Rachat des turbines Arabelle par EDF : une politique industrielle sans boussole

Turbines Arabelle et logo de General Electric derrière Emmanuel Macron. © Marius Petitjean pour LVSL

En pleine guerre en Ukraine, Rosatom, entreprise publique russe, pourrait prendre 20% des parts des turbines Arabelle, en cours d’acquisition par EDF (Électricité de France). Emmanuel Macron a en effet choisi l’électricien français pour racheter ces turbines, fleuron de l’industrie française, à General Electric. Si ce rachat est présenté comme un symbole de souveraineté industrielle, le choix d’EDF, en grande difficulté financière, est très curieux. Ainsi, en ouvrant le capital à Rosatom, EDF deviendra fournisseur d’un de ses concurrents. Alors que d’autres options étaient pourtant sur la table, cette décision hâtive illustre l’absence de politique industrielle sérieuse.

Alstom est le symbole du déclin industriel de la France. Cette entreprise, autrefois florissante, a subi le mythe du fabless (sans usines, ndlr) de plein fouet. La vente de la branche énergie de l’ex-Compagnie générale d’électricité s’est faite sur fond de guerre économique et d’extraterritorialité du droit étasunien. La cession à General Electric (GE) confirme les errements industriels du secrétaire général adjoint de l’Élysée, puis ministre de l’Économie, puis Président de la République, Emmanuel Macron. Ce dernier a joué un rôle prépondérant dans ce qu’Arnaud Montebourg avait qualifié d’« humiliation nationale ». Rôle qui lui a valu une saisine de la justice de la part du député Olivier Marleix (LR) pour ce qu’il a appelé un « pacte de corruption ». Ce dernier a également diligenté une commission d’enquête parlementaire sur le sujet, ce qui témoigne du sérieux de l’affaire.

Les turbines Arabelle équipent un tiers de centrales nucléaires du monde, dont les 56 réacteurs en activité dans l’Hexagone, nos sous marins à propulsion nucléaire et le porte-avions Charles de Gaulle.

Ironie de l’histoire, c’est ce même Emmanuel Macron qui tente aujourd’hui un rétropédalage avec le rachat d’une partie de l’activité nucléaire de GE par EDF. Après sept ans passés, durant lesquels GE n’a respecté aucune des promesses tenues au moment de l’accord de vente. Ce rachat est hautement symbolique et stratégique car GE-Alstom (GEAST) a accueilli à la suite de la vente de 2014 un bijou de technologie française, les turbines Arabelle. Ces dernières équipent un tiers de centrales nucléaires du monde, dont les 56 réacteurs en activités dans l’Hexagone, nos sous-marins à propulsion nucléaire et le porte-avions Charles de Gaulle. Le fait que les gouvernements de François Hollande et d’Emmanuel Macron aient été aussi passifs, voire complaisants, face au délitement d’une activité aussi vitale pour notre souveraineté nationale avait légitimement choqué de nombreux Français.

La fausse bonne affaire

C’est depuis Belfort qu’Emmanuel Macron a confirmé l’accord d’exclusivité signé entre GE et EDF sur la reprise des activités nucléaires du conglomérat américain. Cette production concerne en particulier les turbines Arabelle, fleurons de l’industrie nucléaire française présentes au sein de GEAST, une filiale de GE. Ces accords devraient se finaliser d’ici 2023. Profitant de l’événement, le Président a affiché ses ambitions en matière de nucléaire civil avec l’ambition d’atteindre la neutralité carbone à travers une relance de l’atome. Tournant le dos à une immense turbine, le Président, pas encore candidat à l’époque, voulait s’assurer l’image d’une ambition de réindustrialisation pour la France. Or, loin des effets de communication, ce sont les atermoiements face à la difficile mais nécessaire tâche de réindustrialiser le pays qui sont apparus. Et, à ce jeu, le bilan d’Emmanuel Macron est de 10 ans et non de 5 ans.

