Aujourd’hui même, est en train de se dérouler un des plus grands nettoyages ethniques de l’Histoire contemporaine, dont découle un exode de grande envergure, sans que cela ne semble nous troubler outre mesure. S’il y eu quelques vidéos sanglantes en septembre pour épicer nos conversations à l’heure du dîner, cela n’aura été que de courte durée. Bientôt éclatait le scandale libyen, plus croustillant en termes de violation des droits de l’Homme. Alors qu’en est-il du sort des Rohingyas aujourd’hui ? Quel futur pour eux au Bangladesh ? Ce peuple est-il condamné par la prudence voire le silence de la communauté internationale ?
Les Rohin… quoi ?
Décembre 2017 : s’indigner de la condition des Rohingyas, c’est dépassé. Pourtant un classique de cet automne, mais le monde va vite vous savez, il faut se mettre à la page.
Faut-il le rappeler ? L’extermination se perpétue dans le plus grand des calmes, et la junte militaire birmane poursuit les exactions sans aucun complexe. Les camps de réfugiés se gonflent et débordent, les observateurs internationaux n’ont toujours aucun accès aux zones birmanes concernées. Pourtant, quelques indices nous permettent d’avoir un avant-goût de l’hécatombe, comme les images satellites affichant des dizaines de villages brûlés qui se succèdent tristement sur les cartes noircies. En dépit du déni des autorités birmanes, la tuerie continue bel et bien : en attestent les dizaines de cadavres repêchés quotidiennement dans la rivière Naf (celle formant la frontière entre le Bangladesh et la Birmanie) ou encore la fumée émanant des villages carbonisés, que l’on peut observer depuis le Bangladesh. Et surtout, les milliers de témoignages. Ces témoignages de massacres tellement ignobles qu’ils nous sont insupportables.
Bienvenue en inhumanité
Lorsque les rescapés atteignent, épuisés, les rives du Bangladesh, leur calvaire ne fait que commencer. De nombreux passeurs rackettent ce peuple acculé et vulnérable, cheminant malgré lui sur des routes longues et dangereuses. Les survivants ont presque tout perdu mais la mort s’obstine à effectuer son travail. Le Bangladesh (pays où un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté) n’a pas la capacité d’accueillir cette marée humaine. Alors les malvenus s’amassent dans des camps aux conditions déplorables, enfermés comme des bêtes dans ce qui pourrait bien être leur cimetière.
Piqûre de rappel historique
Les Rohingyas, c’est la minorité musulmane vivant dans l’Etat de l’Arakan au Nord-Ouest de la Birmanie. Historiquement persécutés, leur illégitimité sur le territoire fait consensus en Birmanie, pays où le bouddhisme est religion d’Etat. En bref, les musulmans constituent la minorité responsable de tous les maux du pays, considérée comme « parasite » par une grande majorité de Birmans. Sur l’Arakan, ce territoire à cheval entre le Bangladesh et la Birmanie, le colonisateur britannique avait tracé une frontière en 1937. Dès les années 1970 et 1990, l’armée birmane a mené de nombreuses opérations militaires, afin d’expulser les musulmans vers le Bangladesh. C’est dans cette dynamique que la minorité s’est vue privée de ses droits les plus fondamentaux : en 1982, une loi déterminante pour la suite leur retire leur nationalité. Une discrimination devenue légale. Ils ne peuvent désormais ni voyager ou se marier, n’ont pas accès aux écoles, aux hôpitaux, à la sécurité, ou au marché du travail. Ils deviennent alors la plus grande communauté d’apatrides au monde.
Et si l’exclusion ne date pas d’hier, les tueries non plus. Les montées de violence sont chroniques dans la région. En 2012 par exemple, plus d’une centaine de Rohingyas avaient été froidement assassinés par l’armée. Fin août 2017, c’est l’explosion des tensions : un groupe armé rohingya (Asra) attaque les postes frontières faisant plusieurs victimes parmi les policiers birmans. L’occasion est trop belle. L’excuse est parfaite pour procéder à une attaque soudaine et violente à l’encontre des Rohingyas. C’est un véritable massacre, qui fait fuir dans une précipitation et un chaos absolu les survivants. Il est nécessaire de préciser que ce « nettoyage ethnique » est perpétué de manière organisée, village par village, par la junte militaire, qui sème la terreur méthodiquement. Ecartons donc la thèse officielle birmane de « riposte spontanée en réaction aux violences des insurgés de l’Asra ».
La région est vidée de sa population rohingya en quelques semaines. En moins d’un mois, un demi-million de survivants débarquent au Bangladesh.
Les discussions s’enlisent et le désespoir grandit
Aujourd’hui, c’est quasiment un million de rescapés qui se sont rendus, traumatisés et dépossédés, dans un pays où on ne veut pas d’eux. Un peuple sans terre à qui rien n’a été épargné : à commencer par le silence assourdissant d’Aung San Su ki, en passant par l’inaction des institutions internationales, les mots faussement concernés des Nations Unies, ou les politiques bangladaises punissant sévèrement l’accueil de réfugiés par des civils, sans parler des larmes indécentes du pape.
Que faire de ce million de personnes ? Le gouvernement bangladais propose deux solutions. Au choix : les renvoyer chez eux, sans garantie de leur sécurité (23 novembre 2017: accord entre la Birmanie et le Bangladesh de retour des rohingyas) ou les entasser sur une île inhabitée au sud du Bangladesh, territoire justement désert, car trop souvent victime de gigantesques inondations durant la mousson. Les décideurs ont donc beau déborder d’imagination, la situation n’avance pas.
