Dans un mouvement inattendu mais qui a au final peu surpris, la Première Ministre britannique Theresa May a décidé de convoquer une General Election le 8 Juin prochain. Ce geste a pour but de conforter la majorité législative réduite que les conservateurs avaient obtenu contre toute attente en 2015. Arguant que ces élections législatives permettront de conforter son mandat de négociation avec l’Union Européenne dans le cadre du Brexit déclenché par l’article 50 du traité de Lisbonne il y a moins d’un mois, Theresa May espère surtout utiliser sa popularité élevée pour tailler des croupières aux diverses forces d’opposition qui traversent des périodes de flou stratégique. Le leader de l’opposition travailliste Jeremy Corbyn a soutenu le projet d’élections anticipées, mais il en connait le risque : si son parti subit une nouvelle défaite, en conserver le leadership face aux blairistes sera pratiquement impossible.
Les partis d’opposition en déshérence
Un petit retour sur les dernières années s’impose. Après 5 ans de gouvernement de coalition avec les libéraux marqués par une austérité drastique qui n’avait permis de réduire le déficit que de moitié, le Royaume-Uni se retrouvait perclus de divisions. Les émeutes urbaines de 2011 avaient surpris tout le monde, les inégalités et les prix des logements atteignaient des sommets, le NHS, service de santé publique, souffrait très sévèrement des coupes budgétaires, la fracture géographique entre Londres et le Sud-Est de l’Angleterre et les régions désindustrialisées s’aggravait. Seule consolation pour David Cameron : le référendum d’indépendance écossais de 2014 avait été remporté avec une marge généreuse de 10 points.
Pour couronner le tout, les ambitions de certains membres du parti conservateur, dont l’actuel Ministre des Affaires Etrangères Boris Johnson, avaient conduit à intégrer le débat sur l’appartenance à l’Union Européenne au sein des Tories pour en faire une ligne de fracture permettant, à terme, de déloger David Cameron du 10 Downing St. D’autant que le parti était désormais débordé sur sa droite par le UKIP de Nigel Farage que les sondages donnaient assez haut. Face à tout cela, David Cameron eut le coup de maître de centrer les élections de 2015 quasi-uniquement sur la question européenne en proposant un référendum sur le Brexit, à la fois pour faire oublier l’austérité considérable qu’il venait d’infliger, mais aussi pour couper l’herbe sous le pied de ses concurrents Tories et UKIP. Les sondages, toujours eux, donnèrent le Labour, à l’époque dirigé par Ed Miliband, gagnant pendant la quasi-totalité de la campagne.
Finalement, le risque s’avéra payant pour David Cameron, puisque les électeurs lui offrirent une majorité de sièges à la Chambres des Communes, lui permettant de se passer de coalition. Les Tories avaient certes obtenu le meilleur score global, mais ils bénéficiaient exagérément du système électoral britannique, attribuant le siège de député au vainqueur du premier et seul tour de la circonscription.
L’opposition travailliste, dont le pourcentage de voix avait pourtant cru de 1.4% depuis l’élection de 2010, perdit 26 sièges en raison de l’éparpillement de ses voix, tandis que le SNP, parti indépendantiste écossais, remportait 56 des 59 sièges écossais. Mais, surtout, ce fut la débâcle des Whigs, les alliés libéraux des conservateurs entre 2010 et 2015, et l’incapacité pour UKIP de battre les autres candidats dans chaque circonscription malgré un score national élevé, qui jouèrent. Les premiers souffrirent fortement du rejet de la politique d’austérité qu’ils avaient contribué à mettre en place et du triplement des frais d’inscriptions dans le supérieur contraire à leur programme de 2010, assez populaire auprès des jeunes. Les seconds n’obtinrent qu’un seul siège malgré leur troisième place, celui de Clacton, représenté par Douglas Carswell, qui a récemment démissionné du parti.
