Raoul Hedebouw : « Nos Parlements sont des institutions fondamentalement anti-populaires »

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Raoul Hedebouw, le 9 septembre 2023, à l’occasion de la fête populaire Manifiesta © Dieter Boone

En forte progression depuis une dizaine d’années, le Parti du Travail de Belgique détonne dans le paysage de la gauche radicale européenne : contrairement à d’autres, il continue de se revendiquer du marxisme. Au-delà du discours, cet héritage transparaît dans toute l’organisation du parti, de la sélection et la formation de ses cadres, au contrôle des parlementaires, en passant par le développement d’institutions au service des travailleurs et des liens avec les syndicats. Dans cet entretien-fleuve, Raoul Hedebouw, le président du parti, nous présente sa conception d’un communisme pour le XXIème siècle et la façon dont le PTB agit concrètement pour s’y conformer. Entretien réalisé par William Bouchardon et Laëtitia Riss, avec l’aide d’Amaury Delvaux.

LVSL – Le PTB reste encore assez méconnu en dehors de la Belgique. Lors de sa fondation dans les années 1970, le parti s’oppose au Parti communiste de Belgique, au motif qu’il n’est pas assez révolutionnaire, et s’inspire notamment du maoïsme. Depuis les années 2000, la période à laquelle vous rejoignez le parti, les références idéologiques ont cependant évolué. Le PTB s’apparente aujourd’hui à un parti de gauche radicale assez similaire à ceux qui existent dans d’autres pays, à ceci près qu’il continue de revendiquer explicitement un héritage marxiste. Pouvez-vous revenir sur vos inspirations idéologiques et l’évolution du PTB depuis une quinzaine d’années ?

Raoul Hedebouw – D’abord, il est important d’avoir un dialogue ouvert avec les autres composantes de la gauche radicale dans les différents pays. Le PTB a sa singularité, mais nous avons toujours du respect pour les doctrines et les actions que mènent les autres partis de notre famille politique. Chaque pays est déterminé par sa situation historique particulière et il faut respecter ce que font nos camarades étrangers. Je le dis, car le PTB a pu être très sectaire par le passé, à la fois en Belgique et à l’extérieur, en faisant la leçon à d’autres partis en Europe.

Notre spécificité réside bien dans le fait que nous nous revendiquons du marxisme. Le parti naît à partir de 1968 dans les universités au sein du mouvement maoïste. Mais très vite, nos anciens mettent en place des liens très forts avec la population et s’appuient sur leur pratiques pour évaluer la pertinence de leur stratégie politique. C’est notre façon d’aborder l’éternel débat entre la théorie et la pratique. C’est à ce moment que nos membres vont travailler dans des entreprises, mettent sur pied des maisons médicales et abandonnent l’hyper-sectarisme du mouvement maoïste. En France, où ce sectarisme a perduré, le maoïsme a vite périclité. Cet ancrage dans la société est une colonne vertébrale que nous voulons garder.

« Nous continuons de nous inscrire dans l’analyse de classes et notre objectif est de réaliser un “socialisme 2.0”.»

Le marxisme nous définit bien car nous continuons de nous inscrire dans l’analyse de classes et notre objectif est de réaliser un « socialisme 2.0 », c’est-à-dire une révolution, un changement de paradigme dans notre pays. Nous voulons changer le système économique capitaliste et passer à une économie socialisée, avec toutes les variantes qu’il est possible d’imaginer, en transférant la propriété des grands moyens de production. Cette singularité se traduit ensuite dans notre stratégie et notre organisation, de même que sur les théories sur lesquelles on travaille, le type de formation qu’on propose, les membres que l’on recrute, etc.

LVSL – La gauche radicale a été profondément renouvelée par la vague populiste des années 2010, qui a privilégié l’efficacité stratégique à l’élaboration idéologique. De nouveaux partis-mouvements se revendiquant de la stratégie populiste sont ainsi apparus avec notamment La France Insoumise, Podemos ou Syriza… Comment analysez-vous ce moment populiste ? Le pari consistant à « construire un peuple » par le discours, tel qu’il a été théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, vous semble-t-il aussi prometteur que la structuration d’un bloc de classe ?

R. H. – Stratégiquement, ce sont des voies différentes. Bien sûr la classe ouvrière a évolué, à la fois dans sa composition sociale et au sein des entreprises. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir et considérer qu’elle se résume aux salariés de la grande industrie. Dans nos discours, nous parlons d’ailleurs de « classe travailleuse » plutôt que de « classe ouvrière », car cela nous semble mieux englober la réalité du prolétariat d’aujourd’hui. Toutefois, même si le prolétariat s’est recomposé, nous continuons à penser qu’il joue un rôle de locomotive dans la lutte sociale. Ce n’est pas que de la théorie, car cela pose des questions concrètes sur l’organisation du parti au sein des entreprises, dont nous reparlerons.

