Réforme de l’université : vers la privatisation de la recherche ?

Mobilisation contre le projet de loi LPPR, à Paris, le 5 mars 2020. © Alexis Baudin

Annoncée par le gouvernement en février dernier, la future Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) inquiète toute la communauté universitaire et scientifique. Les premiers rapports, publiés en septembre dernier, annoncent d’ores et déjà une atteinte aux budgets de la recherche et une précarisation croissante de la profession de chercheur. Dans la continuité d’une politique lancée en 2007 avec la LRU, la LPPR renforce le caractère toujours plus compétitif, inégalitaire, et à la merci des intérêts privés de l’université française, qui s’inscrit dans une dynamique globale du démantèlement progressif du service public au profit des grandes entreprises et de la rentabilité.


Dans un contexte de tensions sociales fortes dans le pays, accentuées par un passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites, la loi de Programmation pluriannuelle de la recherche pourrait être l’étincelle qui mettra le feu aux poudres dans la communauté universitaire. Déjà fortement mobilisés, les professeurs et chercheurs ont répondu à l’appel du 5 mars : « L’université et la recherche s’arrêtent », lancé par le collectif Université ouverte, pour protester contre ce nouveau projet de réforme de la recherche prévu par la ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, Frédérique Vidal. Cette dernière part d’un constat : la recherche française ne serait plus compétitive face aux universités étrangères. Autrefois placée au 5e rang mondial, derrière les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et le Japon, la France a été dépassée ces dernières années par les puissances émergentes que sont l’Inde et la Chine [1]. Pourtant, les conclusions et mesures prévues vont à rebours de toute logique, mais aussi de toutes les demandes provenant du corps scientifique, préférant se tourner vers des investissements privés et un désengagement de l’État plus prononcé. Un processus entamé il y a maintenant seize ans et qui, petit à petit, détruit totalement l’université publique. 

Le long processus de destruction de l’université publique à la française 

Le mécanisme a été enclenché en 2007, avec la tristement célèbre loi Relative aux libertés et responsabilités des universités, connue sous le nom de LRU, sous le mandat de Valérie Pécresse. Largement critiquée et rejetée par le corps universitaire de l’époque, elle a mis en place l’autonomie budgétaire des universités, chargées désormais de gérer les masses salariales, mais sans compensation financière suffisante. S’en est suivie une mise en concurrence accrue entre les universités, puisqu’il est désormais quasiment obligatoire de chercher des financements extérieurs, afin de compenser les pertes de recettes liées à la baisse des dotations publiques aux universités. Dès lors, les présidents d’universités, devenus chefs d’entreprises, se voient dans l’obligation de baisser les masses salariales : dans le meilleur des cas, de ne pas augmenter le nombre de professeurs et personnels et dans le pire, supprimer des postes, alors même que le nombre d’étudiants a augmenté de 30 à 40 000 par an du fait du baby boom des années 2000 [2]. Dans le même temps, les universités sont également victimes de concurrence en leur sein même, avec une compétition accrue entre les filières, bénéficiant de fait à des domaines qui intéressent le plus les employeurs, et laissant de côté, le plus souvent, les sciences humaines et sociales. 

Un processus qui s’est ensuite étendu avec le Plan Campus de 2008, programme qui a prévu l’octroi de dotations exceptionnelles afin de créer des pôles universitaires d’excellence de rayonnement international, capables de concurrencer les plus grandes universités du monde. Cela a engendré une mise en concurrence entre les différentes universités, jugées notamment sur « l’ambition pédagogique et scientifique ». Les meilleurs projets ont donc été récompensés, par des fonds supplémentaires allant jusqu’à 850 millions d’euros pour le projet Saclay, regroupant des sites du Grand Paris et de la région Ile-de-France. Pendant ce temps, les universités non parisiennes sont restées à la traîne, creusant encore plus le fossé territorial, déjà très présent en France. 

En 2010, avec la mise en place du processus de Bologne, c’est désormais le marché de l’enseignement supérieur qui est privilégié. L’étudiant est dorénavant encouragé à naviguer entre les différentes filières et universités, répondant à un calcul coût-bénéfice pour mieux s’intégrer sur le marché du travail, mais surtout répondre à ses attentes, et non plus répondre à ses envies d’apprentissage de connaissances. Il va sans dire pourtant que la richesse intellectuelle produite par une génération instruite et à l’aise avec le maniement des concepts est central dans la construction d’une société (voir notre article sur le démantèlement du service public éducatif). En adoptant ce modèle de la rentabilité immédiate, le gouvernement admet un renoncement au temps long qui ne peut qu’inquiéter quant à sa capacité à inscrire son action dans la véritable quête de l’intérêt général, sur le long terme.

