Un simple coup d’œil à la table des commentateurs de BFM-TV le dimanche soir du second tour de la primaire de la Belle Alliance Populaire, qui a couronné Benoît Hamon face à Manuel Valls, suffisait à montrer à quel point le club fermé de l’éditocratie télévisuelle – Brunet, Barbier, Duhamel et autres – n’avait (encore) pas prévu un tel résultat dans son logiciel bien huilé. Au-delà du réflexe anti-hamoniste primaire de ses “experts”, qui prouve qu’ils détestent ce qui les désarçonne, il est intéressant de noter leur recours à une rhétorique bien connue : le procès en utopie. Décryptage de ce non-argument, degré zéro du débat politique qui n’en est plus à une absurdité près : repeindre Hamon en héraut de la gauche radicale, par exemple…
Sur BFM, une micro-bulle éditocratique méprisante
C’est désormais devenu une sorte de rituel : à chaque événement politique son cortège d’invités sur les plateaux télé. Des « experts » politiques, véritables petits soldats du décryptage et de l’analyse, généralement éditorialistes de leur état. Parmi eux, Alain Duhamel, Christophe Barbier, l’indéboulonnable Franz-Olivier Giesbert ou encore Eric Brunet. Brunet, sur lequel cela vaut le coup de s’arrêter cinq secondes, pour le plaisir : l’homme a en effet poussé l’expertise à un très haut niveau, écrivant en 2012 avant la présidentielle un livre intitulé Pourquoi Sarko va gagner (désormais rangé au rayon « science-fiction et uchronies » chez votre libraire), et prédisant il y a quelques mois un second tour Sarkozy-Hollande en 2017. Et BFM a toujours le souci de connaître son avis, c’est prodigieux. Mais bref, ce n’est pas le sujet ici.
Le soir de la victoire de Benoît Hamon, la scène est surréaliste. Tous s’accordent à dire que la victoire du candidat Hamon est la victoire de la « gauche utopiste ». Qui a donc gagné, par supposition, face à la gauche du réel, la gauche vallsiste, la gauche sérieuse : autant dire la droite. Les commentaires ce soir-là, dont on vous passe les détails, étaient plus méprisants les uns que les autres. Estampillé idéaliste et utopique, le programme de Hamon est balayé d’un revers de main. Ici c’est le vrai monde, un peu de sérieux. Hamon, candidat du revenu universel, est loin du réel : pire encore, il est le candidat de la jeunesse. Une jeunesse qui est, dixit le présentateur de BFM ce soir-là Alain Marschall, « révoltée, on le sait, rebelle ». Oui, vraiment, quoi de plus méprisable que la jeunesse, celle qui veut le changement. La jeunesse, ce mauvais moment à passer avant l’âge adulte, la fin des “conneries”, la maturité, et le retour dans le moule de la conformité. Présenter Hamon en candidat des jeunes, dans la bouche de ces journalistes, c’est lui retirer tout crédit, le faire retomber en enfance politique, en quelque sorte.
Les idées vs. la vraie vie véritable
Cette rhétorique, c’est celle des procès en utopie. Elle cherche à écarter, sans avoir à débattre ou contre-argumenter, toutes propositions ou idées politiques qui visent à bouger les lignes. Car l’utopie, c’est le domaine du rêve, de l’impossible : bref, quelque chose qui n’arrivera jamais, donc à quoi bon prendre en compte les idéalistes, ces doux rêveurs. Plus grave encore, derrière ces procès, les utilisateurs de cette rhétorique contribuent à forger l’idée que l’ordre actuel – c’est-à-dire l’ordre capitaliste néo-libéral, qu’il avance à découvert et avec agressivité sous les traits de François Fillon, ou masqué sous une couche de social-démocratie hollandienne – n’est pas le fruit des idées. Il serait naturel, ce serait le « réel », la « vraie vie », le « sens de l’Histoire »… et tout ce qui sort de son cadre est donc par définition hors de ce réel.
