Qui sont les artistes contestataires à Cuba ?

Manifestation du 25 juillet 2021 à Place de la République © Laura Duguet pour LVSL

Depuis 2018, le collectif d’artistes du Mouvement San Isidro s’organise à Cuba contre le décret 349, considéré comme une attaque à la liberté artistique dans le pays. Réprimés par le gouvernement, certains ont fait le choix de l’exil tandis que d’autres sont, depuis le 11 juillet 2021, incarcérés. Le 25 juillet se tenait, à Paris, un rassemblement pour demander la libération des prisonniers politiques à Cuba et notamment de certains membres du Mouvement San Isidro. « Libertad », « Patria y vida », mais aussi pancartes arborant les emblèmes rayés du communisme et du nazisme… la confusion des slogans et des symboles utilisés lors de la manifestation interroge sur la nature du Mouvement San Isidro.

En 1959, les guérilleros prennent le pouvoir et instaurent à Cuba un gouvernement socialiste qui transformera le pays surnommé « bordel des États-Unis » en modèle de réussite révolutionnaire. L’art n’échappe pas à cette transformation. Sur la scène artistique, l’on trouve de tout. Certains artistes cubains entrent en contestation avec le pouvoir socialiste, utilisant l’art et leur statut comme un moyen et une ressource pour donner à voir ce qui est volontairement passé sous silence au sein du nouveau gouvernement, d’autres délivrent un message artistique dépolitisé ou favorable au pouvoir révolutionnaire et s’accommodent bien des structures culturelles étatiques nouvellement instaurées.

Dès 1961, des structures culturelles d’État sont en effet mises en place, les agents culturels faisant office de gardiens des bonnes mœurs. Aux échelles locales, régionales, et nationales, ils décident de l’entrée ou de la sortie des artistes au sein des institutions.

La fondation de l’Union Nationale des Écrivains et Artistes de Cuba (UNEAC) en 1961 par Nicolas Guillén en est un bon exemple. Cette première organisation permet aux membres d’accéder à du matériel artistique ainsi qu’à des espaces publiques afin d’exposer leurs œuvres, elle garantit également l’obtention d’une carte d’identité d’artiste, gage de reconnaissance sociale. Pendant cette période et jusque récemment, appartenir à ces institutions pour exister en tant qu’artiste n’était pas obligatoire. Cela garantissait des conditions matérielles et l’accès à un marché de l’art, mais l’indépendance était possible.

L’État cubain, les artistes et le socialisme

 Au fil des années, la politique culturelle étatique a su s’adapter aux tendances artistiques en vogue. L’Agence de Rap est créée en 2002, la mesure n’est pas innocente. La scène musicale du Hip-Hop et du Rap étant une scène underground, la création de cette agence fût une manière de briser le potentiel contestataire et la clandestinité d’un art dans lequel une nouvelle génération s’identifiait.

L’accès aux structures culturelles est soumis à sélection. Un filtrage s’opère, et bien souvent, la formation en écoles d’art a permis d’ores et déjà de se créer un réseau favorable. Mais le réseau n’est pas suffisant, le filtre est aussi politique. Il serait faux de dire que les artistes admis doivent être acquis au pouvoir, il existe une marge de négociations, d’arrangements dans les relations entre institutions et artistes. Dévier de la ligne du gouvernement était possible mais l’été 2018 marque un durcissement de la politique culturelle. Katherine Bisquet, écrivaine et membre du Mouvement San Isidro (MSI), avait participé à la contre-Biennale de La Havane organisée en mai 2018 pour défendre l’art indépendant face à la Biennale officielle de l’État. Malgré ce positionnement, elle conservera sa place au sein de l’Union Nationale des Écrivains et Artistes Cubains (UNEAC). Ce n’est qu’en 2019, à la suite d’une prise de position publique contre le décret 349, qu’elle en sera évincée.

En juillet 2018, le décret 349[1] vient réguler officiellement ce qui est admissible ou non de produire en tant qu’artiste. Cette nouvelle norme impose à toute personne désireuse d’être reconnue comme artiste de se faire enregistrer au sein des structures culturelles officielles reconnues par le Ministère de la Culture. Depuis le 7 décembre 2018, date d’application du décret, un artiste indépendant est par définition illégal, et les formes artistiques sont régulées suivant différents critères.

