Quelle révolution l’art peut-il produire ?

À l’automne dernier, des activistes du collectif « Just Stop Oil » aspergeaient de soupe Les Tournesols de Vincent Van Gogh, exposé à la National Gallery de Londres, en signe de protestation contre l’inaction climatique. Quelques jours plus tard, au Musée Barberini à Potsdam, deux autres militants projetaient de la purée sur Les Meules de Monet. Ces actions fortement médiatisées avaient suscité de vifs débats, entre les partisans d’un art sanctuarisé et ceux revendiquant son utilisation au service de la cause climatique. Est-il utile et juste de détruire, même de manière factice, une œuvre d’art pour rendre visible l’urgence climatique ? Les relations entre l’art, la vie et le politique sont en réalité plus complexes que ne le suggère ce questionnement utilitaire. En effet, la création artistique peut effectuer ce que le sociologue Pierre Bourdieu nomme, dans son livre sur le peintre Édouard Manet, une « révolution symbolique » : transformer les catégories mêmes à travers lesquelles le réel est perçu et révéler des possibilités de l’existence individuelle et collective.

Pour une sociologie des révolutions symboliques

Le travail du sociologue Pierre Bourdieu peut nous éclairer sur deux aspects. Tout d’abord, au sujet du rapport à l’art construit à travers les musées, comme autant de lieux de reproduction des inégalités sociales où risque de se creuser un fossé entre expérience vécue et appréciation artistique légitime. Dans son livre L’amour de l’art (1979), il s’essaie notamment à penser les liens entre les institutions muséales, comme gardiennes des œuvres de la « culture légitime » et les structures de domination économiques et sociales. Alors que les musées semblent être ouverts à tous, et que des politiques de démocratisation de ces institutions en permettent une visite relativement peu coûteuse, Bourdieu et son équipe réalisent une enquête en interrogeant les visiteurs à leur sortie de l’institution. Ils constatent ainsi que la grande majorité des visiteurs sont issus des classes dominantes. De plus, il remarque que le temps passé devant une œuvre mais aussi la façon de l’aborder diffère considérablement en fonction de la classe sociale. Il montre ainsi les formes d’intimidation que ces institutions provoquent et qui révèlent les inégalité en termes de « capital culturel ».

La création artistique peut néanmoins aller à l’encontre de ces barrières sociales – les artistes se construisant parfois en rupture avec les codes dominants du discours artistique de leur temps. C’est pourquoi, le deuxième aspect du travail de Bourdieu nous invite à considérer l’art comme le lieu de possibles insoupçonnés. Dans son dernier cours au collège de France, consacrée à une analyse détaillée de l’œuvre d’Édouard Manet, Bourdieu explore la notion de « révolution symbolique ». Alors que le peintre est désormais considéré comme un artiste « légitime » par excellence, il semble difficile d’imaginer le scandale qu’ont provoqué ses tableaux au moment de leur première exposition. L’exemple typique est celui du Déjeuner sur l’herbe (1863), aujourd’hui si peu subversif, et canonisé par l’histoire de l’art, qu’il est même représenté sur des boîtes à gâteaux.

Tout dans ce tableau brisait pourtant les codes artistiques établis au dix-neuvième siècle, comme en témoigne le choc des critiques d’art, constituant le « champ culturel » dans lequel le peintre était plongé. Le grand format du tableau, généralement réservé aux sujets de « valeur » comme les scènes épiques ou celles de batailles, était cette fois utilisé pour une scène de vie quotidienne – un pique-nique impliquant des personnages visiblement issus des classes populaires. Manet insère également un modèle nu, probablement une prostituée, qui regarde le spectateur, et trouble sa contemplation passive. Quant à la nature morte, sur le côté gauche du tableau, exécutée cette fois-ci selon les codes en vigueur, elle est interprétée par Bourdieu, comme un clin d’œil du peintre aux critiques, cherchant à signifier qu’il est aussi bien capable de maîtriser les codes de son temps, que de les transgresser.