« Nous pouvons partager avec les populistes le constat selon lequel il faut construire un peuple, mais la question reste ouverte : que prend-on comme référence pour construire cette identité ? »

Il est certain également que la conscience de classe n’amène pas automatiquement à la fierté de classe, comme le montre Karl Marx. Nous pouvons donc partager avec les populistes le constat selon lequel il faut construire une identité collective, mais la question reste ouverte : que prend-on comme référence ? Pour des raisons multiples – le libéralisme qui a gagné du terrain, l’effondrement de l’URSS et du bloc de l’Est, le désintérêt de la social-démocratie pour la classe ouvrière – la pertinence de l’identité de classe pour elle-même s’est affaiblie. Et je ne suis pas naïf : le travail politique pour reconstruire cette conscience de classe est immense. Toutefois, nous croyons qu’elle demeure le levier le plus intéressant pour créer un rapport de force.

De ce point de vue, nous ne sommes pas populistes. Ce ne sont d’ailleurs pas des élites contre un peuple, ce sont des classes qui s’affrontent. Faire de la classe travailleuse notre locomotive, cela n’empêche pas toutefois de faire front avec d’autres composantes des couches populaires, comme les petits indépendants, les artistes ou les étudiants. Notre analyse de classe ne doit pas nous mener à un repli sur une « classe ouvrière » fantasmée. Elle nous engage plutôt sur le chemin d’un long travail de politisation pour élargir notre base populaire.

LVSL – Par rapport à ces formations populistes de gauche, le PTB est, en effet, resté un parti « à l’ancienne », avec une formation idéologique importante, une mobilisation militante exigeante, une tenue régulière de congrès. Cela tranche avec l’investissement plus souple, réclamé par de nombreux citoyens aujourd’hui, qui préfèrent s’engager « à la carte ». À la lumière de cette nouvelle conjoncture, pourquoi conserver une organisation partisane et comment susciter l’engagement pour votre parti ? 

R. H. – Cette question renvoie à un débat très ancien entre l’anarchie et le marxisme, dont Proudhon, Marx et Bakounine sont les meilleurs représentants. Le spontané suffira-t-il à réaliser une révolution sociale ou faut-il structurer la lutte ? Je suis, pour ma part, un homme d’organisation. Historiquement, le mouvement ouvrier s’est décanté d’un noyau de révolutionnaires « professionnels », jusque dans des clubs de football ouvriers comme le FC Châtelet (club belge fondé par les Jeunesses Ouvrières Chrétiennes, ndlr). Contrairement aux idées reçues, la révolution ne suppose pas que chacun ait le même niveau d’engagement professionnel. Chaque révolution a sa spécificité : les camarades cubains ont commencé leur lutte à 50 en débarquant d’un bateau !

Chez nous, en Europe occidentale et en Belgique, le fait d’avoir différents niveaux d’organisation me semble une bonne pratique, avec pour but de faire monter le degré d’implication. Je n’ai pas le culte du spontané, mais je ne prends pas non plus pour acquis l’idée selon laquelle les gens ne voudraient pas s’engager. Bien sûr, dans le contexte de 2023, l’engagement ne coule pas de source et l’espoir suscité par l’engagement dans un parti de la gauche de rupture est limité. Néanmoins, les raisons objectives de se mobiliser n’ont jamais été aussi importantes. Nous devons donc réfléchir à des formes d’organisations diversifiées et accessibles. 

Raoul Hedebouw lors de notre interview. © Amaury Delvaux pour Le Vent Se Lève

Dans le cas du PTB, nous avions jusque dans les années 2003-2004 une structure ultra-militante. Nous avons ouvert depuis lors notre parti à des membres plus ou moins présents, tout en conservant l’importance d’une forme militante. Nous avons en ce sens des militants qui sont là presque tous les jours, mais aussi des membres organisés, c’est-à-dire des camarades qui viennent une fois par mois à des réunions, et des membres consultatifs, pour lesquels c’est nous qui faisons l’effort d’aller les voir et de les inviter à participer une ou deux fois par an. La flexibilité du monde du travail, les enfants, le combat syndical leur prend déjà beaucoup de temps, donc on essaie de s’adapter. 

« Je n’ai pas le culte du spontané, mais je ne prends pas non plus pour acquis l’idée selon laquelle les gens ne voudraient pas s’engager. »

Une autre spécificité est que nous nous revendiquons encore du centralisme démocratique (principe d’organisation partisane défendu par Lénine, ndlr). Pour organiser notre congrès, il nous faut un an et demi, pourquoi ? Car si nous voulons que tous nos membres ouvriers et nos couches populaires participent, lisent les articles, introduisent leurs amendements, etc… cela prend du temps – contrairement aux autres partis belges traditionnels, qui font des congrès en 48h avec des votes électroniques sur des motions que personne n’a lues, pour que finalement, ce soit les bureaux d’étude qui décident de tout ! 

