La Bolivie s’apprête à vivre un second tour présidentiel inédit opposant Rodrigo Paz à l’ex-président Jorge « Tuto » Quiroga, dans un climat de recomposition politique marqué par l’effondrement du Mouvement vers le socialisme (MAS) d’Evo Morales. Le parti-mouvement qui avait incarné l’ascension populaire depuis les années 2000 a perdu son unité et sa centralité, ébranlé par des tendances nouvelles : émergence d’une bourgeoisie indigène prospère, percée de discours libéraux et libertariens dans les classes populaires, retour en force d’une droite régionale liée aux réseaux de Miami et inspirée par Javier Milei. Si Paz prétend incarner une droite modérée et pragmatique, Quiroga promet une « révolution libérale » de grande ampleur. Ce duel électoral referme un cycle ouvert avec la « guerre de l’eau » et la « guerre du gaz ». Davantage que de l’issue du scrutin, l’avenir du pays dépend de la recomposition d’une gauche fragmentée.
Le verdict rendu par les résultats des élections présidentielles en Bolivie le 17 août dernier a rappelé au Mouvement vers le socialisme (MAS) et à ses dirigeants ce que le poète espagnol José Ángel Valente avait prédit dans ses vers : « Le pire, est de croire que l’on a raison parce qu’on l’a eue ».
Le parti qui dominait la politique bolivienne depuis 2005 et qui fut l’âme et le moteur de la « révolution démocratique et culturelle » – avec des scores historiques de 64 % aux élections de 2009, 61 % en 2014 et 55 % en 2020 – non seulement a été écarté du second tour des élections, mais a pratiquement disparu de la vie parlementaire, se retrouvant ainsi exclu de la politique institutionnelle. Le 19 octobre, le pays se prononcera lors d’un second tour entre un candidat de « centre-droit populaire » – ou aspirant à l’être -, Rodrigo Paz Pereira (avec 32 % des suffrages valides), et un autre de la droite néolibérale radicale, l’ancien président Jorge « Tuto » Quiroga (26,7 %). Une scène encore inimaginable il y a peu, alors que l’absence du MAS au second tour paraissait impossible.
Quand la droite arrache le drapeau du « changement »
Malgré la surprise des résultats, la carte électorale a conservé son clivage historique entre l’Est et l’Ouest. Dans l’ouest andin, Paz l’a emporté, tandis que dans l’est, c’est Quiroga qui s’est imposé. Si le premier sort vainqueur du second tour, la bourgeoisie de Santa Cruz, qui a soutenu Quiroga et, dans une moindre mesure, Samuel Doria Medina — arrivé en troisième position au niveau national—, aura une fois de plus démontré ses difficultés à projeter son hégémonie à l’échelle nationale.
Artisan du « miracle économique » comme ministre, Luis Arce s’est révélé impuissant face à la crise une fois président.
Le MAS, pour sa part, s’est présenté aux élections divisé en trois factions et avec deux candidats : l’ancien ministre Eduardo del Castillo, sous l’étiquette officielle, n’a recueilli que 3,14 % des voix, tandis qu’Andrónico Rodríguez, qui s’est présenté sous une étiquette « empruntée », a obtenu 8 %. Enfin, l’ancien président Evo Morales, déclaré inéligible, s’est « glissé » dans les résultats en encourageant le vote nul et a obtenu un score non négligeable de 19 % (si l’on exclut les 3,5 % de votes nuls lors des élections précédentes, on peut donc attribuer à l’ancien président environ 15 % des voix).
L’ensemble de la galaxie du MAS disposera de sept députés au Parlement, après avoir détenu les deux tiers des sièges pendant sa longue hégémonie politique. Fondé en 1997 sous le nom d’Instrument politique pour la souveraineté des peuples (IPSP), avec le MAS comme sigle électoral, ce parti issu des mouvements sociaux a cessé de représenter les couches populaires du pays. Ainsi s’achève un long cycle politique marqué par la montée en puissance des mouvements sociaux, des syndicats et des organisations indigènes vers le centre de l’État, dans une sorte de « démocratie corporative » dirigée par Morales en tant que leader incontesté.
