Alors que la commission présidée par Vincent Duclert a rendu son rapport le vendredi 26 mars 2021, l’association Survie a réagi en déclarant que « le rapport laisse apparaître suffisamment d’éléments pour qualifier la complicité de génocide », même s’il écarte cette conclusion, préférant pointer du doigt une « responsabilité » française. LVSL a rencontré François Graner, membre de Survie, auteur de l’ouvrage L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone, 2020), co-écrit avec Raphaël Doridant. Nous discutons avec lui des enjeux historiques, mémoriels et géopolitiques que son ouvrage soulève. Entretien réalisé par Tangi Bihan et Valentine Doré, retranscrit par Dany Meyniel, Manon Milcent et Cindy Mouci.
LVSL – Plus de 25 ans après les faits, quel était l’intérêt de faire un nouveau livre sur le génocide des Tutsi ?
François Graner – Nous avons d’abord écrit ce livre pour la mémoire des victimes, et pour les rescapés. On se bat pour avoir la reconnaissance de la France, en raison de son rôle dans cet événement. Car vingt-cinq ans après, on continue à avoir de nouvelles informations, et on en a encore plus depuis cinq ans. Le génocide concerne également notre démocratie française actuelle, les relations internationales de notre pays et le fonctionnement de la Ve République.
C’est aussi un sujet important pour le futur. Primo Levi disait qu’aucune leçon n’avait été tirée de la Shoah, et en effet, le génocide des Tutsi est arrivé. Là non plus, aucune leçon n’a été tirée. Ainsi, rien n’empêche que le même genre d’événement se produise à l’avenir. Nous voulions donc analyser et comprendre le plus précisément possible ce qui s’est passé, pour que, cette fois, on puisse prendre des mesures.
LVSL – Les Tutsi sont victimes de violences depuis au moins 1959 et la « Toussaint rwandaise ». Ils sont plusieurs dizaines de milliers à s’exiler en Ouganda au cours des trois décennies suivantes et s’organisent au sein du Front patriotique rwandais (FPR), bientôt dirigé par Paul Kagame – l’actuel chef d’État du Rwanda. Le FPR pénètre au Rwanda le 1er octobre 1990, ce qui marque le début de la guerre civile. Mitterrand décide d’intervenir et lance l’opération Noroît (4 octobre 1990 – 14 décembre 1993). L’objectif officiel de cette opération était de « protéger les Européens, les installations françaises et de contrôler l’aérodrome afin d’assurer l’évacuation des Français et étrangers qui le demandaient. Ces troupes ne devaient en aucun cas se mêler des questions de maintien de l’ordre qui étaient du ressort du gouvernement rwandais ». La France a-t-elle respecté ces objectifs ?
F.G. – Il y a un aspect dual dans cette opération, comme dans toutes celles qui suivent. À chaque fois, les objectifs officiels sont en partie remplis, ce qui va servir la communication officielle. En parallèle, il y a un autre emploi du temps, qui est confié aux forces spéciales plutôt qu’aux forces classiques, et qui est plus discret.
Noroît a effectivement contribué à la stabilité de la situation et à la protection des ressortissants français au Rwanda. Et beaucoup de Rwandais ont, à un certain moment, été satisfaits de la présence des troupes de Noroît. Mais cette opération a également contribué à la stabilisation du président Habyarimana, ainsi qu’à la formation et à l’équipement de l’armée rwandaise. Et la France n’a pas avoué avoir participé aux combats, d’abord ponctuellement en 1992, avant d’intensifier sa participation en février 1993. Il y a donc un mélange d’objectifs avoués et non avoués.
La France veut maintenir le Rwanda dans sa zone d’influence
L’intervention s’explique par le fait que la France veut maintenir le Rwanda dans sa zone d’influence, comme cela a été le cas dans différents pays africains, qu’ils soient des démocraties ou des dictatures. Il s’agit de soutenir un régime allié.
Au Rwanda, le France comptait sur le président Habyarimana. À partir de 1993, le gouvernement français considère que Habyarimana devient trop faible. Les extrémistes hutus proches de Habyarimana, notamment sa femme Agathe Kanziga et Théoneste Bagosora, qui l’ont porté au pouvoir, commencent eux aussi à le trouver trop faible. C’est à ce moment-là que la France décide de se reposer sur l’armée rwandaise et donc, indirectement, sur les extrémistes hutus qui la dirigent.