Cela étant dit, je comprends tout à fait que d’autres, comme la France Insoumise, fassent des choix différents, pour essayer de répondre aux mêmes défis, comme celui par exemple de l’organisation de la jeunesse. Nous le faisons pour notre part avec les Red Fox (mouvement de jeunesse du PTB, ndlr) et Comac (branche étudiante du parti, ndlr), mais je pense que nous avons beaucoup à apprendre de l’usage très créatif des réseaux sociaux par la France insoumise, car c’est une manière contemporaine de susciter l’engagement. Il faut vivre avec son temps et être avant-gardiste : rappelons-nous que lorsque l’imprimerie est apparue, les révolutionnaires s’en sont immédiatement emparés, ou que Pablo Picasso ou Pablo Neruda n’ont jamais cédé au passéisme.

LVSL – Au-delà du parti, le mouvement ouvrier a longtemps tenté de construire d’autres institutions pour les travailleurs, à la fois pour améliorer le quotidien des classes populaires et pour leur permettre d’entrer dans le combat politique. Continuer à développer ces lieux collectifs semble être une priorité pour vous, si l’on en croit l’énergie que vous investissez dans l’organisation de ManiFiesta ou de Médecine pour le peuple, une initiative qui propose des soins gratuits et politise via les questions de santé. Où trouvez-vous les moyens financiers et humains nécessaires pour les faire durer ?

R. H. – Si nous insistons autant sur le développement de ces structures, c’est parce que nous avons fait le constat que l’organisation politique de la société et la doctrine qui l’accompagne sont les grandes absentes des débats politiques. C’est très bien d’avoir de longues discussions sur la géopolitique, sur la stratégie, sur la philosophie d’Hegel ou de Marx, mais cela ne résout pas la question principale : quelles structures devons-nous mettre en place pour augmenter le taux d’engagement des gens ? Cela passe par de multiples lieux du quotidien : entre le membre de la coopérative qui vient juste acheter son pain, le permanent syndical qui s’engage pour ses collègues, sans aucune rétribution, le gars dans un café qui s’écrit « bien parlé mon député communiste ! » ou met un « like » sous une publication, tout participe de la diffusion de nos idées. À ce titre, je ne pense pas d’ailleurs que les réseaux sociaux aient ouvert quelque chose de nouveau sur le plan théorique : ils l’ont fait seulement sur le plan pratique.

Quant à votre question sur les moyens financiers, je n’ai pas de réponse évidente. Ce qui est clair, c’est qu’ils doivent venir de la classe travailleuse pour ne pas rendre le mouvement ouvrier vulnérable et dépendant de la superstructure capitaliste. Nous avons un système de cotisation particulier au PTB : plus on prend des responsabilités, plus on contribue, ce qui est tout à fait contre-intuitif. Cependant, avant d’être une question budgétaire, c’est une question idéologique. C’est beaucoup plus simple que toutes les règles éthiques qu’on peut inventer. J’ai de cette manière l’assurance que les camarades avec lesquels je milite sont animés par la passion de changer la situation sociale dans notre pays. S’ils veulent faire carrière, et sont motivés par l’appât du gain, ce n’est pas chez nous qu’ils doivent s’inscrire ! Je vis, pour ma part, avec 2300€ par mois, comme tous mes autres camarades députés. 

« Au PTB, plus on prend des responsabilités, plus on contribue. Avant d’être une question budgétaire, c’est une question idéologique. »

Ces cotisations nous permettent de financer des initiatives qui valent la peine. Cela nous permet de mettre en place des choses qui peuvent paraître secondaires mais qui sont en réalité très importantes, comme par exemple affréter des bus ou des trains pour que le maximum de gens puissent venir à notre fête populaire (ManiFiesta est l’équivalent belge de la Fête de l’Humanité, ndlr). Cela vaut aussi pour la formation de nos membres. On dit souvent qu’il faut sept ans pour former un médecin. Mais pour comprendre la société et la transformer, il faut au moins quinze ans ! Sans compter que ce n’est pas dans les universités que l’on pourra s’approprier de tels savoirs. Nous avons donc une école de formation, au sein de laquelle nos militants apprennent à analyser la complexité du monde contemporain, en vue de devenir des cadres. 

