Rives d’exil, premier film sur Jules Vallès – Entretien avec les réalisateurs

Le 10 avril 2021, le Musée d’Art et d’Histoire Paul Éluard projeta en avant-première, dans le cadre du festival Hors Limites, le court-métrage Rives d’exil, réalisé par Céline Léger et Maxime Lamotte. Il s’agit du premier film sur cet écrivain-journaliste de talent, encore trop méconnu en proportion de ses combats sociaux, culturels et politiques. Vallès fonda notamment Le Cri du peuple, journal qui porta avec beaucoup de verve la Commune de 1871 ; il rédigea aussi une autofiction en trois tomes, qui marque profondément les esprits et les cœurs : L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé… Pour aborder les combats de Vallès, à travers le court-métrage qui lui a été récemment consacré, voici un entretien croisé avec ses deux réalisateurs, Céline Léger et Maxime Lamotte [1]. L’intégralité de cet entretien est à retrouver dans le n° 51 de la revue Autour de Vallès.

Questions à Céline Léger, scénariste et réalisatrice

LVSL – Comment vous est venue l’idée de faire ce film ?

Céline Léger – À l’approche du Cent-cinquantenaire de la Commune, plusieurs revues m’ont contactée pour analyser l’insurrection de 1871 à nouveaux frais (« Que reste-t-il de la Commune portée par Jules Vallès ? Entretien avec deux spécialistes passionnés », dans les Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique ; contribution sur Le Cri du peuple pour la revue COnTEXTES ; plus récemment, article sur les clubs révolutionnaires de 1871 pour le magazine Historia). Ces recherches m’ont replongée dans cette période de l’histoire si dense, mais encore bien trop discrète sur petit et grand écran…

Les commémorations de l’année 2021 semblaient être une occasion très favorable pour réactiver 1871 sous des formes variées, au-delà de la seule analyse historique, littéraire ou sociologique. Les mots ne suffisent pas, ils doivent être enrichis d’images, de sons et de sensations. Il me semble que l’art cinématographique a encore beaucoup de choses à nous dire et à nous faire ressentir sur ce sujet.

Dans ce contexte, je me suis prise à rêver d’un court-métrage autour de la Commune, tout en mobilisant plus spécifiquement la trajectoire de Jules Vallès, que je connais bien.

LVSL – Pourquoi avoir fait un film sur Jules Vallès ?

CL – J’ai consacré à Vallès un doctorat de littérature. Il est paru en livre en mars 2021 : Jules Vallès, la fabrique médiatique de l’événement (1857-1870). J’ai été invitée sur Arte (« Invitation au voyage ») ou sur France Culture (« Concordance des temps ») pour évoquer Vallès auprès d’un public élargi. À l’issue de ces émissions, de nombreux retours m’ont prouvé qu’il suscite un intérêt profond, chez ceux et celles qui ont lu avec passion L’EnfantLe Bachelier, L’Insurgé, ou qui le découvrent et aimeraient mieux le connaître. Et après dix années de recherches sur cet écrivain-journaliste brillant, s’est imposée à moi une évidence préjudiciable : Vallès n’existait pas au cinéma ! Son socialisme libertaire et sa participation sulfureuse à la Commune de 1871 (il s’est pourtant opposé aux violences aveugles dans les deux camps) ne sont pas étrangers à une telle absence. Je suis ravie que l’on ait transposé à l’écran, pour la première fois, des fragments de son existence mouvementée, étroitement imbriquée à la Commune.

LVSL – Quel a été votre processus pour écrire le scénario ?

CL – L’idée générale de mon scénario s’est imposée à moi très rapidement, puis je l’ai affinée à travers le processus de rédaction, qui s’est déroulé entre septembre et décembre 2020, après m’être renseignée sur les spécificités de l’écriture scénaristique.

J’ai souhaité me concentrer sur la fin de la Commune, dont l’impitoyable répression a contraint Vallès (voué à la mort) à s’exiler en Belgique puis en Angleterre, dès la fin de l’année 1871. Son exil a duré une dizaine d’années, jusqu’à l’amnistie des communards en 1880… J’ai beaucoup exploré cette période pendant mes recherches, il y a longtemps déjà, lorsque j’avais réalisé un mémoire de master II sur son recueil d’articles La Rue à Londres, mais aussi plus récemment, en organisant un colloque international sur les « Retours d’exils » entre 1848 et 1885 (colloque malheureusement annulé lors du premier confinement ; mais il a donné lieu au n° 50 de la revue Autour de Vallès, paru en décembre 2020).

