Du haut de ses quarante ans, le président millenial et millionnaire du Salvador s’est forgé une image internationale de « disrupteur » jeune et irrévérencieux, façon Silicon Valley. Nayib Bukele a fait les gros titres en prenant un selfie pendant son premier discours aux Nations unies, puis il a fait de son pays le seul au monde à adopter le Bitcoin comme monnaie officielle. Mais derrière son vernis superficiel de startupeur, le gouvernement de Bukele a un caractère profondément autoritaire. Le président, qui profitait jusqu’alors de taux de popularité toujours élevés même après qu’il eut inconstitutionnellement renforcé son pouvoir exécutif, doit maintenant faire face à un mouvement d’opposition croissante, au milieu de crises économique et sociale qui s’aggravent. Par Hilary Goodfriend, traduction Florian Bru.
Un autoritarisme branché 2.0
Bukele a mené sa campagne comme une croisade anti-corruption, post-idéologique, contre une classe politique décadente. Son image jeune et irrévérencieuse, adossée à un formidable trésor de guerre familial et à une parfaite maîtrise des réseaux sociaux, l’a aidé à détrôner le Front de libération nationale Farabundo Martí (FMLN, gauche) – le parti des anciens insurgés démobilisés de la guerre civile du Salvador, au pouvoir pendant deux mandats de 2009 à 2019. Bukele, qui a fait son ascension politique en tant que maire étiqueté FMLN, s’est vite retourné contre son ancien parti, en reprenant à son profit la campagne de déstabilisation permanente que mène la droite oligarchique contre la gauche au pouvoir.
Bien qu’il désigne comme ses ennemis les partis traditionnels, tant de gauche que de droite, Bukele a monté une coalition des opportunistes les plus méprisables de tout le spectre politique salvadorien. Au pouvoir, il a transformé le gouvernement du Salvador en agence de communication, en abandonnant les vestiges des programmes sociaux du FMLN à la gestion négligente et corrompue de son gouvernement alors que les finances publiques du pays évoluaient hors de tout contrôle.
Afin de renforcer et de conserver son pouvoir, Bukele a démoli les gains des accords de paix de 1992, qui ont permis une fin négociée à une guerre civile de douze ans au Salvador, attisée par les États-Unis. Il favorise par là la remilitarisation de la vie politique dans le pays et, par extension, la repolitisation des Forces armées, en abolissant dans les faits la séparation des pouvoirs et en criminalisant la contestation.
Le président a assuré que l’usage du Bitcoin ne serait pas obligatoire. La législation comporte cependant l’obligation que « tous les agents économiques » acceptent les transactions en Bitcoin
Les événements dramatiques du 9 février 2020, date à laquelle le président a envahi le parlement avec l’armée pour exiger l’approbation d’un emprunt avec garantie, se sont révélés n’être qu’un prélude aux « auto-coups d’État » à venir. Le 1er mai 2021, quelques heures après que Nouvelles idées, le parti de Bukele, avait pris possession de ses sièges en tant que nouvelle majorité absolue au parlement, les députés ont renvoyé le procureur général et les cinq magistrats de la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême, pour les remplacer par des fidèles de Bukele.
Le nouveau procureur général a réduit au silence la jeune institution anti-corruption soutenue par l’Organisation des États américains (OEA) – pourtant installée par Bukele lui-même, suivant une promesse de campagne – et a lancé une opération de persécution politique qui a jusqu’ici vu cinq anciens ministres du FMLN être emprisonnés sur des accusations montées de toutes pièces.
Le 1er septembre, la nouvelle Chambre constitutionnelle a ordonné une purge des ordres judiciaires inférieurs, en mettant tous les juges âgés de plus de soixante ans. Quelques jours plus tard, elle est passée outre l’interdiction constitutionnelle et autorisé la réélection du président.
Suivant de près ces attaques contre l’ordre démocratique fragile mais chèrement acquis du pays, la très impopulaire loi Bitcoin a été la goutte qui fait déborder le vase, déclenchant des manifestations massives qui ont remis en cause les fondations populaires qui donnent sa légitimité à la présidence Bukele.