LVSL – Le président Habyarimana est assassiné le 6 avril 1994, lors d’un attentat dirigé contre son avion. On ne sait toujours pas si ce sont des membres du FPR ou des extrémistes hutus qui l’ont abattu. Le Gouvernement Intérimaire Rwandais (GIR) se met en place trois jours plus tard, et sera actif jusqu’à sa défaite face au FPR le 19 juillet 1994. En quoi la France a-t-elle soutenu ce gouvernement génocidaire ?
F.G. – Une partie des réunions de préparation pour la mise en place de ce gouvernement ont été tenues à l’ambassade de France, alors que le génocide avait déjà commencé et que les principaux Hutus opposés au génocide, à commencer par la Première ministre, avaient été assassinés. Certes, des membres de tous les partis, sauf le FPR, étaient représentés dans ce gouvernement, mais il s’agissait à chaque fois des plus extrémistes. La manœuvre était habile, surtout qu’il n’y avait que des civils.
La France est le pays qui a immédiatement reconnu ce gouvernement. Elle en a même reçu des représentants à Paris. Mais en interne, les services de renseignements français ont tout de suite dit que ce n’était pas un gouvernement acceptable, et qu’il était réactionnaire. L’ambassadeur français l’a soutenu en connaissance de cause.
Surtout, les émissaires qui cherchaient des armes ont été reçus par le général Huchon à la mission militaire de coopération. L’aide militaire directe était impossible, mais elle a eu lieu de manière discrète et indirecte, via des mercenaires.
Il y a aussi eu un soutien diplomatique. L’ambassade du Rwanda a pu continuer à fonctionner à Paris. Le Rwanda a continué à avoir des comptes à l’étranger. Il a continué à avoir son siège au Conseil de Sécurité, qu’il avait depuis janvier 1994. Cela, joint au fait que la France est membre permanent de ce Conseil, a pu bloquer un certain nombre d’initiatives.
Les décideurs français ont également soutenu médiatiquement le Rwanda. Ils ont contribué à entretenir la confusion sur la nature du génocide, ses auteurs et ses victimes, à déclarer que c’étaient des massacres interethniques, alors que le génocide était très clair.
Ce soutien actif de la France, en connaissance de cause, a permis à ce gouvernement génocidaire de se maintenir au pouvoir. Ça ne signifie pas qu’il y a eu, de la part des décideurs français, une intention génocidaire ni une participation au génocide, mais la France s’est rendue complice.
LVSL – Quel a été le rôle de l’opération Amaryllis, qui s’est déroulée du 8 au 14 avril 1994 ?
F.G. – Il y a ici plusieurs hypothèses. Il y a eu un débat au sein de l’exécutif français pour savoir s’il fallait mener une opération strictement neutre en vue de protéger et d’évacuer les ressortissants, ou bien s’il fallait mener une opération de soutien aux Forces Armées Rwandaises (FAR), l’armée du gouvernement intérimaire, contre une offensive possible du FPR. Mais à aucun moment on ne trouve, dans les discussions, la trace d’une volonté de venir en aide aux Tutsi, alors que le génocide a déjà commencé.
La France a livré des armes aux FAR, pour les aider à combattre le FPR
La France a livré des armes aux FAR, pour les aider à combattre le FPR. Elle a également évacué des Rwandais, des dignitaires du régime menacés par le FPR, comme Ferdinand Nahimana, un des fondateurs de la Radio des Milles Collines, qui appelait aux massacres, Agathe Kanziga, qui a joué un rôle clé dans la préparation du génocide, ou la famille de Félicien Kabuga, financier du génocide et de l’achat de machettes.
LVSL – Quel a été le rôle de l’opération Turquoise, qui s’est déroulée du 22 juin au 21 août 1994 ?
F.G. – Durant l’opération Turquoise, il n’y a pas eu de soutien militaire français direct aux FAR, mais les armées française et rwandaise sont restées en contact. Les FAR ont pu se replier dans la zone Turquoise et même parfois s’en servir comme base arrière pour retourner combattre. Pendant que Turquoise contrôlait l’aéroport de Goma, il y a au moins une livraison de munitions à l’armée rwandaise qui a pu passer malgré l’embargo.