Manifestation contre Parcoursup en 2019 ©Jeanne Menjoulet

Au printemps 2018 –  avec la dernière attaque de l’université en date au sujet du vote et de la mise en place de la loi Relative à l’orientation et à la réussite, dite loi ORE – les conditions d’accès à l’université ont été profondément modifiées. Désormais, et ce, spécialement dans les filières en tension [3], les futurs étudiants doivent se prévaloir des « pré-requis », notions à maîtriser avant même d’avoir mis un pied dans un amphithéâtre de la spécialité choisie à l’université. Plutôt que de choisir l’option d’ouvrir des nouvelles places dans les universités, pour répondre à une demande croissante d’admission due au baby-boom des années 2000, une sélection est désormais pratiquée à l’entrée de l’université. Une situation qui avait provoqué de vives critiques et inquiétudes à l’époque de la mise en place de cette loi. Inquiétudes qui se sont révélées fondées, puisque de nombreux lycéens diplômés du baccalauréat général se sont retrouvés sans affectation, laissés sur le bas côté. Par ailleurs, dans un rapport paru le 27 février dernier, la Cour des Comptes souligne le manque de transparence quant aux critères de sélection, qui s’avèrent être bel et bien des critères de sélection sociale, basés sur les capitaux possédés par les futurs étudiants, qui, comme le rappelle souvent le sociologue Pierre Bourdieu, sont inégaux selon les classes sociales d’origine.

Ces différentes réformes découlent d’une logique néo-libérale, et mènent progressivement à une casse du service public de l’enseignement supérieur, qui devrait être ouvert à tous, indépendamment des conditions d’origines. Désormais, l’autonomie et la liberté prônées par les penseurs de ces différentes lois laissent place à une logique de concurrence accrue, entre les universités, mais aussi entre les étudiants eux-mêmes. Les enseignants-chercheurs sont désormais accaparés par la recherche de financement constantes pour effectuer leurs recherches et par l’écriture d’articles toujours plus nombreux pour justifier d’un tel financement, en plus de toutes les tâches, notamment administratives, requises dans le cadre de leur poste d’enseignant. En parallèle, les étudiants doivent se battre pour assurer leur place au sein des universités, en passant les différentes phases de sélection au cours de leur parcours, tout en choisissant une trajectoire qui les favoriseront le plus pour leur entrée sur le marché du travail. L’université n’est désormais plus qu’un facteur d’intégration à un marché professionnel, plus qu’un véritable atout et outil visant l’émancipation intellectuelle. 

Vers une recherche financée par et pour le privé 

S’il est vrai que les textes définitifs de la nouvelle loi de Programmation sur la recherche ne sont pas encore dévoilés, alors même qu’ils étaient attendus pour le mois de février, les premières orientations, parues dans trois rapports en septembre dernier, ne sont pas rassurantes. Elles font état d’un choix indéniable du retrait de l’État dans le financement de la recherche. Cet investissement étatique dans le financement et la gestion de l’enseignement supérieur, hérité de la Révolution, est pourtant au cœur du pacte républicain français depuis 1808, lorsque les premières facultés gérées par l’État sans le concours du clergé ouvrent leurs portes. Une réforme comme celle que nous propose le gouvernement, en rupture avec cette tradition, laissera au secteur privé le champ libre pour investir dans les domaines, mais surtout les sujets de recherche qui lui seront les plus bénéfiques. Les financements sur le long terme, nécessaires à un travail de recherche de qualité, seront désormais remplacés par des contrats à court terme, mais surtout par des financements projet par projet. Alors que le corps enseignant se plaignait déjà de devoir finalement se cantonner à des tâches administratives, liées à la suppression de postes dédiés, il devra désormais remplir de plus en plus de demandes de financement, puisque les sources de financement pérennes, autrefois gérées directement par le ministère, seront désormais octroyées, si l’on en croit les rapports déjà parus, par l’Agence nationale de la recherche (ANR), une agence publique chargée d’étudier les projets sur des critères qui restent à définir, frein supplémentaire à la liberté des chercheurs dans leurs sujets, et, pire encore, par des entreprises privées, en fonction de l’intérêt porté au projet. Cela limite ainsi la recherche à la seule vocation d’être un investissement, défini uniquement par sa capacité à produire du profit, et donc par sa capacité à produire de la richesse monétaire, et non plus intellectuelle. Plus inquiétant encore, cette course au financement, qui reste le nerf de la guerre en matière de production scientifique, pourrait engendrer un bâillon de la recherche, vers des domaines et des sujets intéressants pour les entreprises, mais surtout qui ne vont plus à rebours de la pensée dominante. 

