Le supporterisme ultra, apparu dans les stades et les rues hexagonales dès le milieu des années 80, trouve sa source de l’autre côté des Alpes. Le mouvement s’est depuis développé et continue aujourd’hui de rassembler quelques milliers de passionnés prêts à sillonner le pays par tous les moyens pour soutenir leur équipe. Souvent caricaturés, rarement étudiés, ces groupes de supporters organisés constituent aujourd’hui des acteurs incontournables de l’écosystème footballistique. Un mode de vie sans compromis, à mi-chemin entre passion sportive et engagement collectif.
S’il apparaît difficile de retracer avec précision la généalogie du phénomène, le supporterisme ultra tel que nous le connaissons se développe en Italie au cours des années 70. Mickaël Correia, auteur en 2018 d’une Histoire populaire du football, rappelle les origines immédiatement politiques de ces groupes. Il s’agit alors de jeunes issus d’un milieu ouvrier marqué par le mouvement autonome du « mai rampant » italien. Ces tifosi vont importer dans les stades les chants, slogans et drapeaux des manifestations contestataires. Les noms des premiers groupes italiens en témoignent : Fedayin, Tupamaros ou Brigate rossonere.
Cette manière de soutenir son équipe s’exporte ensuite en Europe par le biais des rencontres et de fanzines tels que le mythique Supertifo. En France, le Commando Ultra est formé à Marseille en 1984, prélude à la création de groupes dans de nombreuses autres villes. Les pionniers effectuent de fréquents voyages en Italie pour étudier les chorégraphies et les techniques de leurs homologues, jusqu’à fonder des amitiés entre groupes dont certains perdureront plusieurs décennies. Il faut comprendre ici l’ambiguïté de la scène ultra, faite bien sûr de rivalités allant jusqu’à la haine, mais également marquée par la conscience d’appartenir à un même mouvement, d’en partager les codes et les valeurs.
Pour tenter de définir ceux-ci, deux mots reviennent : Coerenza e mentalità, cohérence et mentalité. Les ultras considèrent que leur vie est définie par leur passion et que celle-ci ne se limite pas aux jours de matchs. La sociabilité périphérique est au contraire très importante, avec ses fêtes, ses déplacements et ses préparations minutieuses des animations. L’engagement implique donc un haut degré d’exigence sur le long terme. Il s’agit d’un investissement personnel intense façonnant toute une vie.
Mais deux autres termes sont également employés : Tifo e violenza. La tifoseria représente l’animation d’une tribune, d’un virage, le soutien par tous les moyens à son équipe. Elle est complétée par l’acceptation d’une forme de violence, certes souvent défensive, mais dont les frontières demeurent floues. Les ultras admettent une part de violence ritualisée dans leur monde, cadrée par des codes (restrictions variables quant à l’usage des armes, volonté de ne s’en prendre qu’à d’autres ultras, de préférence en nombre équivalent). Mais elle est bien présente.
Si les ultras rejettent et méprisent la figure du footix, ce supporter peinturluré de mauvais goût apparaissant lors des grands moments d’engouement tels que les coupes du monde (à rebours du supporterisme ultra s’exprimant même lorsque le club est au plus bas), ils se démarquent également des hooligans. La violence a toujours existé dans et en marge du sport. Mais le hooliganisme moderne, avec ses groupes structurés (les firms) et ses codes, se développe en Angleterre à partir de la fin des années 70. Les années Thatcher sont des années noires pour la working class britannique : les stades constituent alors un exutoire, et deviennent l’obsession sécuritaire du gouvernement qui déclare la guerre à ces fauteurs de trouble. La principale conséquence est la suppression progressive des tribunes où l’on peut se tenir debout, menant à une augmentation du prix des places, vidant les tribunes de leur public ouvrier sans faire disparaître pour autant les firms.
Ce modèle du hooliganisme britannique s’exporte sur le continent et se développe aujourd’hui rapidement en Europe de l’Est. Il privilégie la violence organisée hors des stades, contrairement aux ultras pour qui il s’agit avant tout d’animer celui-ci visuellement et vocalement, la violence étant secondaire. Les frontières sont bien sûr parfois floues entre les deux mouvances, mais celles-ci continuent d’incarner deux rapports différents au supporterisme radical.
Le « douzième homme »
Pour les ultras, les supporters constituent le « douzième homme », permettant à l’équipe de gagner ou d’encaisser les coups durs grâce à la ferveur générée. Sur le modèle italien, chaque groupe (il peut en exister plusieurs pour un même club) occupe une partie d’un stade, devenant le théâtre de son développement. La plupart de ces groupes sont des associations dont les principales figures sont le président et le capo, c’est-à-dire la (ou les) personne coordonnant les chants et les chorégraphies dans la tribune, dos tourné au match. Mais ces associations tournent surtout grâce au travail bénévole et souvent invisible de passionnés qui en assurent l’intendance et réalisent les tifos : peints et montés à la main, certains demandent des milliers d’heures de travail.
