Quand la France dénonçait les bombardements israéliens

© Hugo Baisez pour LVSL

Durant ses douze années de gouvernement, Benjamin Netanyahu a pu bénéficier de bonnes relations avec la France. Ni les bombardements indiscriminés, ni l’extension de la colonisation dans les territoires palestiniens n’ont soulevé les critiques des présidents Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron. Ce dernier s’est montré d’un soutien sans failles à l’égard de son homologue israélien durant les récents affrontements entre le Hamas et Israël. Au point d’en oublier que les relations entre la France et l’État hébreu se sont révélées plus d’une fois difficiles sous la Vème République, avant le tournant atlantiste progressivement opéré sous le mandat de François Mitterrand.

Alors que les violences ayant fait plus de 250 morts entre le Hamas et Israël ont pris fin le 21 mai dernier, à la suite d’un cessez-le-feu négocié par l’intermédiaire de l’Égypte, Jean-Yves le Drian déclarait au sujet de la stratégie française au Proche-Orient vouloir poursuivre une politique des « petits pas » (L’Express 24/05/2021). Voilà qui semble résumer l’ambition hexagonale, dont la position paraît désormais loin de la doctrine définie par le fondateur de la Vème République, lors d’une conférence de presse quelques mois après la guerre des six jours en 1967 : « La France ne tient pour acquis aucun des changements réalisés sur le terrain par l’action militaire ». Tout en réaffirmant le soutient de la France à l’État d’Israël « dans ses frontières justes et reconnues », cette vision gaulliste, caractérisée par une neutralité exigeante, apparaît aujourd’hui comme de plus en plus marginale.

Symbole d’une diplomatie en perte d’influence et alignée sur les États-Unis, ou simple désintérêt pour un processus de colonisation que l’on ne désigne plus que par ses « escalades » et autre mécaniques de « spirale de la violence » (Emmanuel Macron, 13/05/2021) ? Si le dossier israélo-palestinien ne figure plus en haut de l’agenda diplomatique, au grand dam des populations de Gaza et de Cisjordanie, les manifestations en solidarité à la Palestine – ainsi que diverses enquêtes d’opinion – suggèrent pourtant une insatisfaction populaire par rapport au positionnement de l’exécutif.

Le rééquilibrage de la politique française sous l’impulsion du Général de Gaulle

Historiquement, la position française s’est dans un premier temps orientée du côté d’Israël au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sous l’influence d’une partie de la SFIO. De Gaulle, qui fonde la Vème République en 1958, choisit de rééquilibrer l’action diplomatique de la France en réaffirmant le droit du peuple palestinien à disposer d’un État, tout en condamnant la conquête de nouveaux territoires par Israël, en particulier lors de la guerre des Six jours.

Cette politique, qui entre dans le cadre d’un rapprochement plus global avec les pays arabes, entrepris après le fiasco de l’expédition du canal de Suez et la signature des accords d’Évian en 1962, permet également au général de se distinguer des États-Unis, ardents défenseurs d’Israël. Pour autant, les liens avec Israël sont loin d’être rompus, et si la France déclare en 1958 avoir cessé ses programmes d’aides en faveur de l’accès d’Israël à l’énergie atomique, comme pour la construction de la centrale de Dimona, ceux-ci se poursuivent sous la Vème République, de même que les exportations d’armes telles que les fameux chasseurs bombardiers Mirage III fabriqués par Dassault. Ceux-ci sont largement utilisés par Israël pendant la guerre des Six jours. Ainsi, 72 appareils sont livrés à Israël par la France en 1961 et le dernier contrat de ce type date de 1966 – de quoi relativiser en partie la thèse largement mythifiée d’un de Gaulle érigé en héraut du peuple palestinien.