Les laboratoires de recherche, enfin, déjà mis en concurrence pour l’obtention des financements par l’ANR, seront plus que jamais en compétition pour trouver, non plus les projets les plus intéressants, mais les projets les plus susceptibles d’être financés. Or, certains travaux de recherche nécessitent de la coopération entre plusieurs chercheurs, provenant parfois de laboratoires différents. La mise en concurrence entre les laboratoires pourrait mettre à mal cette logique de collaboration, pour des chercheurs qui sont désormais des adversaires plutôt que des coéquipiers.

Des acteurs toujours plus précaires

La logique managériale, qui a déjà commencé à s’imposer dans le secteur, va continuer à précariser la profession d’enseignant chercheur, alors que le taux de travailleurs précaires est déjà compris entre 30 et 70% selon les secteurs aujourd’hui [4]. Tout d’abord, la loi prévoirait la fin du statut de maître de conférences, mais surtout une titularisation repoussée, ce qui les obligera à accepter des statuts précaires, tels qu’attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) ou vacataire. Pire encore, il est prévu la mise en place de CDI de chantier, contrat prévu dans la nouvelle loi travail, passée en 2017 sous l’égide de la ministre du Travail, Muriel Penicaud, qui est en réalité un CDD courant sur la durée d’un projet – professoral ou scientifique. 

Manifestation des acteurs de l'enseignement supérieur
Manifestation des acteurs de l’enseignement supérieur ©Alexandre Moreau

Déjà victimes de la baisse des budgets, qui les poussent à faire plus d’enseignement par manque de professeurs, en plus de leurs missions et devoirs de chercheurs, ils vont devoir subir la fin du référentiel horaire, qui était à la base du contrat universitaire. En effet, en échange de la possibilité de pouvoir faire de la recherche, les professeurs doivent aujourd’hui réaliser 192 heures d’enseignement à l’université, sans, bien évidemment, compter les heures de préparation et de correction, et les heures de paperasse administratives et la publication d’articles qui incombent à leur fonction de chercheur. Désormais, ce quota d’heures ne sera plus limité dans le temps, mais surtout les professeurs perdront la rémunération additionnelle octroyée en cas d’heure supplémentaire. 

Des étudiants de plus en plus lésés

Les étudiants vont également être impactés par la tournure que prend la réforme. Si l’on peut être certain que l’université va souffrir d’une baisse de la qualité dans le contenu de sa recherche, la réforme impactera de facto la qualité des enseignements. En suivant cette logique, celui-ci perdra en effet en stabilité, avec des changements de professeurs constants, et le renouvellement constant du corps enseignant qui en découle ne permettra plus à l’apprentissage de se faire sur le long terme. Si la logique d’économies et de restriction budgétaire promues par le gouvernement se poursuit, il est difficile d’imaginer que l’université continue à fonctionner sur ce modèle d’ouverture au plus grand nombre. En effet, des conséquences seront à prévoir sur le nombre de professeurs embauchés pour assurer les enseignements, voire même sur le nombre de places proposées dans les filières, et notamment celles qui ne se révèlent pas – ou du moins que l’on ne considère pas comme telles – utiles pour le marché du travail. Mais, le plus inquiétant, surtout, serait de voir une augmentation tendancielle des coûts d’inscription, pourtant gage d’accès à l’université au plus grand nombre, ce qui pourrait avoir des conséquences dramatiques sur la possibilité d’entrée en études supérieures des classes populaires et moyennes. 

Manifestation estudiantines contre la loi LRU en mars 2009. © Manuel MC

Un long glissement vers un modèle anglo-saxon 

Si jusqu’à présent, la France résistait à la mise en place d’un modèle à l’anglaise ou à l’américaine, cette réforme tend à rejoindre la logique idéologique mise en œuvre dans les universités outre-Atlantique et de l’autre côté de la Manche. Amorcée dans ces deux pays, la logique néo-libérale – qui compte désormais parmi les références mondiales à en croire le classement de Shanghai (qui hiérarchise les universités selon des critères tels que la qualité de l’enseignement et de l’institution, la taille et le nombre de publications) – est fondée sur une autonomisation des sites vis-à-vis de l’État. Progressivement, pour devenir plus compétitifs, mais surtout pour compenser la baisse des dépenses des États en matière d’éducation et de recherche, ces systèmes se sont tournés vers l’investissement privé, limitant de facto la pluralisme et l’indépendance de la recherche. 

