« Nous voulons être l’outil juridique au service des mouvements écologistes » – Entretien avec Chloé Gerbier, juriste chez Notre Affaire A Tous

Chloé Gerbier, juriste chez Notre Affaire A Tous

Il y a maintenant deux ans, plusieurs associations, dont Notre Affaire à Tous, attaquaient l’État français en justice pour “inaction climatique”. Le 3 février dernier, dans une décision hautement symbolique, le tribunal administratif de Paris reconnaissait sa carence fautive et le préjudice qui en découle tout en se donnant deux mois supplémentaires afin de statuer sur une éventuelle injonction à le réparer. En actionnant le levier de la justice climatique, la partie civile espère renverser cette logique. Chloé Gerbier, juriste spécialisée en droit de l’environnement chez Notre Affaire à Tous, revient sur les enjeux de telles actions en matière juridique et en esquisse les perspectivesEntretien réalisé par Joseph Siraudeau.

LVSL  En décembre 2018, vous lanciez avec trois autres associations (Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France) un recours en justice : “l’Affaire du Siècle” visant à poursuivre l’Etat français pour inaction en matière climatique. En quoi consiste votre action et qu’est-ce que la “justice climatique” ?

Chloé Gerbier – Le terme “justice climatique” est né dans les années 1980 lors de discussions internationales à partir du moment où nous nous sommes rendus compte que nous avions une responsabilité différente dans le réchauffement climatique, mais également que ses impacts n’étaient pas proportionnés à cette responsabilité. Ainsi, des pays qui ont bénéficié d’une phase d’industrialisation rapide ont vu leur contribution au dérèglement climatique exploser, accentuant par la même occasion la vulnérabilité des pays n’ayant pas connu le même essor. C’est d’ailleurs à partir de ce constat qu’est né le concept de “dette écologique”. Il suppose que les pays ayant le plus participé à la déplétion des ressources ou aux émissions de gaz à effet de serre pour se développer ont contracté une forme de dette envers les autres pays. Les rapports de l’ONG OXFAM montrent en ce sens que ce sont les 1% les plus riches qui polluent le plus, établissant une causalité directe entre niveau de “développement” (disons plutôt de richesse) et la consumation de l’environnement.

La notion de “justice climatique” vise donc précisément à réduire ces injustices entre certains qui construisent leur richesse sur la destruction de l’environnement, et d’autres qui ne profitent pas d’un développement, mais subissent les conséquences directes de ces destructions. Elle permet une approche qui n’est pas entièrement physique et technique de l’environnement, par la sociologie, le droit et l’économie. L’idée est d’analyser et de comprendre les inégalités face au changement climatique et entre les générations en essayant de voir comment le dérèglement climatique touche différemment les populations. Notre action tend à agir pour cette justice climatique à travers l’outil du droit, touchant à la fois au droit public et privé. 

« Nous voulons être l’outil juridique au service des mouvements écologistes. »

LVSL – Quelle est la dimension symbolique derrière le fait de porter plainte contre son propre État ? Et que cela signifie-t-il concrètement ? 

C. G. – L’État s’est engagé à agir pour le climat devant ses citoyens. Il a fixé ses propres objectifs et ses propres lois visant à entériner cet engagement. Ce n’est pas quelque chose de conceptuel ou de flou puisque ces engagements ont été inscrits dans notre corpus juridique. Attaquer l’État en justice, c’est rappeler qu’il n’est pas au-dessus des lois. En effet en ignorant ses engagements, l’État confirme la crise démocratique qui entoure les problématiques environnementales, il s’agit donc de réparer celle-ci. 

Avec la crise écologique, nous avons dorénavant affaire à une population qui souffre du réchauffement climatique, ce que nous avons mis en avant dans un rapport qui s’intitule “Un climat d’inégalités”. Les engagements en matière climatique ne sont pas simplement moraux puisqu’ils impactent directement la population française qui est soumise à ces risques. L’idée d’attaquer son propre État en justice vise donc à obtenir de l’État qu’il procède aux engagements auxquels il s’est lui-même lié vis-à-vis des citoyens et plus encore des plus vulnérables, et par là même de réparer cette crise démocratique en matière d’environnement. 