De fait, il faut attendre 1967, à la suite d’une victoire éclair d’Israël sur l’alliance entre l’Égypte, la Syrie et la Jordanie – qui permet au pays de s’offrir la bande de Gaza, Jérusalem-Est ainsi que le plateau du Golan – pour que soit proclamé un embargo français sur les exportations d’armes à destination d’Israël. De Gaulle, qui le 15 juin 1967 condamne en conseil des ministres ce qu’il qualifie « d’agression israélienne », réaffirme quelques mois plus tard, au cours de la fameuse conférence de presse du 27 Novembre 1967, qu’il ne reconnaîtra pas l’annexion des territoires conquis militairement par Israël grâce à une guerre que le pays a lui-même déclenchée. Au même moment, de Gaulle réitère son soutien aux peuples arabes en rappelant la politique « d’amitié, de coopération, qui avait été pendant des siècles celle de la France dans cette partie du monde » – idéalisant au passage la période coloniale, la politique d’extraction des ressources et les guerres d’indépendance qui s’en sont suivies.

Cette politique initialement pro-arabe, largement influencée par de Gaulle, se poursuit chez ses successeurs, Pompidou et Giscard. Michel Jobert, ministre des affaires étrangères de Pompidou, résumera en 1973 la position française, au commencement de la guerre du Kippour, déclarant au sujet de l’offensive syro-égyptienne : « Est-ce que tenter de remettre les pieds chez soi constitue forcément une agression imprévue ? ».

L’ère Mitterrand : fin de la « politique arabe », mais soutien de la cause palestinienne

Les mandats de Pompidou et de Giscard ont pour l’essentiel préservé les grandes lignes de la politique gaullienne : soutien d’une solution à deux États, vote d’une résolution onusienne en 1976 bloqué par les États-Unis « affirmant le droit inaliénable à l’autodétermination, incluant le droit d’établir un état indépendant en Palestine » et même reconnaissance de l’Organisation de Libération Palestinienne (OLP) en tant qu’« interlocuteur qualifié ». Il faut attendre l’élection de François Mitterrand en 1981 pour voir une nouvelle évolution de la position française sur ce dossier.

C’est en particulier son discours à la Knesset de 1982, insistant sur le nécessité de créer un État « palestinien », qui permet l’envoi d’un nouveau signal fort à destination des peuples arabes… tout en aidant à la reconnaissance de l’État d’Israël sur la scène internationale, Mitterrand étant le premier président de la Vème République à se rendre sur son territoire. Le soutien de de la France mitterrandienne à l’OLP, bien que constant, est cependant marqué par un alignement relatif de la France sur la position américaine. Ce soutien, matérialisé à l’été 1982 par l’envoi de troupes chargées d’évacuer des soldats de l’OLP retranchés au Liban alors attaqué par Israël, culmine en mai 1989 avec l’invitation officielle de Yasser Arafat à Paris. François Mitterrand n’en reste pas moins convaincu que le processus de paix implique un de bonnes relations avec l’État d’Israël, et c’est sous son mandat que la position française va se rapprocher de celle des États-Unis, à rebours de la politique d’autonomie diplomatique héritée de l’époque gaullienne.

C’est en effet Mitterrand qui, dans un premier temps, reviendra sur la déclaration de Venise des États de la CEE soutenu par Giscard en juin 1980, qui prévoyait notamment « la reconnaissance des droits légitimes du peuple palestinien » et appelait Israël « à mettre fin à l’occupation des territoires maintenue depuis le conflit de 1967 », au profit du « processus de paix » prévu par l’accord de paix signé entre l’Égypte et Israël au Camp David. Ce dernier ne fait mention d’aucun droit à l’autodétermination ni du statut de Jérusalem, tandis que l’OLP n’y est aucunement consultée. Point de départ d’un tassement de la position spécifique de la France sur ce dossier ?

La conférence de Madrid en 1991, l’intervention militaire de la France coordonnée par les États-Unis lors de la guerre du Golfe contre Saddam Hussein – pourtant allié de Yasser Arafat -, de même que les accords d’Oslo en 1993, soulignent tour à tour la prédominance américaine et la perte d’une vision spécifiquement française sur le dossier.

L’effacement de la France par l’alignement sur les États-Unis

Certains qualifient désormais Mitterrand de « pro-israélien éclairé » (Sieffert, 2004) au regard de son basculement relatif et implicite de la France en faveur de la politique d’Israël. La mandat du président socialiste marque surtout l’acceptation d’un rôle assez secondaire de la France sur le dossier au profit des États-Unis.