Comme le suggère le titre du film Rives d’exil, j’ai voulu envisager plus précisément les bornes temporelles de cet exil douloureux. D’une part, il y a ses débuts très sombres, avec la répression de la Commune (clandestinité pour échapper aux poursuites, condamnation à mort par contumace) et l’arrachement de l’exil (solitude, mise à l’écart du journalisme français, mort de sa mère, mort de sa fille). Mais ce long tunnel s’achève sur une « percée » lumineuse (écriture de Vingtras I et II, de La Rue à Londres, rencontre de la jeune Séverine, retour en France, etc.). Mon scénario s’appuie sur ces morceaux d’histoire vraie, que j’ai puisés notamment dans son autofiction L’Insurgé, sa correspondance d’exil et certains de ses articles. Je ne voulais pas que le spectateur reste enlisé avec Vallès dans les souffrances de l’exil, mais aborder aussi des moments plus joyeux et la relation très féconde qu’il a nouée avec Séverine lorsqu’il est revenu vivre à Paris. C’est pourquoi le scénario de ce court-métrage embrasse un empan chronologique d’environ dix ans, avec la nécessité d’une ellipse temporelle, pour incarner Vallès à 48 ans (nous n’envisagions pas ce petit film sans aborder la rencontre déterminante de Séverine, qui a tant aidé Vallès dans ses dernières années).

LVSL – Quel est, pour le moment, le meilleur souvenir que vous gardez de cette aventure ?

CL – Au fond – et en dépit des difficultés ou de la fatigue –, ce projet a été jalonné de nombreux plaisirs : le rêve d’un petit film qui a germé dans mon esprit au printemps 2020, en préparant l’émission de France Culture ; l’écriture du scénario qui m’a replongée à nouveaux frais dans l’œuvre et la vie de Vallès ; l’engouement collectif et les encouragements touchants lors de la campagne de financement ; les émotions fiévreuses et le beau travail d’équipe pendant le tournage ; le travail excitant du dérushage et les concertations intéressantes autour du montage ; la découverte très émue des enregistrements de la bande son ; enfin, les joies des projections-discussions, qui permettent de partager ma passion pour Vallès et mon intérêt pour cette période de l’histoire auprès d’un public varié, dans diverses régions de France.

Je suis très heureuse que nous ayons bénéficié de retours très porteurs, et d’une belle diffusion, malgré le contexte sanitaire. De nombreuses projections-débats ont été programmées depuis le printemps 2021. Nous avons notamment eu le plaisir d’être programmés aux Rendez-vous de l’histoire, à Blois, ou encore à l’Université de Montpellier, en présence de Corinne Saminadayar-Perrin et d’Éloi Valat, vallésiens de renom. Nous avons fait salle comble au cinéma Le Palace, à Cherbourg, lors d’un ciné-débat où était aussi projeté le film de Ruffin et Perret Debout les femmes ! Nous avons pu constater que les luttes et les interrogations de Vallès sont encore très vivantes aujourd’hui : elles résonnent fort chez un grand nombre de personnes…

LVSL – Peut-on noter certains points communs entre la Commune de 1871 et notre époque ?

CL – Il y a des divergences mais aussi de nombreuses résonances possibles entre le contexte de la Commune et l’époque actuelle – à commencer par une forme d’autoritarisme de la part de certaines élites politiques, un déficit démocratique et de criantes injustices sociales – d’où la nécessité de penser et de revisiter cette période si dense de la fin du XIXe siècle. Mais au-delà de l’intérêt que peuvent revêtir la recherche et l’analyse des similarités historiques entre une époque passée et notre présent, ne faut-il pas surtout tenter de « rouvrir les possibles » du printemps 1871 à nouveaux frais ?

À ce sujet, j’ai envie de citer Jean Chérasse, dont j’ai pu recueillir la parole dans un entretien consacré à l’actualité de la Commune : « [L]e communalisme du 18 mars 1871, qui n’a eu en réalité que cinquante-sept jours de gouvernance effective, est non seulement un phosphène du grand combat de l’émancipation humaine, mais il est aussi et surtout la prémisse de toutes les révolutions à venir, qui ne manqueront pas de secouer l’injustice, l’intolérance et l’indignité des sociétés enkystées dans le capitalisme et le néolibéralisme mondialisé. / Autrement dit, ce moment de la conscience humaine qu’est la Commune de Paris de 1871 est un joyau immortel. » (Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 148 | 2021. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/15641).

LVSL – Aimeriez-vous développer d’autres projets autour de Vallès prochainement ?

