La politique étrangère constituera un sujet de débat inévitable lors des primaires du Parti démocrate et un révélateur des lignes de fracture au sein de l’organisation. Le favori Joe Biden incarne une ligne néoconservatrice, dans la droite ligne de la candidate Hillary Clinton à la présidentielle des États-Unis. Il s’oppose de front à Bernie Sanders qui, s’il est loin de promouvoir un pacifisme intégral, se fait l’écho de la critique des interventions militaires américaines de ces dernières années. Si de véritables débats n’ont pas encore eu lieu, on peut d’ores et déjà percevoir à quel point il sera difficile pour les candidats de repenser fondamentalement le rôle des États-Unis comme acteur géopolitique global, dans un pays marqué par une culture messianique de l’interventionnisme.
Le consensus de l’opposition à Trump
Donald Trump et son administration sont d’ores et déjà au cœur de tous les débats chez les démocrates. Le président républicain souffre d’une relative (quoique stable) impopularité depuis le début de son mandat[1], et les candidats démocrates à la présidence se placent unanimement en opposition avec son administration. Cependant, force est de constater que la politique étrangère de Trump ne constitue pas le cœur des discussions au sein de la primaire démocrate. D’après une enquête du Washington Post[2], parmi les quinze candidats ayant officiellement entamé leur campagne début avril, seuls trois d’entre eux ont dédié plus de 10 % de leur activité sur les réseaux sociaux à la politique étrangère, et il ne s’agit pas de candidats majeurs ; la majorité n’évoque presque pas le sujet, à l’instar de la sénatrice de Californie Kamala Harris, l’ancien représentant du Texas Beto O’Rourke ou le maire de South Bend dans l’Indiana Pete Buttigieg.
Plusieurs raisons peuvent être évoquées. L’électorat démocrate est traditionnellement plus préoccupé par la politique intérieure – les questions liées à l’assurance maladie, à l’emploi et au logement ont été au cœur du message démocrate lors des élections de mi-mandat (midterms) de 2018 et nombreux sont ceux qui imputent leur succès -les démocrates ont gagné 40 sièges à la Chambre des représentants – à ce retour aux préoccupations économiques et sociales. Lorsque le sujet est évoqué, les candidats à l’investiture démocrate trouvent facilement des points d’accord. Ainsi, presque tous condamnent la décision de Trump de quitter plusieurs traités internationaux, l’accord nucléaire avec l’Iran (le principal acquis diplomatique de Barack Obama) en tête, mais aussi l’accord de la COP21. Donald Trump, en décidant de sortir les États-Unis de ces accords internationaux, s’est placé dans la droite ligne néoconservatrice qui domine le Parti républicain depuis les années 1990, une ligne hostile au multilatéralisme et à tout accord contraignant pour les États-Unis. Le parti démocrate, lui, est historiquement plus favorable que son concurrent à la collaboration internationale, et la majorité des candidats à la primaire tiennent cette position.
Kirsten Gillibrand, sénatrice de New York, a par exemple déclaré qu’il n’existait pas de solution « seulement militaire[3] » à la situation en Syrie, et Cory Booker, sénateur du New Jersey, a critiqué le non-respect des lois internationales dans le déploiement de troupes en Irak et en Syrie[4]. En somme, ils reprochent à Trump d’agir de manière unilatérale et d’isoler les États-Unis.
L’héritage diplomatique de Barack Obama
Pour comprendre la vision des démocrates en politique étrangère, il est également nécessaire de prendre en compte l’héritage de Barack Obama. En effet, le département d’État, l’équivalent américain du Quai d’Orsay, s’est placé, sous la direction des secrétaires nommés par Trump, dans un certain nombre de domaines, dans la continuité des choix opérés par l’administration Obama. En réalité, une partie non-négligeable de la politique étrangère de Donald Trump ne se distingue pas fondamentalement de celle de son prédécesseur dans le bureau ovale[5].
Barack Obama représente au sein du parti démocrate une figure qu’on n’ose pas encore vraiment remettre en question.
