Réhabiliter le protectionnisme et l’État pour résoudre la crise paysanne

Si les mesures annoncées par le gouvernement Attal ont, semble-t-il, satisfait la FNSEA et les Jeunes agriculteurs, l’essentiel des revendications du mouvement paysan ont été balayées. Revenu minimum garanti, fin de la concurrence internationale ou meilleure répartition de la PAC : ces sujets ont été ignorés par la majorité, qui a préféré s’attaquer aux normes administratives et écologique. Rien qui permette de résorber la crise structurelle que traverse l’agriculture française, et qui ne fera que s’accroître.

Déclin démographique et concentration des exploitations

La crise agricole n’a pas subitement débuté avec le mouvement des agriculteurs : elle trouve ses racines dans la fin du 20e siècle. La baisse du nombre d’exploitations a débuté dans les années 1970, sans jamais être contrecarrée par les différentes mesures politiques.

Le dernier rapport décennal de 2019 est sans appel : sans politique de rupture, l’agriculture française irait droit vers la catastrophe. Environ 100 000 exploitations ont disparu depuis le précédent rapport de 2010, soit 20% au total. Entre 2000 et 2010, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de 3% alors qu’entre 2010 et 2020, cette baisse s’évaluait à 2,3%. La baisse du nombre d’exploitations se traduit par l’extension des cultures restantes. Alors que les exploitations mesuraient en moyenne 55 ha en 2010, en 2019 elles atteignaient 69 ha.

Corollaire : une crise démographique aiguë. Les résultats du rapport décennal sont édifiants : 58% des propriétaires d’exploitations sont âgés d’au moins 50 ans, soit 6 ans de plus en moyenne que dans le rapport décennal de 2010. Si la part des agriculteurs âgés de moins de 40 ans reste stable – 20% -, elle ne suffira pas à absorber la masse des agriculteurs qui partiront d’ici peu à la retraite, soit 55% d’entre eux en 2030 selon une étude de l’INSEE de 2019. Des chiffres qui établissent l’ampleur du manque d’attractivité du secteur…

Malgré la modernisation de l’agriculture, la pénibilité du métier demeure. Cette profession nécessite une attention de tous les jours. Il existe bien un système de remplacement, mais son coût avoisine les 130 euros la journée, et il demeure inaccessible pour une grande partie des agriculteurs – dont 18% vivent sous le seuil de pauvreté. Si les paysans vivent dans une grande précarité, ils subissent également une profonde solitude. Selon un sondage Ipsos, 45% des agriculteurs « se sentent plus isolés que jamais ». Rien n’indique que la tendance puisse s’inverser tant le métier apparaît peu attractif pour les jeunes générations qui ne se voient pas endurer les mêmes sacrifices que leurs aînés. Aussi ne s’étonnera-t-on guère que, selon la Mutualité sociale agricole, un agriculteur se suicide tous les deux jours – ceux qui possèdent moins de 50 hectares et vivent seuls étant les plus susceptibles de se donner la mort.

De la PAC étatiste à la PAC néolibérale

Le mouvement des agriculteurs a été l’occasion pour la FNSEA et les Jeunes agriculteurs de présenter les normes écologiques comme la première cause de la crise agricole. S’il est évident que de telles normes pèsent (par principe) sur sur les agriculteurs les plus précaires, une telle focalisation résulte d’abord d’un calcul politique. Elle permet de reléguer au second plan une dimension fondamentale du mouvement paysan : l’arrêt de la concurrence par les prix, dont la politique européenne est grandement responsable.

C’est la PAC qui est en cause. Si elle était censée assurer les revenus des agriculteurs, favoriser la transition vers une agriculture « durable » et garantir la souveraineté alimentaire des États européens, aucun de ces objectifs n’a été rempli. Il fut un temps – dès sa conception en 1962 – où la PAC était conçue comme un instrument régulateur, inspirée par le New Deal américain. Les prix étaient alors contrôlés pour protéger les agriculteurs de la variation des cours mondiaux, et l’UE constituait des stocks de produits, qui permettaient de renflouer le marché en période de vaches maigres. Des quotas de production étaient fixés, et des taxes douanières maintenues aux frontières. Longtemps, cette politique protectionniste – aujourd’hui hérétique – était peu contestée.