« Deux siècles plus tard, il n’est toutefois pas certain que le caractère « révolutionnaire » de Manet soit encore perceptible, sinon à travers le regard de cette femme énigmatique, interrogeant par conséquent la postérité des œuvres subversives. »

Bourdieu cherche ainsi à comprendre le geste créatif du peintre et suggère qu’il contribue à transformer les normes du champ artistique, par le décalage qu’il opère entre les attentes du champ social dans lequel il s’inscrit et l’expérience sensible qu’il engage. Deux siècles plus tard, il n’est toutefois pas certain que le caractère « révolutionnaire » de Manet soit encore perceptible, sinon à travers le regard de cette femme énigmatique, interrogeant par conséquent la postérité des œuvres subversives. Pour autant, le rapport de l’artiste à son champ social suffit-il à approcher les enjeux du geste de création ? Il en va peut-être aussi d’une révolte personnelle, pouvant transmettre le courage nécessaire à des créations futures.

De l’artiste au public : révolutionner le quotidien

Qu’en est-il alors de l’expérience qui ramène l’artiste face à la toile ? Il s’agit d’une lutte première, plus ou moins consciente, dont des artistes comme Van Gogh témoignent, et qui se manifeste d’abord dans la relation du peintre avec l’espace de la feuille de papier ou de la toile. Van Gogh écrit ainsi dans une lettre à son frère Théo : « Tu ne sais pas combien il est décourageant de fixer une toile blanche qui dit au peintre : “Tu n’es capable de rien” ; la toile a un regard idiot, et elle fascine certains peintres à tel point qu’ils deviennent eux-mêmes idiots. Beaucoup de peintres ont peur de la toile blanche, mais la toile blanche a peur du peintre véritable, passionné, qui ose – et a surmonté la fascination de ce “tu n’es capable de rien”. »

Van Gogh exprime ici la nécessité de puiser dans une certaine expérience marginale, pour contester réellement les fausses évidences de la vie. Ce sont alors les possibilités d’une « folie » inventive qui surgissent, dont quelque chose sera peut-être communiqué au spectateur. Sa manière de peindre les paysages, les natures mortes, ou encore les objets du quotidien construit un rapport radicalement nouveau au monde, et son travail peut être qualifié de révolutionnaire dans le même sens que celui de Manet. Que le peintre ait d’ailleurs rencontré d’extrêmes difficultés à vendre ses toiles est une preuve supplémentaire des bouleversements artistiques qu’il a occasionnés.

« Sa manière de peindre les paysages, les natures mortes, ou encore les objets du quotidien construit un rapport radicalement nouveau au monde, et son travail peut être qualifié de révolutionnaire dans le même sens que celui de Manet. »

Van Gogh cherchait avant tout à peindre la réalité. Dans une lettre réagissant à un tableau de Gauguin, il déclarait par exemple : « moi, j’adore le vrai, le possible ». Une obstination qui n’est toutefois pas aussi univoque dans les lettres qu’il adresse à son frère Théo, notamment lors de son passage à l’asile de Saint-Remy entre 1989 et 1990. Sa « folie créatrice » y lutte avec sa maladie, tandis que sa clairvoyance semble faire défaut : la portée de son œuvre est minimisée par le peintre, qui ne soupçonne guère son apport à venir pour l’histoire de l’art.

Qu’il s’agisse du temps de la production et de la réception de l’œuvre d’art, de la place de la folie dans l’art, ou du rôle de la traduction du passé dans les œuvres d’art, ces questions se voient renouvelées dans la correspondance entretenue par Van Gogh avec son frère. On y trouve, en quelque sorte, les traces d’une effraction du profondément singulier dans l’histoire de l’art. Effractions qui sont des armes politiques, révélant par leur existence même les énigmes et les illusions de la marchandisation de l’art.

