Révolution écologiste ou « pacte de suicide climatique » ? Le « plan climat » de Biden et ses contradictions

Joe Biden © Lisa Ferdinando

Le Sénat américain vient d’approuver une loi destinée à réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici la fin de la décennie. Pour autant, l’heure n’est pas à la réjouissance, tant les contradictions du texte final sont nombreuses. « C’est une révolution pour les énergies renouvelables superposée à une croissance des énergies fossiles », explique un responsable de Greenpeace. En d’autres termes, un investissement historique dans les énergies vertes imbriqué à un cadeau pour les géants du pétrole, du charbon et du gaz.

Tous les regards se sont tournés vers la Loi de réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act, IRA), projet issu d’un compromis entre le Sénateur Joe Manchin et la direction du Parti démocrate [NDLR : le sénateur Joe Manchin représente l’aile la plus libérale du Parti démocrate ; il a été critiqué pour avoir accepté que des géants du charbon financent ses campagnes]. L’IRA constitue-t-elle une avancée décisive dans le combat contre la crise climatique, ou un cadeau empoisonné qui ne ferait qu’accroître les effets de la crise climatique ? Réponse des organisations environnementales : c’est compliqué.

« J’en suis venu à penser que ce n’est pas mal », déclare Patrick Bigger, directeur de recherche du projet Communauté climat, « il y a quelques bonnes choses, et beaucoup de mauvaises ».

Une loi historique ?

L’information la plus encourageante pour les militants écologistes consiste dans le montant de l’investissement : un budget imposant de 369 milliards pour le climat et l’énergie, dont la modélisation annonce qu’elle réduirait les émissions de gaz à effet de serre américains de 40 % de son point le plus haut en 2005, d’ici la fin de la décennie. La somme représenterait l’investissement le plus important dans le climat de l’histoire américaine ; 4 fois plus imposant que les dispositions climatiques du stimulus de Barack Obama de 2009, selon Leah Stockes – professeur spécialiste des politiques climatiques à l’université de Californie qui a conseillé les démocrates du Congrès sur le projet de loi.

« C’est beaucoup d’argent » explique un responsable du plaidoyer de Greenpeace, John Noël. « Beaucoup d’argent investi dans le secteur de l’énergie propre, ce qu’on nous dit être nécessaire pour mettre un terme à l’impasse climatique ».

On comprend donc l’espoir suscité par cette loi pour les militants pour le climat. Ces sommes ont pour fonction d’impulser la construction d’une industrie nationale d’énergies renouvelables, par l’entremise de crédits d’impôts sur le solaire et l’éolien, d’achats de véhicules électriques, ou encore des 500 millions réservés à la construction de pompes à chaleur et au traitement des minéraux essentiels aux technologies renouvelables. De même, les 10 milliards de dollars alloués aux coopératives électriques rurales visant à favoriser l’achat de systèmes d’énergie renouvelable, les 30 milliards de prêt et de subvention pour les États et les fournisseurs d’électricité, et une variété de crédit d’impôts et de remises pour les sociétés et les propriétaires visant à les inciter à construire de nouveaux équipements et à installer des technologies énergétiques propres et efficientes, constituent quelques-unes des mesures qui seront financées dans le cadre de la loi.

« Chaque dollar alloué aux énergies renouvelables est une bonne chose », déclare Jean Su, directeur du programme Justice Energie au Centre de la Diversité Biologique (CBD).

Avec ces grandes mesures cohabitent une panoplie de dispositions plus réduites, liées à des investissements non-énergétique qui auront un impact positif dans la lutte climatique et iront directement réduire les pertes humaines : une amende sur les fuites excessives de méthane, une taxe sur le charbon et un programme qui aide les sociétés industrielles à réduire la pollution dans leurs centrales. Des dizaines de milliards seront consacrés à aider les communautés à faible revenu particulièrement touchées par l’impact du changement climatique.

Il est de prime abord difficile de croire que Joe Manchin, véritable baron du charbon, ait accepté cet ensemble de mesures. Il avait admis être « perturbé » à l’idée de renoncer à ses poules aux œufs d’or émettrices de CO2 que l’on retrouve dans ses financements de campagne. L’aval de Manchin à cette loi est un indicateur de ses importantes et nombreuses déficiences.

La carotte plutôt que le bâton

On aurait tôt fait d’oublier que ce projet de loi autorise une véritable bombe climatique pour la décennie suivante, à travers des concessions gazières et pétrolières. Ainsi, tous les nouveaux projets solaires ou éoliens devront payer de lourdes des concessions de pétrole et de gaz – et cela chaque année, pour une décennie entière. Cela constitue une resucée de la tentative avortée de Joe Biden de mener la plus large vente de concessions de pétrole et de gaz de l’histoire des États-Unis, qu’un juge avait bloquée plus tôt cette année du fait de ses implications climatiques catastrophiques…

« C’est une révolution d’énergie renouvelable superposée à une croissance des énergies fossiles » explique John Noël. D’autres ont pris moins de pincettes, qualifiant cet alliage de « dément » et de « fou ». Brett Hartl, directeur des affaires gouvernementales à la CBD, l’a qualifié de « pacte de suicide climatique ». Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi : peu après l’annonce du projet de loi, une enquête de l’Associated Press a révélé que des centaines de concessions dans le bassin Permien avaient des fuites de méthane, qui déversaient chaque heure entre des centaines et des milliers de kilos de méthane – un gaz à effet de serre douze fois plus polluant que le dioxyde de carbone. Et c’est sans compter les émissions liées au forage, à l’extraction, et à la combustion du carburant.

