de la population de Rouen.
Dans la presse et sur les réseaux sociaux, ces choix éditoriaux ont rapidement été critiqués. Cependant, les images spectaculaires ont été préférées à l’analyse. Ainsi, les spectateurs ont pu assister à des directs au cours desquels les intervenants expliquaient que la situation était maîtrisée avec l’immense nuage noir en arrière-plan. Les discours tenus sont également étonnants.
Face à l’incendie et au nuage qui s’est étendu sur plusieurs kilomètres, une dizaine de communes ont été confinées : la rive droite de Rouen, Bois-Guillaume, Mont-Saint-Aignan, Isneauville, Quincampoix, Saint-Georges-sur-Fontaine, Saint-André-du-Cailly, La Rue Saint Pierre, Cailly, Saint-Germain Sous Cailly, Canteleu, Bihorel et Bosc-Guérard-Saint-Adrien.
Outre le traitement médiatique, les éléments communiqués par la préfecture et le gouvernement et Christophe Castaner en premier plan semblaient en inadéquation avec ce qu’éprouvait les Rouennais. Les consignes données étaient notamment de demeurer à l’abri des fumées. Indépendamment du nuage, qu’en est-il des particules ? Face au manque d’information, les personnes à proximité de l’usine ont-elles eu des conduites à risque ? Si à Bonsecours ou au Petit-Quevilly, il ne fallait pas se confiner, la sûreté des personnes était-elle pour autant garantie ? Être en dehors du nuage ne signifie pas pour autant ne pas respirer.
De nombreuses images ont montré des traces noires sur du mobilier urbain ou des vitres. Dimanche, des retombées du même type étaient constatées à Lille. Ces retombées sont également tombées dans la Seine. Dès lors, ce sont les eaux et les sols qui se trouvent salis par cette pollution chimique. Quels choix seront faits concernant la pêche et l’agriculture ? Si dès jeudi il était expliqué qu’il ne fallait pas consommer les fruits à moins de les nettoyer en profondeur, quand sera-t’il possible de consommer des produits locaux propres ou du moins ne plus avoir peur qu’ils soient impropres à la consommation ?
Jeudi, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner jouait la carte de l’apaisement. S’il évoquait une certaine toxicité, il se voulait surtout rassurant. Cette communication d’urgence a surtout infantilisé la population locale en l’adjoignant à conserver son calme sans pour autant entendre certaines questions plus que légitimes. Le lendemain, la ministre de la Santé Agnès Buzyn déclarait quant à elle que « la ville de Rouen est clairement polluée par les suies. Nous demandons aux gens de les nettoyer en prenant des précautions, notamment en mettant des gants. Ça n’est jamais bon pour la population de toucher ce genre de produits ». Mais quels sont ces produits ? Quelle est leur composition ? Au ministère de la Transition écologique, personne n’a communiqué à ce sujet.
Lubrizol a se son côté peu communiqué, si ce n’est en établissant un suivi de l’état de l’incendie par voie de communiqué. L’entreprise dirige d’ailleurs rapidement vers la préfecture : « Les résidents de la région touchée peuvent obtenir davantage d’informations auprès de la préfecture de Seine-Maritime ici pour tout ce qui concerne les mises à jour et réponses aux questions fréquemment posées. Nous adressons nos remerciements à toutes les personnes impliquées dans la réponse à l’incendie ». Ne serait-ce pas d’abord à eux de communiquer des réponses concernant l’état de l’usine, le départ du feu et surtout les implications ou non sur la santé des produits partie en fumée ? L’odeur nauséabonde perdure dans Rouen et des habitants se plaignent de maux de tête persistants.
Une catastrophe industrielle qui ne dit pas son nom
France Bleu a révélé grâce à des sources internes chez Lubrizol que le toit qui a brûlé contenait de l’amiante. Cela vient s’ajouter au fait que l’usine était classée Seveso seuil haut. Des prélèvements ont été faits mais sans une analyse et des explications, ils demeurent extrêmement obscurs.
Incendie de #Lubrizol, les résultats des analyses sont en ligne
— paris_normandie (@paris_normandie) September 29, 2019
➡️ Premières mesures : https://t.co/PDBbpJUslx
➡️ Points de prélèvements de lingettes : https://t.co/STqBFP4Ktx
➡️ Analyses de lingettes : https://t.co/ZJj2GTM5IM
➡️ Analyses de canisters : https://t.co/xsQUOxDvUy pic.twitter.com/cyAGgnuxTD
Des analyses complémentaires sont toujours attendues. Les internautes et certains journalistes se sont laissés aller à quelques saillies et sarcasmes concernant les doutes qui perdurent comme par exemple le titre de 20 minutes qui a fait mouche sur Twitter.
A l’Assemblée nationale, Christophe Bouillon, député socialiste de la cinquième circonscription de Seine-Maritime a demandé vendredi l’ouverture d’une commission d’enquête. Delphine Batho va quant à elle proposer une commission d’enquête « sur l’action des pouvoirs publics relative à la prévention et la gestion de l’incendie (…) ainsi qu’à ses conséquences sanitaires et environnementales ». Du côté de la France insoumise, Eric Coquerel a demandé une enquête parlementaire ainsi qu’une enquête administrative. Les élus font des parallèles avec AZF, catastrophe industrielle qui a eu lieu le 21 septembre 2001. Ayant causé la mort de 31 personnes, cette catastrophe était notamment le fait de défaillances concernant notamment les conditions de stockage. Certains élus ont également rappelé que Lubrizol fait partie d’un holding qui appartient à Warren Buffett, troisième fortune mondiale en 2018 selon Forbes. Mardi 1er octobre, un certain nombre de Questions au gouvernement (QAG) revenaient également sur les événements : citons par exemple les interventions de Christophe Bouillon, François Ruffin, Hubert Wulfranc ou encore Damien Adam.
Ces éléments contribuent à renforcer un sentiment d’isolement et pose des questions plus profondes. Pourquoi des entreprises dont les incidents peuvent être lourds de conséquences pour la population et également l’environnement se situent si près de centres urbains ? Ainsi, indépendamment de la communication de crise, seule la préfecture continue à transmettre des informations. Mais un certain nombre de questions et d’inquiétudes n’auront pas disparu tant que davantage d’explications n’auront pas été apportées de la part de Lubrizol. Ce dramatique incident doit également amener à penser la place que certaines industries et usines occupent dans l’espace de même que l’intérêt à manier certains produits.