Ce fut donc un résultat sans appel : David Cameron avait la voie libre pour tenter d’extorquer de maigres et flous avantages pour son pays à la Commission Européenne avant d’organiser le référendum. La déconfiture de la plupart des partis d’opposition en même temps que la suppression de toute raison d’être pour UKIP (en dehors de la campagne, désormais passée, pour le Brexit) n’ont pas manqué d’être confirmé par les derniers mois : UKIP n’a plus aucun membre au Parlement, les libéraux semblent condamnés à de faibles scores pour les années à venir, les indépendantistes écossais sont bien trop affairés à préparer un nouveau référendum pour s’occuper des affaires de Westminster. Enfin et surtout, le Labour souffre de guerres internes qui l’empêche de présenter une alternative cohérente à Theresa May.
Le Labour à la croisée des chemins
Car c’est bien l’absence d’une opposition forte et unie qui nourrit l’hégémonie conservatrice actuelle. Ed Miliband était certes dénommé « Ed the Red » en raison du marxisme de son paternel et de sa claire différenciation avec l’ère néo-travailliste par certaines de ses propositions. Cependant, il avait dès son élection à la tête du parti entrepris de recentrer son discours et déclaré « ne pas s’opposer à toutes les coupes budgétaires ». La défaite de Miliband, quelque peu plus à gauche que ses prédécesseurs Gordon Brown et Anthony Blair mais sans être radical, plonge donc le parti dans un nouveau tumulte en 2015. Au terme d’une élection interne marquée par un nouveau mode de scrutin permettant à tout adhérent ou sympathisant, en échange d’une contribution, de voter (rompant avec la tradition sociale-démocrate de forte influence des syndicats), c’est un candidat au départ mineur et méconnu qui s’impose à presque 60% : Jeremy Corbyn.
Si Jeremy Corbyn a été porté très largement à la tête du Labour, ce n’est pas par hasard. Ses positions tranchées contre l’austérité, la guerre en Irak mais aussi une large partie de la politique du New Labour ont fait mouche dans un pays aux inégalités considérables. Si le soutien populaire de Corbyn ne s’est jamais démenti jusqu’ici, c’est principalement les coups de poignard dans le dos de la part des députés élus en 2015 qui l’affaiblisse. Ceux-ci enchaînent les déclarations assassines et font valser le Shadow Cabinet à de multiples reprises, ayant pour seul objectif de renverser ce « gaucho » qui critique ouvertement la politique « sociale-libérale » qu’ils ont mis en place sous Blair et Brown et qu’ils défendent toujours. L’échec du « Remain » défendu du bout des lèvres par un Corbyn embarrassé de soutenir le monstre néolibéral qu’est l’UE, mais se refusant à faire campagne au côté des bigots et des xénophobes de la campagne du « Leave » leur offre une occasion de le désavouer directement. Peine perdue : au terme d’un nouveau vote où l’opposition à Corbyn se matérialise sous la forme d’un unique candidat, Owen Smith, Jeremy Corbyn l’emporte à nouveau avec un score encore plus élevé, de 62%.
Néanmoins, l’équation de la guerre interne entre les députés néo-travaillistes et la base pro-Corbyn est insoluble tant que l’un des deux camps ne tombe pas. Bien qu’il ait été réélu avec un excellent score et que l’élection interne au syndicat Unite devrait réaffirmer le soutien à sa ligne, Jeremy Corbyn sera incapable de continuer à diriger le Labour si celui-ci perd les élections du 8 Juin. La convocation de cette General Election visait clairement à couper l’herbe sous le pied des travaillistes, pour les empêcher de préparer leur campagne correctement, alors qu’ils auront déjà à souffrir de la probable prééminence du SNP en Ecosse. Tout l’enjeu de ces élections anticipées est ici : elles handicapent le parti mais elles permettent aussi de faire face frontalement aux conservateurs sans attendre trois ans qui s’annonçaient encore lourds de coups dans le dos pour Corbyn et risquaient de briser la volonté de changement radical qui l’avait porté à la tête du parti. Le Labour traverse certes une période tourmentée marquée par des affaires d’antisémitisme et la campagne des néo-travaillistes pour Corbyn est peu enthousiaste, mais c’est un passage obligé pour renouveler le parti en le nettoyant de l’héritage blairiste. Faute de quoi, la ligne défendue par Corbyn sera discréditée pour de nombreuses années et le parti lui préfèrera sans doute quelqu’un d’autre, capable d’enrober un programme néolibéral de jolis artifices. La même stratégie que celle d’Obama ou de la « gauche Terra Nova ». Sadiq Khan, maire du Grand Londres depuis l’an dernier a été un des plus fervents partisans du « Remain », première étape pour s’offrir une posture nationale ?
