Dans l’ensemble des cinéastes français du second XXème siècle, François Truffaut s’est imposé, de son vivant mais surtout après sa mort en 1984, comme un des mythes les plus vifs, à la fois en France et à l’étranger. Solidement lié au mouvement dit de la Nouvelle Vague et aux Cahiers du Cinéma, au sein desquels il a exercé le métier de critique de cinéma, Truffaut a évolué parmi ces cinéastes incarnant un moment charnière dans l’histoire du septième art français – Godard, Rohmer, Chabrol, Varda pour citer les plus emblématiques, nourrissant un imaginaire contemporain qui l’associe à un cinéma “intello”, élitiste, s’adressant au monde des idées -, ce cinéma dont il s’est pourtant toujours défendu de toute appartenance. Comment peut-on dès lors cerner la politique du cinéma de Truffaut ?
Les sentiments plutôt que les idées
“Je m’intéresse aux relations plus qu’aux idées”, déclare Truffaut quand on l’interroge sur son rapport à l’art engagé. Il n’aura de cesse durant toute sa carrière de s’éloigner le plus possible de la figure de l’intellectuel – et de surcroît de celle de l’intellectuel engagé, dévorante dans la société française d’après-guerre. Celui qui ne cache pas son admiration pour Sartre dessine pourtant une ligne de démarcation très claire entre le domaine de l’intellect (“Je ne suis pas assez intelligent”, affirme-t-il encore au micro de Jacques Chancel en 1971) et celui, qu’il juge plus intuitif – mais pas moins complexe – des relations humaines et des sentiments. Choix d’artiste ; choix d’homme aussi : jamais François Truffaut ne s’est encarté dans un parti ou n’a même montré une quelconque proximité avec une famille politique – hormis peut-être dans la mobilisation de certaines références (Sartre, toujours). Il n’est ni un militant, ni un compagnon de route, même s’il s’est engagé pour certaines causes dans son parcours personnel et professionnel. Truffaut et son œuvre sont-ils dès lors apolitiques ?
Indéniablement, Truffaut est un conteur, un maître du récit, un cinéaste au service des histoires et des personnages qui les font vivre. Le père du concept de “politique des auteurs” s’astreint à un but très simple pour définir sa propre politique : raconter une histoire avec un début, des péripéties, une tension dramatique, et une fin, sans asservir cette histoire à la transmission d’un message ou d’une morale. Toutefois, la volonté de dépeindre la complexité des relations entre hommes et femmes, parents et enfants, au sein d’une société donnée est une constante dans l’œuvre du cinéaste. Toujours, ses films mettent en évidence des rapports de forces dans les relations amoureuses (Jules et Jim, Domicile Conjugal, La Sirène du Mississippi) ou familiales – ou plus encore intergénérationnelles (Les 400 coups, L’Argent de Poche). En filmant ses personnages, c’est sur la société entière que Truffaut pose son regard ; et c’est à chacune de ses composantes qu’il donne un moyen d’expression, dans un style dont la limpidité et la justesse tranchent avec le caractère indigeste d’un Rohmer par exemple. Sans lui attribuer l’étiquette de sociologue qu’il rejetterait probablement, permettons-nous d’avancer qu’il est un grand cinéaste social.
Un portraitiste à l’appétit démocratique
Le philosophe Jacques Rancière a remarquablement théorisé dans son ouvrage Politique de la littérature (2007) la puissance politique qu’une œuvre d’art – littéraire dans le cas de l’ouvrage – peut véhiculer intrinsèquement, en s’affranchissant d’un quelconque engagement de l’auteur ou du message politique qu’on attribue à l’œuvre en elle-même. Il montre à quel point Flaubert, Tolstoï, ou encore Brecht ont révolutionné en leur temps la politique de la littérature – en donnant à tous les sujets et objets possibles une capacité d’expression, en abolissant des hiérarchies de genre, en effaçant la frontière entre le vil et le noble dans l’art, ou encore en donnant la parole aux masses plutôt qu’aux “grands hommes”.