LVSL – Une fois atteint une certaine place dans l’appareil du parti, il existe néanmoins une tentation permanente à concentrer les pouvoirs, comme l’a montré le sociologue Roberto Michels avec sa « loi d’airain de l’oligarchie ». En tant que président et porte-parole du PTB, comment concevez-vous votre place au sein du parti ? Pour poursuivre la comparaison avec les mouvements populistes, la plupart d’entre eux sont très centrés autour de leurs leaders, qui peuvent être très talentueux mais aussi entraîner leur organisation dans leur chute…

R. H. – Sur mon cas personnel, je me présenterais comme un leader collectif. Mais la question théorique qui se pose est avant tout celle du rapport entre l’individu et la classe. Je m’intéresse aux contradictions et, en ce sens, je suis un dialecticien. Nous devons résoudre l’équation suivante : la classe doit faire sa révolution et, en même temps, elle doit créer ses propres leaders. Les leaders ont toujours eu un rôle important dans les processus révolutionnaires, que ce soit Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, ou Julien Lahaut en Belgique. Mais tout leader doit avoir l’humilité de comprendre son rôle historique. 

Moi-même, je suis un produit de la lutte sociale. J’ai commencé comme leader lycéen en 1994-1995 à Herstal, une petite commune à côté de Liège. Pour aller rejoindre les autres étudiants en manifestation à Liège, nous avions 9 kilomètres à faire. Ce trajet, je l’ai fait près de 80 fois, à l’âge de 17 ans, avec mon copain Alberto et quelques 600 étudiants. Si je raconte cela, parce que je crois au matérialisme et que cette expérience m’a donné une praxis : on finit par développer un certain talent oratoire pour chauffer les foules, à force d’allers-retours ! De la même manière que la réforme des retraites en France a aussi permis à des gens de se dévoiler…. C’est un aspect essentiel de la question : la mobilisation collective façonne l’émergence de leaders.

« Tout leader doit avoir l’humilité de comprendre son rôle historique. »

Au sein du parti, je crois que le pouvoir doit être structuré de la manière la plus claire possible. Personnellement, j’ai un mandat du bureau du parti et du conseil national du PTB et je suis content que ces organes me contrôlent fortement. C’est très important, surtout aujourd’hui dans une période dominée par l’audiovisuel. Le collectif m’a donné un mandat de porte-parole du parti devant les caméras, car c’est une de mes capacités, mais il en faut d’autres pour mener la lutte. Pourquoi le fait d’aller sur les plateaux et de parler devant des centaines de milliers de personnes me donnerait davantage de pouvoir ? Je jouis d’une notoriété disproportionnée par rapport à mes autres camarades du bureau du parti, qui sont pourtant tout aussi valables que moi. 

Raoul Hedebouw et Peter Mertens © Sophie Lerouge

On s’efforce de constituer un vrai collectif avec Peter Mertens (ancien président du PTB, désormais secrétaire général du parti, ndlr) et les autres membres. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, mais nous sommes attachés à l’unité de notre parti, dont le maintien est un travail de tous les jours. Nous discutons de sujets compliqués en interne, mais jamais à l’extérieur, car cela finit toujours par nous desservir. Un petit désaccord se transforme très vite en rancœur et en guerre de clans, et nous essayons de l’éviter autant que possible. C’est pourquoi le PTB ne permet pas le droit de tendance, car on sait très bien ce qui va se passer à long-terme : je vais créer un courant, d’autres aussi, on va compter nos scores et puis, chacun finira par créer son propre parti. Beaucoup de partis de la gauche radicale se sont sur-divisés de la sorte.

Je me sens donc un parmi les autres. Il n’y a aucun problème à me critiquer quand je fais des erreurs ; et nous veillons toujours à assumer nos erreurs collectivement pour ne pas se retrouver tout seul pointé du doigt. C’est une aventure collective, et je ne m’imagine pas faire de la politique autrement. Il y a eu de nombreux magnifiques dirigeants avant moi et il y en aura beaucoup d’autres après. Les cimetières sont remplis de personnes indispensables, comme le dit un proverbe !

LVSL – Votre parti a connu une forte progression électorale ces dernières années et vous êtes passés de 2 à 12 élus au niveau fédéral en 2019 (sur un total de 150, ndlr). L’insertion dans l’arène parlementaire a pourtant toujours posé beaucoup de questions chez les marxistes, étant donné le train de vie des députés, le fait que les parlementaires s’émancipent parfois de la position de leur parti ou qu’ils privilégient le travail à la Chambre plutôt que d’autres formes de mobilisation. Quel est le rôle des députés PTB et quelles règles avez-vous fixées ?