Cette période a permis de relever les agricultures françaises et italiennes, et de faire de l’Europe une puissance exportatrice. Elle a pris fin avec le tournant néolibéral de 1992, gravé dans le marbre du Traité de Maastricht. Une nouvelle PAC apparaît alors, apparaît, démunie des principes régulateurs qui ont pourtant fait son efficacité passée. De nombreux filets de protection disparaissent : les quotas sur le lait, le sucre et d’autres produits agricoles disparaissent, les prix garantis sur le blé et les bovins sont abaissés de 30%, les droits de douanes sont réduits et des accords commerciaux internationaux commencent à être discutés. La production agricole européenne est désormais alignée sur les cours mondiaux, ce qui conduit à une grande volatilité. Les revenus des agriculteurs en font les frais.

La PAC de 1992 a conduit à un modèle extensif de production, et à une évolution rentière du capitaliste agraire. D’un instrument de régulation, la PAC est devenue une prime du foncier, puisque indexée à l’hectare et non à la production. Il est plus intéressant pour un agriculteur de s’endetter pour accroître son domaine que d’améliorer ses rendements.

Les récentes orientations de l’Union européenne n’ont fait qu’accroître ces maux. En témoignent les multiples traités de libre-échange récemment signés, et sa volonté d’intégrer l’Ukraine en son sein. Un tel choix amplifierait mécaniquement la concurrence avec les agriculteurs français – qui perçoivent en moyenne 1500€ bruts, contre une somme estimée entre 200 et 300€ par mois en Ukraine…

Un modèle de production néfaste

Le mouvement des agriculteurs a mis en lumière l’inconséquence du gouvernement Attal. Après avoir repoussé la loi sur le renouvellement des générations en agriculture, les réponses aux paysans français se sont limitées au détricotage des normes écologiques et à quelques exonérations fiscales. De quoi satisfaire l’agro-industrie mais pas la majorité des agriculteurs.

La « mise en pause » du plan Écophyto – initialement pensé pour réduire de moitié l’usage de pesticides en France à l’horizon 2025 – est emblématique. Véritable trophée pour la FNSEA, l’abandon du plan est un recul conséquent pour l’écologie, sans être une victoire du mouvement paysan. La question des normes environnementales n’est devenue un sujet majeur que lorsque la FNSEA est parvenue à phagocyter le mouvement des agriculteurs, quelques jours après son surgissement dans le Sud-Ouest.

Si sur le court terme la répudiation de telles normes peut fournir un mince bol d’air aux paysans les plus précaires, ses impacts au long cours sont catastrophiques – notamment parce qu’elle conduira à une réduction drastique de la qualité des sols. La baisse continue de la fertilité des terres, conjuguée aux risques sanitaires encourues par l’usage des produits phytosanitaires, indiquent combien un changement de modèle agricole est nécessaire.

Dans son rapport de 2022, l’association Terre de liens sonne l’alarme concernant l’état des sols. En plus de subir une artificialisation galopante sous l’effet de l’agriculture intensive, ils perdent en fertilité. Les terres cultivées subissent deux phénomènes conjoints : tassement et érosion. L’utilisation d’engins de plus en plus lourds conduit au tassement des sols – soit la diminution de l’espace entre les différentes couches de terres nécessaires à la libre circulation de l’air et de l’eau. Dès lors, en cas de précipitations l’eau ne parvient plus à imprégner suffisamment les sols : elle ruisselle ainsi en surface, ce qui ne fait qu’intensifier leur érosion. Une diminution significative de la quantité de matière organique ainsi qu’une diminution de leur biodiversité en résulte. Selon l’ADEME, à l’échelle européenne, l’érosion causerait une perte de production estimée à 1,25 milliards d’euros par an