Si Truffaut n’a jamais exprimé une quelconque prétention de cet ordre (“Je n’ai jamais pensé révolutionner le cinéma”, déclare-t-il), l’analyse de Rancière peut éclairer la politique truffaldienne en opérant un transfert de la littérature au cinéma. Chez Truffaut, les protagonistes proviennent de toutes les catégories de population (ce sont tour à tour des enfants, des femmes, des hommes, des artistes, des employés, des médecins, des professeurs…), des objets banals et quotidiens peuvent occasionner des scènes mémorables ; nul n’est jugé trop bas ou trop haut placé pour que gravite autour de lui ou d’elle une histoire : “Il faut faire les petites choses comme si elles étaient grandes”, retiendra-t-on de L’Histoire d’Adèle H.. Mais c’est dans sa manière de filmer l’autre – et surtout, celui ou celle qui peut-être considéré(e) comme faible – que l’appétit démocratique et la sensibilité sociale de Truffaut s’expriment le plus clairement.
Ainsi, l’enfance, thème cher au cinéaste, a rarement trouvé meilleur porte-drapeau au cinéma. Que ce soit dans Les 400 coups, L’Argent de poche ou encore L’Enfant sauvage, on est frappé par ce regard porteur d’égalité que pose Truffaut sur ses sujets ; comme s’il avait passé ces tournages agenouillé pour (re)voir le monde à travers les yeux de l’enfance, en voulant se prémunir de tout jugement ou biais adulte. C’est tout de même sa vision de ce moment de la vie qui est exposée : un moment à la fois sublime et fragile, où l’appétit de liberté et de vie côtoient le besoin d’amour et de tendresse, où l’on “se cogne à tout, on se cogne à la vie” en étant finalement plus solide qu’on peut le croire (L’Argent de Poche, 1976). L’enfance, Truffaut ne s’en désintéresse jamais ; elle devient pour lui plus qu’un thème propre à son œuvre, à sa politique, une véritable cause qu’il ne peut s’empêcher de défendre en tant qu’homme (il s’engage à la fin des années 1960 contre l’enfance maltraitée, devient bienfaiteur de SOS Villages d’enfants).
La politique par l’auteur plutôt que le militantisme
Rattrapé par le militantisme, Truffaut, lui qui s’est un jour situé comme appartenant à “l’extrême-centre” du cinéma français ? Le cinéaste n’est pas resté inactif lors de certains combats. En mai 1968, alors que la France s’embrase, il participe aux actions qui mènent à l’annulation du Festival de Cannes pour manifester sa solidarité avec les étudiants et ouvriers grévistes. Parallèlement, il s’engage pleinement dans un bras de fer avec le Ministre de la Culture André Malraux qui tente de mettre fin aux fonctions du fondateur et directeur de la Cinémathèque française Henri Langlois. Aux côtés de ses camarades fréquemment surnommés les “Jeunes Turcs de la Nouvelle Vague”, et au milieu du tournage du troisième volet de la saga Doinel, Baisers Volés, Truffaut monte aux premières lignes du combat qui aboutit à la reconduite de Langlois. Néanmoins, il reste plutôt à l’écart des soubresauts politiques et de la rue en 1968 : François Truffaut n’est définitivement pas un militant, mais l’on retrouve dans ses engagements spontanés – et pas moins féroces – l’indéniable défense de certaines causes : l’enfance donc, le cinéma comme liberté et pouvoir de l’auteur, mais aussi, encore une fois, la démocratie comme garantie de la liberté d’expression de chacun. Ainsi, il se bat en 1970 aux côtés de Sartre et Beauvoir pour la parution de La Cause du Peuple – pas nécessairement pour son adhésion à la cause prolétarienne, qu’il met assez peu en avant en dépit d’une trajectoire politique allant incontestablement vers la gauche tout au long de sa vie, mais davantage par défense de la liberté d’expression.
