40 ans après Bloody Sunday : l’Irlande du Nord toujours fracturée par les séquelles de la guerre civile

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« How long must we sing this song ? » « This song », celle que le groupe irlandais U2 a intitulé « Sunday Bloody Sunday », en référence à un sombre dimanche de 1972 où quatorze manifestants catholiques trouvèrent la mort sous les balles de l’armée britannique, a été érigée au rang de symbole de la guerre civile irlandaise. Ce conflit politique et religieux de plusieurs décennies opposa les « républicains », partisans d’une Irlande catholique unifiée, aux « loyalistes », fidèles à la couronne d’Angleterre. Combien de temps encore les échos de la guerre civile se feront-ils entendre ? En 1998, la signature des Accords du Vendredi saint y mettait officiellement fin. En vingt ans, le recours aux armes a cédé la place à la confrontation des mémoires et des symboles. Un nouveau champ de bataille sur lequel trouvent à s’exprimer les fractures de la société nord-irlandaise, qu’aucun accord de paix n’a pu réparer. 


C’est l’un des points d’achoppement majeurs des discussions autour de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne : le statut de la frontière qui sépare la République d’Irlande, indépendante, des six comtés composant l’Irlande du Nord, rattachée au Royaume-Uni. Le Brexit ouvre la porte à un scénario pourtant explicitement rejeté par les signataires des accords de paix de 1998, qui ont mis fin à trente ans de guerre civile dans le pays : la mise en place, le long de la ligne entre les deux Irlandes – qu’actuellement aucun signe distinctif ne trahit – des mêmes dispositifs de contrôle et de filtrage qu’à n’importe quelle frontière entre l’Union européenne et un pays non-membre. Une solution que de nombreux nord-irlandais considèrent comme inenvisageable, voire dangereuse : « Qu’ils remettent des hommes armés à la frontière, et on aura tôt fait de les tuer » déclare ainsi Daniel, un vieil homme ayant toujours vécu à Derry-Londonderry. Le nom même de cette ville nord-irlandaise, à la frontière avec le Donegal (République d’Irlande), témoigne de la profonde division de la société nord-irlandaise. Certains républicains voient dans l’appellation « Londonderry » une traduction de l’impérialisme britannique sur ce qu’ils considèrent comme des territoires occupés, tandis que les nationalistes revendiquent par ce symbole leur appartenance à l’union entre la Grande Bretagne et l’Irlande du Nord. Pour ces derniers, c’est l’hypothèse de l’établissement de contrôles frontaliers renforcés qui isoleraient l’Irlande du reste des îles britanniques qui échauffe les esprits, en faisant craindre une dislocation du Royaume-Uni. Ainsi, les débats autour du Brexit ne font que révéler des lignes de fracture qui n’ont jamais cessé de structurer la société nord-irlandaise.

Des siècles de domination britannique

L’Irlande du Nord est une entité géographique issue de la guerre d’indépendance irlandaise de 1919-1921, au cours de laquelle les séparatistes catholiques se soulevèrent contre l’emprise coloniale britannique. Une entreprise victorieuse qui se solda par la création de l’État libre d’Irlande au Sud, mais qui consacra par là même la partition de l’île, la Couronne conservant dans son giron les six comtés à majorité protestante. La discrimination des populations catholiques, entretenue par un système électoral inégalitaire et la répression violente par l’armée britannique de toute revendication séparatiste constituèrent un terrain favorable au déclenchement, à la fin des années 1960, de ce qui est nommé les « Troubles » : trente années de guerre civile rythmées par les attentats des groupes paramilitaires (l’IRA, Irish Republican Army pour les républicains et l’UVF, Ulster Volunteer Force pour les loyalistes), qui firent plus de 3500 morts. Après plusieurs déclarations de cessez-le-feu, c’est finalement la signature par les autorités politiques d’Irlande du Nord, de la République d’Irlande et de la Grande-Bretagne des Accords du Vendredi saint, le 10 avril 1998, qui permit d’échapper à la spirale de la violence, en accordant un statut de semi-autonomie à l’Irlande du Nord. Ces accords sont cependant loin de satisfaire les aspirations des plus radicaux. Pour ces derniers, ils ne font que maintenir l’assujettissement économique et administratif injustifié d’une partie de l’Irlande à la Grande-Bretagne et confèrent aux catholiques nord-irlandais un statut de minorité culturelle, insupportable au regard de l’histoire.