C’est évidemment faux. Le système actuel n’est certainement pas tombé du ciel par la grâce de Dieu, mais est bien le produit de courants de pensées, de décisions politiques, d’accords internationaux, qui ont contribué à le mettre en place. Derrière toute décision politique, il y a une certaine idée de ce que doivent être les choses. Ce qui est en politique n’est que la conséquence du débat autour de ce qui doit être. Il est essentiel de le réaffirmer, sinon tout pluralisme est en réalité impossible : derrière l’ordre socio-économique actuel, il y a la main de l’Homme. Et ce que l’Homme a fait, il peut bien entendu le défaire. Rien n’est immuable, rien n’est inamovible, ni gravé dans le marbre. Derrière cette rhétorique, qui a pris la forme d’un anti-hamonisme idiot ce soir-là, il y a la volonté consciente ou inconsciente de naturaliser l’ordre actuel pour mieux disqualifier toute réforme qui n’irait pas dans le sens de son renforcement. C’est le propre de tout système de pensée de vouloir faire croire qu’il est un horizon indépassable, et c’est là qu’il devient le plus dangereux.
Quand la rhétorique touche à l’absurde
Surtout, là où le commentaire politique devient absurde et surréaliste, c’est quand cette rhétorique est utilisée pour décrédibiliser Benoît Hamon. A écouter les « experts » du dimanche – littéralement – on aurait vite fait de croire que ce qu’il propose est révolutionnaire, un projet fou, qui propose de redistribuer toutes les cartes. Alors qu’il a en réalité un programme de gauche, certes, mais de gauche PS : il n’y a rien de bien utopique là-dedans. La France de Hamon serait sensiblement la même qu’aujourd’hui, toujours social-libérale, toujours dans l’Union Européenne, toujours soumise au régime des retraites de Sarkozy. Niveau utopie, on reste loin de l’El Dorado de Candide, vous en conviendrez.
Ses idées neuves, comme le revenu universel, qui lui valent d’être taxé d’idéaliste, ne sont en réalité neuves que dans une perspective française. Au Canada, le revenu universel a été testé à une échelle municipale dans les années 1970. C’est vous dire si l’idée est nouvelle…
Il y a ainsi bien des façons de critiquer Benoît Hamon, et d’ouvrir un débat fondé sur son programme. Le fait que la rhétorique de l’utopie lui soit appliquée témoigne de toute la vacuité de cette dernière. Cela en dit long également sur la crispation du système. Les éditocrates cités plus haut sont les chiens de garde de ce système, qui du reste les entretient, les nourrit et leur garantit des bonnes places grassement payées à commenter du vent en brassant de l’air. Si Hamon, qui n’est pas plus anti-système qu’Emmanuel Macron, est disqualifié à leurs yeux pour cause d’idéalisme, on vous laisse imaginer le traitement réservé aux pensées réellement alternatives, qui visent non pas à légèrement bousculer les choses, mais à les renverser pour proposer du neuf…
Cette rhétorique n’est assurément pas nouvelle. À chaque époque, ceux qui proposaient des idées dangereuses pour la caste au pouvoir ont été anathématisés comme des rêveurs et des utopistes. Aujourd’hui, c’est la résistance au néolibéralisme qui est criminalisée comme une idée folle ; hier, c’était la mise en place d’une République. « Ne pas être républicain à 20 ans, c’est ne pas avoir de cœur ; l’être toujours à 30 ans, c’est ne pas avoir de tête », déclarait le monarchiste François Guizot il y a près de deux siècles. Même propos, même recours à la jeunesse comme une phase à dépasser : les époques changent, les procédés argumentatifs des puissants restent les mêmes.
Qu’on se rassure, le système s’essouffle et l’usage de cette rhétorique usée en est la preuve : BFM-TV peut bien s’égosiller à défendre le prétendu monde réel, qui ne donne plus aucune gage de son efficacité et qui de fait perd chaque jour un peu plus de crédibilité ; le monde réel de demain, lui, est déjà en construction, et il se passera très bien de toute pseudo-expertise en flux continu.
Crédits photos :
http://www.karimadelli.com/index.php?rub=medias&pg=dans-la-presse&spg=&act=2016-09-19-bfm-tv-500-millions-d-europeens-le-revenu-universel-est-il-une-nouvelle-utopie
http://www.la-croix.com/France/Politique/Les-jeunes-socialistes-force-militante-Benoit-Hamon-2016-12-29-1200813462
http://fr.feedbooks.com/book/5261/l-utopie
Une : http://www.humanite.fr/un-ete-pau-un-ocean-de-poings-fleur-de-pau