Les matchs ne représentent donc que la partie émergée de l’iceberg. Bien que tous les milieux sociaux y soient théoriquement représentés, la sociabilité ultra permet de donner un cadre à de nombreuses personnes issues des classes populaires, souvent jeunes et économiquement précaires. L’apprentissage des codes dans ce milieu très structuré va de pair avec un investissement conséquent en termes de temps. L’adhésion à un groupe est plus ou moins rapide selon les choix de celui-ci, certains privilégiant un « cartage » extrêmement exigeant, d’autres le facilitant. Mais dans tous les cas, chaque membre d’un groupe est responsable des couleurs qu’il porte, de l’image collective, renforçant l’élitisme du processus de sélection.
Cette logique est la cause de problèmes réguliers dans la transmission générationnelle. Pour des groupes ayant plusieurs décennies d’existence, passer la main constitue un défi. La transmission par la vieille garde de la sacro-sainte bâche du groupe, de son matériel et de son espace physique à la jeunesse est une lourde responsabilité. Ces éléments constituent les représentations physiques de l’identité du groupe ultra qu’il s’agit de défendre par tous les moyens : ils sont rattachés à une histoire, et donc à un honneur collectif, difficilement compréhensible par les non-initiés.
Against modern football
Le modèle du supporterisme ultra se confronte toujours plus à la logique de rentabilité poussée à l’extrême définissant le football contemporain. Il ne s’agit pas simplement des salaires mirobolants des joueurs des grands clubs. Cette tendance affecte tous les aspects du sport chers aux supporters, du prix des places aux horaires de diffusion des matchs, en passant par la pratique du naming (des stades comme des ligues), jusqu’aux messages acceptés – les clubs devant composer avec leurs partenaires commerciaux. La nostalgie d’une époque où le ballon rond était synonyme de culture populaire accessible est bien sûr omniprésente dans la mentalité ultra, avec des effets paradoxaux : les déplacements dans de « petits » clubs, aux stades typiques, bien éloignés des nouvelles enceintes ultrasécurisées, sont appréciés pour cette authenticité disparue des rencontres au sommet. Sur le modèle anglais, d’autres supporters choisissent ainsi de se rabattre sur des clubs plus modestes, voire sur d’autres sports tels que le futsal, le handball, ou le football féminin.
Les ultras organisent également la contestation du football moderne en articulant plusieurs revendications. Les plus communes concernent la gestion du club et le traitement des supporters. Des campagnes de protestation allant jusqu’aux actions collectives de boycott ou de grève des encouragements visent les dirigeants considérés comme mauvais ou méprisants. Les joueurs ne montrant pas une loyauté suffisante envers le club sont également une cible récurrente. Les hautes exigences des supporters ultras lient un soutien sans faille aux joueurs « mouillant le maillot » et aux responsables les respectant (même lorsque ces derniers font fortune dans le foot, parfois de manière discutable), et une critique sans concession des acteurs accusés de ne pas être à sa hauteur. À ce titre, la reprise du club nantais par l’homme d’affaire Waldemar Kita ou le rachat du Paris Saint-Germain par un fond d’investissement qatari sont devenus emblématiques des controverses entourant la gestion économique des grands clubs.
Un autre type de revendications porte naturellement sur la place accordée aux supporters. La suppression des places debout, la hausse du prix des abonnements et des buvettes, l’encadrement des foules, constituent autant de sujets qu’investissent régulièrement les groupes ultras. Le rapport de force permanent entre les instances nationales, le club et les associations de supporters est peu favorable à ces dernières. Mais des victoires épisodiques peuvent advenir. La capacité des ultras à jouer sur différents tableaux allant de la négociation institutionnelle à la désobéissance de masse donne une certaine marge d’action aux principaux groupes bénéficiant d’une oreille attentive de dirigeants souhaitant s’attirer les bonnes grâces de leurs soutiens les plus fervents.
Supporter, pas criminel
La réponse la plus commune des autorités aux revendications des ultras reste cependant purement répressive. Bien qu’ils restent rares, les accidents entrainant des morts (drame du Heysel de 1985, catastrophe de Hillsborough de 1989, effondrement de Furiani en 1992) ont causé un vif émoi. Les 96 morts de Sheffield servent ainsi de prétexte aux autorités britanniques pour durcir leur politique vis-à-vis des supporters – et ce, bien que l’enquête ait prouvé par la suite que les responsables étaient à chercher du côté de la police, alors que le traitement médiatique de l’affaire avait conduit à accuser à tort les supporters.