Casser l’imposture sociale de Theresa May
Pour remporter la victoire, Corbyn peut s’appuyer sur la grande popularité de certaines de ses propositions : le rejet de l’austérité, davantage de moyens pour le NHS ou encore la renationalisation du rail. Comme dans bon nombre d’états occidentaux, la majorité de la population rejette désormais l’austérité vécue depuis la crise, et plus généralement les excès du néolibéralisme. Cependant, si la plateforme du Labour est en soi populaire, le problème est double : le Labour est discrédité par les années Blair et Brown (1994-2010) toujours représentés par bon nombre de parlementaires actuels et sa rhétorique de défense des classes populaires est concurrencé par celle des partis indépendantistes. Voire par le parti conservateur depuis le remplacement de David Cameron par Theresa May.
En effet, si David Cameron incarnait à merveille le néolibéralisme orgueilleux, le bling-bling et le mépris pour les couches populaires, Theresa May a su jouer avec brio de son image de sobriété et du contexte du Brexit, auquel elle s’était pourtant opposé durant la campagne précédant le référendum. Lorsque Port Talbot, la plus grande aciérie du Royaume-Uni, située au Pays de Galle, était menacée de fermeture par son propriétaire indien Tata, Theresa May a beaucoup communiqué sur son soutien aux ouvriers et a assuré que l’usine ne fermerait pas. Elle a également su mener sa barque habilement jusqu’ici concernant le Brexit : jouant sur les chiffres corrects de la croissance pour donner l’apparence d’une bonne gestion du Brexit qui n’a pas encore eu lieu, elle alimente en permanence le flou autour de celui-ci. Promettant un « Brexit that works for all », la Première Ministre nourrit sa popularité sur l’écran de fumée patriotique que celui-ci dégage, d’autant que les mouvements d’indépendance sont au plus haut en Ecosse et en Irlande du Nord. En monopolisant le débat politique avec celui-ci, elle donne l’impression de tenir le cap contre vents et marées et surtout, elle détourne l’attention d’autres sujets cruciaux comme le NHS, le coût du logement, la montée en puissance des « working poors » etc.
Le refus de May de participer aux débats télévisés organisés dans le cadre de la campagne à venir trahit la peur d’être confronté à ces sujets et de ne pouvoir les cacher derrière la ferveur patriotique. Il est donc indispensable pour Jeremy Corbyn de continuer à combattre son discours. Jeremy Corbyn peut remporter l’élection s’il parvient à briser la communication du parti conservateur et parvient à réorienter la campagne sur les bons thèmes. Développer sa propre vision patriotique serait également très utile, afin de proposer une alternative directe à la fois au gouvernement et aux mouvements indépendantistes. Tout cela demande du temps et beaucoup de ressources, or Corbyn n’est soutenu que du bout des lèvres par des parlementaires qui rêvent d’une défaite permettant de le dégager et la campagne va être courte.
Une stratégie populiste complète imitant celle de Jean-Luc Mélenchon peut fonctionner pour permettre de se démarquer des politiques néolibérales menée par la partie du Labour qui lui est opposée et le gouvernement conservateur et regrouper l’opposition à celles-ci. Mais le caractère particulier de l’élection, reposant sur l’obtention d’une majorité de députés à la Chambre des Communes, va être handicapant pour susciter ce populisme. Car Corbyn ayant besoin de l’appareil du parti et surtout des députés pour l’emporter, il risque d’être coincé. D’autant plus que l’étude de la liste des candidats que présente Le Labour indique que Corbyn n’a pas pu faire le ménage nécessaire. Qu’il gagne ou qu’il perde, il aura les blairistes dans les pattes. L’avenir nous dira si Jeremy Corbyn aura su réformer le vieux parti travailliste pour l’ancrer de nouveau à gauche ou si la constitution d’un nouveau parti ex nihilo tel que Podemos est nécessaire pour parvenir au pouvoir. Faute de quoi, le bipartisme britannique se résumera à un duels entre partis de l’oligarchie et accouchera sans doute d’une désunion du royaume et d’oppositions usant d’une forte violence.
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