La famine et les maladies commencent à décimer les camps, où le taux de malnutrition atteint des records. Les ONG présentes sur les lieux dénoncent une situation «insupportable». L’Unicef rapporte que « des données préliminaires issues d’une estimation dans le camp de Kutupalong montrent un taux de 7,5% de malnutrition aiguë sévère potentiellement mortelle – un taux deux fois plus important que celui observé parmi les enfants réfugiés rohingyas en mai 2017». Le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) considère qu’à l’heure actuelle, les conditions d’un retour en Birmanie des réfugiés rohingyas ne sont pas réunies pour « permettre des retours sûrs et viables ». Selon l’OMS, plus de 60% de l’eau utilisée par les réfugiés est contaminée. Epidémies graves, sous-alimentation chronique, dizaines de milliers d’orphelins, désorganisation, conditions sanitaires catastrophiques, un responsable UNICEF sur place interrogé par Arte fin novembre qualifiait ces camps de « bombe à retardement ».
Un petit coucou d’Europe
Et nous dans tout ça ? N’oublions pas que derrière nos expressions aseptisées, telles que « nettoyage ethnique », se cachent des enfants égorgés devant leurs parents, des femmes éventrées, violées, des hommes démembrés, des tortures si immondes qu’on ne peut tolérer l’idée qu’elles puissent exister. Inutile de rentrer dans les détails me dira-t-on. Inutile de rappeler la réalité d’une crise de cette ampleur ? Ferons-nous un cas d’école de ce génocide ? Les Rohingyas viendront-ils détrôner les Tutsis au chapitre des peuples exterminés, pendant que la communauté internationale, spectatrice incompétente, leur tourne le dos ? Ou les oublierons nous comme tant d’autres ? Un reportage sur Arte de temps en temps, et c’est plié.
Des mois que les Rohingyas lancent des regards vides aux journalistes qui défilent dans ces camps de la mort, venus photographier le désespoir et la misère. Ils espèrent qu’en brandissant ces images au reste du monde, les consciences se réveilleront, l’indignation envahira la sphère médiatique et la situation s’améliorera. Ils semblent avoir oublié que toutes les minorités ne se valent pas. Les Rohingyas sont frappés de plein fouet par l’indifférence, car ils ont le malheur de n’être un enjeu pour personne. Les agences sont unanimes, les ONG tirent la sonnette d’alarme depuis des mois voire des années, et les solutions proposées sont dérisoires. Pourtant, cette crise découle comme tant d’autres de l’Histoire coloniale, et des actions irresponsables des anciens empires européens.
La responsabilité de la communauté internationale
Une coalition de 87 organisations de la société civile à travers le monde (dont Human Rights Now et Amnesty International) dénonçait début octobre : « Les fermes condamnations exprimées par l’ONU et par des dirigeants mondiaux n’ont pas mis fin aux atrocités au Myanmar. (…) L’Organisation des Nations unies et ses États membres doivent prendre des mesures de toute urgence. » En effet, la situation des Rohingyas n’est pas vraiment en haut de la liste sur l’agenda des préoccupations internationales. Et seules les ONG proposent des solutions concrètes, sans que cela ne soit même étudié par les dirigeants des autres pays, ou l’Assemblée onusienne. Ces organisations exigent que les organismes d’aide humanitaire puissent avoir accès aux populations dans le besoin (ce qui n’est pas le cas en Birmanie, ni dans certaines parties des camps au Bangladesh) et qu’une enquête sur la violation des droits humains soit menée au Myanmar. Cette coalition dénonce l’inaction du Conseil de sécurité, et exige des actions concrètes comme la mise en place de sanctions financières, ou tout simplement, la suspension de la vente d’armes à la Birmanie (complètement opaque, par ailleurs).
Alors, pourquoi n’intervient-on pas ? Et bien, encore et toujours, car le principe (si cher au droit international) de non-ingérence dans les affaires intérieures est invoqué à tire larigot. Le secrétaire général indonésien d’Amnesty International s’indignait récemment des discours des dirigeants asiatiques, très appliqués à se dédouaner de toute responsabilité : « Un État qui se respecte ne saurait rester passif et garder le silence au nom de la non-ingérence quand le pays voisin commet des actes illégaux constituant des crimes contre l’humanité. » C’est bien le principe des Nations Unies, comme le rappelait en 1970, le secrétaire général des Nations unies, le birman U Thant. Aujourd’hui, cela peut paraître ironique : il expliquait que les obligations du secrétaire général devaient inclure toute action humanitaire qu’il pouvait engager pour sauver la vie d’un grand nombre d’êtres humains. Cette même ONU, qui a brillé par son absence ces derniers mois, et qui continue à ne voter aucune sanction concrète, à ne proposer aucun plan.
En résumé : un peuple entier se fait massacrer sans que cela ne fasse sourciller un seul dirigeant, les aides financières sont extrêmement limitées, les réfugiés continuent d’affluer dans ces camps chaotiques au Bangladesh, toute cette histoire se déroule dans la plus grande opacité car les observateurs n’ont pas accès aux zones concernées. Nous avons les moyens de remédier à cette situation, ou du moins de l’améliorer, en appliquant des sanctions internationales, mais rien n’est fait et l’indifférence générale est une violence de plus infligée à ce peuple décidément maudit.
« Face aux destructions massives, aux homicides et aux centaines de milliers de personnes déplacées, l’inaction ne devrait pas être une option » martèle Amnesty International. Et pourtant, c’est justement l’inaction de la communauté internationale dont on se souviendra (des pays voisins, aux grandes institutions, en passant par les dirigeants occidentaux ou encore l’ONU) face à ce massacre dont la seule issue semble être la mort programmée de ce million de persécutés.
Crédit photo:
©J. Owens/VOA. Des milliers de Rohingyas se réfugient dans le camp de Kutupalong après avoir traversé la frontière du Bangladesh.