Quand les westerns se gentrifient

Monument Valley / Wikimedia Commons

Sortis à quelques semaines d’intervalle, Les Frères Sisters de Jacques Audiard et La Ballade de Buster Scruggs des frères Coen remettent le western à l’honneur. Dans le sillage de Quentin Tarantino, nombreux sont les cinéastes pour lesquels ce genre qu’on croyait désuet redevient une sorte d’étape créative obligée, tout en suscitant l’enthousiasme d’un nouveau public.

Ni omniprésent, ni vraiment démodé, le western semble être devenu le « genre guest » de ces dernières années. Les cinéastes les mieux cotés du moment y reviennent tour à tour, par exclusivités périodiques – pensons seulement à Alejandro González Iñárritu, les frères Coen, Jacques Audiard, Quentin Tarantino et bientôt Mel Gibson[1]. Comme si l’archaïque épopée de la Conquête de l’Ouest devenait la nouvelle pièce d’épreuve à réussir pour se couvrir de chic et, affectant un air entendu, entrer en connivence avec un public à moitié esthète averti, à moitié fan de pop culture.

Ce western qui donne l’impression de se « gentrifier » en s’offrant de tels retours événementiels peut surprendre, surtout si l’on se souvient que le genre, même au temps de sa gloire, même pour ses chefs-d’œuvre, n’a (presque) jamais reçu d’Oscar[2]. Au milieu des années 1950, des réalisateurs méritants comme George Sherman ou André De Toth venaient au western parce qu’il était le prérequis attendu de n’importe quel travailleur de l’industrie cinématographique. Et voilà qu’en ce début de XXIe siècle, tout le gotha des cinéastes condescend au western pour mieux prendre la pose devant l’Histoire du cinéma.

Audiard à l’Ouest

C’est à la fois dans cette lignée et dans cette perspective que s’inscrit la démarche – a priori assez inattendue – du Français Jacques Audiard, fils du père des dialogues des Tontons Flingueurs et réalisateur de l’inoubliable Un prophète, ou encore de Dheepan, Palme d’or à Cannes en 2015. Les Frères Sisters fait le pari du western à travers l’adaptation d’un roman bien ficelé de Patrick De Witt, paru en 2013. Charlie l’impulsif et Eli le sentimental sont deux tueurs à gages chargés par le mystérieux « Commodore » de se débarrasser d’un chercheur d’or après lui avoir dérobé sa formule miraculeuse pour révéler les gisements d’or. Impitoyables devant l’ennemi, les deux hommes n’en sont pas moins liés par un pudique amour, par un souci mutuel qui tranche avec leur froideur dans l’assassinat. D’Oregon City à Frisco et l’American River, leur descente des États du Pacifique – chose rare pour un western, on y voit l’océan – donne mille obstacles à cette fraternité pour s’affirmer… Jusqu’à se refermer contre le monde.

L’amateur du genre regrettera le choix décevant des lieux de tournage franco-espagnols, et surtout la mise en scène assez peu « westernienne » – il faut le dire – qui peine à nous convaincre de nous trouver ailleurs que dans des forêts ou des campagnes quelconques. C’est à croire que continue de planer sur le film, à un siècle de distance, le vieux complexe français de la plaine camarguaise ; cette plaine où, à l’époque du muet, des cinéastes ou acteurs parisiens comme Joë Hamman faisaient singer les ruades des cowboys par des gardiens des Saintes-Maries-de-la-Mer.

Mais là où la mise en scène banalise les Grands Espaces, un éclairage qu’on pourra qualifier, cette fois, de positivement européen, contrebalance cette banalité et regagne largement le plaisir du spectateur. Les jeux esthétiques sur les clartés dans l’ombre, les éclats de feu et les luminescences s’alternent et se transforment délibérément. L’ensemble forme un heureux système qui prend aussi un sens thématique : on peut évoquer la pétaradante scène d’ouverture, ou le rendu visuel de ce fameux « secret » censé faciliter la recherche d’or. Quant à la scène finale, plan-séquence original (et originaire) qui se déplace dans le temps et en huis clos, elle ponctue de façon très belle l’aventure sentimentale – la seule qui valait, décidemment – unissant les frères Sisters, ces Adelphes du crime.

Les Coen en balade

The Ballad of Buster Scruggs, sorti le 16 novembre et produit pour la plateforme Netflix, confirme largement le souci de perfection visuelle de ce gentrified western, d’autant plus que les frères Coen, déjà rompus au genre depuis True Grit (2010), cherchent davantage à dialoguer avec ses gimmicks et transfigurent bien mieux ses emblématiques Grands Espaces. Bien sûr, la commande de Netflix n’est pas indifférente à la proposition d’un film à sketches, et les connotations associées au conte – notamment par le livre feuilleté à chaque transition entre les différents épisodes – laissent suspecter l’appât du film de Noël. Les six fables recueillies ne sont d’ailleurs pas d’égal intérêt, loin s’en faut, mais certaines d’entre elles, par l’originalité du scénario, la variation des registres, percutent intelligemment le genre, tout en rappelant le meilleur des réalisateurs de Fargo et de Burn After Reading.

On pense à l’épisode The Gal Who Got Rattled, où une choquante absurdité dispose du destin d’Alice Longabaugh, jeune femme décidée à émigrer vers l’Oregon mais dont le frère a disparu en cours de route. La scène, notamment, de l’affrontement final, sommaire mais virtuose, force l’admiration. Le sketch suivant, All Gold Canyon, est tout entier encadré par un grand cerf qui contemple d’avides chercheurs d’or s’entredéchirant pour violer une vallée immaculée. Le rendu esthétique ainsi que le beau survol des passions humaines inscrivent cette histoire dans la meilleure tradition de la wilderness, clin d’œil évident à la vitalité de l’écologie des parcs naturels et du nature writing littéraire aux États-Unis[3].

Aux vallées luxuriantes et aux pistes où achoppent les charriots bâchés répond la précarité des as de la gâchette dans The Ballad of Buster Scruggs, le sketch titulaire du film. De loin le plus citationnel de tous, l’épisode distille baroque et grotesque dans le genre, donnant un résultat à mi-chemin entre la veine « spaghetti » et les swinging cowboys des années 1930 (on y retrouve une précieuse relique : le bon vieux costume blanc de Gene Autry). Enfin, signe des signes, l’aventure est embrassée et comme garantie par l’horizon tutélaire de la Monument Valley de John Ford. L’ironie métaphysique qui voit se succéder prouesses magistrales et revirements brutaux, mais aussi le simplisme voulu de certains effets spéciaux, pourront déconcerter d’entrée le spectateur. Mais ils lui rappelleront aussi que les frères Coen restent ce qu’ils sont, même sur le set en carton-pâte d’une ville-frontière. Et au fond, rien d’illogique : qu’est-ce qu’un six-gun pourrait changer à l’inconfort du chat de Schrödinger?[4]

Luca Di Gregorio

[1] Avec un remake de The Wild Bunch de Sam Peckinpah, prévu pour 2019 ou 2020.

[2] Sauf quelques exceptions très distantes dans le temps, comme le très oubliable Cimarron de Wesley Ruggles (1931) ou les très cultes Dances with Wolves de Kevin Costner (1991) et Unforgiven (1993) de Clint Eastwood.

[3] Et sur ce mouvement, on se permet de renvoyer à L. Di Gregorio, Le Sublime Enclos. Le récit de la nature américaine au défi des parcs nationaux, Rome, Quodlibet, 2018.

[4] Cf. A Serious Man (2009).

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