Retraites : comment Macron piétine le Parlement

Ce 8 juin, l’Assemblée nationale discutera de la proposition de loi LIOT visant à abroger le prolongement du départ en retraite à 64 ans. Alors que le Parlement pourrait désavouer sa réforme, le gouvernement est prêt à tout pour empêcher le vote. Dans une configuration inédite et en violation des règles parlementaires, les manœuvres de la majorité actent un tournant dans le fonctionnement des institutions et sont une grave menace à l’État de droit.

Le 16 mars dernier, pour la onzième fois depuis la réélection d’Emmanuel Macron fin avril 2022, le gouvernement a usé du 49-3 afin d’adopter la réforme des retraites sans recourir au vote du Parlement. Balayant l’ampleur du mouvement social qui s’opposait au texte et l’incertitude du soutien parlementaire, le gouvernement passe en force. C’était sans compter sur l’initiative des députés du groupe LIOT (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires), qui ont annoncé fin avril le dépôt d’une proposition de loi (PPL) visant à abroger le report de l’âge de départ à 64 ans. La PPL sera examinée ce 8 juin à l’occasion de leur niche parlementaire.

Avec cette proposition, les députés LIOT, en principe favorable au décalage de l’âge de départ en retraite, entendent critiquer les méthodes du gouvernement et corriger le « déni de démocratie » qu’a constitué l’emploi successif par le gouvernement, des articles 47-1 – limitant la durée des débats – et 49-3. D’un point de vue législatif, la PPL n’avait aucune chance d’aboutir. Dans l’éventualité où l’Assemblée nationale l’aurait approuvée, le Sénat s’y serait opposé, faisant ainsi obstacle à l’adoption du texte. Mais l’objectif était autre : imposer le débat parlementaire à un exécutif qui a instauré une pratique verticale du pouvoir. Politiquement, l’opposition de l’Assemblée nationale au prolongement de l’âge de départ à la retraite aurait placé le gouvernement face à l’illégitimité de son texte. Une crise de légitimité déjà actée par les millions de personnes dans les rues et des sondages unanimes – 93 % des actifs opposés au prolongement de l’âge de la retraite – mais systématiquement ignoré par le gouvernement.

Depuis le dépôt de la PPL, le parti présidentiel s’affole. Auprès de Mediapart, deux membres de Renaissance confessent : « Vous imaginez si le texte est adopté ? C’est un tsunami ! Ça serait l’arrêt du quinquennat. Après ça, on ne peut plus rien faire. » « On est tous d’accord sur un point, c’est qu’on ne peut pas prendre le risque d’aller au vote. Il faut à tout prix l’éviter. »

DEUX POIDS DEUX MESURES

Lorsqu’il est question de faire passer en force un texte que l’immense majorité des Français rejette, point de débat qui tienne. En revanche, Renaissance aime fustiger les députés France insoumise lorsque ceux-ci organisent le ralentissement des débats parlementaires. Ces accusations d’antiparlementarisme sont devenues un refrain lancinant de la majorité, au même titre que le signe égal tendu entre le parti de gauche et le Rassemblement national : « Rien dans ma vie, dans mes valeurs, ne m’amène à avoir quelque complaisance que ce soit pour le RN. Mais je suis très attachée aux institutions de mon pays et ce que je constate, c’est que, depuis le début de la législature, LFI fait de l’antiparlementarisme au sein du Parlement » déclarera la première ministre Élisabeth Borne, avant d’ajouter « je note que Marine Le Pen et son groupe respectent les formes ». Pour rappel, ce que l’on désigne comme l’obstruction parlementaire, sous sa forme privilégiée, renvoie au dépôt d’un grands nombre d’amendements destinés à prolonger les débats et, ainsi, à retarder le plus possible l’adoption d’un texte de loi. Contrairement à ce que les propos de la majorité laissent entendre, c’est une tactique courante sous la Ve République, un régime qui ne laisse que peu de marges de manœuvres aux partis d’oppositions.