Il est vrai que les ultras ne sont pas en odeur de sainteté auprès des médias. Généralement cités dans la rubrique faits divers, ils sont présentés comme des éléments perturbateurs, au mieux beaufs et folkloriques, au pire fous dangereux. Ce prisme journalistique conduit à mettre en avant les violences spectaculaires au détriment d’une analyse en profondeur. Cependant, le vent commence à tourner : divers articles, livres et documentaires tentent depuis plusieurs années de saisir le phénomène dans toute sa complexité et sa profondeur sociologique.
Les ultras se battent depuis des décennies pour être respectés. Le slogan « supporters pas criminels » se retrouve ainsi porté par divers groupes dans l’Hexagone. Le mouvement ultra, avec sa part de violence et d’excès, admet le risque de la répression tout en maintenant un dialogue avec les autorités – condition sine qua non aux animations et aux déplacements de plus en plus encadrés.
Car comme l’explique le chercheur Sébastien Louis, les stades constituent effectivement un laboratoire de la répression. On y a notamment expérimenté la surveillance vidéo, le fichage individuel, les interdictions administratives de stade (les IDS, qui ne font pas l’objet d’une procédure judiciaire contradictoire), les procédures accélérées pour l’usage de pyrotechnie, ou les restrictions de déplacement par arrêtés préfectoraux. Cet arsenal s’est développé avec l’appui d’une branche spécialisée de la police nationale : la section d’intervention rapide (SIR). Il s’agit d’un véritable état d’exception suspendant certains droits fondamentaux. Autant de méthodes et de dispositifs ensuite appliqués aux mouvements contestataires. L’assimilation des supporters à des délinquants dans le discours politique et médiatique constitue alors un préalable à leur isolement puis à leur criminalisation.
Cette répression tous azimuts s’accompagne de fréquentes violences policières. En 2012, Florent Castineira, dit Casti, est éborgné par un tir de flashball à proximité du stade de la Mosson à Montpellier, alors qu’il boit une bière assis en terrasse. La même année, plusieurs milliers d’ultras appartenant à différents groupes pourtant rivaux participent à une manifestation pacifique dans la ville pour demander justice. Il faudra pourtant attendre 2019 pour que l’État soit reconnu coupable, au terme d’un marathon judiciaire particulièrement éprouvant. La démonstration d’unité des groupes ultras ne parvient pas à s’inscrire dans la durée malgré plusieurs tentatives de fédération telles que l’Association nationale des supporters.
Encore une fois, les inimités entre groupes, ainsi que le goût pour la provocation d’ultras se considérant comme incompris et haïs, favorisent l’isolement de ces supporters. Les polémiques entourant la question de l’homophobie dans les stades ont ainsi donné lieu à des réponses très différentes d’une tribune à l’autre, comprenant des messages parfois ouvertement homophobes, d’autres à l’opposé, certains encore questionnant l’hypocrisie des dirigeants, souvent avec un humour grinçant.
Qu’en est-il ailleurs en Europe ? L’Allemagne a opté pour un encadrement légal qui permet la tenue de cortèges et l’usage de la pyrotechnie chère aux ultras – prouvant que les torches n’étaient pas incompatibles avec la sécurité du public. À l’inverse, le gouvernement italien a généralement privilégié la répression au détriment du dialogue. Les faits divers ont été l’occasion de mesures de plus en plus restrictives, telles que la tessera del tifoso. Cette « carte du supporter » introduite en 2009 par le gouvernement Berlusconi conduit à un fichage généralisé renforcé ensuite par le gouvernement Salvini. Quant à l’Europe de l’Est, les ex-pays soviétiques comme ceux des Balkans constituent de nouvelles terres de mission pour le supporterisme radical. La faiblesse des dispositifs légaux permet un développement rapide du mouvement ultra. Avec des spécificités locales : les clubs omnisports grecs conduisent les groupes à se pencher sur différents sports, alors que les conditions socio-économiques catastrophiques couplées à la prégnance d’idéologies d’extrême droite ont façonné le supporterisme et le hooliganisme en Pologne comme en Russie.
Ultra no politica ?
Les groupes ultras sont-ils pour autant toujours politisés ? La réalité est ici obscurcie par divers fantasmes et idées reçues. Il devient difficile de démêler le vrai du faux entre la simplification outrancière présentant les tribunes comme des foyers de radicalisation (de droite comme de gauche), les tentatives militantes d’étiqueter les divers groupes, et la réticence des ultras eux-mêmes à communiquer publiquement. Ceci participe d’une image caricaturale et provocante bien éloignée d’une réalité complexe.