En effet, si le bataillon de communicants de l’Élysée s’est mis en branle dès l’annonce de Belfort pour étaler les éléments de langage sur la reprise d’une partie de GE, mettant en avant le regain de souveraineté et la bonne affaire financière que représente la transaction, la réalité est bien moins reluisante. D’abord, l’accord entre EDF et GE ne concerne pas l’ensemble des activités achetées à Alstom il y a sept ans. Il s’agit des « équipements d’îlots conventionnels de GE Steam Power pour les nouvelles centrales nucléaires, ainsi que la maintenance et les mises à niveau des centrales nucléaires existantes », indiquent les deux groupes. En somme, cela concerne les turbines Arabelles et la société de maintenance GEAST, déjà détenue à 20% par l’État.

Ensuite, le prix du rachat semble avoir été particulièrement mal négocié. Au départ, celui-ci était annoncé à 270 millions de dollars. Pourtant, EDF va débourser 1,2 milliard de dollars au total pour cette acquisition. Ce tour de passe-passe est réalisé grâce aux 800 millions de trésorerie que possède GEAST au moment de la vente. Or, cette trésorerie est en réalité constituée d’avances de paiement de clients, soit une partie du chiffre d’affaires, d’ores et déjà amputées pour les années à venir. À cela s’ajoute 65 millions de dettes, reprises par EDF. En comparaison, ce prix est deux fois plus élevé que la valeur estimée de GEAST en 2014, au moment de la vente d’Alstom. Le prix était alors estimé à 588 millions d’euros. Selon Frédéric Pierrucci, ancien cadre d’Alstom et victime collatérale de la guerre économique menée par les États-Unis, le gouvernement français a largement contribué à faire gonfler la valeur de GEAST, en annonçant le rachat avant même que les négociations soient terminées, ce qui a fait grimper le cours en bourse de GE. M. Pierrucci avait pourtant monté un plan de rachat 100% français beaucoup moins onéreux, dont Bercy n’a jamais voulu entendre parler. Alors que General Electric subissait encore les conséquences de la crise des subprimes, l’opportunité était pourtant réelle.

En outre, le flou reste total sur le périmètre de la vente. Et cela questionne avec plus d’acuité le prix de 1,2 milliard. GE garde en effet les activités rentables de maintenance de centrales à charbon et conserve la construction de l’îlot conventionnel pour le parc américain qui représente 100 GW. Pire, il n’y a aucune certitude sur la présence des précieux brevets dans l’opération. Sitôt la vente de la branche énergie d’Alstom conclue, GE les avait en effet placés à l’étranger. Par ailleurs, dans son ouvrage l’Emprise (Seuil, 2022), le journaliste Marc Endeweld, évoque des possibilités d’espionnage industriel et technologique, autant par les Américains que par les Chinois. Il y révèle notamment le témoignage d’une source affirmant que des erreurs ont été produites lors de contrats passés avec la Chine.

Casse sociale et pertes de compétence

Par ailleurs, la branche d’Alstom que va racheter EDF n’est plus la même que celle qui a été vendue. Au moment de la vente, en 2014, le ministre Arnaud Montebourg avait négocié des garanties en matière de création d’emplois. À l’époque, GE faisait miroiter la création de 1 000 emplois sur le site de Belfort, une promesse insérée dans une clause particulière qui prévoit une amende de 50 millions d’euros en cas de non-respect des engagements. De même, Emmanuel Macron, successeur de Montebourg, assurait à l’Assemblée nationale en 2015 qu’il veillerait au respect des engagements de GE.

Dans les faits, ce millier d’emplois n’a cependant jamais été créé. Au contraire, les plans sociaux se sont multipliés sous l’ère GE. Selon le syndicat CFE-CGC, GE a ainsi détruit 3 000 emplois depuis 2014. Les conséquences pour la ville de Belfort sont désastreuses : des commerces qui ferment, des logements vides, une vie sociale qui s’évade. Face à ce constat, l’État a tardé à exiger le paiement de l’amende de 50 millions, censés alimenter un fonds de réindustrialisation (fonds Maugis) pour Belfort.

Les conséquences pour la ville de Belfort sont désastreuses : des commerces qui ferment, des logements vides, une vie sociale qui s’évade.