Résister à la marchandisation de l’art

« Qu’est ce qui vaut plus ? L’art ou la vie ? », interpellait Phoebe Plummer, l’une des membres du collectif « Just Stop Oil », juste après avoir aspergé de soupe Les tournesols de Van Gogh. Si la démarche peut être comprise dans le cadre d’une action militante, elle n’en reproduit pas moins une opposition discutable entre « l’art » et « la vie » et l’associe au vocabulaire marchand de la valorisation. Cette opposition avait pourtant été fortement ébranlée au vingtième siècle, dans le sillage des mouvements surréalistes et situationnistes, qui récusaient cette distinction, et n’avaient pas été sans influence sur les révoltes de 1968. « L’art est mort ! Libérons notre vie quotidienne » écrivaient alors les insurgés sur les murs des villes. Les hiérarchies entre les différentes productions créatives étaient ainsi abolies : les arts plastiques, les affiches engagées, le cinéma, le dessin associatif, les jeux comme le cadavre exquis, les œuvres réalisées par des enfants ou encore dans les asiles, tous contribuaient à l’expression artistique, loin des canevas imposés par l’ordre culturel.

Bien que, comme le souligne l’historien de l’art Bruno Nassim Aboudrar, la cible des actions de « Just Stop Oil » n’ait pas été les œuvres en elles-mêmes mais les institutions qui les abritent, il n’en demeure pas moins utile de questionner cet « activisme dans les musées » et les méthodes qu’il emploie. Politiser les lieux culturels – qui risquent de devenir des lieux mémoriels, préservant le passé, sans souci d’un avenir possible – n’est pas une stratégie inintéressante : à condition que le réel qui s’y cherche ne soit pas réductible à une canette de soupe ou à de la purée. Il s’agirait plutôt de reconnaître ce qui se joue dans un geste de création comme celui de Van Gogh, permettant peut-être à d’autres d’en avoir l’audace.

« Politiser les lieux culturels n’est pas une stratégie inintéressante : à condition que le réel qui s’y cherche ne soit pas réductible à une canette de soupe ou à de la purée. »

Car, en mettant l’art et la vie en opposition sur une échelle de valeur (ce qui « vaut le plus »), ces activistes risquent d’être piégés par la logique de marchandisation qu’ils combattent. Phoebe Plummer a d’ailleurs elle-même reconnu dans des interviews réalisées après coup que cette séparation était à nuancer, pensant même son geste comme une sorte d’hommage à Van Gogh et déclarant : « Van Gogh a dit : “Que serait la vie si nous n’avions pas le courage de tenter quoi que ce soit ?” J’aime à penser que Van Gogh serait l’une de ces personnes qui savent que nous devons passer à la désobéissance civile et à l’action directe non violente. »

Une interrogation qui peut faire songer aux œuvres d’art sabotées, qu’illustre par exemple le cas tout à fait particulier de Banksy. En 2018, l’artiste avait en effet partiellement détruit son propre tableau La petite fille au ballon lors d’une vente aux enchères – avec un broyeur à papier caché dans son cadre – au moment où elle était vendue à une collectionneuse européenne pour 1,185 million d’euros. Deux ans plus tard, en décembre 2021, le tableau s’est à nouveau vendu, cette fois, pour 21,8 millions d’euros. Il avait été renommé L’amour dans la poubelle. Comment comprendre alors cette destruction partielle, revendiquée comme une opposition à la marchandisation, mais finalement récupérée par les mécanismes du marché ?

On aurait tort de s’en tenir à cette appréciation contradictoire. Car le sens d’une création est aussi ailleurs, hors de ces dimensions marchandes et symboliques, avec lesquelles les productions artistiques se confrontent continuellement. Ce qui fait art tient, en effet, au combat qui se mène à l’intérieur de structures pour faire advenir des possibles inattendus. Ces éléments inclassables, qui ont affaire avec la relation entre l’art et la vie, se perçoivent particulièrement lorsque des créateurs vont justement à l’encontre des déterminations de l’art, au risque d’être incompris, ignorés ou rejetés. Ainsi l’art authentique commence-t-il peut-être, énigmatiquement, toujours dans les marges.