LVSL  Considérez-vous, au regard de vos différents recours, que les cadres juridiques sont satisfaisants pour mettre en place une protection de l’environnement par le droit ?

C. G. – Aujourd’hui, les cadres, outils et obligations juridiques sont clairement insatisfaisants. On a de grands accords, ce qu’on appelle le “droit doré”, comme l’accord de Paris, qui est une forme de soft law. Mais lorsqu’on entre dans la matière et la complexité du droit, on se rend très vite compte que les outils particuliers sont très peu protecteurs. Par exemple, dans le cadre des projets imposés et polluants, certains sont soumis à des études d’impact et si l’un d’eux a énormément d’incidences sur l’environnement, ce n’est pas pour autant qu’il sera empêché. L’outil d’évaluation est là mais n’a aucun impact, son usage est insatisfaisant. Les outils sont encore trop peu contraignants et trop peu dissuasifs pour la matière pénale. En plus de cela, on assiste à un détricotage constant du droit de l’environnement. Des décrets arrivent de manière mensuelle et viennent grignoter les droits acquis en créant des procédures de dérogation ou en abaissant les nomenclatures afin de permettre à de plus en plus de projets imposés et polluants de voir le jour. 

Du point de vue de “l’Affaire du siècle”, ce recours repose sur le fait que le droit n’est pas assez contraignant pour que l’État ait à respecter les logiques auxquelles il s’était astreint à s’engager. On est dans une crise “démocratique” du droit parce qu’il n’est plus assez fort pour endiguer le politique au profit d’objectifs inscrits dans la loi pourtant insuffisants. On peut également le voir avec la Convention Citoyenne pour le Climat qui porte des mesures plébiscitées au vu des sondages, mais que l’on va considérer comme étant en désaccord avec d’autres intérêts d’ordre économique notamment, justifiant de les vider d’une grande partie de leur substance au profit d’un amoindrissement des mesures pourtant nécessaires et urgentes.

LVSL  Qu’est-ce que vous entendez par « crise démocratique du droit » ? 

C. G. – Plusieurs choses, qui recoupent une même réalité : la volonté citoyenne, la participation du public et les engagements politiques qui ne sont pas traduits en normes opposables. On a une déconnexion entre l’intérêt public tel que conçu par les citoyens (la Convention Citoyenne pour le Climat n’en est qu’un exemple), et la traduction juridique de cet intérêt public. Les intérêts économiques s’y retrouvent prépondérants, au détriment des préoccupations sociales ou environnementales. Je pense que c’est ce phénomène qu’on retrouve en filigrane des nombreuses mobilisations du quinquennat. 

LVSL  Qu’aimeriez-vous changer ?

C. G. – La souche commune de notre action réside dans la responsabilité légale et dans le fait que l’on parvienne par le droit à la conditionner au respect de l’environnement. Cette responsabilité, c’est celle des entreprises privées, de l’État, vis-à-vis des collectifs et citoyens, elle porte sur la sauvegarde des sols de leur territoire mais aussi face au maintien d’un environnement sain tel que garanti par la Constitution. 

C’est la responsabilité de poursuivre ce qu’on a annoncé et de réparer cette crise de la démocratie écologique pour parvenir à quelque chose de réellement contraignant.

LVSL  Dans le projet loi climat rendu public figurent deux grandes annonces des ministres de la Transition écologique et de la Justice : la création d’un délit général de pollution et de mise en danger de l’environnement. Pourquoi la reconnaissance du crime (désormais délit) d’écocide est-il clivant d’un point de vue juridique ?

C. G. – Le gouvernement a complètement balayé l’idée d’un crime d’écocide. On n’est plus du tout sur la définition de l’écocide comme un crime tel qu’on l’entend : “l’atteinte durable et grave au fonctionnement de l’écosystème”. Le napalm utilisé pendant la guerre du Vietnam en est un exemple classique. Ce qu’il faut savoir, c’est que le crime d’écocide demande à être reconnu sans intentionnalité. 