Mais surtout, Turquoise permet aux FAR de fuir et de se réfugier au Zaïre [ndlr : future République Démocratique du Congo] avec leurs armes, d’où elles vont se réorganiser. Les FAR et les miliciens en déroute ont poussé près d’un million de civils Hutus à partir en exode au Zaïre, où ils seront victimes d’épidémies : Turquoise n’a pas empêché cet exode. Enfin, suite à un ordre du ministère des Affaires étrangères, Turquoise pousse les membres du gouvernement à se réfugier au Zaïre en toute impunité.
Durant l’opération Turquoise, la protection des civils n’était pas la priorité de l’armée française : elle cherchait à limiter la progression du FPR
En ce qui concerne les Tutsi, on estime que l’armée française en a sauvé entre 10 000 et 15 000 pendant l’opération Turquoise. Cependant, ce qui s’est passé à Bisesero est très révélateur du rôle de la France ; des rescapés ont porté plainte pour complicité de génocide et l’association Survie les soutient. En effet, le 26 juin 1994, des militaires français sont informés de massacres qui sont perpétrés dans les collines de Bisesero. Le 27 juin un détachement français va à la rencontre des Tutsi qui y survivent et demande à sa hiérarchie l’autorisation d’intervenir pour sauver les Tutsi. Ils n’obtiennent pas d’autorisation. C’est le 30 juin seulement que les derniers de ces Tutsi sont sauvés à l’initiative de soldats français désobéissant aux ordres. Ceci conforte l’idée que, durant l’opération Turquoise, la protection des civils n’était pas la priorité de l’armée française : elle cherchait à limiter la progression du FPR et à garder une influence au Rwanda.
LVSL – Selon vous, qui sont les principaux responsables politiques et militaires français qui se sont rendus complices du génocide ?
F.G. – La responsabilité écrasante revient à François Mitterrand. Il est l’un des inventeurs, dans les années 1950, de ce qui deviendra la Françafrique, c’est-à-dire le maintien d’une zone d’influence française malgré la décolonisation. Et en 1994, la politique française au Rwanda reprend typiquement la politique de la Françafrique, qui consiste à soutenir des régimes alliés, et ce jusqu’au pire : ici, jusqu’au génocide. Ce cynisme pousse Mitterrand à déclarer, lors de la commémoration des cinquante ans du massacre d’Oradour-sur-Glane, en juin 1994, qu’il faut « créer un monde où les Oradour ne seront plus possibles. » Alors qu’au même moment, des centaines d’Oradour ont lieu au Rwanda, et que quinze jours après, le massacre de Bisesero a lieu sans que l’armée française ne fasse rien pour l’éviter.
La responsabilité écrasante revient à François Mitterrand
Hubert Védrine a lui aussi sa part de responsabilité. Même s’il n’avait pas de rôle décisionnaire, il était secrétaire général de l’Élysée : il savait tout, parce que toutes les informations destinées à Mitterrand passaient par son intermédiaire. Par ailleurs, il a soutenu sans la critiquer la politique de Mitterrand, alors qu’il en connaissait toutes les conséquences au Rwanda. Jusqu’à aujourd’hui, il se bat pour défendre Mitterrand et pour empêcher toute reconnaissance du rôle de l’État français dans le génocide des Tutsi.
Il faut rappeler que nous étions en période de cohabitation, et qu’Édouard Balladur était Premier ministre. Il y avait, à l’époque, une fracture au sein du Rassemblement pour la République (RPR), entre les balladuriens et les chiraquiens. Les chiraquiens soutenaient la politique étrangère de Mitterrand, pas les balladuriens. Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, était chiraquien. Certes, Juppé a clairement déclaré devant l’Assemblée nationale, le 18 mai 1994, que les Tutsi étaient victimes de génocide. Mais, un mois plus tard, il semait la confusion en parlant « des » génocides, au pluriel ; il a ainsi cautionné la thèse du « double génocide », qui est le nœud de la propagande des génocidaires et des négationnistes.
De plus, le Quai d’Orsay a entériné le fonctionnement de l’ambassade de France au Rwanda avant le génocide, le rôle de cette ambassade dans la formation du gouvernement intérimaire, la réception de ses membres en France, le fonctionnement de l’ONU et notamment du Conseil de Sécurité, et finalement la fuite du gouvernement intérimaire. Juppé a lui aussi une forte responsabilité dans ces faits, d’autant qu’il avait toutes les informations.
À l’inverse, François Léotard, qui était ministre de la Défense, était balladurien. Il n’était pas en phase avec l’opération Turquoise et a été peu écouté.