Deux raisons ont été avancées ces derniers jours pour expliquer un tel effondrement : les luttes intestines et la crise économique. Ces deux explications sont sans doute vraies, mais derrière elles se cache une crise plus profonde d’un modèle de gestion de l’économie et de la politique qui s’est progressivement épuisé. Au-delà des luttes factionnelles, le MAS a été confronté à un affaiblissement de son programme de changement et de refondation nationale, dont les deux axes principaux étaient la nationalisation du gaz et l’Assemblée constituante. À cela s’ajoute l’insistance acharnée de Morales pour être réélu depuis le référendum de 2016 sur la suppression de la limitation du nombre de mandats présidentiels », qu’il a perdu et ignoré dans les faits, ce qui a repolarisé le pays autour de sa figure (il ne faut pas oublier qu’en 2014, Morales avait même gagné dans la région hostile de Santa Cruz et le pays semblait étrangement dépolarisé). Cette polarisation, de plus en plus tendue, a atteint son paroxysme avec le renversement du gouvernement du MAS dans le contexte des élections présidentielles de 2019, sans que ses bases ne réagissent à temps.
Le coup de force, qui avait débuté par des manifestations massives à Santa Cruz contestant les résultats des élections donnant la victoire à Morales, s’est assez vite étendu à La Paz et, suite une mutinerie policière, a fini par provoquer la chute de Morales. Le MAS s’est retrouvé paralysé. La sénatrice Jeanine Áñez, provenant de l’opposition conservatrice, a alors été nommée présidente par une « succession constitutionnelle » soutenue par les militaires : le MAS dénonce alors ce qu’il considère comme un coup d’État. La présidente de facto, pour souligner le changement idéologique radical qu’elle prônait, se présente alors au palais présidentiel avec la Bible à la main…
Evo Morales et d’autres figures du MAS ont été contraints à l’exil ; d’autres se sont réfugiés dans des ambassades étrangères à La Paz. Le Parlement, lui, est néanmoins resté aux mains d’une majorité absolue du MAS, bien que politiquement affaiblie par le contexte hostile et la répression menée par le nouveau gouvernement.
Mais si Áñez a d’abord été très populaire parmi les opposants à Morales, cette popularité a été rapidement érodée par sa mauvaise gestion et la corruption qui s’est emparée de tous les échelons de son gouvernement. La superposition de la crise économique et de la pression sociale a abouti aux élections du 18 octobre 2020 : contre toute attente, le MAS l’a remporté avec 55 % des voix ; la Bolivie populaire s’est une nouvelle fois montrée fidèle à cet « instrument politique » et l’a reactivé pour reprendre le pouvoir.
Evo Morales, refugié en Argentine et exclu de l’élection, a alors promu l’ancien ministre de l’Économie Luis Arce Catacora comme candidat à la présidence. En pleine crise économique, aggravée par la pandémie, son nom était encore associé au « miracle économique » bolivien, marqué par une croissance soutenue et la réduction de la pauvreté. C’est cette image de bon gestionnaire qui a permis à Arce de gagner l’élection avec 55 % des voix. Les analystes étaient sous le choc lors de la longue nuit électorale du 8 novembre 2020 ; ils ne pouvaient pas y croire – la diabolisation du MAS n’avait pas réussi.
Néanmoins, dès son entrée en fonction le nouveau président a écarté les principales figures de l’« evisme » et s’est entouré de sa propre clique. Face à ce qu’il considérait comme un plan visant à réduire son influence, Morales a multiplié les tentatives pour affaiblir le gouvernement et a dénoncé de plus en plus vivement une « persécution politique » à son encontre.
La guerre interne entre les partisans de Morales et ceux d’Arce n’a pas tardé à s’intensifier. Arce, depuis l’État, a divisé les organisations sociales et utilisé la justice pour « voler » le sigle du MAS à Morales ; ce dernier s’est replié sur sa base la plus dure et, après son mandat d’arrêt pour un cas de « traite d’être humain à l’égard d’une mineure », s’est retiré dans son bastion du Chapare, protégé par les syndicats de cultivateurs de coca. Il a rapidement commencé à voir des traîtres partout, y compris l’ancien vice-président Álvaro García Linera, et sa seule obsession était de lutter contre sa disqualification par une justice toujours inféodée au gouvernement en place. Cet opportunisme politico-judiciaire est aujourd’hui visible dans la décision de « réexaminer » la détention de Jeanine Áñez et de l’ancien gouverneur de Santa Cruz, Luis Fernando Camacho, dès que le MAS a perdu les élections.