R. H. – D’abord, nous considérons que l’appareil d’État n’est pas neutre. Il est né de l’État-nation bourgeois et a donc un rôle historique précis : reproduire l’ordre existant. Il n’est pas conçu pour permettre le changement de société à l’intérieur du cadre qu’il impose. D’ailleurs, je dis souvent que j’ai vu beaucoup de choses au Parlement belge, mais ce que je n’ai jamais trouvé, c’est du pouvoir ! Le vrai pouvoir n’y est pas, ni même dans les ministères. Il est dans les milieux économiques, dans les lobbys, que ce soit sur l’énergie, les questions environnementales etc. C’est pourquoi nous nous inscrivons dans une stratégie où l’extra-parlementaire est aussi important que l’intra-parlementaire. Le Parlement est au mieux une chambre de débat, et c’est à ce titre que nous l’investissons. J’ai eu l’occasion de citer les textes de Marx sur la Commune de Paris pour rappeler cette analyse élémentaire et faire entendre aux autres parlementaires qu’ils ne sont pas l’épicentre du pouvoir politique ! 

Nos députés PTB assurent ainsi essentiellement une fonction tribunitienne. Lorsque nous sommes entrés au Parlement, avec nos deux élus en 2014, c’est la première chose qui a frappé les autres partis : on ne cherchait pas à s’adresser aux ministres, mais directement à la classe travailleuse via la tribune du Parlement. On n’avait plus vu ça depuis les années 80. Le parlementarisme est un régime fondamentalement anti-populaire. Le mépris de classe dans les yeux des autres députés envers nos députés ouvriers est d’ailleurs flagrant : ils les regardent différemment de nos députés qui ont fait des études supérieures.

« Le parlementarisme est un régime fondamentalement anti-populaire. »

Nous sommes alors d’autant plus fiers aujourd’hui d’avoir 4 députés ouvriers sur les 12 actuellement élus au niveau fédéral. Maria Vindevoghel, qui a travaillé comme nettoyeuse à l’aéroport de Zaventem pendant vingt ans, Nadia Moscufo, caissière dans les supermarchés Aldi, Roberto D’Amico, ex-travailleur de l’industrie lourde, électricien chez Caterpillar, et Gaby Colebunders, ancien travailleur chez Ford Genk. Ils expriment une fierté de classe précisément parce qu’ils ne sont non pas que pour la classe, mais parce qu’ils viennent de la classe. Et quand ils « démontent » des politiciens traditionnels, ils rendent une fierté aux travailleurs puisqu’ils incarnent, non seulement dans leur verbe, mais surtout dans leur manière d’être, les revendications populaires. Il est impératif pour nous de ne pas perdre ce rapport à notre base sociale : on insiste pour chaque député conserve une pratique militante et ne finisse par baigner exclusivement dans le monde parlementaire ou médiatique.

LVSL – Les travailleurs sont, à l’heure actuelle, plus souvent représentés par les syndicats que par les partis. Dans le cas français, partis et syndicats se parlent mais depuis la charte d’Amiens en 1906, chacun veille à éviter de se mêler des affaires de l’autre. À l’inverse en Belgique, les syndicats n’hésitent pas à interpeller directement les politiques, comme l’a fait encore récemment Thierry Bodson (président de la FGTB, deuxième fédération syndicale belge, ndlr). Quels liens entretenez-vous avec les syndicats et quel est le rapport de votre parti au monde du travail ?

R. H. – La situation est en effet historiquement différente entre la France et la Belgique. Le mouvement socialiste s’est notamment construit en Belgique sur une organisation de solidarité regroupant un parti, les syndicats et les mutuelles. Elle existe encore aujourd’hui sous la forme de « L’Action commune », une structure politico-syndicale d’obédience plutôt sociale-démocrate. Il y a donc une plus forte interdépendance entre partis et syndicats, qui s’observe toujours dans le paysage politique.

Ce qui est inédit, en revanche, pour un parti de gauche radicale comme le PTB, c’est la volonté de renforcer son ancrage dans la classe travailleuse, par-delà les liens déjà existants avec les réseaux syndicaux. Nous souhaitons empêcher la disparition progressive des sections d’entreprises et maintenir l’organisation politique des lieux de travail, car en laissant faire « le spontané », ces derniers se dépolitisent très rapidement. Les droits de l’homme s’arrêtent aux portes des entreprises : s’il y a bien un espace au sein duquel l’expression d’une opinion politique est taboue, c’est dans la sphère du travail. 

Raoul Hedebouw avec les travailleurs du port d’Anvers © Karina Brys

Face à cette domestication du travail et à l’émiettement des travailleurs – songeons qu’au siècle passé, 40.000 travailleurs étaient réunis sur des sites sidérurgiques, alors qu’aujourd’hui 2.000 travailleurs, au même endroit, c’est déjà beaucoup ! –, il y a un impératif à rappeler que les lieux de travail sont tout sauf des endroits neutres. En comparaison, s’engager dans une commune, à échelle locale, c’est beaucoup plus facile, précisément parce que les rapports de force ne sont pas aussi conflictuels. 