Par ailleurs, le financement des trains à grande vitesse et du transport public a totalement disparu du projet, alors même que l’important système de transport automobile américain constitue la principale source de gaz à effet de serre – le trafic routier étant responsable de 80% des émissions de celui-ci. Ceci alors même que le projet d’infrastructure physique, que Biden a promu en loi en novembre dernier, a déversé des centaines de milliards de dollars dans des infrastructures consommatrices d’énergies fossiles, comme les routes, les autoroutes et les aéroports.

« Le projet est entièrement fondé sur le maintien et le renforcement de la dépendance de nos sociétés à l’automobile » souligne Yonah Freemark, chercheur senior associé au Metropolitan Housing & Communities Policy Center à l’institut Urbain. « Les gens sont justes invités à acheter une voiture et rien de plus » explique-t-il.

Freemark explique que les démocrates manquent également l’opportunité d’augmenter le financement des agences de transport public les plus indigentes, qui se dirigent tout droit vers un mur budgétaire. Victimes de la chute du nombre d’usagers lors de la pandémie, elles n’avaient gardé la tête hors de l’eau que grâce à l’aide fédérale. L’arrêt imminent de l’aide fédérale signifiera à terme la fin de certains services ou l’augmentation des prix des transports, deux situations qui mèneraient les usagers à s’éloigner des transports publics.

« S’occuper des enjeux climatiques dépasse l’électrification de la flotte automobile » dit-il « cela signifie la transformation de nos communautés dans leur ensemble ».

Le projet de loi n’exclut néanmoins pas tous les type de transport. Il consacre une somme significante à l’aviation « soutenable » et « à basse émission » – même si des rapports récents ont démontré que l’usage de ces carburants n’impliquait tout simplement aucune réduction en termes de consommation d’énergie. Il finance davantage les solutions de captage de carbone, en dépit du fait qu’une récente étude ait indiqué que sur 40 technologies de captage de carbone, 32 en émettent plus qu’elles n’en capturent…

En attendant – tribut du vote de Manchin – les démocrates se sont engagés à mener une réforme, dans un projet de loi distinct plus tard dans l’année, permettant une approbation plus rapide et plus facile des infrastructures de combustibles fossiles, comme des gazoducs. Certains arguent que cela profitera aussi à l’énergie propre…

« En termes de foresterie, les agences ont été affamées par des années d’austérité et n’ont pas la capacité administrative d’intervenir à une échelle nécessaire pour changer les choses » explique Bigger. Mais d’autres attirent l’attention sur les raisons qui conduisent l’industrie à militer autant pour une disposition visant à modifier cet état de fait. « Cela va aider les renouvelables, mais cela va bénéficier aux combustibles fossiles de manière disproportionnée, et il est dangereux de se trouver dans un contexte où le public se retrouve dépossédé des statuts protecteurs pour contrer le développement des combustibles fossiles » explique Su.

« Si cette réforme signifie faciliter et accélérer la construction de gazoducs et la production du gaz naturel brut et liquide pour l’exportation, ce sera un désastre pour le climat » explique John Noël. « Si vous exportez toujours autant de combustible fossile, le volume de véhicule électrique produit domestiquement n’a pas vraiment d’importance ».

Un « seizième de mesure » ?

Des intentions intentions initiales au texte final, beaucoup a été perdu.

Le projet original Build Back Better promettait déjà bien en-deçà du trilliard annuel d’investissements que des organisations comme l’Institut Roosevelt avaient estimé nécessaire pour réduire fortement les émissions – la qualifiant non pas de demi-mesure mais d’un huitième de mesure. Avec un budget inférieur de moitié à celui de Build Back Better, les dépenses de l’IRA couvrent stricto sensu non pas un huitième de mesure, mais bien un seizième. Sur cet aspect, on ne saurait accuser les démocrates d’hypocrisie : ils ont vanté ce projet comme une loi permettant de réduire le déficit…

Considéré en termes relatifs, plutôt qu’en montant brut, les engagements financiers ont l’air bien moins ambitieux. Certains ont questionné le chiffre de 40% de réduction des émissions. Rhodium Group, la société de recherche derrière le modèle qui a produit ce chiffre, a estimé que si, par-delà cette loi, les politiques climatiques existantes demeurent les mêmes, seuls 24-35% de réduction pourraient être atteints.

« Parler de « 40% de réduction induit en erreur », conclut Mitch Jones, directeur assistant de Food & Water Watch.

Dans le même temps, la loi a été dépouillée de ses mesures régulatrices et coercitives – comme le Standard d’Electricité Propre que le conseiller climat de Biden avait identifié comme le socle du paquet climat, et qui était auparavant considéré comme la « clé » de son plan.

« Le problème de cette loi est qu’elle est toute entière carotte sans être bâton. » explique Jones. Même Stokes, qui a joué un rôle important dans l’IRA et l’a qualifiée de game changer, avait précédemment insisté sur le besoin d’avoir de brandir « des bâtons » dans les politiques climatiques, puisque « nous avons besoin que tout le monde fasse les bonnes choses au rythme et à l’échelle nécessaire ».

Il faut donc se garder de tout cynisme catastrophiste, comme de tout triomphalisme qui fermerait les yeux sur les graves insuffisances de la loi – et conserver sa lucidité vis-à-vis de la réalité contradictoire de l’IRA. Cette loi constitue à la fois un pas historique et essentiel pour prévenir la catastrophe climatique, et un effort insuffisant qui pourrait même aggraver les effets de la catastrophe climatique..

« Cette loi constitue une prise d’otage, dans laquelle il est impossible d’avoir le bon si on n’accepte pas une bonne dose du mauvaise », déplore Su.

La plupart des experts sur les questions climatiques ont reconnu, non sans émotion, qu’après des années de déni, l’IRA vaut mieux que rien. Pour autant, l’essentiel reste à réaliser.