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Le Réseau de Mesures de la Qualité des Sols (RMQS) démontrait dans une enquête de 2008 que 20 à 25% des terres arables françaises subissent une érosion qui ne pourra être supportée durablement – depuis 1950, le taux de matière organique des sols ayant été divisé par deux en Europe. La population de vers de terre, élément fondamental de la qualité des sols, a chuté de 2 tonnes à seulement 100 kg par hectares en l’espace de 50 ans. Les pertes en termes de qualité nutritive des produits alimentaires sont conséquentes.

Refuser d’opposer agriculture et écologie

Transformer le modèle productif de l’agriculture française n’a jamais été aussi impérieux. L’agriculture est l’un des secteurs les plus polluants puisqu’il représente 19% des émissions de gaz à effet de serre en France. L’agriculture moderne, pour être compétitive dans un marché toujours plus mondialisé se doit de produire toujours plus et toujours plus vite. Fatalement, les parcelles cultivées s’agrandissent au détriment des arbres, des haies, soit de tout un écosystème pourtant profitable aux rendements – plus un écosystème est riche, plus le rendement sera important. Ainsi, les monocultures représentent un modèle en contradiction avec le fonctionnement même des écosystèmes.

Conformément aux demandes de la Confédération paysanne, il serait nécessaire de poser les bases d’une agroécologie française de rupture avec le libre-échange, adaptée aux petites et moyennes exploitations familiales – à rebours d’une agriculture d’entrepreneurs orientée vers l’export et des grands groupes agroalimentaires qui captent la plus-value du travail des paysans.

Une telle rupture ne pourrait avoir cours sans refonder le marché de l’alimentation. La logique baissière des prix induite par le modèle de l’hypermarché est néfaste pour les agriculteurs et pour la santé des consommateurs. L’institution d’une sécurité sociale alimentaire permettrait aux consommateurs d’acheter des produits de qualité tout en garantissant aux agriculteurs d’écouler leur production à des prix décents – ce qui transformerait l’alimentation en bien commun régulé par les institutions publiques, et lui ferait perdre son statut de marchandise.

Seuls des prix planchers permettront de fixer des prix agricoles décents. À l’inverse des annonces du gouvernement, ÉGALIM doit être abandonné. Si cette mesure était appliquée stricto sensu, elle ne parviendrait pas à annihiler les logiques concurrentielles de l’agriculture mondiale. À la merci des rapports de force économiques, ce dispositif juridique n’induit aucun encadrement des marges de l’agro-industrie. En effet, les négociations entre les industriels et les distributeurs priment sur celles des producteurs, qui se déroulent en bout de chaîne.

D’autant plus que le gouvernement a annoncé faire respecter les lois ÉGALIM en multipliant les contrôles des contrats entre industriels et exploitants. Mais avec seulement 100 contrôleurs pour 400 000 exploitations, la tâche semble irréalisable. Sur les 35 contrôles menés par la Direction générale de la concurrence envers les acheteurs de viande, dans 43% des cas aucun contrat n’encadre la relation commerciale entre l’exploitation et l’industriel – pire : ce sont seulement 20% des industriels qui seraient conformes à la loi. Les mêmes chiffres sont constatés dans la filière laitière.

Alors qu’une politique de rupture serait nécessaire pour résoudre la crise paysanne, le système future loi d’orientation agricole ne contribuera qu’à renforcer ÉGALIM et le système qui y a conduit. La crise agricole risque de s’aggraver à mesure que le dérèglement climatique s’exacerbera. Tant qu’écologie et agriculture seront opposées, tant que les syndicats agricoles majoritaires défendront une agriculture capitaliste orientée vers le tout export, cette contradiction structurelle ne pourra être dépassée.