« Les droits de l’homme s’arrêtent aux portes des entreprises. »

Aussi, lors de notre dernier congrès, nous avons fait l’analyse que le « Parti du Travail » n’était pas « le parti des travailleurs » dans sa composition sociologique. Nous sommes très autocritiques et nous n’avons pas de mal à reconnaître que subjectivement nous voulons représenter le travail, mais qu’objectivement nous rencontrons en interne un véritable plafond de béton – à l’instar du plafond de verre pour nos camarades femmes. 

Pour pallier cette difficulté, nous essayons de corriger ces inégalités, issues de la société et qui se reproduisent dans le parti, en faisant le choix d’une promotion ouvrière très forte. Nous avons mis en place des quotas de travailleurs, tout en connaissant les débats théoriques autour du recours aux quotas. Toujours est-il que dans les faits, ça fonctionne : 20% des représentants du PTB viennent des entreprises industrielles et n’ont pas de diplôme du supérieur. C’est un moyen de rendre audible des majorités – et non des minorités – qui ne sont habituellement pas présentes dans le paysage politique. 

LVSL – Depuis quelques mois, les libéraux francophones se présentent comme le « véritable parti du travail ». Son président, Georges-Louis Bouchez (Mouvement Réformateur), s’est même décrit comme « prolétaire », suivant selon lui la définition marxiste. Comment comprenez-vous cette prise de position ? Que répondez-vous à ce discours qui prétend que la gauche ne se préoccupe plus du travail ?

R. H. – Paradoxalement, j’y vois un signe d’espoir. Après trente ans de doxa néolibérale, nos adversaires sont soudain obligés de revenir sur notre terrain. Or, celui qui arrive à imposer les thèmes et la grammaire du débat politique est toujours dans une position de force. Le mythe d’une classe moyenne généralisée, dans lequel ma génération a grandi, a été rattrapé par la réalité. La période du Covid a notamment été un accélérateur du retour à une certaine fierté de classe : on a réhabilité à travers les fameux « métiers essentiels », l’analyse marxiste des métiers où sont produits la plus-value. Travailleurs et prolétaires sont à nouveau des mots qui permettent de nommer cette conscience de classe diffuse qui est en train de revenir dans nos sociétés. 

« Travailleurs et prolétaires sont à nouveau des mots qui permettent de nommer cette conscience de classe diffuse qui est en train de revenir dans nos sociétés. »

Que la droite s’engouffre dans cette brèche n’a alors rien d’étonnant. Historiquement, à chaque fois que la classe ouvrière s’est renforcée, il y a toujours eu des tentatives pour essayer de se l’accaparer. C’est un combat permanent que de savoir qui parvient à remporter la direction politique de sa propre classe et à conquérir l’hégémonie culturelle. Si l’on pense à la montée de l’extrême-droite en Allemagne dans les années 30, je rappelle qu’elle s’est présentée sous la bannière d’un « national-socialisme » – et non d’un « fascisme » ou d’un « néolibéralisme »,comme on l’entend parfois. S’il s’agit bien d’un fascisme, il n’a jamais dit son nom, et n’a pas hésité à utiliser la phraséologie socialiste, tout en la détournant, pour récupérer les travailleurs, comme l’a montré Georgi Dimitrov (voir Pour vaincre le fascisme, Éditions Sociales Internationales, 1935, ndlr).

Je suis néanmoins confiant sur un point : les gens ont toujours plus confiance dans l’original que dans la copie, dès lors que nos discours politiques et syndicaux sont à la hauteur.

LVSL – Contrairement à tous les autres partis belges, vous êtes un parti national, c’est-à-dire présent à la fois en Flandre et en Wallonie. Ces deux régions se caractérisent toutefois par des dynamiques politiques très différentes : tandis qu’un basculement à l’extrême-droite s’observe du côté flamand, la gauche radicale revient en force du côté wallon. Avez-vous une stratégie différenciée dans chacune des régions ou misez-vous sur la résurgence d’une identité de classe commune ? 

R. H. – Une chose est certaine : la Belgique est un laboratoire passionnant. Je suis président d’un parti national qui est confronté, dans un même pays, à un melting pot de ce que la gauche européenne doit aujourd’hui résoudre. Chez nous, tous les problèmes sont en effet concentrés et dispersés selon les régions : cela nous complique assurément la tâche, mais cela nous permet aussi de prendre au sérieux la question stratégique. Nous croyons en un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par-delà les clivages régionaux. Il faut aller chercher les « fâchés mais pas fachos », comme on dit en France – cette expression me semble juste. En Flandre, la colère de ces travailleurs est canalisée par l’extrême-droite, mais il n’y a rien de gravé dans le marbre.