CL – J’ai pris goût à l’écriture scénaristique et à la réalisation. J’aimerais pouvoir prolonger cette aventure cinématographique, avec l’accompagnement d’une équipe plus complète. On nous demande régulièrement quand aura lieu un long-métrage sur Vallès : c’est sans doute un encouragement à développer ce projet au-delà du format « court-métrage ».

Je rêve que nous parvenions à convaincre certains producteurs de nous aider à réaliser un long-métrage (voire une série ?) sur Vallès et son époque. Il y a en la matière un réel manque, donc nous serions très heureux de faire exister les beaux combats de Vallès à l’écran, dans un format plus ambitieux, qui permettrait de rendre justice à son talent et au courage de ses engagements, sans passer sous silence les aléas et les difficultés de son existence, voire les contradictions et les apories auxquelles l’ont confronté ses aspirations révolutionnaires.

Je suis profondément convaincue que la trajectoire singulière de Vallès peut être un vecteur puissant d’émotions cinématographiques et une riche matière à réflexion pour le public du XXIe siècle… Alors je lance un appel aux producteurs/productrices qui pourraient être intéressé.e.s : qu’ils/elles n’hésitent surtout pas à nous contacter !

J’ajoute que j’ai créé le podcast Balade en soi, diffusé sur internet depuis octobre dernier, et j’ai consacré l’un de ses épisodes à la « liberté sans rivages » de Vallès : https://anchor.fm/lger-cline (en libre accès).

Questions à Maxime Lamotte, réalisateur et acteur principal

LVSL – Comment vous êtes-vous retrouvé dans l’aventure de Rives d’exil, en tant que réalisateur et acteur ?

Maxime Lamotte – Très vite après avoir eu l’idée de faire un court-métrage sur Vallès, tu [Céline Léger NDLR] m’as demandé si j’aimerais l’aider dans la réalisation de ce projet. J’ai tout de suite aimé imaginer notre possible collaboration pour donner naissance à un petit film sur un morceau de la vie de Jules Vallès que tu m’as tant raconté. J’avais déjà réalisé plusieurs clips et quelques très courts-métrages et j’étais vraiment excité à l’idée de faire cela tous les deux. Le défi qui accompagne le fait de reproduire une autre époque que la nôtre m’a également beaucoup stimulé.

Tu connais mon goût prononcé pour les rôles de composition et la transformation physique qu’exigent certaines interprétations. Tu m’as donc proposé d’incarner Jules Vallès, malgré le fait qu’on ne se ressemble pas du tout. J’étais très emballé par cette idée. On a donc commencé à rechercher s’il était possible que mon physique se rapproche tout de même du sien grâce à des perruques, postiches, costumes de qualité… On a réalisé qu’un bon travail devait être fait, mais qu’avec l’aide de professionnels c’était bel et bien envisageable.

Voilà donc comment je me suis retrouvé embarqué dans cette belle aventure avec deux casquettes.

LVSL – En quoi consistait concrètement votre mission de co-réalisateur sur le film ?

ML – Étant aussi l’acteur principal du court-métrage, je ne pouvais pas être derrière la caméra pendant les prises. Je m’occupais principalement de la technique pour réaliser les plans qu’on avait envie de filmer : choix des focales, installation et dispositions des lumières, réglages pour les prises son… J’apportais aussi mon regard sur l’aspect esthétique des plans jusqu’à ce qu’on s’accorde avec toi. C’était souvent très naturel et nous tombions régulièrement d’accord.

LVSL – Qu’est-ce qui vous a donné envie d’incarner Jules Vallès ? Que saviez-vous de lui ? Avez-vous appris des choses en vous mettant dans sa peau ?

ML – La transformation des acteurs pour incarner un personnage m’a toujours beaucoup fasciné. Avoir l’occasion d’expérimenter cela, pour incarner Vallès de surcroît, m’a séduit instantanément. C’est un homme que j’ai connu grâce à toi et à travers ton travail sur lui. Je me sens proche de son combat contre l’injustice sociale et sa manière de mettre en œuvre ses idées est assez exemplaire, je trouve. Il y a des êtres qui semblent assez forts pour incarner leurs idées sans trop de contradictions. Vallès en fait partie et c’est un honneur de l’avoir incarné dans Rives d’exil. En me mettant dans sa peau, j’en ai appris davantage sur sa personnalité plus intime, son caractère, ses traits physiques ou sa manière de parler. C’est quelque chose de très intéressant à explorer et travailler, qui donne réellement accès à une autre dimension de la personne.

LVSL – Comment avez-vous préparé ce rôle ?