Bruno Delaye, lui, était conseiller « Afrique » de Mitterrand et a contribué à maintenir le cap que Mitterrand fixait. Mais ce n’est pas lui qui a pris les positions les plus va-t-en-guerre.
Cette position va-t-en-guerre, nous la retrouvons du côté de trois officiers français : le général Quesnot, conseiller militaire de Mitterrand, l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées et le général Huchon, qui dirige les coopérants militaires (après l’éviction du général Varret qui alertait sur les intentions génocidaires de ses homologues rwandais). Il est difficile de mesurer précisément l’influence qu’ils ont eue sur les décisions de Mitterrand.
Je pense qu’au départ c’est surtout Mitterrand qui souhaite intervenir et qu’au fur et à mesure, quand Mitterrand apparaît plus nuancé, ces trois officiers poussent dans le sens des interventions. En 1994, ils finissent par obtenir à eux trois tous les leviers, qu’ils n’avaient pas en 1990. Ils ont réduit le pouvoir de ceux qui s’opposaient à eux. Lanxade a mis en place, en accord avec l’Élysée, un commandement de forces spéciales qui lui permet de passer outre la consultation des chefs d’état-major des trois armées, du ministère de la Défense et des parlementaires. Ce sont ces forces spéciales qui vont commettre les actions inavouables que j’ai évoquées plus haut, comme la participation aux combats et le soutien aux FAR, tandis que les actions avouables restent sous le contrôle du ministère de la Défense et des différents états-majors.
LVSL – Les responsables politiques que vous mentionnez ont toujours nié que le gouvernement ait tenu un rôle dans ce génocide. Peut-on, selon vous, parler de négationnisme d’État ?
F.G. – L’État français ne nie pas le génocide des Tutsi. Cependant, des personnalités qui ont des leviers de pouvoir au cœur de l’État, et aussi des personnes dans la justice et dans les services administratifs, contribuent à entretenir un discours négationniste, ou à entretenir la confusion, comme Hubert Védrine, en propageant la thèse du « double génocide ».
Cette thèse a été propagée par les génocidaires eux-mêmes, dès avant le génocide : leur rhétorique consistait à inciter les Hutus à tuer les Tutsi avant que les Tutsi, supposément, ne les tuent. Ils ont aussi propagé cette thèse après le génocide, au moment où ils devaient se justifier.
Les services de renseignement de l’armée française ont mené beaucoup de recherches sur les crimes du FPR, et ce dès 1993. Il est intéressant de voir qu’il y a un décalage entre deux sources d’informations : les sources françaises qui, jusqu’en 1994, ne recensent pas beaucoup de crimes, et les sources du gouvernement rwandais qui affirment déjà que le FPR en a commis beaucoup.
Pour légitimer leur thèse, les tenants de la thèse du double génocide vont s’appuyer sur des massacres que le FPR a commis dans les années suivant le génocide. Ils vont faire comme si ces crimes avaient toujours eu lieu, alors que c’est complètement anachronique.
LVSL – Pouvez-vous revenir sur le rôle de certains journaux dans la diffusion de ces discours ?
F.G. – Dès 1993, la France et la Belgique sont accusées de soutenir un régime qui prépare un génocide, et qui a un rôle dans les massacres en cours. La Belgique se retire alors que la France, au contraire, renforce son soutien.
Jusqu’à 1993, la France agissait discrètement, parce que l’opinion publique française n’avait pas entendu parler du Rwanda. Mais lorsque le sujet est évoqué au journal télévisé de vingt heures par le président de Survie dénonçant le soutien français aux extrémistes hutus qui préparent un génocide, une contre-offensive médiatique est lancée par le service des informations des armées et les officiers Lanxade, Quesnot et Huchon.
Entre le 17 et le 21 février 1993, Le Canard enchaîné puis Le Monde parlent du FPR comme d’un mouvement soutenu par l’étranger (l’Ouganda) et des crimes qu’il commet. Une journaliste belge, Colette Braeckman, va voir sur place et indique que les informations données par Le Monde sont fausses, et que le FPR ne commet pas de crimes à ce moment-là, mais que des populations fuient par peur du FPR. Si ces populations fuient face à la poussée du FPR, c’est aussi et surtout à cause de la propagande des extrémistes hutus. Le même schéma se reproduira d’ailleurs à l’été 1994.