Raoul Hedebouw lors de notre interview. © Amaury Delvaux pour Le Vent Se Lève

La politique, c’est croire qu’on peut changer le réel, et j’y crois : nous sommes passés de 6 à 10% dans les sondages en Flandre. Cela montre bien qu’il y a une marge de progression, une politisation possible contre la classe bourgeoise. De l’autre côté en Wallonie, nous avons la chance d’hériter d’une région sans extrême-droite, qui est vraiment le résultat d’une histoire particulière, ne se prêtant guère au nationalisme. Une des premières questions que l’extrême-droite s’est posée dans les années 90 à consister à trancher entre un front national belge, francophone ou wallon… C’est dire la confusion ! Dans les régions où l’identité est plus importante, l’extrême-droite peut plus facilement pénétrer.

« Nous croyons en un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par-delà les clivages régionaux. »

Il faut toutefois se rappeler qu’il n’y a aucun déterminisme. C’est même, plus souvent, des paradoxes que nous rencontrons sur le terrain : la Flandre est une région qui s’est beaucoup industrialisée et qui connaît quasiment le plein-emploi, ce qui signifie qu’elle a le taux de « prolétaires » le plus élevé en Europe. La conscience de classe qui devrait accompagner cette composition sociale n’est pas encore là mais le PTB est tout de même en progression en Flandre et nous sommes devant le parti du Premier Ministre libéral, Alexander De Croo, selon le dernier sondage. Notre but est de s’adresser aux travailleurs de ces industries, qu’il s’agisse, par exemple, du port d’Anvers ou des usines de biochimie, et de politiser leur appartenance de classe.

C’est un combat difficile, comme nous le rappelle l’histoire. Quand les mineurs français faisaient grève, durant les siècles passés, qui venait les casser ? Pas les bourgeois, mais les mineurs belges ! C’est pourquoi, nous devons mener un travail de pionnier, qui doit être politique, syndical, culturel… La Flandre est pour moi un terrain de reconquête, au même titre que les régions du Nord de la France, ou celles de l’Est de l’Allemagne. Finalement, la Wallonie est l’exception plutôt que la règle. 

Il faut avoir l’humilité de reconnaître que notre succès est dû en bonne partie à l’absence d’une extrême-droite structurée. D’une certaine manière, tant mieux, cela nous permet de garder les deux pieds sur terre.

LVSL – Une dernière spécificité du PTB, dans le paysage politique belge, tient à son rapport au Parti Socialiste. Les désaccords internes à la NUPES en France ressemblent à une promenade de santé par rapport à la rivalité historique que vous entretenez avec « la gauche de gouvernement », actuellement membre de la Vivaldi (une grande coalition rassemblant des sociaux-démocrates, des libéraux, la droite traditionnelle et les écolos, ndlr). Comment expliquez-vous cette hostilité réciproque ? S’agit-il d’un simple clivage électoral ou de désaccords plus profonds ?

R. H. – Pour commencer, je rappelle une question classique : le capitalisme peut-il être oui ou non réformé ? On s’attendrait à ce que le Parti socialiste choisisse la voie de la réforme, mais il a préféré, depuis 30 ans, voter les privatisations des services publics, l’austérité, le blocage des salaires ou l’allongement des carrières… Durant tout ce qui s’est passé en Belgique de rétrograde ou de réactionnaire, le Parti socialiste était au gouvernement sans interruption ! 

Quant au côté « épidermique » qui transparaît dans certaines réactions à notre égard, il faut avoir en tête que, depuis les années 70, le Parti socialiste n’avait plus connu aucune concurrence sur sa gauche. Cette domination totale de la social-démocratie a été pendant longtemps une spécificité belge. Beaucoup étaient convaincus que l’engouement pour notre parti allait retomber, que le PTB n’était qu’un feu de paille voué à disparaître. Ils n’ont compris que très récemment qu’ils allaient devoir composer avec une autre force de gauche. 

© Sophie Lerouge

Cela étant dit, je ne souhaite pas l’implosion de la social-démocratie belge, car si elle a lieu, elle peut être remplacée par pire, en l’état actuel des choses. Je souhaite plutôt un réalignement stratégique, bien qu’il n’arrive malheureusement pas. Pour une raison simple : les cadres du Parti socialiste n’ont jamais été formés à la politique de rupture. C’est ce qui sonne si faux dans les prises de paroles, à l’étranger, de Paul Magnette (président du Parti Socialiste belge, ndlr). Il y a une telle distorsion entre sa parole, qui se prétend jaurésienne, et sa pratique, qui incarne la « troisième voie » social-démocrate, dans tout ce qu’elle a de plus pragmatique. Le Parti Socialiste n’a rien revu de sa doctrine depuis 30 ans et s’est contenté d’accompagner le système.