Le nom du nouveau mouvement lancé par Morales pour tenter de se présenter à la présidence en dehors du MAS, EVO Pueblo (Estamos Volviendo Obedeciendo al Pueblo, « Nous revenons en obéissant au peuple »), révèle son repli sur lui-même et son manque de conscience du fait qu’il n’est plus le leader incontesté de la gauche bolivienne. Son appel à annuler le vote aux élections de 2025 reflète une vérité dérangeante pour l’ancien président : il conserve encore un soutien électoral important dans ses bastions, surtout ruraux, mais la force dont il fait preuve est probablement aussi son plafond politique. Il faut rappeler que Morales a subi une dure défaite après les blocages infructueux des routes visant à éliminer son inéligibilité qui ont non seulement été réprimés par le gouvernement Arce, mais ont également suscité un vif rejet social.
L’image de la gestion du MAS a également changé. Artisan du « miracle économique » comme ministre, Arce s’est révélé impuissant face à la crise une fois président. Et sous son gouvernement, des images conjurées depuis 2005 ont refait surface, telles que la pénurie de dollars et d’essence, parallèlement à la chute des exportations de gaz. Le « miracle économique » appartient désormais au passé et le slogan de l’opposition associant le MAS à la crise, à l’autoritarisme et au déclin national a fait son chemin.
Les milieux populaires flirtent avec les idées libertariennes
En fait, le discours refondateur s’était déjà affaibli depuis longtemps, en particulier l’idée d’une régénération intellectuelle et morale de la nation à partir des populations indigènes. Les cultivateurs de coca, base la plus dure du MAS, sont à nouveau perçus comme des « narcos » – comme c’était le cas avant 2005 – et, plus largement, il y a une redéfinition négative d’une période qui avait bénéficié d’un soutien populaire massif. La « mémoire courte » a pris le pas sur la « mémoire longue » de ces vingt dernières années et l’opposition s’est finalement emparée du drapeau du « changement », longtemps monopolisé par le MAS.
Reconfigurations du vote populaire
Parmi les trois courants du MAS, avait émergé un candidat relativement compétitif : Andrónico Rodríguez. Ce jeune leader paysan et président du Sénat s’était progressivement éloigné de son mentor, Evo Morales, à mesure que l’inéligibilité de ce dernier devenait un fait accompli et que Morales refusait de choisir un candidat alternatif. L’ancien président est alors devenu de plus en plus susceptible et est devenu obsédé par le contrôle de chaque pas d’Andrónico Rodríguez qui, finalement, a décidé de se lancer dans la course électorale sans le soutien du caudillo. Dès lors, il fut déclaré traître.
Au début de la campagne, Andrónico Rodríguez était bien placé dans les sondages, qui lui donnaient des chances de passer au second tour, mais pas de le remporter. Néanmoins, au fil du temps il ne réussit pas à maintenir de dynamisme de sa candidature en raison d’une série de difficultés objectives et d’erreurs stratégiques : le choix de sa vice-présidente, l’ancienne ministre Mariana Prado, ne lui a pas apporté de voix supplémentaires (elle était considérée comme trop élitiste) et a été source de nombreuses polémiques ; certains membres de son entourage initial étaient des figures discréditées du MAS ; et, tout aussi important, le boycott actif de Morales contribua à l’affaiblir.
Andrónico Rodríguez, qui s’est montré « timide » et même erratique au moment de définir les contours de son projet de renouvellement générationnel, n’a pas réussi à enrayer la dynamique du vote nul promu par Evo Morales. Et bien qu’il se soit éloigné du leader, il n’a jamais rompu avec lui, consacrant ainsi une grande partie de sa campagne à expliquer sa relation avec l’ancien président. Bien que la candidature d’Andrónico Rodríguez ait bénéficié du soutien de certaines fédérations de cultivateurs de coca, de paysans et de coopératives minières, elle a davantage enthousiasmé certaines figures du progressisme urbain que les bases, plus radicales ou plus modérées, du MAS.
Ceci est une partie de l’histoire. L’autre est que le vote « mou » du MAS s’est déplacé vers une candidature qui avait jusque-là échappé à l’attention des analystes. Alors que les sondages donnaient la première et la deuxième place au politicien et homme d’affaires Samuel Doria Medina et à l’ancien président Jorge « Tuto » Quiroga, c’est finalement Rodrigo Paz, fils de l’ancien président Jaime Paz Zamora, qui a créé la surprise et remporté la première place. Le calcul est simple : la majorité des indécis, environ 30 %, qui étaient pour la plupart des électeurs du MAS, ont opté pour cette option.