Cette casse sociale n’est pas sans conséquence pour les performances industrielles. Les compétences perdues sont en effet difficiles à retrouver à court et moyen termes. Ce faisant, nos industries se retrouvent dans l’obligation de sous-traiter ou de délocaliser des productions à des endroits où les compétences sont soit présentes en grand nombre soit moins chères. Ainsi le retour d’une souveraineté industrielle vantée par le gouvernement est peu crédible. Les répercussions pour notre industrie nucléaire sont importantes : les échecs répétés de l’EPR de Flamanville s’expliquent en grande partie par la disparition d’un savoir-faire que le monde entier enviait à la France.

Un cadeau empoisonné pour EDF

Enfin, le choix d’un rachat par EDF interroge, alors que le groupe traverse actuellement une profonde crise. Néanmoins le fournisseur historique d’électricité est l’atout du duo Macron Kohler dans la nouvelle stratégie nucléaire de l’Élysée. Cette stratégie prend racine dans le fameux plan Hercule de scission d’EDF. La création de six nouveaux EPR puis huit autres pour 2050, annoncé par Macron à Belfort, rentre dans cette logique. Reste à savoir si EDF, pressurisé aussi par le dispositif ARENH, a les reins assez solides pour encaisser cette demande. Les financements à mettre en œuvre sont colossaux et la perte de compétence sur le nucléaire est considérable.

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NDLR : Pour en savoir plus sur la crise que vit EDF, lire sur LVSL l’entretien de William Bouchardon avec Anne Debrégéas : « Électricité : C’est le marché qui a fait exploser les prix »

Dès lors, le rachat des turbines Arabelle apparaît comme un cadeau empoisonné dont on mesure encore mal les conséquences. Pour Jean-Bernard Lévy, dirigeant d’EDF, cela apparaissait incongru d’aller sur une activité industrielle alors que ce n’est pas son cœur de métier. De plus le PDG d’EDF préfère, selon ses propres dires, se fournir en turbines venues de Chine plutôt que de Belfort. L’État possédant 87% d’EDF, Emmanuel Macron a toutefois réussi à tordre le bras à l’électricien et à conclure cet accord.

Si l’entrée de Rosatom au capital de GEAST fait sens, elle pose de nombreuses questions alors que la Russie est sous le feu des sanctions et subit une mise au ban de l’économie mondiale suite à la guerre en Ukraine.

Par cette opération, EDF devient en effet fournisseur de son principal concurrent, l’entreprise publique russe Rosatom, qui est l’un des premiers clients des turbines Arabelle. De même, Rosatom fait également appel à de nombreuses entreprises françaises, telles que Vinci, Bouygues, Assystem, Bureau Veritas ou Dassault Systèmes. Ces interdépendances, et la nécessité pour EDF que Rosatom continue à acheter des turbines Arabelle, se réglera sûrement par l’entrée de Rosatom au capital de GEAST. Les premières informations, bien que niées par le gouvernement, laisse entendre une prise de participation de 20% pour Rosatom contre 80% pour EDF. Si l’opération fait sens, elle pose de nombreuses questions alors que la Russie est sous le feu des sanctions et subit une mise au ban de l’économie mondiale suite à la guerre en Ukraine. Le secteur de l’énergie, en particulier le gaz et le nucléaire, reste néanmoins exclu des sanctions pour le moment.

Bien sûr, on peut légitimement se réjouir du retour des turbines Arabelle en France pour la souveraineté industrielle du pays. Néanmoins, ce nouvel épisode ne répare pas les dégâts causés durant sept ans à notre filière nucléaire qui poursuit son délitement. En outre, le choix du repreneur est problématique à plusieurs niveaux. Cette concentration verticale fait d’EDF, en grande difficulté financière, un fournisseur de ses propres concurrents. Le fait que d’autres projets de reprise plus pertinents étaient sur la table laisse présager que cette décision répond surtout à une logique court-termiste : effacer la cicatrice de la braderie d’Alstom à l’approche des élections. Une nouvelle fois encore, un coup de communication a visiblement été préféré à un véritable projet industriel.