Bukele fait le pari du Bitcoin
La proposition de Bukele autour du Bitcoin a été immédiatement rejetée au Salvador, où les traumatismes de la très impopulaire dollarisation de l’économie du pays en 2001 sont toujours frais dans la mémoire collective. La présentation puis l’approbation de la proposition de loi de trois pages par la majorité parlementaire du parti au pouvoir n’a été qu’une question d’heures, quelques jours seulement après que le président avait surpris le pays en l’annonçant, en anglais, lors d’une conférence à Miami en juin.
Les sondages d’opinion ont confirmé une large désapprobation de la mesure, ainsi qu’une confusion et une ignorance généralisées au sujet des mécanismes de la cryptomonnaie. Alors que l’inquiétude publique grandissait à l’approche de la promulgation de la loi, avec un impact négatif sur les taux de popularité – toujours suivis de près – de Bukele, le président a assuré que l’usage du Bitcoin ne serait pas obligatoire. La législation elle-même, cependant, comporte l’obligation que « tous les agents économiques » acceptent les transactions en Bitcoin et que les obligations et contrats préexistants, libellés en dollars, puissent être réglés en Bitcoin.
L’initiative a surpris les observateurs, tant au Salvador qu’à l’étranger. Dans l’interprétation la plus généreuse que l’on peut en faire, la bitcoinisation est une tentative maladroite de trouver une solution technologique aux profonds problèmes structuraux de l’économie salvadorienne. La gouvernance improvisée et brutale de Bukele, dans un contexte déjà défavorable dû à la pandémie, a mené le pays à sa crise économique la plus grave depuis des décennies. En besoin urgent de financement, mais refusant de s’atteler à une réforme fiscale progressive, les députés de Bukele ont porté la dette publique bien au-delà des 90 % du PIB du pays. Mais l’annonce à propos du Bitcoin n’a fait que déclencher une instabilité plus grande encore, mettant en péril les négociations avec le FMI et plombant le crédit du pays auprès des agences de notation.
La mesure a aussi été présentée comme un moyen d’attirer des investissements internationaux, comme une extension de la stratégie « Surf City » par laquelle Bukele entendait promouvoir les plages de l’ouest du pays. Au mieux, toutefois, elle menace d’inonder les rivages du Salvador d’une vague insupportable d’escrocs et d’influenceurs numériques. Plus concrètement, l’adoption du Bitcoin promet un afflux massif d’organisations criminelles qui chercheront à blanchir leur argent illicitement gagné au Salvador.
Les économistes soulignent que la cryptomonnaie au cours très volatil devrait plutôt être considérée comme un crypto-actif : bonne pour la spéculation et l’investissement, mais inadaptée aux transactions quotidiennes, à la mesure des prix et à l’épargne.
La loi Bitcoin représente également un dangereux risque écologique. En 2017, après un combat de dix ans qui coûta la vie à plusieurs défenseurs de l’eau, le Salvador est devenu la première et unique nation au monde à interdire l’extraction minière de métaux. Désormais, le président propose de rediriger les ressources géothermiques limitées du pays vers le minage de Bitcoin, ce qui forcerait rapidement le Salvador à recourir à l’importation d’énergies carbonées pour remplir ses besoins domestiques.
Le discours du gouvernement envers le public salvadorien, cependant, insiste sur l’importance des transferts de fonds que les émigrés aux États-Unis envoient à leurs familles demeurées Salvador. Alors que l’économie salvadorienne s’enfonce dans la crise, ces transferts en sont venues à représenter la principale source de dollars du pays, représentant presque 25 % de son PIB en 2020. Bukele appelle les émigrés à envoyer ces transferts via l’application « Chivo », un portefeuille numérique piloté par le gouvernement, et à contourner ainsi les frais de transfert abusifs de services comme Western Union.
Le problème, cependant, est que le Bitcoin n’a pas la stabilité du dollar américain. Les économistes soulignent en effet que la cryptomonnaie au cours très volatil devrait plutôt être considérée comme un crypto-actif : bonne pour la spéculation et l’investissement, mais inadaptée aux transactions quotidiennes, à la mesure des prix et à l’épargne. Pour les familles salvadoriennes des classes populaires qui dépendent des transferts de leur famille installée aux États-Unis, le risque de ne recevoir qu’une fraction de la valeur des fonds transférés est un risque impossible à prendre. En effet, loin d’être un outil d’émancipation de l’économie salvadorienne par rapport aux dépendances étrangères, la bitcoinisation n’offre que de nouvelles formes de subordination aux vulnérabilités externes.