LVSL – Les institutions de la Ve République sont-elles, selon vous, en cause dans la difficulté à aborder ces questions mémorielles ? – vous parlez d’un « Prince Mitterrand » dans votre ouvrage.
F.G. : La Ve République est une Constitution extrêmement présidentialiste. Le président de la République peut déclarer la guerre sans consulter qui que ce soit. Par exemple, l’opération Noroît est décidée par Mitterrand en présence de son ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier y est opposé, mais n’est pas écouté. Sous la Ve République, la politique de défense et la politique africaine sont largement décidées par le président. Cela est un peu moins vrai lors des cohabitations : à ce moment-là, Mitterrand doit prendre plus de précautions, même s’il reste relativement libre.
La Ve République est une Constitution extrêmement présidentialiste. Le Président peut déclarer la guerre sans consulter qui que ce soit
Un autre ministre de la Défense, Pierre Joxe, écrit à Mitterrand au tournant de 1993 pour s’opposer à sa politique. Il n’est apparemment même pas informé qu’au même moment l’armée française renforce son soutien à l’armée rwandaise. Il y a alors beaucoup d’alertes, venant du secrétaire des relations internationales du Parti socialiste, d’organisations humanitaires, de Rwandais vivant en France… Même la DGSE alerte. Son directeur est changé le 4 juin 1993 ; son successeur, proche de l’amiral Lanxade, est nettement moins critique de la politique menée par la France. Ses services continuent cependant à alerter.
Il y a aussi un problème institutionnel au sein de l’armée, qui a utilisé des forces spéciales. Celles-ci font des missions un peu inhabituelles que les troupes classiques ne savent pas faire. Elle note aussi l’intérêt qu’il y a à utiliser des mercenaires. Elle a mis en œuvre la doctrine de la contre-insurrection, qui inclut la lutte contre des civils. L’armée, à l’issue du génocide, ne s’est pas affranchie de ces dispositifs ; au contraire, elle les a plutôt prônés.
Ces modes de fonctionnement nous permettent de réfléchir à ce qu’est une démocratie, et à l’argument selon lequel des pouvoirs forts sont une garantie de stabilité. Il apparaît qu’au contraire, dans l’histoire, beaucoup d’institutions favorisant un pouvoir fort, qu’il soit présidentialiste ou dictatorial, ont été à l’origine de grandes catastrophes. Ces pouvoirs forts peuvent embarquer tout un pays dans ce genre d’aventure militaire, sans garde-fous, et en écartant les signaux d’alerte.
LVSL – Même après le génocide, vous soutenez que la France a maintenu son alliance avec les responsables incriminés, notamment en se constituant comme terre d’accueil pour certains ex-génocidaires.
F.G. – Que l’on parle de l’administration ou de la justice, il faut rappeler que les institutions ne sont pas monolithiques. La France accueille sur son sol des Rwandais rescapés du génocide, mais elle a aussi accueilli des dignitaires du régime génocidaire. Le cas d’Agathe Kanziga, la veuve du président Habyarimana, est notable. Bien que le Conseil d’État lui ait refusé l’asile en invoquant son rôle dans la préparation et l’exécution du génocide, elle n’a pas été poursuivie, ni expulsée. Initialement Mitterrand l’a fait accueillir avec des fonds destinés aux réfugiés, contre l’avis du ministère de la Coopération, et il est probable que ce soutien se soit perpétué.
Il y a aussi des contradictions au sein de la justice. La justice administrative s’est opposée à sa demande d’asile en raison de son rôle dans le génocide, mais la justice pénale ne l’a pas poursuivie. La création du pôle « Génocide et crimes contre l’humanité » au Tribunal de Grande Instance de Paris, avec des procureurs spécialisés, a favorisé l’instruction de dossiers contre des Rwandais accusés de génocide, mais il a aussi ralenti des dossiers visant des Français accusés de complicité. Des magistrats ont témoigné de ce qu’il était difficile de faire ouvrir certains dossiers, ou que d’autres dossiers déjà ouverts n’avaient pas été correctement dotés d’enquêteurs.
LVSL – Vous évoquez, dans votre livre, la difficulté de l’accès aux archives, notamment à cause du secret défense. Comment avez-vous vu pu récolter les documents pour votre ouvrage ?