Voici les informations les plus révélatrices d’une mainmise de l’État sur l’art et les artistes cubains. En effet, toute œuvre artistique doit respecter les « symboles patriotiques », mais ne doit pas contenir de la pornographie, de la violence, un langage sexiste, vulgaire, obscène. Un individu n’a pas de possibilité de vendre ses œuvres en son nom sans être enregistré par le « Registre du Créateur des Arts Plastiques et Appliqués ». Les œuvres musicales et performances ne doivent pas dépasser un « niveaux de sons et bruits ou réaliser « utilisation abusive d’appareils ou de médias électroniques ». Tout individu ne respectant pas ces contraintes aura une contravention et pourra voir son spectacle interrompu par la police: « 1000 pesos pour les moins graves, 2000 pesos pour les plus graves ». L’appartenance à une structure officielle reconnue par l’État est obligatoire. Les galeries doivent, elles aussi, être autorisées et avoir une existence légale. À Cuba, les galeries « chez l’habitant » sont une pratique courante, mi galerie mi atelier, elles accueillent les artistes sans lieu de création. Ces galeries improvisées dans des maisons de particuliers sont rendues illégales.

Ne pas appartenir aux structures signifie ne pas avoir sa carte d’identité d’artiste et par conséquent, n’avoir ni revenus et ni possibilité d’exposer, de créer, de vendre ses œuvres. L’adoption de ce décret pose la question concrète des conditions matérielles d’existence, pour des artistes indépendants dont l’existence est tout simplement refusée.

« J’ai de la chance, ma famille qui habite à l’étranger m’aide, mais ce n’est pas le cas de tous ».

Michel Matos lors d’une visioconférence en juin 2021.

Aux origines du Mouvement San Isidro

Les racines du MSI remontent aux années 1990-2000, à Alamar, où va émerger le collectif, OMNI-ZonaFranca (1997-2009). Autrefois centre de l’expérience révolutionnaire, cette ville située à 11 km de la Havane fût construite par des micro-brigades de volontaires en attente d’un logement. Ville-modèle dans les années 1970, Alamar fût rapidement marginalisée par les lacunes du transport collectif, la dégradation du bâti, et l’absence d’activité productive.  

Cette marginalisation sera à l’origine d’une production artistique active. Le collectif OMNI-ZonaFranca entend occuper l’espace par la pratique artistique et souder ses habitants autour d’une culture commune. Par le graffiti et la peinture murale, les habitants se réapproprient les murs gris et sales d’une ville plus ou moins laissée à l’abandon. Basé sur un principe d’autonomie par rapport aux institutions étatiques, le collectif est aussi un espace d’échange, de rencontre et de discussion pour les artistes qui ne fréquentent pas les grandes écoles d’art.

Le Mouvement San Isidro naitra, en parti, de ces rencontres. Il se crée en réaction à la promulgation du décret 349, dont il dénonce l’atteinte à la liberté artistique et à l’indépendance des artistes. En septembre 2018, alors que le groupe d’artistes et amis est réuni à La Havane chez Luis Manuel Otero Alcántara – l’un des leaders du mouvement – dans le quartier de San Isidro, la police vient les arrêter. Michel Matos, membre fondateur du collectif, et producteur culturel me confiera que c’est en hommage à cette soirée de répression que le mouvement fût nommé.   

Renouvellement de la contestation à Cuba

Aux côtés du MSI, plusieurs organisations internationales, comme Amnesty International ou Freemuse, prennent position contre le décret. Une campagne internationale de contestation est lancée en août 2018. Le collectif d’artistes peut aussi compter sur le soutien de la diaspora cubaine en Espagne ou à Miami, force conservatrice qui saisit chaque opportunité d’attaquer le gouvernement.

Le mouvement se fait très actif sur les réseaux sociaux et multiplie les contenus sur Youtube avec des vidéos qui expliquent la contestation mais aussi des clips musicaux, « Conflicto social » par Analista, Karnal, Papa Humbertico, Papagoza, et Jamis Hill ou « Darse cuenta » de YACR par exemple.

Les militants n’ont plus peur de s’exposer à visage découvert. Certains réclament que leur nom et prénom apparaissent dans mes travaux. L’usage fait des réseaux sociaux permet d’attester d’un renouvellement des outils contestataires à Cuba. Depuis la mise en place du réseau public de Wi-Fi et de l’Internet à Cuba, entre 2015 et 2018, les artistes s’en sont saisis afin de montrer leur réalité, un visage différent de celui véhiculé par les agences de tourismes. La création d’une identité numérique, individuelle ou collective, a permis aux membres du MSI de prendre des positions publiques sur Instagram et Facebook de manière non-violente et de se rendre visible auprès de la communauté internationale. Certains membres choisiront de s’exposer comme artiste, ou contestataire, ou bien les deux à la fois ; tandis que d’autres, bien que publiant du contenu sur la répression des artistes ou les demandes de libérations ne se définiront pas comme tels.