Le déploiement chaotique de l’infrastructure du bitcoin voulue par Bukele n’a fait que confirmer ces inquiétudes. Quelques jours avant la mise en œuvre de la loi, la police a illégalement arrêté Mario Gómez, petite célébrité sur Twitter et critique de premier plan de la loi Bitcoin, déclenchant des protestations internationales. Le 7 septembre, le lancement du portefeuille Chivo a révélé un système infesté de bugs et fréquemment fermé pour maintenance. Ce jour-là, le prix du Bitcoin a connu une chute profonde, un « plongeon » duquel il n’est pas encore complètement remonté.
En même temps, San Salvador a vu sa première marche contre le gouvernement, massive et regroupant plusieurs secteurs de la société. Sous la bannière « Non au Bitcoin », la mobilisation incluait des juges récemment limogés par la Cour suprême de Bukele alors qu’ils dénonçaient l’attaque du gouvernement contre la constitution.
La marche du 7 septembre, toutefois, n’était qu’une répétition générale. Le 15 septembre, alors que Bukele préparait des cérémonies officielles pour le Bicentenaire de l’indépendance de l’Amérique centrale, des milliers de personnes supplémentaires ont pris les rues pour rejeter l’autoritarisme du gouvernement. Depuis des points de départ à travers la capitale, les manifestants ont convergé place Morazán, dans le centre historique de San Salvador, qui s’est révélée trop petite pour contenir la foule. Des organisations féministes, des groupes d’étudiants, des vétérans de guerre, des syndicats et des comités du FMLN se sont joints dans les rues aux syndicats et aux politiciens de droite pour s’allier contre le président.
Dans l’espoir de déstabiliser et de délégitimer les manifestations, Bukele a retiré tous les policiers des rues et envoyé des infiltrés dans le cortège – immédiatement identifiés puis isolés par les organisateurs. La démonstration de force du mouvement a aisément éclipsé la prestation présidentielle pour la fête nationale. Le soir même, dans son discours enregistré, Bukele affirmait que les manifestants étaient des idiots utiles et des casseurs financés par l’étranger. Il n’a pas une fois prononcé le mot « Bitcoin ».
L’opposition
Bukele défend les mesures antidémocratiques de son gouvernement en mentionnant son soutien populaire persistant. Au cœur de son populisme autoritaire, cependant, réside un projet fondamentalement anti-populaire, un exercice du pouvoir vertical et unilatéral au service d’une élite restreinte. Le mouvement de contestation émergent marque un tournant, en offrant une première grande remise en cause du pouvoir du président.
Il marque aussi un nouveau moment pour la gauche salvadorienne en difficulté. Les mobilisations récentes ont été remarquablement diverses, avec des participants des deux bords du spectre politique et une participation significative et spontanée de Salvadoriens sans aucune affiliation partisane. Cette diversité, cependant, ne devrait pas dissimuler le rôle crucial de la gauche dans l’organisation de ces actions.
Les collectifs qui ont appelé aux marches du 7 et du 15 septembre, dont certains ont des liens directs avec le FMLN alors que d’autres sont ouvertement en désaccord avec le parti, ont manifesté des niveaux très encourageants de maturité et de compétence en coordonnant les actions et en suscitant la participation. Ces efforts sont le fruit d’une large expérience tirée de générations de lutte militante au Salvador combinée à la créativité et l’énergie de jeunes organisateurs.
Après des défaites électorales successives, le FMLN est perclus de conflits internes. Alors que des divisions idéologiques et stratégiques longtemps mises sous le tapis s’expriment finalement à découvert, un schisme a émergé entre les ailes gauche et droite du parti. Néanmoins, la force du parti dans cette coalition d’opposants naissante est indéniable. La campagne anti-bitcoin virale du FMLN ainsi que sa représentation notable dans les mobilisations récentes rappellent que même en situation de grande faiblesse, l’implantation territoriale du parti, ses ressources et sa capacité à organiser restent inégalées dans la gauche salvadorienne.
Alors que Bukele renforce l’autoritarisme de son pouvoir, les mouvements populaires au Salvador sont en train de forger un large front d’opposition au gouvernement. Ces organisations ne sont pas novices quand il s’agit de combattre des régimes répressifs et antidémocratiques. Alors que son mandat de cinq ans touche à son milieu, la lune de miel de Bukele est bel et bien terminée.