Ces deux dernières années, le terme de « radicalisation » s’est imposé pour décrire toute frange violente d’un quelconque mouvement. Certains parlent alors d’une radicalisation des Gilets Jaunes, des écolos, des vegans, etc. Pourtant, l’expression tire principalement son origine du terrorisme. Pourquoi alors employer ce terme de « radicalisation » à propos de mouvements civiques et écologiques ? Toute violence devient-elle terroriste ? Peut-on mettre sur le même plan un Bataclan et une vitrine de boucher ? Qu’entend-on, finalement, par « radicalisation » ?
Définition : du terrorisme à la contestation civique
Avant d’aller plus loin, intéressons-nous à la définition de “radicalisation” donnée sur le site gouvernemental « Stop Djihadisme ». Elle « désigne les personnes souhaitant changer radicalement la société en faisant – ou pas – usage de la violence. »
La définition étant presque tautologique (définir “radicalisation” par l’adverbe “radicalement”), précisons que « changer radicalement » doit vouloir dire ici changer à l’inverse de ce que la société est aujourd’hui. Le djihadisme propose indéniablement un renversement au profit d’un ordre uniquement inégalitaire et violent. L’écologie met quant à elle en avant un renversement au profit d’une économie respectueuse et sociale. Deux renversements incomparables. La fin de la définition précise que la radicalisation n’est pas nécessairement violente. Dès lors, la Désobéissance Civile telle qu’elle a été pensée par Thoreau – prônant un renversement systémique – constitue-elle en soi une radicalisation ? Édifiant.
Fascisme, terrorisme et civisme
La suite du site précise que « se radicaliser, ce n’est pas seulement contester ou refuser un ordre établi. La radicalisation djihadiste est portée par la volonté de remplacer la démocratie par une théocratie basée sur la loi islamique (la charia) en utilisant la violence et les armes. »
Pour illustrer la radicalisation, le djihadisme est le premier et seul exemple – après tout, le site s’appelle Stop-Djihadisme, ne faisons pas de faux-procès. Le terme est donc intimement lié, dans sa racine, au terrorisme. Son application à d’autres réalités porte nécessairement la marque de ce terrorisme. C’est d’ailleurs, selon nous, pour cette connotation qu’il accompagne le qualificatif « extrême » lorsque les Gilets Jaunes sont analysés. Là où “extrême” renvoie au fascisme des années 30, “radicalisation” nous rapproche du djihadisme.
Les groupes désignés sont renvoyés à une lutte idéologique entre des systèmes de valeurs jugés irréconciliables. Ils sont ainsi discrédités et considérés comme les agents d’une guerre civile. Ce n’est alors pas un hasard si plusieurs médias et politiques évoquaient, à propos des Gilets Jaunes, des « scènes de guerre », élément de langage qui renvoie évidemment aux guerres mondiales mais qui a également été employé lors du 13 Novembre 2015.
En outre, comment repérer un citoyen qui se radicalise ? Une autre page du site nous fait comprendre qu’est radicale toute personne qui 1) remet en question les informations général(ist)es, notamment au profit de thèses complotistes 2) se satisfait de la dichotomie « bien/mal, eux/nous » 3) prône la violence pour des raisons purement « émotionnelles » avec des « motivations triviales : désirs matériels, déceptions, besoin de reconnaissance ou d’aventure ». En d’autres termes, la radicalisation désigne ce qui remet en question un ordre établi et interroge un discours politique et médiatique dominant. Enfin, elle emploie la violence en obéissant à des binarités simplistes.
Si vous souhaitez la fin d’une logique productiviste et consumériste et dénoncez une démocratie en berne ainsi qu’une homogénéité du langage médiatique, vous êtes un radicalisé. Si vous prétendez lutter contre l’injustice fiscale et environnementale, en réalité, vous faites sédition et défendez un “système de valeurs” inadéquat. Vous obéissez aux mêmes instincts qu’un terroriste. Or, nous sommes en état d’urgence : vous êtes un ennemi de nos valeurs. Ainsi, bien que le site s’intéresse principalement au djihadisme, nous pouvons voir que sa rhétorique parcourt celle employée à propos des Gilets Jaunes, écolos, vegans, etc.
Rhétorique : les ressorts passionnels
Enfin, revenons à l’aspect « émotionnel » évoqué sur le site. Ce dernier répertorie dans les « motivations triviales » le « besoin de reconnaissance » – qui est mis sur le même plan que le besoin d’aventure. Or, les Gilets Jaunes luttent pour une reconnaissance politique et sociale ; l’écologie se fonde sur la reconnaissance des intérêts naturels et humains ; le veganisme défend la reconnaissance de la vie animale. Donc, au cœur de la crise démocratique et économique actuelle : la reconnaissance. Une trivialité – selon un site gouvernemental.
Avec cette motivation émotionnelle triviale, nombre de commentateurs comme Boris Cyrulnik ou Laurent Bigorgne (Institut Montaigne) parlent de « contagion émotionnelle » ou de « blues » des Gilets Jaunes. Par ces termes qui ramènent les revendications à des émotions, nous serions uniquement dans le régime du pathos et du non-rationnel, et donc dans l’infantilisation des manifestants.
Certes, il ne faut jamais se précipiter et acclamer les mouvements de masse et les violences qui en résultent. Cependant, les réduire simplement à du passionnel d’une part et les ancrer dans un discours anti-terroriste d’autre part, revient à un aveuglement volontaire. Au contraire, les quarante propositions diffusées il y a un mois ne font que témoigner d’une conscience politique forte et d’une rationalité dans l’organisation et la nature des revendications. Elles témoignent non pas d’une radicalisation mais d’une re-politisation.
Radicalisation ou re-politisation ?
Revenons alors au début de la définition de « Stop-Djihadisme ». Elle précise : « Le mot “radicalisation” vient du latin radix, qui signifie “aller à la racine” ». La radicalisation n’est donc pas nécessairement à entendre comme un renversement violent des valeurs. Elle peut désigner un retour au cœur des institutions et des valeurs. Ni plus, ni moins.
Or, précisément, ce mouvement consiste principalement en un retour aux valeurs démocratiques et humanistes. Il témoigne d’un besoin de reconnaissance exprimé par le citoyen se sentant dépossédé, ignoré. Un tel besoin ne peut passer que par une repolitisation des citoyens après des décennies de dépolitisation et de violence symbolique. Toujours est-il que ce retour aux institutions démocratiques et aux valeurs humaines semble manifestement s’inscrire dans la catégorie « radicalisation djihadiste ».