Les raisons de ce phénomène ne sont pas tout à fait connues. Tout le monde s’accorde à dire que Paz a eu le nez fin en choisir son colistier : l’ancien policier Edman Lara, connu sous le nom de Capitaine Lara, qui s’est rendu populaire en dénonçant la corruption des hauts responsables de la police et a été expulsé des forces de l’ordre pour cette raison. Il s’est alors mis à vendre des vêtements d’occasion sur un marché de Santa Cruz tout en terminant ses études de droit.
Lara est devenu ainsi un candidat anti-corruption (la corruption policière étant endémique en Bolivie) avec l’image d’un entrepreneur populaire capable de surmonter l’adversité. Dans ce contexte, le capitaine, âgé de 39 ans, est devenu une figure populaire sur TikTok, où l’on peut le voir dans une diffusion en direct en train de mâcher des feuilles de coca avec la chanson « La coca n’est pas de la cocaïne » en fond sonore (un slogan du MAS). Le Capitaine Lara s’est désormais construit un profil proche du monde populaire et des gens ordinaires. Il revendiquait une proximité avec le président du Salvador Nayib Bukele, sans pour autant adopter son programme autoritaire et musclé.
Il s’est présenté comme l’outsider antisystème qui peinait à émerger en Bolivie, et sa candidature a renforcé celle de Paz, dans un contexte où l’offre électorale était un déjà-vu de deux décennies auparavant : Doria Medina et Quiroga se sont présentés à plusieurs reprises comme candidats depuis 2005 ; le premier a été ministre dans les années 1990 ; le second président en 2001-2002 (succédant comme vice-président à Hugo Banzer, le dictateur des années 1970 revenu en tant que président démocratique et tombé malade pendant son mandat, avant de décéder).
La campagne de Paz-Lara a combiné des voyages dans les coins les plus reculés du pays, y compris dans des endroits comme Orinoca, le village natal d’Evo Morales, situé au cœur de l’Altiplano. Sa stratégie de communication consistait à apparaître plus proche des gens ordinaires que des élites économiques. Les deux candidats ont également beaucoup parlé de Dieu, avec une volonté évidente de se rapprocher du monde pentecôtiste évangélique qui, comme dans toute l’Amérique latine, est aujourd’hui beaucoup plus nombreux que par le passé.
La géographie du vote en faveur de Paz-Lara montre ses meilleurs résultats dans les régions où le MAS l’avait emporté depuis 2005 : les départements de l’ouest andin. Le duo qui s’est présenté sous la bannière du Parti démocrate-chrétien (PDC) a remporté les départements de La Paz, Oruro, Cochabamba, Chuquisaca et Potosí. Dans la ville plébéienne d’El Alto, le tandem a frôlé les 60 % des voix ; là, le vote nul a atteint 16 % (proxy du soutien à Evo Morales) et Andrónico Rodríguez a obtenu 7,4 % (le vote nul ne compte pas dans les pourcentages de votes valides). Même dans les bastions les plus fidèles au Evo Morales, le tandem Paz-Lara a obtenu un bon résultat : dans la municipalité de Chayanta, au nord de Potosí (zone minière et paysanne), 49 % des électeurs annulèrent leur vote, 40,7 % votèrent pour Paz-Lara et 32,5 % pour Andrónico Rodríguez. À Villa Tunari, dans la région cocalera du Chapare, où Evo Morales « règne », 84 % des électeurs ont voté nul, et parmi les votes valides, 46 % ont choisi Andrónico Rodríguez et 28 % Paz-Lara. Il n’en reste pas moins symptomatique que Paz ait perdu à Tarija, sa région, où il est bien connu en tant que maire de la capitale de ce département du sud de la Bolivie.
Plus largement, le vote du MAS s’est divisé entre le soutien à Paz-Lara, les votes nuls et ceux en faveur d’Andrónico Rodríguez. Mais que signifie cette reconfiguration ?
Le tandem Paz-Lara a obtenu le soutien de la Centrale ouvrière régionale d’El Alto, des coopératives minières et des transporteurs. Il s’agit en grande partie d’un réseau de capitalisme populaire qui constituait la base sociale du MAS. Ce parti-mouvement regroupait des entrepreneurs et des petits propriétaires urbains et ruraux. Des ponchos rouges aymaras et l’aile « arciste » de la Centrale syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB) se sont également rapprochés de Paz-Lara pour le second tour.