Stratagème inédit et bien plus contestable démocratiquement : l’usage de l’obstruction par les députés de la majorité pour faire barrage aux textes déposés par les partis d’oppositions lors de leurs niches parlementaires. Depuis la réforme constitutionnelle de 2008, les niches parlementaires sont des journées (une par mois) réservées aux groupes d’opposition ou minoritaires, lors desquelles ils maîtrisent l’ordre du jour. Or, si un parti majoritaire dispose de prérogatives variées pour faire face à l’obstruction de l’opposition, l’inverse n’est pas vrai. Le temps des niches parlementaires étant compté, le ralentissement des discussions par la majorité peut condamner un texte à l’oubli : le lendemain, les débats reprendront là où ils avaient été laissés à l’avant-veille, selon un ordre du jour fixé par le gouvernement. Inaugurée lors la niche de la France insoumise du 24 novembre dernier pour empêcher le vote sur la réintégration des soignants non vaccinés, l’obstruction des débats par la majorité – par dépôt massif d’amendements et prises de paroles interminables – fut réutilisée lors des niches du parti Les Républicains puis du Parti socialiste. Symptôme d’un parti qui n’admet pas la perte de sa majorité absolue, la tactique fut à nouveau envisagée par le camp présidentiel afin bloquer le vote de la PPL LIOT ce 8 juin. Non gênée d’avancer que la majorité n’avait « jamais fait d’obstruction parlementaire sur une niche », Aurore Bergé avait évacué cette possibilité lors d’une conférence de presse du 16 mai. À deux jours de l’examen du texte, force est de constater le revirement. Renaissance a déposé une centaine d’amendements destinés à faire durer le débat afin d’empêcher le vote.

EMPÊCHER LE DEBAT PARLEMENTAIRE « À TOUT PRIX » : L’ARTIFICE DE L’ARTICLE 40

L’obstruction initialement écartée, la majorité opte pour l’invocation de l’article 40 de la Constitution. Ce dernier déclare irrecevables les propositions de loi qui créent ou aggravent une dépense publique (pour rappel, les « propositions de loi » sont déposés par les députés tandis que les « projets de loi » sont déposés par le gouvernement). Problème pour la majorité : la personne compétente pour se prononcer sur la recevabilité d’une proposition de loi au nom de l’article 40 est le président de la commission des finances, soit le député France insoumise Éric Coquerel.

La réforme des retraites adoptée par 49-3 a fixé l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Ainsi, l’abrogation de cette mesure et le retour à la retraite à 62 ans proposé par le groupe LIOT entraînerait effectivement une augmentation des charges publiques. Cependant, comme l’a rappelé dans sa réponse à la majorité le président de la commission des finances, l’Assemblée nationale fait traditionnellement de l’article 40 une « lecture souple et favorable à l’initiative parlementaire ». Interdire le dépôt de propositions de loi aggravant la dépense publique limiterait considérablement le droit d’initiative parlementaire des députés. C’est pourquoi, « une convention parlementaire établie, constante et partagée par les deux assemblées » tolère ces propositions de loi à condition qu’elles soient accompagnées d’une proposition de compensation financière, ce que respectait la PPL LIOT en prévoyant une taxe sur le tabac.

Faisant fi de la pratique parlementaire, la majorité défend une application stricte de la loi constitutionnelle. Avec cette interprétation, l’article 40 pourrait être utilisé pour empêcher les parlementaires de déposer tout texte entraînant un quelconque coût pour l’État, privant les députés de toute initiative de réforme. Suivant une telle interprétation, depuis le début de la législature, six propositions de loi déposées et adoptées par la majorité parlementaire auraient dû être déclarées irrecevables. Renaissance aurait donc, par six fois, violé la Constitution qu’ils prétendent défendre.