La couverture médiatique de la visite de son successeur Jacques Chirac à Jérusalem en 1996 escorté par des policiers israéliens qui l’empêchaient d’entrer en contact avec des Palestiniens a bien, pour un temps, réaffirmé le soutien symbolique de la France à la cause palestinienne. Pour autant, l’événement n’en reste pas moins mineur au regard de l’impact diplomatique de la France. Peut-on parler dans ce cadre d’une nouvelle vision française sur le conflit israélo-palestinien ? Car si l’on peut retenir la « posture » gaullienne de Chirac comme l’illustrera son opposition à l’invasion de l’Irak en 2003, il n’en reste pas moins que la « voix » de la France sur le conflit ne se fait pas entendre. Côté socialiste, l’arrivée de la gauche plurielle et de Lionel Jospin au poste de premier ministre n’ébranlera pas le statu quo, D’autant que le Parti socialiste apparaît profondément divisé sur la question, comme le révèle l’affaire Boniface au début des années 2000.

L’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 ne viendra pas non plus bouleverser le positionnement français. À ce sujet, le discours prononcé par ce dernier à la Knesset en 2008 se contente de rappeler les « tendances lourdes » (Mikaïl, 2010) de la diplomatie française, soit la reconnaissance de Jérusalem comme capitale des deux États, la négociation des frontières sur la base de la ligne de 1967 et le traitement de la question des réfugiés palestiniens. Surtout, la réintégration de la France au sein du commandement intégré de l’OTAN, qu’elle avait quitté en 1966, symbolise le retour de la France au sein d’un paradigme militaire largement dominé par les États-Unis.

Au-delà du symbole, c’est la capacité de la France à développer une diplomatie, sinon indépendante, du moins autonome, qui est mise en question. Bien que le processus semble avoir été enclenché de longue date, l’alignement atlantiste de la France au sein d’un cadre encore déterminé par le « grand frère » américain semble bloquer toute initiative française d’envergure.

Ainsi, le quinquennat de François Hollande, s’il marque le soutien de la France au statut d’observateur pour l’Autorité palestinienne au sein de l’ONU en novembre 2012 ou encore de l’UNESCO à compter de 2016, ne remet pas en cause l’alignement sur la position américaine. On notera au passage l’invitation, restée lettre morte, de l’Assemblée Nationale à une large majorité qui avait « invité » le gouvernement français à reconnaitre l’État de Palestine en 2014. Alors que les territoires effectivement contrôlés par l’Autorité palestinienne sont déjà pratiquement inexistants, la décision du gouvernement Hollande de ne pas suivre l’avis de la représentation nationale semble révélatrice, si ce n’est d’un manque de vision à long terme sur le conflit, d’un manque de courage politique – ceci alors même qu’une dynamique européenne semblait s’être enclenchée avec la reconnaissance de l’État palestinien par la Suède la même année.

Dernièrement, Emmanuel Macron, en continuateur d’une diplomatie pour le moins timide, estimait en 2017 lors d’une visite du président de l’Autorité palestinienne qu’une reconnaissance unilatérale de la France ne serait pas « efficace ». Réelle stratégie à long-terme ou simple manque de volonté politique sur le sujet ? L’initiative tripartite entre la France, l’Égypte et la Jordanie a surtout brillé par son retard, huit jours après le début des hostilités, et ce sont le blocage puis le réveil américain qui semblent avoir pesé sur Netanyahou après que l’armée a estimé avoir atteint ses objectifs militaires.

Loin d’une vision gaullienne, dont il convient de mesurer la portée au vue des engagements militaires réels des débuts de la Vème République, la « voix » de la France pourtant toujours revendiquée au gré des discours, semble s’être effacée progressivement au profit des « petits pas » d’Emmanuel Macron et de Jean-Yves le Drian. 4300 roquettes, 250 morts et 50 000 réfugiés gazaouis pour une victoire revendiquée de part et d’autre : l’urgence du drame israélo-palestinien ne cesse pourtant d’interpeller.