La notion d’identité est devenue omniprésente. Beaucoup y trouvent un substitut commode à la souveraineté. Un substitut parfaitement soluble dans le projet européen : qu’il s’agisse des rengaines civilisationnelles (une civilisation européenne à défendre) ou des régionalismes antinationaux. Mais le substitut identitaire semble aussi soluble dans le projet national lui-même. Il est nécessaire, pour le comprendre, de replonger dans l’histoire du XXe siècle.
Jacques Benoist-Méchin, ancien collaborationniste, s’est beaucoup intéressé au Moyen-Orient. Intérêt qui le pousse à écrire deux ouvrages biographiques en prison : l’un sur Mustapha Kemal et l’autre sur Ibn Saoud. Il s’agit de Mustapha Kemal, la mort d’un Empire[1] et d’Ibn Séoud, la naissance d’un royaume[2]. La thèse du premier est somme toute assez répandue et admise : une volonté de renoncer aux ambitions impériales ottomanes pour construire un véritable territoire turc (bien que certains nationalistes turcs fussent aussi des nostalgiques de l’Empire ottoman). Un patriotisme turc bâti sur la mort de l’Empire ottoman. Le général de Gaulle, qui avait une certaine admiration pour Benoist-Méchin (il fit réimprimer son Histoire de l’armée allemande malgré l’opprobre de la Collaboration), aurait lu ce livre. Après son retour au pouvoir en 1958, un certain nombre de missions dans le monde arabe auraient été confiées à Benoist-Méchin. Parmi ceux qui ont affirmé l’intérêt du général pour les travaux de Benoist-Méchin, citons le journaliste Gilbert Comte.
La décolonisation gaulliste contiendrait donc des éléments kémalistes : une construction nationale qui passe par une sorte de délestage. Il s’agit de se débarrasser du poids des anciennes colonies, tout comme la Turquie s’est débarrassée de celui des anciens territoires ottomans. Il est possible de citer le général de Gaulle lui-même et ses Mémoires d’espoir : l’idée d’un retour aux affaires en 1958 avec la ferme intention de délivrer la France de son empire. Le général l’exprimait dans ces termes : « En reprenant la direction de la France, j’étais résolu à la dégager des astreintes désormais sans contrepartie que lui imposait son Empire […] Bref, quelque mélancolie que l’on pût en ressentir, le maintien de notre domination sur des pays qui n’y consentaient plus devenait une gageure où, pour ne rien gagner, nous avions tout à perdre. »[3]
On peut parler ici d’un principe territorial qui coïncide avec un principe identitaire. Si l’État territorial s’est construit contre les considérations identitaires à l’époque moderne (contre les principes civilisationnels et religieux –avec un catholicisme aux prétentions universelles–) et s’il préfère la maîtrise territoriale à l’invocation identitaire, le recours à la nation est lui-même en partie identitaire. Et c’est pour cette raison que la sortie de l’empire (comme dans le cas français) ne coïncide pas seulement avec une réorganisation de la maîtrise territoriale (une question de souveraineté), mais aussi avec une redéfinition –« définition » pouvant être pris au sens photographique aussi– du caractère d’une population (une question d’identité).
L’historien américain Todd Shepard[4], qui s’est beaucoup intéressé à la question franco-algérienne, utilise le verbe « blanchir ». La nation française aurait été blanchie par la décolonisation. La Ve République n’est pas qu’une affaire de nouvelles institutions, mais aussi d’une nouvelle population, d’une nouvelle identité : une France spectaculairement plus européenne émerge. Une France « libérée » du poids de son empire colonial, une France au nouveau visage. Pour reprendre une opposition déjà opérée par Jean Gottmann[5], le territoire platonicien (refuge) prend le dessus sur le territoire aristotélicien (plateforme d’expansion). Seulement, et c’est toute l’ironie de l’histoire, si la décolonisation a européanisé la population française avec le détachement de l’Algérie, une importante immigration s’est chargée d’empêcher le « blanchiment » évoqué par Shepard.
