Et pourtant, c’est un beau métier, facteur…

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Devant le bureau de Poste Crimée, à Rennes, les postiers en grève contre la réorganisation de leur travail. © Yves Souben

Des gestes répétitifs, des cadences imposées par des algorithmes, un métier vidé de son sens. En grève depuis le 9 janvier, les facteurs de toute l’Ille-et-Vilaine protestent contre une nouvelle réorganisation de leur travail. Et dénoncent une pénibilité ignorée par leur direction.

Il faut prendre son courrier. Sortir de la voiture. Le distribuer. Lettre par lettre. Boîte par boîte. Revenir dans sa voiture. Et, un peu plus loin, recommencer. Prendre le courrier, sortir, distribuer. Lettre par lettre, boîte par boîte. Toujours les mêmes gestes, répétés pendant des heures.

On pense facilement que les mouvements répétitifs et le travail à la chaîne appartiennent au passé, au XXe siècle. C’est faux. Publiée le 20 décembre 2017, une étude du ministère du travail souligne que 42,7% des salariés en France doivent répéter continuellement une même série de gestes ou d’opérations. En 2005, ils étaient 27%. Le travail à la chaîne existait dans l’industrie, il s’impose désormais dans le secteur des services. Figures emblématiques du service public, les facteurs en savent quelque chose. Prendre le courrier, sortir de la voiture, distribuer, rentrer, sortir, distribuer, rentrer…

« A un moment donné, tu auras un accident avec ces gestes répétitifs », proteste Philippe Charles, délégué syndical de la CGT FAPT d’Ille-et-Vilaine. Ce mardi 9 janvier, il est avec les autres, sur le piquet de grève du bureau de Poste Crimée, à Rennes. Depuis une semaine, une partie des facteurs du département a arrêté le travail, pour protester contre une nouvelle « réorg’ », imposée par la direction de La Poste.

Des corps marqués par les cadences de travail

Présents depuis sept heures du matin, les grévistes se réchauffent auprès des braséros improvisés dans des bidons métalliques. Un peu plus loin, la sono crachotte du France Gall. « Résiste », encourage-t-elle les salariés. « Prouve que tu existes ! » Auprès des palettes qui se consument en flammes vives, ceux-ci énumèrent les derniers accidents, les souffrances du travail. Il y a les chutes des vélos, plus nombreuses depuis que La Poste est passée aux vélos électriques. On va plus vite avec moins d’effort, mais les accidents n’en sont que plus violents. Une cheville, un genou cassé.

Et puis surtout, il y a « les TMS », expliquent les délégués syndicaux. Avant de préciser : les troubles musculosquelettiques. Toutes ces maladies qui touchent les tissus mous : muscles, tendons, nerfs ; de loin les maladies professionnelles les plus courantes. « J’ai une militante de 45 ans qui est factrice », témoigne Yann Brault, secrétaire-adjoint de SUD PTT sur le département. « Elle a une capsulite, elle s’est décrochée l’épaule en distribuant le courrier. »

Il y a Nounours, aussi, qui se tient à côté du feu. Inutile de chercher pourquoi il veut se donner ce surnom, son imposante stature engoncée dans son blouson de cuir l’explique à elle seule. « Il a mal au dos, toute l’année », explique une de ses collègues factrices. « Depuis qu’on a les nouvelles positions de travail soi-disant ergonomiques, les cadences se sont accélérées », se plaint-il. A la lueur des flammes, il imite ses gestes de travail, pour trier son courrier avant de faire sa tournée. Aux mouvements amples du tri au jet se sont substitués les petits gestes du tri par casier, numéro d’habitation par numéro d’habitation.

Dans d’autres centres, la rationalisation du travail rend celui-ci plus pénible encore, à travers l’imposition des « tournées sacoches ». Le facteur n’a plus la possibilité de trier lui-même son courrier et de s’organiser en fonction de son terrain, il récupère sa sacoche déjà apprêtée et se contente de distribuer ses plis.

Les algorithmes, les pires contremaîtres qui soient

« L’accroissement des contraintes de productivité, l’intensification du travail dans un contexte de vieillissement de la population active expliquent au moins en partie l’augmentation des TMS », résume sobrement l’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS) sur son site. Les facteurs en savent quelque chose. L’âge moyen des salariés du groupe La Poste est de 47,2 ans. Mais surtout, ils sont confrontés à une intensification sans cesse de leurs tâches exigées.