« Ce n’est pas notre homme, mais ce n’est pas non plus leur homme [celui des élites traditionnelles], c’est un espace dans lequel nous pourrons exercer une influence… le moindre mal pour les gens qui ont soutenu le MAS pendant vingt ans », explique le sociologue Carlos Hugo Laruta, en parlant au nom des supposés électeurs populaires de Paz. « Les gens ont fini par opter pour la candidature la plus fragile, une sorte de bouteille vide qui pourrait se remplir, et les listes de Paz-Lara comprenaient au niveau local des candidats issus du MAS ». Il est intéressant de noter qu’en pleine crise économique, les Boliviens ont élu le candidat qui offrait le moins de certitudes quant à sa politique économique.
Cette logique dans la relation entre le monde populaire et l’État était assez courante à l’époque « pré-Evo », lorsque divers corporatismes populaires cherchaient refuge dans les expressions des partis traditionnels. Dans les années 1990, elle se manifesta également à travers de nouveaux types de « populismes cholos » [métis-indigènes urbains], comme ce fut le cas des partis tels que Conciencia de Patria (Condepa). Le MAS s’est ensuite imposé comme une forme d’auto-représentation populaire. Mais le soutien à Paz-Lara est encore provisoire, constituant une issue de secours face à la crise finale du MAS. Pour le sociologue Pablo Mamani, il s’agissait d’un vote stratégique, plutôt que militant, pour éviter de perdre les acquis de ces dernières années, notamment la relation avec l’État, face aux candidats perçus comme plus élitistes (même si Paz appartient aussi à l’élite). Le sociologue aymara souligne également l’expansion d’une nouvelle classe d’indigènes riches, les « qamiris », qui rivalisent avec la bourgeoisie traditionnelle non seulement avec leur argent, mais aussi en construisant un capital symbolique. Ces riches indigènes, que certains appellent la « bourgeoisie chola », sont loin – et s’opposent – au misérabilisme avec lequel la gauche les perçoit souvent, selon Mamani. « On ne peut pas exclure l’émergence d’une droite indigène », dont l’intellectuel Fernando Untoja est déjà un représentant.
Le cas d’El Alto est significatif. Cette ville d’un million d’habitants constitue le théâtre de processus complexes d’urbanisation d’immigrants internes venus des campagnes, tout en conservant des liens étroits avec leurs communautés d’origine. Les cholets (mot qui mélange chalet [villa] et cholo) témoignent de processus d’enrichissement et de mobilité sociale, mais aussi de la volonté de concrétiser cette ascension économique dans des édifices bigarrés de style néo-andin. Même pendant la période d’hégémonie du MAS, les habitants d’El Alto pouvaient voter, en signe d’autonomie, pour des maires de centre-droit opposés au gouvernement d’Evo Morales. Cette ville populaire, qui s’était déjà révoltée 2003 pendant la guerre du gaz, pouvait élire, en même temps, un maire, José Luis Paredes, partisan d’un traité de libre-échange avec les États-Unis.
Certes, aujourd’hui, les milieux populaires flirtent avec des idées libertariennes. On pourrait trouver des exemples électoraux qui ont alerté sur une migration du vote populaire vers des positions conservatrices ou libertariennes. Lors des élections finalement annulées de 2019, par exemple, la candidature du médecin et pasteur évangélique d’origine coréenne Chi Hyun Chung a atteint 9 % « volant » une partie de l’électorat au MAS. Lors de la pré-campagne de 2025, la candidature de Jaime Dunn, ancien trader à la bourse de New York et autoproclamé « véritable candidat libéral », a également trouvé un écho dans les milieux populaires grâce à un discours à tonalité libertaire, mais il ne s’est finalement pas présenté. Aujourd’hui, ce monde populaire complexe a délaissé le MAS et trouvé provisoirement une ombre sous la formule plus modérée et pragmatique de Paz-Lara.
La gauche bolivienne en revient ainsi à la situation d’avant 2005
Ces discours libéraux-conservateurs-libertariens ont aujourd’hui le vent en poupe car le projet nationaliste du MAS, s’il a permis une croissance économique significative avec une faible inflation, n’a pas réussi à industrialiser le pays comme promis. Les nouvelles entreprises publiques ont servi à « répondre » aux demandes de mouvements sociaux – au niveau régional – mais elles sont loin de constituer la base d’un processus permettant de sortir de l’extractivisme. Aujourd’hui, l’échec supposé du « socialisme », bien que le terme ait été peu utilisé en Bolivie, sauf sous la formule peu précise de « socialisme communautaire », a ouvert la voie, comme dans d’autres pays de la région, à la popularisation des discours pro-marché.