F.G. – En 2015, le président Hollande a déclaré, sous pression des associations, prévoir l’ouverture des archives de Mitterrand pour fin 2016. J’ai immédiatement demandé à y avoir accès. Mais il n’a pas tenu sa promesse : l’accès aux archives a été, en réalité, accordé à la tête du client. Mes deux demandes ont reçu des réponses différentes : j’ai pu consulter une partie de ce que Hollande avait promis et les résultats ont été utilisés pour le livre que Raphaël Doridant et moi avons publié en février 2020. Il a fallu que j’aille au Conseil constitutionnel, à la Cour européenne des droits de l’homme et au Conseil d’État pour que, finalement, après 5 ans de procédures, le Conseil d’État m’accorde l’accès à toutes les archives que j’avais demandées. J’ai pu consulter ces documents pendant l’été 2020, et nous pourrions en utiliser les résultats si nous rééditons notre livre.
Entre-temps, Macron a fait une promesse différente. Il a ouvert les archives, de façon bien plus large que Hollande car incluant aussi les archives militaires et d’autres organismes ; mais il en a accordé l’accès uniquement à une commission composée de neuf personnes et de six assistants. Il a cru pouvoir ainsi clore le débat. Le Conseil d’État a réagi à cette décision en rappelant que, pour qu’il puisse y avoir un débat démocratique, l’accès aux archives ne doit pas être réservé à des personnes choisies par le pouvoir. Selon la rapporteuse du Conseil d’État, le fait que je ne sois pas un historien et que je puisse avoir un point de vue critique ne devrait pas faire obstacle. Cela devrait même encourager les autorités à me donner accès aux archives. Cette décision a des retombées qui vont bien plus loin que mon cas particulier et questionne la manière dont on peut construire un débat démocratique.
En France, l’accès aux archives se heurte au « secret défense »
En plus de cela, en France, l’accès aux archives se heurte au « secret défense », qui n’est pas l’objet de la décision du Conseil d’État. Contrairement à ce que ce terme suggère, le « secret défense » n’est pas réservé aux documents liés à la défense nationale. Dans les faits, c’est simplement un tampon que l’on met sur des documents qu’on veut garder secrets. Le ministère de la Défense n’est pas le plus gros utilisateur de ces tampons, et même au sein de ce ministère, la plupart des documents classifiés ne concernent pas la défense des frontières. Le secret défense est beaucoup utilisé pour protéger les dirigeants de notre curiosité.
LVSL – L’association Survie, dont vous êtes membre, a popularisé la notion de Françafrique, notamment avec l’ouvrage éponyme de François-Xavier Verschave. En quoi cette notion est-elle liée à la au rôle de la France au Rwanda pendant le génocide des Tutsi ?
F.G. – Le Rwanda permet d’éclairer la Françafrique, et à l’inverse la Françafrique permet de comprendre le Rwanda. Les décideurs qui ont mené cette politique au Rwanda menaient, au fond, la même politique que dans d’autres pays d’Afrique. La Françafrique apparaît quand les politiques s’aperçoivent que maintenir la colonisation devient trop coûteuse, politiquement et économiquement. Il est alors plus simple et moins coûteux de mettre en place des relais locaux, qui viennent des pays nouvellement indépendants, qui acceptent la corruption et en reversent une partie à la classe politique française.
Les relais peuvent changer. Néanmoins, les mécanismes de domination militaire, économique, financière, diplomatique, médiatique, humanitaire et culturelle sont tous à l’œuvre à des degrés divers, selon les pays. Les Français essayent d’étendre leurs zones d’influence à d’autres pays, y compris aux anciennes colonies belges. C’est le cas au Rwanda, où au fur et à mesure que les Belges se retirent pour ne pas cautionner les massacres de Tutsi, des Français en profitent pour pousser leurs pions.
Ce système est néfaste aussi bien pour les citoyens des pays africains concernés, que pour les citoyens français. Ces réseaux existent toujours, même s’ils sont aujourd’hui moins puissants face à l’arrivée d’autres pays. L’apparence a changé, le fond reste essentiellement le même.
LVSL – Le travail de Survie s’inscrit dans une critique de la Françafrique. Or, si en 1994 l’influence française sur les Grands lacs africains était bel et bien réelle, aujourd’hui cette région est sous domination géopolitique américaine. Le Rwanda, quant à lui, est devenu une puissance régionale, et le profit qu’il retire du pillage du Congo n’est plus à démontrer. Cette focalisation sur le génocide des Tutsis ne revient-elle pas à cautionner l’action du Rwanda dans la région depuis 25 ans, et à évacuer les massacres qui marquent l’histoire du Congo depuis cette époque ? Le récit défendu par Survie n’est-il pas, finalement, en passe de devenir le récit dominant ?