« On a des tournées surchargées, démesurées, et donc des heures supplémentaires qui ne sont pas payées », dénonce Philippe Charles. Mandatées par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), des études indépendantes ont conclu que la charge de travail des salariés était sous évaluée, avec de nombreux dépassements des horaires officiels. Alors les facteurs s’adaptent. « Les collègues arrivent 30 minutes avant l’heure, détaille Christelle, ils ne prennent pas leur pause de 20 minutes pour finir à temps. »

« La charge de travail n’est plus calculée sur le terrain maintenant », déplore Philippe Charles. Les facteurs sont désormais livrés à des algorithmes, qui définissent le temps de travail nécessaire par tournée. Gare à ceux qui dépassent les horaires ainsi calculés. Le cégétiste témoigne : « on a des jeunes qui viennent nous dire qu’on les a engueulé, on leur dit qu’ils ne vont pas assez vite, qu’ils ne savent pas travailler ».

La direction de La Poste, de son côté, se base sur la baisse du courrier pour réorganiser le travail. « Le centre de Rennes Crimée a distribué 25 000 plis en moyenne chaque jour en 2017 », explique dans Ouest France le directeur de l’établissement, Stéphane Lavrilloux. Et de préciser : « c’est deux fois moins qu’il y a deux ans ».

Alors le groupe réduit ses effectifs, drastiquement. En 18 ans, 78 000 emplois de postiers ont été détruits au niveau national. Des tournées de distribution sont elles aussi supprimées. « En 1995, on avait 43 tournées » sur le centre postal de Rennes Crimée, se souvient Nounours. Il n’en reste que 22 aujourd’hui.

Perte de sens, perte de moral

Secrétaire adjoint du syndicat SUD PTT d’Ille et Vilaine, Yann Brault énumère les prochaines suppressions de tournées. « Il y en aura six au bureau Crimée, à partir du 23 janvier. Au bureau Colombier, une douzaine, au moins, dans trois mois. Et au mois de septembre, 3 ou 4 tournées seront supprimées, une douzaine au moins au bureau de Maurepas. »

Plus qu’accompagner la baisse du courrier, ces évolutions accentuent la charge de travail des facteurs. Le CHSCT a demandé une expertise indépendante pour motiver la nécessité de supprimer ces tournées sur les centres rennais. « La direction a refusé de transmettre les logiciels de calcul et les documents », indique Yann Brault. L’affaire a été portée devant la justice. A Grenoble, une réorganisation similaire a été suspendue pour les mêmes raisons.

Quant aux facteurs, ils doivent déjà se plier à la transformation du groupe en prestataire de services. Vérification de chauffe-eaux, tâches demandées par les copropriétés, visites aux personnes âgées… « J’ai dû faire des remises commentées de catalogues », décrit Christelle. « Il faut les remettre en mains propres, en faisant des commentaires. Les gens, ça les emmerde, mais on utilise quand même notre image pour vendre ces produits. » Surtout auprès des personnes âgées, qui ne sont pas touchées par les publicités en ligne.

« On perd le sens de notre métier », constate Philippe Charles. Auprès du feu, dans son blouson de cuir, Nounours confirme les propos du cégétiste. Plus que la douleur physique, c’est le moral des facteurs qui est touché par les réorganisations imposées. « Avant on avait la conscience professionnelle, mais ça s’épuise, on n’est plus motivés. » A ses côtés, Christelle tire le même constat. Avant de soupirer : « et pourtant, c’est un beau métier, facteur… »

Et qu’en pense la direction de La Poste ?

“Vous allez voir, si vous posez des questions sur la surcharge de travail des facteurs, la direction ne vous parlera que de baisse du courrier”, soupiraient les délégués syndicaux sur le piquet de grève. Contacté, l’attache de presse du groupe la poste pour la Bretagne propose immédiatement de venir à la conférence de presse du lendemain. Soit.

Les bureaux administratifs de la poste en Bretagne se trouvent dans l’ancien palais des commerces de Rennes, bâtiment emblématique dont les arcades longent la place de la République, en plein centre-ville. Accompagné par une vigile, on peut rejoindre les étages qui surplombent la poste centrale, inaccessibles habituellement au public. Lorsque vient le moment d’entrer dans la salle de la conférence de presse, une responsable tique.

“Je n’ai pas été prévenue de votre présence.” Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir répondu à l’invitation envoyée. Alors que le journaliste de Ouest France entre sans encombre, l’interrogatoire commence. “Est-ce que vous êtes un média local ? Est-ce que vous êtes politisés ? Est-ce que vous allez prendre en compte notre point de vue ?” On aurait bien aimé transmettre plus précisément les réponses du groupe La Poste aux divers témoignages recueillis. Seulement, un coup de fil au national de la poste plus tard, on se retrouve mis à la rue.  “On vous rappelle dans l’après midi pour que vous puissiez nous poser vos questions.” On attend toujours.

 

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