Ce 5 décembre 2017 cinq professeurs rattachés à l’université de Galatasaray, en Turquie (Hakan Yücel, Tuba Akincilar, Basak Demir, Asli Didem Danis Senyuz et Omer Aygün) seront jugés pour avoir signé une pétition pour la paix. C’est en tout dix-neuf professeurs qui passeront au tribunal lors de ce mois de décembre. Ce procès témoigne de la situation difficile des universitaires, jugulés dans leur tentative de dénonciation du pouvoir.
« Nous ne serons pas complices de ce crime ». Telle est la pétition qui engagea la répression des universitaires turcs depuis janvier 2016. Le groupe nommé « Barış İçin Akademisyenler » (BAK, Universitaires pour la paix) s’est formé en 2012 sous l’impulsion de plusieurs chercheurs et chercheuses de toute la Turquie. Il a pour but de défendre les droits humains et milite pour les droits des prisonniers et des Kurdes. La pétition, regroupant 1128 signataires, dénonçait les horreurs des massacres sur les Kurdes de Diyarbakir. Mais le lendemain de la virulente pétition à l’encontre du président Erdoğan une attaque terroriste a fait treize morts à Istanbul. Lors de son discours le président s’en prend directement aux signataires de pétition : « La trahison de ces pseudo-intellectuels, qui portent la carte d’identité fournie par cet Etat, et de plus perçoivent majoritairement leurs salaires de l’Etat, et qui vivent dans un niveau de prospérité bien au-dessus des moyens du pays. »
Ce sera au tour des proches du parti du pouvoir AKP (Adalet Ve Kalkinma Partisi, parti de la justice et développement) et de la droite radicale de les accuser. Cette attaque médiatique vise à la stigmatisation de ces chercheurs, qui pour un certain nombre, ont témoigné leur soutien au parti adverse de gauche HDP (Halkarin Demokratik Partisi, Parti démocrate des peuples) lors des élections législatives. Outre l’engagement du parti en faveur d’un processus de paix dans les zones kurdes, l’attaque envers les universitaires est le moyen d’assurer la réforme économique visant à en finir avec le statut de fonctionnaire à vie pour un statut contractuel à durée limitée. Quelques jours après le discours du président ce sont vingt et un signataires qui sont arrêtés pour « propagande terroriste ». Par la suite, la tentative de putsch du 15 juillet 2016 va encore permettre au pouvoir de raffermir sa politique.
Dans un entretien à la revue Mouvements, Ayşen Uysal, chercheuse en science politique à l’Université Dokuz Eylül d’Izmir, explique que l’enceinte universitaire n’est plus un lieu sûr. Les étudiants de droite radicale ont posté les photos des professeurs concernés sur des sites internet et dans des journaux. Cette ambiance délétère pousse des étudiants bienveillants à l’accompagner lors de ses déplacements dans l’université par crainte d’attaques. Un véritable traumatisme ressort de cet entretien. L’impression d’un étau politique et judiciaire se resserrant sur soi à mesure que tous les collègues engagés lors des législatives sont perquisitionnés, arrêtés, incarcérés. Pour beaucoup de ces universitaires les nuits sont devenues des longs moments d’attente où l’on reste éveillé jusqu’à cinq heures du matin pour prévenir de l’arrivée de la police.
Malgré les premières attaques, une partie des signataires se sont réunis deux mois après pour réaffirmer leur conviction et leur adhésion à la pétition. Le lendemain, les quatre chercheurs ayant lu la lettre en public sont emprisonnés. Le pouvoir fait preuve de réactivité face à toute velléité de contestation. Cependant, le 12 janvier 2016, quand Erdoğan attaque la pétition pour la paix, le nombre de signataires passe de 1128 à 2212.
L’aide internationale
Face à la force étatique le réseau international devient un relais de la contestation. Chaque universitaire joue de ses relations à l’étranger pour rendre compte de la situation. L’essor que prend la pétition devient crédible à l’international. La première conférence internationale du groupe a eu lieu le 18 janvier en France à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) dont certains professeurs sont membres comme Hakan Yücel. Cela a permis de mettre en relation divers chercheurs du monde entier qui ont témoigné leur soutien. Une autre conférence est organisée en mars et cette fois-ci avec des visioconférences de professeurs de Turquie, des Etats-Unis, d’Allemagne et d’Angleterre. Le CISUP (Comité International de Solidarité des Universitaires pour la Paix) est formé à l’occasion et tente de soutenir les accusés lors des procès. La BAK a vu naître des noyaux d’organisation dans d’autres pays : BAK Fransa, BAK Almanya, Bak Ingiltere.
Ces filiales, ainsi que ces diverses universités de Turquie, tentent d’alimenter une caisse de solidarité pour financer les déplacements et les conférences des chercheurs mais également pour venir en aide aux chercheurs limogés qui n’ont plus de revenus. Néanmoins cette aide reste minime et précaire. Le licenciement des professeurs a pris de l’ampleur avec la tentative de coup d’Etat. On s’aperçoit alors qu’il y a deux manières de renvoyer les professeurs. Soit de manière directe par un décret qui les prive par la suite de droits sociaux fondamentaux et même du passeport, soit de manière indirecte avec une pression forte qui les pousse à prendre leur retraite pour garder leurs droits sociaux.
Au mois de février 2017 on totalise 330 universitaires limogés de leur fonction, la moitié ayant signé la pétition en question. Nul doute que le silence de l’Europe s’explique par les tractations avec le gouvernement concernant les réfugiés et leur maintien en dehors de la zone européenne.
Vincent BENEDETTO
Sources :
« Continuer la lutte en exil ou rester en Turquie ? Entretien avec Aysen Uysal et
Selim Eskiizmirliler », Mouvements 2017/2 (n° 90), p. 82-91.
DOI 10.3917/mouv.090.0082
https://barisicinakademisyenler.net/node/427
https://www.youcaring.com/academicsforpeaceinturkey-763983
http://www.telerama.fr/idees/gardes-a-vue-d-universitaires-turcs-Erdoğan-s-emballe-l-europe-se-tait,136925.php