En France comme dans la plupart des pays européens, rares sont les groupes à revendiquer une identité politique. Ce choix apartisan permet de regrouper plus largement autour d’une identité locale tout en évitant nombre de critiques. Mais l’apolitisme affiché masque des réalités diverses. Le rejet de la répression et du modern football restent des constantes partagées. Et une minorité de groupes peuvent être directement rattachés à une sensibilité politique plus précise. À « gauche » et/ou revendiquant l’antiracisme : les Ultramarines bordelais, les supporters du Red Star parisien, les Red Kaos grenoblois et la plupart des groupes marseillais. À « droite » : les principaux groupes lyonnais ou niçois. Mais ces repères ne représentent qu’une sensibilité générale, plus ou moins marquée, jamais unanimement partagée. De tels marqueurs peuvent changer d’une génération à l’autre et d’un groupe à l’autre. Il arrive que des visions opposées cohabitent autour d’un même club. C’est le cas à Saint-Étienne, Metz, ou auparavant de manière spectaculaire à Paris entre Auteuil et Boulogne, jusqu’aux mesures du Plan Leproux de 2010.
Les amitiés et rivalités recoupent rarement les préférences politiques. Celles-ci dépendent parfois d’une identité commune léguée par les fondateurs d’un groupe. L’antiracisme des années 80 puis la montée du Front National durant la décennie suivante ont ainsi influencé la trajectoire de groupes apparus durant ces périodes. Hormis dans les franges hooligans, la politisation affirmée semble en recul chez les nouvelles générations d’ultras. Les plus jeunes le découvrent en partie sur les réseaux sociaux. Ceux-ci obligent à repenser la culture ultra. L’identification collective ne passe plus seulement par l’expérience partagée de moments d’émotion intense en tribune et ailleurs, mais se fait aussi par procuration, grâce à des éléments de style vestimentaire casual, des vidéos, des comptes-rendus… Au risque d’approfondir les clivages générationnels.
Pour mieux saisir le rapport à la politique des groupes ultras, il est possible de prendre en compte leur positionnement par rapport à l’actualité. Le mouvement des gilets jaunes a ainsi été l’objet de vifs débats, certains groupes s’y intéressant immédiatement malgré leur identité divergente, tels que la Populaire Sud niçoise, la Butte Paillade montpelliéraine ou les South Winners marseillais. Plus tard, la pandémie de Covid-19 suscite des réactions de solidarité envers le personnel soignant. La plupart des groupes organisent alors des collectes et des animations. Les mesures sanitaires appliquées au stade conduisent ensuite nombre d’entre eux à adopter une position de boycott temporaire en attendant de pouvoir revenir massivement en tribune. Ces choix indiquent une certaine maturité dans leur rapport à la société.
Souvent présenté abusivement comme gangréné par le racisme et le chauvinisme, le mouvement ultra est à l’image de ses acteurs : hétérogène et souvent inclassable. Néanmoins, l’expérience commune de la répression et la revendication d’une identité populaire voire ouvrière, particulièrement dans les anciens bassins miniers et les villes portuaires, contribuent à donner une coloration contestataire au mouvement.
Un « Paysage ultra français » au tournant
Dans les pays du Maghreb ou d’Europe de l’est, les stades constituent un espace de politisation alternatif permettant à la jeunesse populaire d’exprimer son mécontentement. L’implication des ultras dans les révoltes du Printemps arabe comme dans les mouvements sociaux en Europe de l’Est en témoigne. Mais la situation en Europe de l’Ouest reste différente : la capitalisation bien supérieure du sport professionnel comme l’existence d’un espace public moins sévèrement contrôlé ont au contraire contribué à dépolitiser les tribunes.
Se voulant acteurs plus que spectateurs du football, les ultras poursuivent leur route tout en traversant aujourd’hui une profonde crise d’identité. Leur modèle fondé sur le partage de la passion et cadré par un ensemble de règles informelles se confronte à l’évolution du sport, de la communication, des politiques comme de la société dans son ensemble.
Mais l’existence pérenne de ces milliers de passionnés rassemblés en une myriade de groupes constitue un démenti cinglant aux critiques ne voyant dans le football contemporain qu’une course aux milliards aliénante, un nouvel opium du peuple. Alors que la crise sanitaire conduit à une crise économique qui s’annonce brutale, les classes populaires se retrouvent une nouvelle fois en première ligne, sacrifiées par les mesures de relance. Les gilets jaunes ont ouvert une séquence historique faite de mobilisations contestataires imprévisibles prenant des formes nouvelles. Les ultras auront-ils un rôle à y jouer ?