L’intentionnalité, pour les crimes en droit pénal, est un prérequis. C’est à dire que pour qu’une infraction soit qualifiée de crime, il faut en avoir conscience et vouloir le commettre. Dans le cas d’atteinte à l’environnement, il faudrait retirer cette intentionnalité pour qu’il ait une valeur et une application. Sinon, par exemple, il faudrait démontrer à chaque fois que Total a déversé des polluants dans l’air ou dans les cours d’eau en ayant pour intention de détruire un écosystème, ce qui est impossible. 

Pour certains juristes, cela remet en cause les fondements du droit pénal alors que, si l’on regarde bien, le problème principal est de reconnaître juridiquement quelque chose qui est fait tous les jours. On a conscience de dépasser les limites planétaires et ce que peut supporter notre environnement chaque jour, mais nombreux sont ceux qui ne veulent pas reconnaître ce fait. Les règles de droit pour les crimes ont un caractère exceptionnel : on outrepasse une règle dont on a conscience qu’il ne faut pas la dépasser et c’est cela que l’on souhaite punir. Si on ne reconnaît pas en avoir conscience, l’intentionnalité devient problématique. 

Mais sans cet élément on est sur une re-dite :  il existe déjà des règles de droit qui permettent de punir pénalement les atteintes à l’environnement sans véritablement parler d’écocide. 

En enlevant la question de l’intentionnalité, le fait de porter atteinte à l’équilibre de notre environnement et des communs pourrait du jour au lendemain être puni alors qu’hier on pouvait le faire avec une forme d’impunité. Politiquement et juridiquement parlant, avec un droit rigide et cristallisé autour d’intérêts économiques, cela pose problème. Cet ensemble résiste au fait d’accepter un crime d’écocide dont l’intentionnalité ne serait pas nécessaire. Les règles de droit actuelles sont faites pour se plier aux intérêts économiques au détriment de l’environnement. Nous essayons de contourner ce problème de structure qu’il est aujourd’hui très difficile mais essentiel de perturber.

LVSL  La Charte de l’environnement de 2004, venait inscrire dans la Constitution des droits et des principes relatifs à l’environnement et à sa préservation, tels que “le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé” (article 1er). Votre action, au-delà de son objectif immédiat qui est de mettre l’État devant le fait accompli, pourrait-elle initier un nouveau mouvement de constitutionnalisation de l’environnement en France ? 

C. G. – La Constitution est le garant de cet équilibre entre intérêt public et liberté économique, aujourd’hui le calibrage doit être remis en cause. L’intérêt public en France prend en compte l’intérêt économique de manière prépondérante. Par exemple, quand on conclut un marché public, le critère économique prime sur le critère environnemental. Quand on autorise un projet à détruire des espèces protégées, on peut l’autoriser pour un intérêt public majeur mais aussi sur la base de critères économiques. Ce qu’on essaye de redéfinir, c’est cet intérêt public. Aujourd’hui, il ne peut plus être économique mais doit être environnemental, social et, en dernier ressort, économique. Je pense que chaque avancée est bonne à prendre sur le sujet dans le sens où le droit est la charpente de nos sociétés. On l’a particulièrement ressenti pendant le confinement : on ne pouvait pas se balader sans un morceau de papier sous peine d’amende. En définitive, influer sur la Constitution, c’est essayer de changer le cœur de cet équilibre entre environnement et intérêt économique et donc essayer de faire balancer l’intérêt public majeur.

LVSL  Dans un article publié sur votre site internet, intitulé L’Affaire du Siècle : entre continuité et innovations juridiques, vous écriviez que “le juge est invité à accueillir l’idée qui consiste à lier les enjeux climatiques aux droits fondamentaux”. Cela laisse entrevoir des réalités plus ou moins développées en fonction des pays, telles que les droits de la nature et les droits humains. En quoi cette affirmation rejoint l’idée d’un droit planétaire ?