Finalement, le positionnement en tant qu’artiste permet à ce dernier de récupérer une place d’acteur politique, et non d’observateur ou de traducteur du monde. La contestation veut se réapproprier une identité cubaine, dont le gouvernement prétend être arbitre de vérité. Finalement, qui est cubain ? Un vrai cubain doit-il être uniquement révolutionnaire. Et toute action remettant en question des décisions politiques à Cuba, est-elle contre-révolutionnaire ?

Octobre 2020 marque un tournant pour le MSI. Certains artistes décident de faire une grève de la faim et de la soif pour exiger la libération du rappeur contestataire Denis Solis, lui-même membre du MSI. Le collectif s’organise à San Isidro, chez Luis Manuel Otero Alcántara, et des solidarités s’installent avec les habitants du quartier. La presse officielle fait campagne contre ces « anti-cubains » et qualifie leur action de « nouveau show contre-révolutionnaire »[3]. L’État laisse faire, jusqu’à un certain point.

Le 26 novembre 2020, le MSI est délogé par les forces de police. En réponse, une manifestation est organisée le 27 novembre 2020 devant le Ministère de la culture. Artistes, sympathisants du MSI ou non, et plus largement, citoyens cubains, se réunissent afin de demander l’arrêt de la répression policière envers les artistes contestataires. Pour la première fois, un groupe de personnes auto-organisées, aux revendications politiques diverses, prenait possession de l’espace public et parvenaient à faire pression sur une institution gouvernementale : le Ministère de la Culture. Le dialogue ainsi ouvert ne durera pas longtemps, en quelques jours le gouvernement se ferme et jette le discrédit sur la mobilisation.

Ce nouveau mouvement, nommé 27N, est distinct du MSI bien que des membres du MSI soient sympathisants et ou acteurs dans les deux. Le 27N ne se cantonne pas aux problématiques de l’artiste à Cuba et porte des revendications plus larges. Il promeut notamment la légalisation du positionnement indépendant [4] et réclame « des libertés politiques, économiques et la légalisation des médias de communications indépendants ainsi que le droit d’association »[5].

ONG et diasporas cubaines, ingérence étrangère dans la contestation cubaine ?

Le MSI n’est pas un parti et ne formule aucun projet politique, leur seule ligne directrice est celle de la défense de la liberté d’expression, dont les artistes sont la figure de proue. Selon eux, tout soutien à cette ligne est bienvenu. Par souci de visibilité, la question de l’affiliation partisane ne se pose pas : le collectif fait le choix de ne pas se positionner sur l’échiquier politique afin d’en saisir toutes les opportunités. On trouve donc des sympathisants du MSI de tous bords, allant des artistes promus par le gouvernement cubain (Haydée Milanés[6], chanteuse cubaine et fille du célèbre Pablo Milanés), à l’extrême droite (Zoé Valdés, auteure cubaine exilée en France depuis 1995).

La diaspora cubaine à Miami, qui comptait parmi les plus fervents soutiens de Donald Trump, et concentre l’opposition anticastriste d’extrême droite, participe pour beaucoup à la diffusion des revendications du MSI. Une antenne du mouvement a même été créée dans le joyau de la Floride.

Une diaspora existe aussi à Paris bien qu’elle n’ait pas la même insertion dans le paysage politique. Dans l’élan international pour la libération des artistes incarcérés, une manifestation fut organisée à Paris le 25 juillet 2021. Lors de la manifestation, la chanson Patria y Vida[7], produite à Miami, résonnait.

La stratégie de non positionnement politique du MSI donne à voir des membres aux convictions divergentes. Si Yanelis Nuñez Leyva [8] nous dit sans ambages que « le capitalisme, c’est de la merde » (entretien d’avril 2021), cette position ne représente pas la majorité au sein du MSI. Les soutiens d’extrême droite au MSI se font nombreux : Zoé Valdés qui soutient Vox en Espagne et prend position contre le communisme dans le monde, les ONG comme Centro para la Apertura y el Desarollo de América Latina (CADAL) ou Cultura Democrática affiliées à la droite voire à l’extrême droite et soutenant l’idée que le gouvernement cubain est similaire à la dictature qu’a connue l’Argentine dans les années 70.

