Les déclarations récentes de B. Hamon au sujet du revenu universel ont permis de reposer la question du travail et de la place qu’il occupe dans notre société. Face aux discours omniprésents consacrés à la défense de la valeur travail, il semble sain de relativiser son importance et de se donner les moyens d’imaginer une société dans laquelle le travail ne constituerait plus l’horizon de l’existence humaine. Tel est le point de départ « idéologique » des défenseurs – les plus progressistes – du revenu universel.
Je suis moi aussi philosophiquement attaché à la société du travail. Je pense qu’on peut s’y épanouir, y trouver une utilité. Mais j’observe aussi que des gens aspirent à moins travailler, car le travail les broie. Je suis frappé de constater que cette idéologie du travail est portée par des gens qui appartiennent à des catégories plutôt heureuses d’aller travailler et qui n’ont qu’une connaissance très lointaine de la réalité du travail, quand celui-ci est difficile, quand on en tire un revenu qui ne donne pas de quoi vivre, quand il ne permet pas de consacrer du temps à ses enfants…
Benoît Hamon, Janvier 2017
On ne peut revenir ici sur l’histoire de cette notion, dont on rappellera simplement qu’elle fut brandie d’abord par les ennemis de la sécurité sociale et plus généralement de la prise en charge par l’État d’un certain nombre de services ainsi rendus « publics » (soins, éducation etc.). L’idée était simple : plutôt que de socialiser ces services en en confiant l’administration à des cadres divers (État, autogestion par les travailleurs etc.), il fallait les offrir au secteur marchand en donnant simplement aux citoyens devenus consommateurs un peu d’argent pour se les payer (pas forcément assez d’ailleurs). Ainsi la santé (mais aussi l’éducation, les transports etc.) pourrait devenir un nouveau terrain de jeu pour les entreprises privées, les investisseurs, les publicitaires etc.
Mais admettons que le projet actuel de revenu universel échappe à cette stratégie du tout-marchand et constitue un projet de société plus global et libéré du travail. Mais que serait alors ce monde du revenu universel ? B. Hamon a le mérite d’être clair : ce revenu vient entériner la segmentation du monde du travail entre une partie de la population heureuse de faire ce qu’elle fait (sans doute de moins en moins nombreuse au vu de la dégradation des conditions de travail qui touche peu à peu toutes les professions) et une seconde partie, défavorisée, que le travail ne ferait que « broyer ». Et plutôt que de modifier les conditions de travail et s’interroger sur le sens des métiers exercés aujourd’hui, dont l’utilité sociale et l’accomplissement de soi qu’ils permettent est souvent plus que douteux, on choisit de transformer magiquement les travailleurs et purs et simples consommateurs. Mais il y a un mais.
En effet, les consommateurs en question consomment au final des produits fabriqués par… d’autres travailleurs. Très souvent très loin d’eux, pauvres, surexploités, invisibilisés etc. Mais travailleurs tout de même. Rappelons à ce sujet que l’argument de l’informatique est une foutaise puisque la planète n’a jamais compté autant d’ouvriers qu’aujourd’hui. Voilà donc le monde probable du revenu universel : des super-travailleurs heureux et épanouis (sans doute dans la pub, l’informatique, le design etc.), des ouvriers du Tiers-Monde, invisibles et des consommateurs qui se voient accorder quelques miettes d’un gâteau dont la production leur échappe désormais complètement.
Pourtant, la transformation sociale et écologique de notre société, de nos modes de production et de consommation exigera du travail. Ne serait-ce que pour sortir de notre dépendance envers les multinationales, relocaliser la production et lui donner un visage humain. C’est à nous de faire en sorte que ce travail soit non pas un broyeur d’individus mais offre à chacun la possibilité de s’accomplir dans des travaux qualifiés, autogérés et sources de fierté. Marx s’exprimait déjà ainsi il y a plus de 150 ans, contre les idéologues du travail-souffrance et pour ouvrir la possibilité d’une production librement décidée par et pour les individus associés, et donc source d’émancipation. C’est cela que les marxistes appelaient : rendre aux travailleurs les moyens de production. Soit le projet communiste :
Tu travailleras à la sueur de ton front ! C’est la malédiction dont Jéhovah a gratifié Adam en le chassant. Et c’est ainsi qu’Adam Smith conçoit le travail comme une malédiction. Le « repos » apparaît dès lors comme l’état adéquat, synonyme de « liberté » et de « bonheur » (…). Sans doute a t-il raison de dire que le travail dans ses formes historiques, esclavage, servage, salariat, apparaît toujours comme un travail rebutant, comme un travail forcé imposé de l’extérieur, en face duquel le non-travail représente « la liberté » et le « bonheur ». (…) Le travail de la production matérielle ne peut [devenir attractif] que 1. si son caractère social est posé, 2. (…) s’il est l’effort de l’homme non pas en tant que force naturelle dressée de telle ou telle manière, mais en tant que sujet (…) [d’une activité de production] qui règle l’ensemble des forces de la nature.
Marx, Grundrisse [1857-1858], Editions Sociales, 2011, p. 569-570 (trad. mod.)
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