C. G. – Le droit planétaire est un concept étrange. Il existe un droit international qui s’appuie sur du soft law [droit mou, consistant en des règles de droit non codifiées]. Je pense que lorsqu’on parle de droit planétaire, c’est le fait d’avoir des droits fondamentaux qui tendent à être reconnus par une communauté mondiale, d’introduire l’environnement et le droit à un environnement sain parmi les droits fondamentaux, comme une base éthique attachée à la dignité humaine. Mais pas seulement. D’un côté, on a tout ce qui s’attache à l’Homme et de l’autre on a tout notre travail autour des droits de la Nature, qui est de reconnaître des droits attachés à des communs. Ces derniers permettent et déroulent tous les autres droits fondamentaux inscrits dans un droit international très étendu. On porte sur un pied d’égalité le droit à un environnement sain et les droits fondamentaux d’ores et déjà inscrits et reconnus. Les droits de la Nature ne sont pas des droits qui auraient simplement des valeurs mais qui devraient être inscrits comme valeurs absolues, car la protection des communs permet ensuite le développement de tous les autres droits. Il va falloir reconnaître très rapidement les liens d’interdépendance qui existent entre les deux. 

LVSL  La désobéissance civile répond à certains principes supérieurs (libertés, dignité humaine…) par la voie de l’illégalité. Quels principes moraux, invoqués cette fois-ci par voie légale, sous-tendent votre démarche ?

C. G. – Je pense qu’il y a un lien entre notre bataille et la désobéissance civile. Nous défendons des principes qui devraient être fondamentaux et inscrits dans le droit. J’en reviens encore à la Constitution et à la Charte de l’environnement. Le droit, c’est quelque chose de tangible, qu’on peut évaluer par des pics de pollution dans l’air et le dépassement de seuils par exemple. L’idée de droits fondamentaux, et non de principes supérieurs, parle beaucoup plus. Notre action est liée à la responsabilité partagée de l’État et de chacun des acteurs face à l’environnement. Par ailleurs, la différence réside surtout dans le fait qu’on utilise des outils qui ne sont pas les mêmes.

« La victoire serait de réparer notre démocratie autour du droit, qui viserait avant tout la protection des citoyens mais aussi du vivant. »

C. G. – Quand on fait de la désobéissance civile, on ne dit pas qu’on est là parce que la loi est une mauvaise loi. En réalité, peu importe cette loi-là, on porte des intérêts qui sont plus forts et qui méritent de commettre des actes illégaux pour être mis au premier plan. Aujourd’hui, l’État de droit dans lequel on vit n’est plus suffisant car ces intérêts n’y sont pas retranscrits. Ce que l’on essaie de porter par notre action juridique, c’est la révision de ce droit pour qu’il traduise ces fondamentaux-là.

LVSL  Vous spécifiez sur votre site que “tous les moyens d’action ont été utilisés” pour tenter de faire réagir les acteurs privés et publics. Pourtant, ces derniers sont demeurés sourds à ces appels du pied. La justice climatique s’inscrit-elle dans une démarche militante, dépassant les modes d’action infructueux ?

C. G. – L’État français trouve des parades et des éléments de communication qu’il devient de plus en plus difficile de démonter. Aujourd’hui, on demande aux citoyens de la Convention Citoyenne pour le Climat de trouver une manière de diminuer à hauteur de 40 % les gaz à effet de serre [par rapport aux niveaux de 1990] alors que l’Europe a adopté un objectif de baisse de 55 % et on se glorifie de cet objectif-là. En réalité, il faut faire plus. Je pense aussi que c’est dans cette radicalité que réside la dimension militante. Demander quelque chose de militant en droit, c’est-à-dire quelque chose avec un enjeu fort et de l’ambition, sous-tendu par la notion d’urgence, c’est quelque chose qui est déjà militant. Par militant, on entend le fait de sortir des clous. 

« Notre droit est à l’image de notre politique profondément libérale avec une protection des libertés individuelles et économiques très forte. Or, demander qu’on casse cet équilibre est déjà quelque chose de fondamentalement militant. »

LVSL  En quoi le combat contre le réchauffement climatique nécessite-t-il d’être porté à différentes échelles – juridique, militante, éducative – afin de remporter des victoires ?    