Barack Obama avait adopté une politique étrangère moins agressive que son prédécesseur George W. Bush. Il répondait aux réquisits des entreprises américaines représentées par la chambre de commerce des États-Unis, désireuses de faire prévaloir leurs intérêts commerciaux, y compris dans des pays considérés comme hostiles aux États-Unis (Iran, Venezuela ou Cuba). Il s’alignait également sur la vision stratégique d’une partie de l’élite militaire américaine, persuadée que les violations répétées du droit international par George W. Bush nuisait au soft power américain, et ainsi à la pérennité de son hégémonie. Bien sûr, les interventions à l’étranger n’ont pas cessé d’être de mise lorsqu’il s’agissait de défendre les intérêts américains, mais à la différence de ce qui était pratiqué par George W. Bush ou Bill Clinton, l’intervention armée directe, surnommée boots on the ground, est minimisée. Elle cède ainsi le pas aux moyens indirects, comme l’envoi de conseillers militaires et la livraison d’armes auprès de groupes considérés comme alliés (en Afghanistan ou en Syrie), les sanctions économiques (contre l’Iran, le Venezuela ou la Russie) et surtout, les frappes de drones, qui constituent le fondement principal des interventions militaires américaines à l’étranger. L’armée américaine a ainsi mené des centaines de frappes dans plusieurs pays, principalement en Afghanistan, au Pakistan et en Libye sous le mandat de Barack Obama. Elles ont continué sous celui de Trump, sans interruption. Le seul changement apporté par le président républicain à cette politique a été de cesser de rapporter officiellement le nombre de victimes civiles, en mars 2019. Barack Obama représente, au sein du Parti démocrate, une figure qu’on n’ose pas encore vraiment remettre en question : aucun candidat à la primaire ne critique nommément l’ancien président ou sa politique.
Si les démocrates osent rarement critiquer directement l’administration précédente, ils doivent malgré tout faire face aux conséquences de ses décisions. L’un des sujets qui a préoccupé les démocrates depuis le début des primaires concerne l’intervention saoudienne au Yémen, qui bénéficie d’un appui logistique de l’US Navy depuis 2015, quand le secrétaire d’État était Ashton Carter, nommé par Obama. La grave crise humanitaire que cette guerre a provoqué, ainsi que l’assassinat présumé de Jamal Khashoggi à l’intérieur du consulat saoudien d’Istanbul, en octobre 2018, ont poussé les démocrates à dénoncer l’aide militaire américaine apportée aux Saoudiens. En mars 2019, Bernie Sanders, avec deux autres sénateurs, a présenté une loi au Sénat qui, invoquant la War Power Resolution de 1973, imposerait à l’administration Trump de retirer son soutien à l’intervention au Yémen. Malgré le passage de cette résolution par 54 voix contre 46, l’administration Trump n’a pas retiré l’aide matérielle apportée à l’intervention saoudienne et a déclaré que cela n’entrait pas dans le cadre de la War Power Resolution.
Néoconservateurs contre pacifistes ?
Bernie Sanders, en se faisant l’un des principaux soutiens de cette loi, envoie un signal fort à l’électorat démocrate défavorable à l’interventionnisme et se pose comme un leader parmi les autres candidats. En ralliant presque tous les démocrates à sa position sur le Yémen, il est parvenu à apparaître comme une voix écoutée en termes de politique étrangère, alors qu’il s’agissait d’un de ses points faibles en 2016. Cependant, les divisions internes ne s’effacent pas pour autant, Bernie Sanders restant une figure crispante pour les cadres du parti.
Si l’autre grande figure de la gauche du parti démocrate, Elizabeth Warren, sénatrice du Massachussetts, affiche comme Sanders la volonté de repenser la politique étrangère américaine, d’autres mettent au contraire en avant celle de réaffirmer la place des États-Unis comme leader mondial. C’est le cas de Joe Biden, qui vient d’annoncer sa candidature, mais qui avait déjà informellement commencé la course à l’investiture depuis plusieurs mois et qui se trouve d’ores et déjà en tête des sondages. L’ancien vice-président de Barack Obama pourrait fédérer autour de lui une partie de l’establishment ainsi que des électeurs démocrates conservateurs. S’il n’a pas encore dévoilé de programme précis, Joe Biden a fait de son expérience en politique étrangère un argument central de sa communication. Son soutien décisif à l’intervention en Yougoslavie en 1999 ou son vote en faveur de la guerre en Irak (il était alors président de la commission des affaires étrangères du Sénat) pourraient cependant lui porter préjudice : il représente un mode de pensée plutôt unilatéraliste qui n’est plus aujourd’hui une évidence dans le parti. Puisqu’il est l’un des artisans de la stratégie des frappes de drones et qu’il continue, même après la fin de son mandat, d’appeler au renforcement des sanctions contre la Russie[6], Joe Biden fera figure, dans l’arène démocrate, de représentant des faucons de Washington. Il sera peut-être l’un des seuls, tant l’opinion de la base démocrate semble s’être tournée contre l’interventionnisme.