Mais le coeur du sujet demeure la politique truffaldienne, sa politique d’auteur, autrement plus puissante que l’engagement du cinéaste. L’appétit démocratique de Truffaut mentionné précédemment se manifeste également par le renversement de certaines hiérarchies, le bouleversement d’un certain nombre de rapports de forces. Lorsqu’on lui demande d’expliquer le relatif échec du film La Sirène du Mississippi (1969), mettant en scène une histoire d’amour tourmentée entre Catherine Deneuve et Jean-Paul Belmondo, Truffaut identifie une cause centrale : c’est le non-respect de la hiérarchie de genre dans le couple, l’acte subversif qui consiste à faire de la femme non pas l’être qui subit, mais celle qui peut mener, manipuler, avoir l’ascendant, qui a dérangé dans une société française qui se remettait à peine de 1968 (“J’avais une histoire d’amour inversée. Je traitais Jean-Paul Belmondo comme une jeune fille vierge et Catherine Deneuve comme un aventurier. Je crois que cette inversion de sexes a choqué” expliquera-t-il a posteriori). La subversion, c’est aussi, en 1975, choisir de faire un film sur lequel plane constamment l’ombre du mythe Victor Hugo, mais sans jamais le faire apparaître et en focalisant l’attention sur Adèle, la jeune femme atteinte de folie obsessionnelle qui se cache derrière son père, et l’histoire tragique de sa sœur Léopoldine. Encore une fois, Truffaut donne la parole, se glisse dans la peau d’un personnage qui pourrait à bien des égards être considéré comme secondaire, dénué d’intérêt, trop faible : on retrouve cette politique flaubertienne mise en lumière par Rancière.
Truffaut, témoin “malgré lui” du XXème siècle et cinéaste populaire
Il y a donc presque constamment, chez Truffaut, l’idée de dépeindre la vie et la société telles qu’elles sont, en gommant au maximum les hiérarchisations que peuvent imposer certains genres cinématographiques. Il affirme ainsi avoir toujours chevillée au corps la nécessité dans ses films d’une “vérification par la vie”, ce qui induit une justesse rarement inégalée dans le traitement des rapports sociaux, humains. Lorsqu’on pointe le caractère parfois presque sociologique de son œuvre et qu’on lui demande s’il se considère comme un témoin du XXème siècle, Truffaut répond qu’il l’est “sans vouloir l’être, malgré [lui]”, ce qui pourrait bien résumer sa position face à l’engagement : un aspect de sa vie qui ne s’est jamais véritablement concrétisé dans le combat politique, mais bien dans sa propre politique d’auteur, dans le choix des thèmes qui sont autant de causes, dans l’égalité de traitement des objets et des sujets.
Dans la fabrication même du film, Truffaut ne se départit pas de sa conscience sociale : “Faire un film est acte social” déclare-t-il à Jacques Chancel toujours. Le tournage comme lieu de brassage des classes sociales par la rencontre du très large panel des métiers du cinéma – auteurs, maquilleurs, techniciens, scripts, producteurs, etc. – est un moment de création collectif et émancipateur auquel il rend hommage dans La Nuit Américaine (1973) où tous, du producteur à la stagiaire script, ont leur mot à dire. C’est dans cet amour absolu du cinéma, qui le pousse à faire tomber des barrières hiérarchiques, à nourrir un processus de création mais aussi de diffusion le plus démocratique possible, dans la croyance ferme que chaque sujet mérite d’être filmé et visionné par chacun que Truffaut est éminemment politique : du véritable cinéma populaire, au sens le plus noble du terme.
Crédits photos :
http://cinema.arte.tv/fr/article/francois-truffaut-en-4-minutes
http://www.telerama.fr/cinema/jean-pierre-leaud-francois-truffaud-l-histoire-d-une-longue-complicite,58761.php
http://ec-druye.tice.ac-orleans-tours.fr/eva/spip.php?article243
http://www.telerama.fr/cinema/truffaut-etait-il-petit-bourgeois,118584.php
http://www.unifrance.org/film/47/la-sirene-du-mississipi
http://www.notrecinema.com/communaute/v1_detail_film.php3?lefilm=16265