Catholiques contre protestants ?

On aurait tôt fait de réduire cette division à celle, pluriséculaire, qui oppose les catholiques aux protestants, associés respectivement aux républicains et aux loyalistes. S’il est vrai que ces deux catégories se recoupent de manière relativement serrée, nombreux sont ceux qui affirment que la religion n’est pas le principal responsable de l’organisation de la société en deux pôles antagonistes. Pour ceux-là, le clivage politique et identitaire l’emporte sur la question religieuse. Davantage que comme une finalité, celle-ci s’affirme comme un moyen utile à l’expression et à l’organisation des revendications communautaires : elle est de ce fait même hautement susceptible d’être instrumentalisée. En conférant une dimension sacrée aux objets de conflit et de division de la société, elle les éloigne en effet du terrain du politique. Il n’en reste pas moins que pour décliner leur identité, la plupart des Nord-Irlandais commencent par renseigner leur appartenance religieuse, preuve de la place déterminante que celle-ci occupe dans les relations interpersonnelles. Une propension à lire le monde social selon l’unique prisme catholique/protestant que certains Nord-Irlandais préfèrent tourner en ridicule : une boutade assez répandue au sein des deux communautés veut que n’importe qui se présentant comme juif se verra de suite rétorquer « mais juif catholique ou juif protestant ? »

Si l’appartenance confessionnelle conditionne assez largement l’identité sociale des Nord-Irlandais, cela est avant tout la conséquence d’une polarité qui structure la société Nord-irlandaise, antérieure aux questions religieuses, qu’entretiennent discours et institutions. Outre l’association quasi-immédiate au camp des républicains ou à celui des loyalistes, cette identification détermine en effet souvent le lieu de résidence et de scolarisation. Dès le plus jeune âge, un enfant Nord-Irlandais apprend à se définir comme membre d’une des deux communautés, mais surtout contre ceux de l’autre. En Irlande du Nord, où seules 6% des écoles réunissent à la fois des catholiques et des protestants, il n’est pas rare d’entendre de jeunes adultes affirmer n’avoir presque jamais adressé la parole à une personne de l’autre camp. Dans les villes comme Belfast ou Derry-Londonderry, drapeaux et fresques murales indiquent clairement l’appartenance d’un quartier à l’une des deux communautés. Tandis que, dans le quartier de The Fountain, passages piétons et panneaux de signalisation sont repeints aux couleurs du drapeau britannique, dans celui du Bogside, on trouve sur chaque mur le portrait d’un martyr de la cause républicaine. Chaque communauté réinvestit ainsi les événements historiques pour les transformer en symboles mémoriels. Un nouveau champ de bataille sur lequel chacun vise à faire triompher sa conception de l’identité Nord-irlandaise et de son histoire, inépuisable source de références à l’héritage disputé.

Dans les esprits, la guerre civile

Des objets de conflit tirés de l’histoire, mais également de l’actualité internationale : sur les Murals, immenses fresques murales, le visage de Bobby Sands – militant républicain incarcéré à Maze et décédé en 1981 après soixante-six jours de grève de la faim, Margaret Thatcher ayant refusé de lui octroyer le statut de prisonnier politique – jouxte ceux de prisonniers palestiniens ; le drapeau irlandais alterne avec celui de la Catalogne. Le clivage de la société Nord-irlandaise est ainsi entretenu en permanence par de multiples références exogènes, qui dépassent les frontières irlandaise et britannique et ne cessent d’en renouveler les modalités. Se percevant comme un peuple sous occupation étrangère, celle de la majorité protestante fidèle au Royaume-Uni, certains au sein de la population catholique sont particulièrement sensibles au thème de la colonisation et affichent par là même leur solidarité avec tous les peuples assujettis à l’échelle internationale : les Palestiniens, victimes de l’emprise colonisatrice israélienne ou, dans une moindre mesure, les nationalistes catalans, considérés comme soumis au joug espagnol. Si la comparaison est loin de faire consensus, elle a le mérite d’attester de la prégnance, dans les mentalités, du paradigme de la guerre civile.