« UN AMENDEMENT IRRECEVABLE » : LES MENSONGES DE LA MACRONIE

Bloquée par le refus d’Éric Coquerel, la majorité a dû trouver une autre parade. Si le président de la commission des finances est compétent pour examiner la recevabilité financière des propositions de loi, en matière d’amendement la décision finale revient à la présidente de l’Assemblée : Yaël Braun-Pivet (Renaissance). Un temps réticente à utiliser l’article 40 et non convaincue de la légalité de la démarche, la président de l’Assemblée finit par rentrer dans le rang. Les pions sont en place, le plan de la majorité s’échafaude…

Toute proposition de loi, avant son examen devant l’Assemblée en séance plénière, passe devant une commission – un groupe composé d’un certain nombre de députés suivant les règles de la proportionnelle. Le passage de la PPL LIOT devant la commission des affaires sociales avait lieu le mercredi 31 mai. Objectif du gouvernement : en supprimer l’article 1er abrogeant le recul de deux ans de l’âge légal de départ à la retraite. De cette manière, les oppositions n’auraient d’autres choix que de réintroduire l’article 1er par amendement lors de la séance plénière du 8 juin. Un amendement qui serait déclaré irrecevable par Yaël Braun-Pivet sur le fondement de l’article 40. Premier coup réussi ce mercredi pour la majorité, qui est parvenue à amputer le texte de son article 1er. Si un vote majoritaire est difficile à obtenir à l’Assemblée en raison des divisions au sein de la droite, il était plus aisé de l’atteindre en commission restreinte.

Ce 8 juin, la majorité se prépare donc à enterrer la mesure sous le coup de l’article 40, répétant à qui veut l’entendre que l’amendement qui chercherait à rétablir l’article 1er serait irrecevable et inconstitutionnel. Qu’en est-il ? Il convient ici de s’attarder sur les règles d’irrecevabilité des amendements. Comme l’explique en détail le juriste François Malaussena : « Lorsqu’il est question de juger si un amendement crée une charge financière, l’autorité qui juge, qu’il s’agisse du président de la commission des finances ou de la présidente de l’Assemblée nationale, doit toujours se demander “une charge par rapport à quoi ?”, c’est ce que l’on appelle la base de référence. » Lors du dépôt d’une proposition de loi, la réponse est non équivoque : la charge ne peut être évaluée qu’à l’aune du droit en vigueur. Un amendement ouvre en revanche à davantage de possibilités. La référence doit-elle être la loi actuellement en vigueur, le texte initialement déposé, ou le texte tel que modifié par la commission ? La jurisprudence constante et adoubée par les rapports de fin de mandat des deux derniers présidents de la commission des finances de l’Assemblée, est de choisir la « base de référence la plus favorable à l’initiative parlementaire ». En l’espèce, la référence la plus favorable serait la proposition de loi initialement déposée par le groupe LIOT.

D’après un rapport d’Éric Woerth– ex-président de la commission des finances –  cité ci-haut, une disposition de la proposition de loi initialement déposée peut effectivement servir de base de référence, à condition qu’elle n’ait pas été jugée irrecevable par le président de la commission des finances. Or Éric Coquerel a déclaré l’article 1er du texte LIOT recevable. Le respect des règles parlementaires impose donc de choisir cet article comme base de référence. Résultat : l’amendement visant à le rétablir ne crée pas de charge.

LA MAJORITE AU-DESSUS DES LOIS ?

Si la majorité poursuit son plan, Yaël Braun-Pivet s’apprête donc à violer les règles parlementaires. Premièrement, l’interprétation de l’article 40 de la Constitution que fait son camp politique est manifestement contraire à une pratique parlementaire assise et répétée, voulant que les propositions de loi créant des charges soient admises dès lors qu’elles prévoient une compensation. Une règle confirmée par la pratique des députés LREM eux-mêmes, qui, depuis juin 2022, ont proposé et adopté à six reprises des propositions de loi à l’origine d’une charge publique. Ensuite, selon les règles exposées dans les rapports des anciens présidents de la commission des finances, qui servent de guide d’application de la règle, l’amendement prévu par l’opposition est recevable.