Les liens qu’entretiennent les notions de souveraineté et d’identité sont ambivalents. Il ne faudrait pas les associer ou les dissocier trop hâtivement. La souveraineté est une notion éminemment territoriale. Malgré son héritage religieux, analysé par Jacques Derrida qui rappelle que « pour Hobbes, le Léviathan imite l’art naturel de Dieu »[6], c’est une notion qui invite à la maîtrise profane plutôt qu’à la référence identitaire. Le territoire exige une présence dans un espace circonscrit et une action. L’identité est une référence. L’édit de Nantes d’Henri IV en 1598 (édit de tolérance) est déjà le signe d’une première territorialisation (ici une pacification) face à la référence religieuse (et aux conflits religieux).
Jean Baudrillard distingue très bien les deux notions dans un précieux livre de 1999 : « On rêve d’être soi-même quand on n’a rien de mieux à faire. On rêve de soi et de la reconnaissance de soi quand on a perdu toute singularité. Aujourd’hui, nous ne nous battons plus pour la souveraineté ou pour la gloire, nous nous battons pour l’identité. La souveraineté était une maîtrise, l’identité n’est qu’une référence. La souveraineté était aventureuse, l’identité est liée à la sécurité […] L’identité est cette obsession d’appropriation de l’être libéré, mais libéré sous vide, et qui ne sait plus ce qu’il est. »[7] Baudrillard, théoricien de la mort du réel, souligne ici une évolution importante : l’action, le contrôle et la maîtrise deviennent obsession de soi. Pour bien comprendre le rapport de force entre ces deux notions (et l’évolution de l’une à l’autre), intéressons-nous aux exemples québécois et algérien.
Avant la « Révolution tranquille » et l’émergence d’un souverainisme québécois dans les années 1960 et 1970, on parlait de « Canadiens français » (qui allaient, avec la demande de souveraineté, devenir des Québécois). Le substantif (« Canadiens ») désignait le territoire et l’adjectif (« français ») l’identité. Autrement dit, une identité française dans un Canada souverain. Petit à petit, le Québec a émergé à travers une revendication proprement territoriale : le combat pour un Québec souverain. Contrairement au Canadien français, le Québécois ne se définissait plus par son identité, par un adjectif, mais par une volonté de contrôle sur son territoire. D’y voir sa langue et son travail respectés. Pour le dire encore autrement, c’était une affaire de domination sur un territoire (l’indépendantisme québécois ressemblait beaucoup aux luttes anticoloniales) bien plus qu’une affaire d’identité.
Il est intéressant d’observer une évolution semblable en Algérie. La décolonisation, ce processus de « blanchiment » et d’européanisation de la France, a transformé des « Français musulmans » en Algériens. Là encore, on passe d’une identité (« musulmans » dans un territoire français) à une souveraineté (Algériens dans un territoire indépendant). D’une référence à un contrôle territorial. Ce processus est d’ailleurs aussi valable pour les Palestiniens qui connaissent, en même temps que les Québécois et les Algériens (dans les années 1960), un même réveil (cette fois encouragé par la défaite des armées arabes lors de la guerre de 1967) : la notion de « peuple palestinien » prend le dessus sur le panarabisme.
Nous avons là des combats pour la souveraineté. Et nous assistons aujourd’hui, comme l’écrivait Baudrillard en 1999, à un processus inverse. L’identité est devenue un paradigme incontournable. Dans le cas québécois, les débats identitaires jouent le rôle d’ersatz (un ersatz de souveraineté) : ils tournent notamment autour de la question de la laïcité et de la place de l’islam. En Algérie, où l’indépendance a pourtant bien été réalisée, les crispations identitaires ont largement pris le dessus sur l’exercice réel de la souveraineté : un islam omniprésent.
[1] Jacques Benoist-Méchin, Mustapha Kemal, la mort d’un Empire, Paris, Albin Michel, 1954.
[2] Jacques Benoist-Méchin, Ibn Séoud, la naissance d’un royaume, Paris, Albin Michel, 1955.
[3] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Tome 1, Paris, Plon, 1970, p. 41.
[4] Todd Shepard, 1962 : Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Paris, Payot, 2008.
[5] Jean Gottmann, The Significance of Territory, Charlottesville, The University Press of Virginia, 1973.
[6] Jacques Derrida, Séminaire. La bête et le souverain : volume 1 [2001-2002], Paris, Galilée, 2008, p. 78.
[7] Jean Baudrillard, L’Échange impossible, Paris, Galilée, 1999, p. 72.