Une grille de lecture qui conditionne tous les débats de société et de politique extérieure, mais également de nombreux autres aspects de la vie sociale a priori moins politisés. Tourisme, musique, style vestimentaire, sport etc. autant d’éléments qui permettent d’associer un citoyen Nord-Irlandais à l’une ou l’autre des communautés. Les plus fervents défenseurs de l’Angleterre lors de la dernière Coupe du Monde de football de 2018 se trouvaient réunis dans le pub The Royal (Belfast). Lors de la défaite de l’équipe anglaise contre la Croatie, les larmes des supporters contrastent avec les cris de joie du pub situé à quelques mètres de là à peine, fréquenté par des républicains. A la question « qui supportez-vous ? », ces derniers sont nombreux à répondre « anyone but England » (« n’importe qui d’autre que l’Angleterre »).

Pour autant, absence de communication et rivalités symboliques sont loin d’être les seuls vestiges de la guerre civile. Si les deux camps ont officiellement abandonné la lutte armée, des heurts ponctuels sont régulièrement reportés et des associations comme Cooperative Ireland regrettent l’influence toujours bien réelle de paramilitaires retraités au sein des communautés. Chacun des deux camps accuse l’autre d’entretenir un climat de violence et d’endoctriner les plus jeunes en glorifiant l’action de l’IRA et de l’UVF. Des tensions exacerbées à l’occasion de célébrations annuelles, qui sont pour chaque communauté l’occasion de témoigner de son poids démographique et de sa capacité à faire corps. Ainsi, chaque année, à l’approche du 12 juillet, villes et villages d’Irlande du Nord se préparent à accueillir une des plus grandes manifestations loyalistes : la marche orangiste célébrant la mémoire de la bataille de la Boyne, qui en 1690 donna lieu à la victoire du roi protestant Guillaume III d’Orange sur le catholique Jacques II. Si dans certains comtés l’ambiance est plus festive que violente, à certains endroits l’événement donne régulièrement lieu à des affrontements directs, poussant certaines familles catholiques à quitter leur ville le temps d’un week-end. Lors des festivités, les cris de ralliement cèdent parfois la place à des insultes à peine dissimulées envers les républicains et la culture irlandaise. Symbole ultime de la conflictualité et apogée de la soirée, les immenses bonefires, réunions de centaines de personnes autour de drapeaux irlandais en feu. A Belfast, où a lieu le plus grand bonefire d’Irlande du Nord, les flammes atteignent également des drapeaux palestiniens et européens, que l’imaginaire collectif associe désormais largement à la cause républicaine.

Réparer les fractures

Certaines voix s’élèvent cependant, qui refusent de considérer ces factures profondes comme inaltérables, comme des bases immuables sur lesquelles reposerait l’avenir des six comtés. Elles font échos à un discours de plus en plus partagé, celui de centaines de Nord-Irlandais se déclarant comme la « majorité silencieuse », enjoignant les responsables politiques à cesser de lire chaque débat à l’aune de la lutte pour ou contre la réunification. De nombreuses associations, en partenariat avec certaines municipalités, cherchent à mettre en place des espaces de rencontre et de dialogue, où l’identité de citoyen Nord-irlandais primerait sur celle de républicain ou de loyaliste, de catholique ou de protestant : expositions, clubs de débats dans les bibliothèques publiques, cellules de réflexion sur la rénovation urbaine, etc. Des programmes dits de « réinsertion » s’adressent spécifiquement aux anciens prisonniers républicains. Ils visent à leur permettre de développer une identité sociale en-dehors de leur étiquette d’ancien combattant. Alors que les enfants fréquentent encore des squares différenciés selon leur appartenance communautaire, les programmes scolaires sont constamment revisités afin d’offrir la vision la plus nuancée et factuelle possible du conflit. Une version commune à tous qui pourrait rivaliser avec celles issues de leur socialisation primaire – les discours variant évidemment selon la religion et l’histoire de la famille – et ainsi servir de base à la formation de leurs idées politiques. Pour autant, il ne s’agit en aucun cas d’ignorer la multiplicité des mémoires héritées du conflit ou de nier l’importance des divisions politiques qui continuent d’irriguer la société. Ces initiatives ont avant tout pour mérite de remettre en cause leur caractère naturel, irrévocable, indépassable. Et de relativiser cette notion exigeante qu’est la paix et son corollaire, l’absence de toute forme de racisme ou d’intolérance, qui ne se résume pas à l’absence de guerre mais doit pouvoir s’incarner dans chaque structure de la société.