Réhabiliter l’État pour penser l’alternative

Penser l'alternative - Le vent se lève
Claude Monet, La rue Montorgueil, 1878

« Réhabiliter l’État » : tel pourrait être le titre de Penser l’alternative – réponses à quinze questions qui fâchent (Fayard, 2024), co-écrit par les économistes David Cayla, Philippe Légé, Christophe Ramaux, Jacques Rigaudiat et Henri Sterdyniak. Membres du collectif des Économistes atterrés, ils entendent fournir des pistes à propos des grandes lignes de clivage qui fracturent la gauche. Union européenne, « communs », économie sociale et solidaire, énergie : dans chacun de ces domaines, c’est une optique résolument étatiste qui est défendue. Une démarche bienvenue, servie par une argumentation fournie… à l’exception du domaine monétaire, où l’on regrette que le rôle de l’État soit aussi aisément déconsidéré.

Avec quels leviers, à quelle échelle parviendra-t-on à rompre avec le capitalisme néolibéral ? Les auteurs s’inscrivent en faux avec une sensibilité qui a longtemps dominé à gauche. Finies les illusions post-nationales : le socialisme sera étatiste (« républicain », écrivent-ils) ou ne sera pas.

Les « communs » ? Une utopie « souvent en contradiction avec une gestion socialement rationnelle de la production et des ressources ». C’est qu’à l’inverse des biens publics, les communs sont des biens « privés » aux yeux des auteurs, qui vont à l’encontre du principe de redistribution nationale. À leur actif, ils démontrent de manière convaincante que la généralisation de ce principe, appliqué aux ressources naturelles, aurait des implications à tout le moins individualistes.

L’économie sociale et solidaire ? Une piste intéressante, mais dont il serait naïf de penser qu’elle puisse remplacer les formes traditionnelles d’organisation.

Les frontières ? Une question qui est « souvent source de malentendus et suscite la controverse » à gauche. Alors que celle-ci reste attachée à un idéal d’ouverture, la guerre commerciale s’intensifie, la production se relocalise, et l’horizon apparaît plus protectionniste que jamais.

On appréciera une analyse particulièrement corrosive des institutions européennes, incluant leur tournant post-confinement (« euro-obligations », plans de relance). Contre les discours enthousiastes à propos d’un saut « fédéral » qui aurait été initié, les auteurs établissent à quel point les plans de relance ont servi des objectifs nationaux, parfois concurrents les uns des autres. Sans entraver la dynamique de dumping entre États : tandis que la France d’Emmanuel Macron mettait en place le sien, elle annonçait des exemptions fiscales de plus de dix milliards d’euros pour les entreprises…

Ils rappellent du reste que le montant des fonds de cohésion, censés réduire les écarts entre États-membres, a diminué pour la période 2021-2027 par rapport à la précédente. Rien, donc, qui indique que les fractures traditionnelles de l’Union européenne puissent être résorbées par son inflexion récente. Ou qu’une quelconque « souveraineté européenne » soit à l’ordre du jour : l’ouvrage mentionne avec la lucidité la dépendance croissante du Vieux continent vis-à-vis des États-Unis depuis le commencement du conflit ukrainien, en termes énergétiques comme militaires.

Sceptiques quant à la voie fédérale, hostiles au statu quo, les auteurs ne suggèrent pourtant aucun axe concret de rupture avec le cadre européen. Une remarque bienvenue, cependant : « il serait illusoire de croire qu’un choix politique aussi fondamental que l’appartenance à une zone monétaire commune puisse être irréversible ».

Cet ouvrage trace les contours d’une gauche qui puise dans Jaurès en matière de philosophie politique, et dans Keynes en matière économique (avec quelques références disparates au courant marxiste). S’il n’échappe pas à certaines simplifications – format court des chapitres oblige -, son argumentation demeure assez convaincante pour porter au-delà des défenseurs traditionnels de cette fibre « socialiste et républicaine ».

Seul véritable bémol : le rôle de l’État en matière monétaire est déconsidéré sans nuances. Remplacer le crédit privé par un système public, régi par la Banque centrale ? « Ce n’est pas son rôle », tranchent les auteurs. Des injections monétaires pilotées par l’État dans certains domaines stratégiques ? Impensable : « il ne faut [d’ailleurs] pas parler de création monétaire mais de financement ». Annuler une partie de la dette française ? Non, la faire rouler (emprunter à un taux inférieur au taux de croissance). Qui plus est, « les dettes publiques sont nécessaires ». Affirmation que d’aucuns jugeront péremptoire.

Les auteurs ajoutent que l’on peut songer à contester une dette uniquement si elle a été contractée par un « régime dictatorial », qu’elle n’a pas été utilisée pour « le bien de la population » et que son remboursement plonge « le peuple dans la misère ». La France d’Emmanuel Macron n’étant pas le Zaïre de Mobutu, on comprendra que cette voie est exclue.

On peut certes les suivre lorsqu’ils dénoncent le discours catastrophiste sur la dette (et son pendant, consistant à faire de sa répudiation un préalable à toute politique sociale). On est néanmoins en droit de leur trouver une certaine légèreté lorsqu’ils écartent la possibilité que la dette puisse être transformée en arme de chantage contre le gouvernement français par les créanciers.

On l’aura compris : cet ouvrage est hostile à la Modern Monetary Theory [courant économique né aux États-Unis, qui prône le remplacement du crédit privé par une création monétaire publique pilotée par Banque centrale NDLR]. Et, ici, l’argumentation est trop peu élaborée pour emporter la conviction. Surtout pour un ouvrage qui défend une voie étatiste dans les autres domaines.