Les positions opposées de Sanders et Biden représentent une fracture au sein du parti, mais aussi de la société américaine.
Ce changement d’opinion pourrait être capté par Bernie Sanders, qui, parmi les candidats, a formulé les critiques les plus extensives envers la politique étrangère américaine. Sans défendre le régime de Maduro, il s’est éloigné des prises de positions de ses collègues en faveur d’une intervention au Venezuela, dénonçant les nombreuses interventions des États-Unis en Amérique latine au cours de l’histoire comme illégitimes et avertissant qu’ils ne devaient pas « suivre à nouveau la même route. » Il dénonce également le bilan humain et financier de la « guerre contre le terrorisme », et n’hésite pas à qualifier le Premier ministre d’Israël, Benjamin Netanyahou, de « raciste », des propos qui le distinguent très clairement des faucons, mais aussi de ceux que l’on appelle, sur la colline du Capitole, le blob : l’ensemble des parlementaires démocrates et républicains se rangeant à l’opinion de l’establishment diplomatique américain (nous devons le terme au conseiller d’Obama Ben Rhodes). Cependant, si Bernie Sanders critique les interventions abusives et les violations des droits de l’Homme commises par les États-Unis, il n’est pas un tenant de l’isolationnisme. Influencé par la lecture de Michael Walzer (auteur de l’essai Guerres justes et guerres injustes, à l’influence considérable) il n’exclut pas la participation des États-Unis à ce qu’il qualifie de guerres justes. Partisan de l’intervention des États-Unis en Afghanistan en 2001 ou du bombardement de l’OTAN au Kosovo en 1999, il se démarque parfois de ses soutiens les plus pacifistes comme Noam Chomsky. Ses violents affrontements avec les néoconservateurs américains ne devraient donc pas voiler un certain nombre d’accords de fond avec l’establishment du Parti démocrate ; entre autres, le droit pour les États-Unis d’user de ses prérogatives de super-puissance pour intervenir dans un pays tiers, à des conditions et selon des modalités qui varient considérablement.
Confrontées par la campagne des primaires, les positions opposées de Sanders et Biden représentent une fracture au sein du parti, mais aussi de la société américaine entière. Elle existe depuis la guerre froide et oppose une culture de l’interventionnisme parfois messianique, qui a resurgi durant les années Bush fils et qui est reste entretenue dans l’espace médiatique, et une culture pacifiste née pendant la guerre du Vietnam et ravivée par celle d’Irak, qui est toujours vivace au niveau militant. Entre ces deux pôles, on trouve le legs d’Obama, visant à placer les intérêts commerciaux et le soft power américains au premier plan, sans abandonner l’interventionnisme lorsque celui-ci n’est pas jugé contre-productif pour l’hégémonie américaine.
La politique étrangère sera un sujet que les candidats qui survivront au caucus de l’Iowa et à la primaire du New Hampshire les 3 et 11 février 2020 ne pourront pas éviter. D’autres sujets jusqu’ici mis de côté devront également être abordés par les candidats, tels que le libre-échange, le Venezuela ou l’Iran. Les divisions apparaîtront alors inévitablement. Verra-t-on des candidats converger vers les positions de Bernie Sanders et de Joe Biden, affichant la profonde division du parti aux yeux de tous ? Ou les autres candidats, s’il en reste, voudront-ils trouver une position médiane en revendiquant l’héritage de Barack Obama, moyen confortable de se démarquer du bellicisme de Biden et de Trump tout en évitant d’en produire une critique de fond ?
[1] FiveThirtyEight, « How popular is Donald Trump? », https://projects.fivethirtyeight.com/trump-approval-ratings/?ex_cid=rrpromo. Au moment de la rédaction de cet article, Donald Trump a une cote de popularité d’environ 42 %, un score proche de la moyenne depuis son inauguration.
[2] Kevin Schaul et Kevin Uhrmacher, « The issues 2020 Democrats are running on, according to their social media », The Washington Post, 8 avril 2019. https://www.washingtonpost.com/graphics/politics/policy-2020/priorities-issues/?noredirect=on&utm_term=.04a98d0eb6e4#tag-foreign-policy
[3] https://twitter.com/SenGillibrand/status/850399283568312321
[4] https://www.nytimes.com/2018/01/23/opinion/syria-tillerson-constitution-trump.html
[5] Randall Schweller, « Three Cheers for Trump’s Foreign Policy: What the Establishment Misses », dans Foreign Affairs, 97 (Septembre/Octobre 2018), p. 133-143.
[6] https://www.foreignaffairs.com/articles/2017-12-05/how-stand-kremlin