Au cas par cas, il nous arrive de travailler en commun au Parlement, par exemple avec la proposition de loi Hedebouw – Goblet (ancien dirigeant syndical et député PS, ndlr) pour revoir la loi de 1996 qui bloque les salaires. Cela dépend des sujets et des affinités de chacun, mais nous cherchons à renforcer notre pouvoir d’initiative ; de la même manière qu’avec les députés écologistes, même s’ils sont vraiment sur une ligne encore plus libérale en Belgique. Nous espérons ainsi construire notre colonne vertébrale idéologique et inviter nos éventuels alliés à considérer nos positions. Notre capacité à imposer des impératifs stratégiques de type Front Populaire dépendra du rapport de force que nous parviendrons à créer au Parlement et dans la société. 

LVSL – Rétrospectivement, la dernière décennie peut apparaître comme une séquence de grande impatience politique, dans laquelle la gauche radicale a essayé, coûte que coûte, de remporter des victoires-éclairs. À l’inverse, il semble que vous cherchiez plutôt à préparer patiemment votre arrivée au pouvoir. Serait-ce l’enseignement que la gauche européenne peut tirer du PTB : parier sur une progression qui soit à la mesure de son organisation ?

R. H. – Nous nous interrogeons beaucoup sur le succès d’une prise de pouvoir populaire. Nous avons notamment étudié de près l’expérience Syriza, en Grèce, parce qu’elle n’a pas suffisamment été assez méditée, selon nous, par la gauche européenne. Il y a pourtant des conclusions stratégiques importantes à en tirer. Je retiens, à titre personnel, deux leçons : d’une part, les forces extra-parlementaires, voire extra-gouvernementales, qui sont prêtes à affronter un parti de la gauche radicale sont incroyablement puissantes, même pour s’opposer à des petites réformes. 

Certes, Syriza ne défendait pas la Révolution, ni même un programme comme celui d’Allende (président socialiste du Chili entre 1970 et 1973, ndlr) ou du Front Populaire, ils étaient simplement attachés au refus d’appliquer le mémorandum de l’Eurogroupe. Un tel refus a pourtant valu des menaces en cascade : coupure des liquidités, rumeurs de coup d’État par l’armée grecque… Dans son livre, Yanis Varoufakis, l’ancien ministre des finances, décrit très bien comment les négociateurs extérieurs connaissaient mieux que lui l’état des finances de son propre pays. C’est dire combien la démocratie s’arrête assez vite lorsque le rapport de force parlementaire met en danger l’hégémonie de classe dominante. 

Deuxième leçon : dès lors que l’on reconnaît l’existence de ces mécanismes de défense, que faut-il au pouvoir populaire pour s’exprimer ? Le degré de conscience et d’organisation du monde travail est-il suffisant pour tenir le coup ? Les partis et les syndicats y sont-ils assez implantés ? À plus grande échelle, dispose-t-on d’organisations capable d’assurer un contre-pouvoir ? À Athènes, par exemple, lors des grandes paniques bancaires, que se serait-il passé si la gauche avait été capable de nationaliser la banque de Grèce ou de dire « nous allons produire notre propre monnaie » ? Dans tous les cas, il est certain que si l’on s’en tient au niveau ministériel, toute politique de rupture est morte dans l’œuf.

« Les 18% que nous attribuent les sondages en Belgique pour la prochaine élection ne reflètent pas une conscience de classe à 18%. »

Si les conditions d’un rapport de force ne sont pas réunies, c’est-à-dire une articulation entre un parti de gouvernement et une organisation de la société, il faut se préparer à de grandes défaites. C’est là où nous sommes des réalistes : les 18% que nous attribuent les sondages en Belgique pour la prochaine élection ne reflètent pas une conscience de classe à 18%. De même, si la gauche radicale est à 3% dans les sondages – comme c’est le cas par exemple aux Pays-Bas –, cela ne signifie pas que la conscience de classe s’est évaporée entre les 20% d’il y a quinze ans et aujourd’hui. Les sondages et les votes ne sont qu’un baromètre de l’état de conscience, comme le disait Friedrich Engels. Les études d’opinion ne veulent pas rien dire, mais elles ne veulent pas tout dire non plus. 

Je l’affirme d’autant plus franchement que cela retombera peut-être en Belgique aussi, et qu’il ne faudra pas abandonner pour autant. Nous ne faisons pas de la politique en fonction des sondages. Beaucoup d’éléments peuvent influer sur un hypothétique succès électoral : l’offre politique générale, le degré de concurrence entre les gauches, la percée de l’extrême-droite dans certaines circonstances… Cela ne doit pas surdéterminer notre travail politique. J’en tiens aussi pour preuve que les gauches radicales ont été largement sanctionnées en participant à des gouvernements sans avoir derrière elles les conditions minimales d’un pouvoir solide.

Si l’on doit tirer un bilan de la décennie, selon moi, ce n’est pas qu’une question de temps. Il s’agit plutôt de la mise en évidence d’une réalité stratégique : la capacité à mener une véritable politique de rupture s’avère compliquée dans un cadre strictement électoral.