Ndlr : en 1996, Paul Kagame envahit le Congo et renverse le gouvernement de Mobutu Sese Seko, sous prétexte que ce dernier protégeait des ex-génocidaires hutus. S’ensuit une période d’instabilité, où l’est du pays est ravagé par une série de massacres (plusieurs millions de civils y ont certainement péri). Le rôle du FPR, puis de milices soutenues par le Rwanda, a fréquemment été pointé du doigt par l’ONU.
F.G. – En tant que chercheur, nous tentons d’établir des faits. Une fois notre travail publié, il peut être utilisé d’une manière ou d’une autre. Cela a-t-il un sens de dire que les crimes du FPR sont qualitativement et quantitativement différents du génocide des Tutsi ? Oui. Cela est factuel. Survie a par ailleurs régulièrement dénoncé les crimes du FPR, et nous les évoquons dans notre livre.
Maintenant, faut-il continuer à mettre en avant ce récit ? Je ne dis pas que le génocide des Tutsi suffit à expliquer tout ce qu’il s’est passé pendant les 25 ans qui ont suivi au Congo. Je dis qu’il a été un point de départ, ayant conduit à la fuite des génocidaires hutus au Congo. Un point de départ n’explique pas tout. Il y a vingt-cinq ans d’histoire à écrire, ce que je ne fais pas. En tant que citoyen français, j’écris sur ce que mon gouvernement a fait, fait et va faire.
Dire que tous les massacres commis au Congo peuvent s’expliquer par les événements de 1994 n’aurait pas de sens. En revanche, dire qu’il ne faudrait plus parler du génocide, cela serait grave également. C’est un événement majeur du XXe siècle qui ne doit pas être occulté. Il mérite autant dans la mémoire collective que la Shoah ou le génocide des Arméniens.
Je travaille pour le passé – c’est-à-dire la mémoire pour les rescapés et victimes –, mais aussi pour le présent : nous sommes gouvernés dans l’ignorance de ce que fait notre gouvernement. Pour le futur également : je pense que travailler à la prévention des génocides est quelque chose d’impératif. À cette fin, il faut faire le récit le plus possible de ce qu’il s’est passé, des complicités qui les ont permis. Et ce, sans anachronisme ; cela me paraît important.
Il n’y a d’ailleurs pas que les Rwandais qui utilisent nos travaux ! La Turquie s’en est également beaucoup servi, à la manière d’une arme géopolitique contre Emmanuel Macron. Ce n’est pas le produit d’une intention contenue dans nos travaux. N’importe qui peut nous récupérer, ce n’est pas la question.
Face à nous, nous avons également des personnes, au cœur du pouvoir français, qui tentent de nier les faits. Si nous parvenions à obtenir de l’État français qu’il reconnaisse son rôle, ce serait un pas important qui serait effectué – indépendamment de tous les autres travaux qui sont passionnants et très intéressants sur ce qui s’est passé dans le Congo. Vous dites que les Américains reprennent à leur compte le récit de ces faits : où est le problème ? La Shoah a été récupérée par Israël afin de délégitimer ses critiques. Est-ce pour cette raison qu’il ne faut pas faire l’histoire de la Shoah ?
LVSL : Dans la conclusion de votre livre, vous évoquez la nécessité d’ « actionner tous les leviers de contre-pouvoir » pour mettre fin à la « politique spéciale » que mène la France en Afrique...
F.G. : Il faut mobiliser tous les moyens de faire de la politique, au sens large et au sens noble, au-delà du bulletin de vote. On a vu, par le passé, que les élections n’avaient quasiment aucun effet sur l’évolution de la politique africaine de la France.
J’ai rejoint l’association Survie parce que je pensais que c’était un moyen d’avoir une action efficace sur ces sujets. Il y a différents moyens de changer les choses : l’action médiatique, les interpellations de rue, les conférences…
Nous devons faire basculer l’opinion publique, et surtout l’imaginaire colonial, qui est encore très prégnant en France. Pour de nombreuses personnes, ce qui se passe en Afrique est considéré comme moins important que ce qui se passe ailleurs. Ce système de pensée bénéficie au système de la Françafrique. Et cet imaginaire colonial, bien sûr, apparaît dans la manière dont on considère, en France, le génocide des Tutsi.