Le soutien du sénateur américain du parti Républicain Mario Diaz-Balart[9], est encore une illustration des sympathies de la droite vis-à-vis du MSI.

Bien que le MSI n’ait pas d’ancrage politique officiel, les sympathisants politiques majoritairement à droite et à l’extrême droite pose la question d’une possible instrumentalisation. Face à l’ampleur des soutiens et à la récupération par des dits « défenseurs de la liberté d’expression », le MSI n’a plus la maîtrise de son message. Depuis de nombreuses années, la diaspora cubaine de Miami a su s’imposer comme un allié de poids aussi bien en termes politique, diplomatique, qu’économique. Cependant, la course aux soutiens est également une question de survie pour les membres du MSI, et vient répondre au manque d’écoute à l’échelle nationale.

L’avenir de la contestation

En octobre 2021, Anamely Ramos González alors exilée au Mexique, venait aux États-Unis pour recevoir le « Premio Oxi al Coraje »[10] (Prix Oxi du Courage) au nom de Luis Manuel Otero Alcántara, toujours incarcéré, et du Mouvement San Isidro. Cette récompense hautement symbolique est une forme de consécration et de légitimation qui réactualise dans le débat public et international la question de la liberté d’expression à Cuba, notamment artistique.

Actuellement, des artistes sont toujours incarcérés. Toujours détenu dans la prison de Guanajay, Luis Manuel Otero Alcántara est en grève de la faim et de la soif. Malgré la répression et l’exil de plusieurs militants, le MSI existe et perdure toujours à Cuba.

En France, le mouvement est loin de faire l’unanimité. Le 20 novembre dernier, à l’initiative du Parti communiste français et de l’association « Cuba Si France », une manifestation était organisée place de la République à Paris en solidarité à l’encontre du peuple cubain et contre l’impérialisme américain. Lors de la manifestation, le MSI n’a pas été mentionné, ni décrié en tant que voix des États-Unis, ni salué comme un visage du peuple cubain.

Il serait peut-être trop hâtif de parier sur une stagnation du MSI au stade actuel, submergé par l’extrême-droite étasunienne et par des militants résolument anti-communistes. Cependant, bien qu’il n’ait pas pour le moment de projet politique, l’urgence et l’émergence du Mouvement du 27N obligera peut-être le MSI à se renouveler en fonction de l’actualité politique et des exigences de la population cubain. Le débat contestataire n’en est plus à s’interroger sur le statut de l’artiste. Les manifestations à Cuba opposants les soutiens du gouvernement à ses détracteurs, remet en question une division plus profonde au sein de la société cubaine qui pourra être déterminante pour l’avenir de la Révolution.

Notes :

[1] « DECRETO LEY No. 349 | Juriscuba », s. d. http://juriscuba.com/legislacion-2/decretos-leyes/decreto-ley-no-349/.

[2] Visioconférence avec Michel Matos en juin 2021.

[3] Granma.cu. « ¿Quién está detrás del show anticubano en San Isidro? (+Videos) ». Consulté le 26 novembre 2020. http://www.granma.cu/pensar-en-qr/2020-11-24/quien-esta-detras-del-show-anticubano-en-san-isidro.

[4] « Cuba’s 27N Movement Releases Manifesto — ARC ». Consulté le 21 août 2021. https://artistsatriskconnection.org/story/cubas-27n-movement-releases-manifesto.

[5] Ibidem.

[6] ADN Cuba. « Haydée Milanés sobre el MSI: Expresan sus ideas libremente y las defienden de manera pacífica ». Consulté le 29 novembre 2021. https://adncuba.com/noticias-de-cuba/actualidad/haydee-milanes-sobre-el-msi-expresan-sus-ideas-libremente-y-las.

[7] Yotuel. Patria y Vida – Yotuel , @Gente De Zona , @Descemer Bueno , Maykel Osorbo , El Funky. Consulté le 17 août 2021. https://www.youtube.com/watch?v=pP9Bto5lOEQ.

[8] Historienne de l’art cubaine, co-fondatrice du Musée virtuel de la dissidence, exilée à Madrid.

[9] Sénateur à Miami et neveu de la première épouse de Fidel Castro.

[10] Prix délivré par les États-Unis.