Mais la problématique principale liée à ce changement de paradigme est la difficulté toujours grandissante de l’accès à l’université. En plus de nombreux critères de sélection, instaurés pour faire face à la baisse tendancielle de la capacité d’accueil des universités, les coûts de formation exorbitants, compris entre 15 et 20 000 dollars par an aux États-Unis, limitent l’accès à l’enseignement supérieur, et poussent de nombreux étudiants à contracter des prêts. Or, la problématique de la dette étudiante inquiète de plus en plus les économistes, qui voit en elle une possible bulle financière, prête à éclater à tout moment. La dernière crise financière, venue des États-Unis, reposait, elle, sur l’endettement immobilier. Aux États-Unis, avec une dette moyenne de 35 000 dollars par étudiant, soit 1.605 milliards de dollars, un chiffre multiplié par 3 en l’espace de 12 ans, le risque est désormais de plonger le système financier, non seulement américain, mais mondial, dans une crise économique de grande ampleur [5]. Un phénomène, qui bien qu’en augmentation en France, reste limité à 10% de la population estudiantine [6]

Vers la fin de l’université et de la recherche publiques ? 

Cette réforme est donc en lien direct avec tout ce qu’il s’est passé ces dernières années dans l’enseignement supérieur, à savoir le désengagement progressif de l’État dans les questions de financement et d’encadrement des universités. Ce qui se déroule à l’université est à l’image de ce qu’il se passe dans les autres services publics, avec un glissement vers une privatisation latente. Or, l’université permettait non seulement d’apporter des savoirs, mais également de réduire les inégalités sociales, héritage amer et incompressible du contexte familial dans lequel chacun grandit. Avec la mise en place de critères de sélection liés aux capitaux culturels, c’est tout un pan de la société qui ne pourra plus accéder à l’université, alors même qu’elle pouvait être vectrice de mobilité sociale auparavant. Désormais, les institutions publiques reprennent les logiques managériales de l’entreprise, devant répondre non plus à des logiques d’intérêt commun, mais de rentabilité, en oubliant l’essence même de leur devoir premier de service public. Finalement, en prenant la place des investissements publics dans l’enseignement supérieur et la recherche, le privé remplace le rôle de l’État en effaçant, pierre après pierre, l’intérêt général au profit de ses intérêts propres.

Et pourtant, des alternatives sont possibles et sont déjà à l’œuvre à l’étranger. À l’image de la Suède, du Danemark ou encore de la Norvège, où les gouvernements consacraient entre 6,5 et 7% de leur PIB à l’éducation et à l’enseignement supérieur en 2017, faisant de ces trois nations les champions des dépenses en matière éducative [7]. Considérée comme un bien commun, bénéficiant à tous, l’éducation est au centre des politiques gouvernementales. Ces pays proposent un accès inconditionnel à l’enseignement supérieur. La Norvège propose par exemple des bourses à ses étudiants, pouvant s’élever jusqu’à 1 150 euros par mois, afin de permettre au plus grand nombre de faire des études supérieures, mais surtout pour que les coûts de l’accès à l’université, mais aussi liés au logement, et à la vie étudiante,  ne soient pas un frein à son accession. Quant à la recherche, celle-ci est financée à majorité par des fonds publics, à hauteur de 90% au Danemark par exemple [8].

Si l’on ne revient pas vers une université publique républicaine et ouverte au plus grand nombre, alors cette institution sera belle et bien « inégalitaire, vertueuse et darwinienne », telle que promue par le président du CNRS, Antoine Petit [9]. 

[1] https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/loi_programmation_pluriannuelle/45/9/RAPPORT_FINAL_GT1_-_Financement_de_la_recherche_1178459.pdf

[2] (https://www.lemonde.fr/campus/article/2017/11/21/l-explosion-demographique-bombe-a-retardement-pour-les-universites_5218072_4401467.html)

[3] les filières en tension sont les filières les plus demandées, principalement droit, PACES, STAPS et psychologie https://www.digischool.fr/lycee/parcoursup/parcoursup-filieres-tension-37219.html)

[4] https://universiteouverte.org/2020/02/10/la-precarite-dans-lenseignement-et-la-recherche/

[5] https://www.capital.fr/entreprises-marches/la-dette-des-etudiants-aux-etats-unis-est-elle-une-bombe-a-retardement-1351322

[6] https://www.tonavenir.net/pret-etudiant-en-france-faut-il-desormais-sendetter-pour-etudier/

[7] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/29/islande-danemark-et-suede-champions-des-depenses-d-education-en-europe_5178058_4355770.html

[8] http://cippa.paris-sorbonne.fr/?page_id=858

[9] https://www.usinenouvelle.com/editorial/le-cnrs-doit-avoir-une-dimension-sociale-confie-antoine-petit-pdg-du-cnrs.N908139