Que faire si la majorité bafoue les règles ? Il n’existe aucun recours. Nulle disposition ne prévoit la saisine du Conseil constitutionnel dans cette situation, et celui-ci s’est plusieurs fois déclaré incompétent pour juger de l’application du règlement de l’Assemblée. Dénonçant un danger méconnu de la Ve République, François Malaussena note que l’application du règlement de l’Assemblée nationale « a comme seul arbitre la présidente et le bureau de l’Assemblée, qui sont par nature juges et parties, puisque contrôlés par la majorité parlementaire. Il en est de même s’agissant du Sénat. »

LE DROIT D’AMENDEMENT SOUMIS À L’ARBITRAIRE DU POUVOIR

Mais les libertés prises avec le droit ne s’arrêtent pas là. Lors de la séance en commission du mercredi 31 mai, après que les députés Renaissance et LR aient voté la suppression de l’article 1er de la proposition de loi, les membres de l’opposition tentent de jouer la montre. Si le texte n’est pas examiné dans sa totalité avant la fin de la séance, il sera présenté le 8 juin à l’Assemblée plénière dans sa version originale – donc avec l’article 1er. Les oppositions tentent l’obstruction et déposent alors de nombreux sous-amendements afin d’allonger les débats. De manière inédite, la présidente de la commission Fadila Khattabi (LREM) refuse d’examiner les sous-amendements en faisant valoir l’article 41 du règlement de l’Assemblée nationale, qui dispose simplement : « Le président de chaque commission organise les travaux de celle‑ci. Son bureau a tous pouvoirs pour régler les délibérations. » Elle argue ainsi que son pouvoir d’organisation des séances comprend le droit de refuser l’examen des sous-amendements déposés par les députés.

Dans la presse, pour justifier sa décision, la présidente de la commission s’appuie sur ce qu’elle nomme à tort « un précédent », car il s’agit en fait d’une tout autre affaire. En mars de cette année, la présidente LR de la commission des affaires sociales au Sénat avait déclaré 4 000 sous-amendements déposés par la gauche irrecevables. À l’inverse du règlement de l’Assemblée nationale, le règlement du Sénat donne à la présidence le pouvoir de juger de la recevabilité ou non des amendements et définit les conditions de recevabilité.

Alors que la décision prise au Sénat en mars dernier a déclaré les sous-amendements irrecevables, la décision de Fadila Khattabi est un refus pur, simple et sans motif légal, d’examen des sous-amendements. Le député PS Arthur Delaporte l’interpelle : « Rendez-vous compte du précédent que vous créez en autorisant n’importe quel président de commission ou même de séance, il y en a deux issus du Rassemblement national je vous le rappelle, de refuser d’examiner des amendements selon leur bon vouloir en dehors de toute règle, de tout cadre. » Face au tôlé provoqué parmi les députés, la présidente convoque son bureau qui confirme sa décision sans davantage de justifications. Sur le fondement de leurs compétences respectives d’organisation et de règlement des délibérations, la présidente de la commission et son bureau se sont donc octroyés le droit sans conditions de refuser des sous-amendements. Un précédent dangereux. N’assiste-t-on pas à une violation du droit d’amendement des parlementaires protégé par l’article 44 de la Constitution ? Ici encore, pas de recours possible. Les amendements récemment déposés par la majorité à des fins d’obstruction laissent planer le doute sur leur stratégie de ce jeudi.

8 JUIN, LE DÉBUT DE LA FIN ?

Obstruction lors des niches parlementaires, dévoiement de l’article 40 de la Constitution, violation de la jurisprudence parlementaire, octroi aux présidents de séance d’un pouvoir non encadré de refus des amendements… Ces pratiques n’ont rien d’anodin.

Avec la violente répression des mouvements sociaux et le déni des violences policières, les accusations de terrorisme brandies aux opposants politiques, la violation massive des droits fondamentaux à Mayotte, ou encore ses attaques contre la Ligue des droits de l’Homme, le gouvernement s’était déjà illustré par une fuite en avant dans la violation des principes de l’État de droit. Le contournement du débat législatif par tous les moyens, au mépris de la Constitution et des règles parlementaires, accélère cette dérive illibérale. Car si ces manigances dans les couloirs et les chambres du pouvoir sont plus difficilement déchiffrables, elles ont des conséquences directes et durables sur le fonctionnement des institutions. Dans leur obstination à refuser la voix populaire d’abord et celle du Parlement ensuite, les précédents ouverts par la majorité présidentielle actent un tournant dans l’histoire des institutions.