ML – J’ai beaucoup travaillé à tes côtés, car tu connais Vallès bien plus que moi. Tu m’as dirigé pour que je m’approprie les quelques caractéristiques que nous voulions mettre en valeur. Nous avons aussi remanié légèrement quelques passages du dialogue pour que ça sonne plus évident dans ma bouche. J’ai incarné Vallès en ayant toujours en tête la personne qu’il était au moment de telle ou telle action, afin de tenter de ressentir les motivations inconscientes qui le conduisaient à agir ainsi… C’est un travail que j’aime beaucoup faire : m’oublier pour vivre à travers un personnage.

LVSL – Pouvez-vous nous raconter l’expérience de ta transformation en Vallès, lors du tournage ?

ML – C’était une expérience très riche, intéressante et parfois un peu troublante aussi. Tous les jours, je mettais mon sous-costume de ouate afin de me grossir légèrement, avant d’enfiler mon costume de Vallès. Ensuite, je me faisais maquiller et transformer pendant deux heures environ. Ce n’était pas très confortable car une bonne partie de mon visage se retrouvait enduite de colle à postiche. Entre la perruque, les postiches, les lentilles et le costume, mon corps était un peu prisonnier de ce personnage pendant plusieurs heures avant de retrouver une plus grande liberté de mouvement après le démaquillage du soir, qui durait un bon moment aussi. Une fois en Vallès, j’étais méconnaissable : j’étais sûrement plus impressionnant que d’habitude et le regard des autres ne s’arrêtait pas longtemps sur le mien… Un soir, après une longue journée de tournage, j’étais au volant pour nous ramener où nous dormions. La comédienne qui jouait Séverine s’est demandé pendant une seconde ce que je faisais avec l’équipe dans la voiture car, à cause de la transformation, elle avait pour ainsi dire oublié que j’étais à ses côtés toute la journée !

LVSL – Comment s’est déroulée la post production ?

ML – Dès la fin du tournage, nous avons commencé à enregistrer les voix-off et à monter le film, puis je l’ai étalonné et mixé. C’est très agréable de donner une forme concrète aux scènes jusque-là un peu disparates pendant la phase de tournage. C’est aussi long et fastidieux parfois, car c’est un travail assez minutieux et solitaire, même si tu étais présente à mes côtés de temps en temps. Il faut réussir à être efficace tout en prenant un peu de recul pour faire le meilleur travail possible. Toute l’expérience de la création du film aura été très intense et enrichissante. C’est vraiment une chance d’avoir vécu cette aventure.

LVSL – Avez-vous eu des retours du public ? Quels sont ceux qui vous ont le plus marqué ?

ML – Nous avons été très agréablement surpris que le public soit au rendez-vous lors de nos projections, à la fois si nombreux et si attentif. Les retours ont été très positifs. Les gens ont envie de découvrir ou de redécouvrir Vallès, donc la mission est en partie accomplie. Je suis aussi touché par les retours sur mon incarnation. C’est un défi de se mettre dans la peau de quelqu’un qui a réellement existé et je suis très heureux qu’on m’ait dit que ça fonctionnait très bien, que j’étais crédible en Vallès. À la suite des projections, le public est toujours très curieux voire intrigué, donc très réactif, ce qui crée des échanges riches sur Vallès et Séverine, la Commune, mais bien au-delà, sur l’histoire du XIXe siècle, ou encore le journalisme d’hier et d’aujourd’hui.

Note :

[1] Agrégée et docteure en littérature française du XIXe siècle, spécialiste des rapports entre les lettres, l’histoire et la presse, Céline Léger a centré ses recherches sur Vallès, la Commune (1871) ou encore l’exil et les retours d’exils (1848-1885). Elle est l’auteure d’un grand nombre d’articles et de communications sur ces sujets, qu’elle a aussi traités pour Arte ou France Culture. Elle a récemment publié le livre issu de sa thèse : Jules Vallès, la fabrique médiatique de l’événement (1857-1870). Elle a aussi lancé le podcast Balade en soi (avec un épisode consacré à la « liberté sans rivages » de Vallès).

Passionné de musique et de cinéma, Maxime Lamotte se forme et expérimente dans ces domaines professionnels depuis une dizaine d’années. Il a réalisé une quinzaine de clips et fait plusieurs apparitions à l’écran, dont une remarquée dans le rôle de Thomas Shelby, pour un remake de Peaky blinders (presque 2 millions de vues). Il est amateur de rôles de composition et doué de compétences techniques (montage, mixage, étalonnage) qui lui permettent de forger certains projets en toute indépendance.