De la guerre de l’eau aux « machettes »
Le second tour, le premier de la démocratie bolivienne, se déroulera donc entre Paz et Tuto Quiroga. Rodrigo Paz est un politicien pragmatique, qui tente aujourd’hui de s’adapter au contexte régional (qui vire à droite). Il s’aligne aujourd’hui sur la droite régionale, reflétant ainsi son opposition interne au MAS, tout en ayant besoin de ces voix pour remporte le second tour. D’ailleurs, la sale guerre, menée en grande partie par le « journaliste » espagnol de Vox et propriétaire du journal La Derecha Diario en Argentine, Javier Negre, insiste sur le fait que Paz est un socialiste déguisé – accusation similaire à celle portée contre Doria Medina lors de la campagne pour le premier tour.
Quiroga, qui fait partie des réseaux de la droite de Miami, a annoncé qu’en cas de victoire, il mènerait « la plus grande révolution libérale de l’histoire pour transformer la mentalité de la Bolivie » et qu’il n’utiliserait pas seulement la « tronçonneuse » dans le sillage de Milei, mais aussi « des machettes et des ciseaux » [le président argentin Javier Milei a métaphoriquement promis de démanteler l’État social à l’aide d’une « tronçonneuse », arborée moults fois en meetings NDLR]
En 2005, Quiroga a perdu les élections face à Evo Morales, qui avec 54 % des voix entama son long règne politique. Militant de la droite dure, il a joué un rôle central dans le renversement d’Evo Morales en 2019, en tant que l’un des concepteurs de la stratégie qui a porté Jeanine Áñez au pouvoir. Il a indiqué qu’en cas de victoire, il romprait les liens avec le Venezuela, Cuba et l’Iran, tout en n’excluant pas d’emblée la participation de la Bolivie dans le groupe des BRICS, en raison des relations commerciales avec l’Inde et la Chine.
Dans un style resté figé dans les années 1990, il a déclaré qu’il maintiendrait une « position agressive » pour rechercher des accords de libre-échange avec plusieurs pays, dont les États-Unis. Anticommuniste à l’ancienne, il est moins enthousiaste à l’égard des guerres culturelles menées par les nouvelles droites, même s’il fait l’éloge de l’Argentin Javier Milei et du Chilien José Antonio Kast. Il a également été interviewé avec enthousiasme par des figures telles qu’Agustín Laje, l’influenceur de la « bataille culturelle » en Argentine et représentant de l’aile la plus réactionnaire du gouvernement Milei.
La gauche bolivienne revient ainsi à la situation d’avant 2005 : à l’acronyme EVO Pueblo pourrait s’ajouter une faction plus petite et incertaine, dirigée par Andrónico Rodríguez et d’autres encore à venir. Si Paz emporte le second tour, l’aile « arciste » sera probablement absorbée par le nouveau gouvernement. Le MAS était un parti de mouvements, ce qui était une source de force mais aussi de faiblesse dans la mesure où il n’avait pas de structure organique et dépendait d’Evo Morales pour rester uni. Aujourd’hui, ce leadership n’existe plus comme par le passé.
Le poème de José Ángel Valente cité plus haut poursuit en disant que le pire est aussi « d’attendre que l’histoire rembobine les horloges et nous ramène intacts au moment où nous aurions voulu que tout commence ».
Avec l’implosion du MAS, un cycle politique et idéologique ouvert avec les guerres de l’eau et du gaz de 2000 et 2003 se referme. Comme au 19e et au 20e siècle, bien qu’elle se perçoive comme un pays isolé dans les Andes et les llanos orientaux, la Bolivie a toujours été très perméable aux tendances idéologiques régionales, du libéralisme du XIXe siècle au populisme de gauche du XXIe siècle, en passant par le nationalisme révolutionnaire des années 1950 et les dictatures militaires des années 1970. Le second tour déterminera la manière dont le pays s’adaptera au nouveau climat politique régional, hétérogène mais orienté vers la droite, même dans les pays où le progressisme continue (pour l’instant) de gouverner.