C. G. – Je pense que toutes les méthodes sont complémentaires, qu’elles permettent toutes d’avancer et d’ajouter une pression sur les demandes. Néanmoins, il est essentiel qu’on puisse les traduire en droit et ainsi leur donner du contenu. Il est primordial qu’on puisse, lorsqu’on s’oppose à l’artificialisation des sols par exemple, réglementer les obligations sur les centres commerciaux ou fixer un pourcentage d’artificialisation à ne pas dépasser dans les plans locaux d’urbanisme. Quand on rentre autant dans la technicité, il faut traduire les demandes en droit. L’inscription légale doit donner corps à ces droits fondamentaux qu’on essaye de reconnaître.

LVSL  Vous prônez en quelque sorte la mise en œuvre d’un droit radical, dans le sens où vous prenez le problème à sa racine tout en essayant d’y introduire une nouvelle graine… 

C. G. – Une décision du Conseil Constitutionnel qui date de la fin de l’année dernière met en balance la protection de l’environnement en tant que patrimoine commun de l’humanité, avec les intérêts économiques.

« Aujourd’hui, il faut comprendre qu’il s’agit effectivement d’abord de préserver l’environnement, sans quoi aucun droit économique ni liberté individuelle ne pourra être développé. »

Sans forcément planter une graine, on essaie par chacune de nos actions de faire en sorte que la balance penche en ce sens. Chaque amendement, chaque victoire juridique et chaque texte défendu participe à ce changement. Malheureusement, la course est longue pour arriver à ce qu’on puisse parler d’un droit environnemental ou d’un droit à la hauteur de la crise écologique. Il est essentiel de continuer à faire pression parce que nous n’avons pas aujourd’hui la possibilité politique de changer les choses.

La Marche du siècle, et après ?

Samedi 16 mars, 350 000 personnes se sont rassemblées en France dans 225 villes, dont 107 000 à Paris pour la Marche du Siècle. Cette marche tire son nom de la pétition L’Affaire du siècle, qui assigne l’État français en justice pour inaction climatique. Plus qu’une simple marche pour le climat, elle comprenait le cortège des gilets jaunes et se voulait un moment de convergence sur le thème de la justice sociale et environnementale. Une telle mobilisation ne sort pas du chapeau, elle est le fruit d’un travail d’organisation intense couplé d’un mouvement de sensibilisation principalement véhiculé par internet. Mais quelle suite donner à cet évènement ?


Le deuxième volet de cet article d’analyse est focalisé sur les perspectives post Marche du siècle pour le mouvement climat français. Le premier volet traite quant à lui du mouvement Friday For Future, initié par la jeune Suédoise Greta Thunberg.

Internet, vecteur principal de la montée en puissance de l’écologie radicale en France

Plus de 350 000 personnes se sont rassemblées dans 220 villes de l’Hexagone à l’occasion de la Marche du siècle, ce qui en fait la plus grande marche pour le climat jamais effectuée en France. Non seulement cela témoigne de l’augmentation du degré de conscience écologique, mais aussi du lien étroit entre justice climatique et justice sociale.

Comme expliqué dans la première partie de Où va le Mouvement Climat? , les corps intermédiaires que sont les médias classiques ne sont pas capables de conscientiser à grande échelle sur le thème de l’urgence climatique. La sphère internet est devenue le principal vecteur de la radicalité écologiste, et la France illustre parfaitement cette règle.

Depuis quelques années, la sphère internet est marquée par la multiplication de vidéos de conférences à succès. Des conférenciers du climat, qui utilisent principalement le canal YouTube pour proposer des formats longs, ont innové pour parler différemment d’écologie. Elles commencent généralement par l’énoncé très scientifique de l’ampleur du réchauffement climatique, son lien avec les énergies fossiles, notre dépendance à celles-ci… pour finir par montrer que selon les lois de la thermodynamique, on ne peut pas remplacer des énergies aussi concentrées par des alternatives renouvelables, donc que nous sommes en très mauvaise posture. Ces constats alarmistes provoquent en général à dessein la sidération, ce qui garantie leur viralité. Les pionniers du genre sont notamment Jean-Marc Jancovici et Pablo Servigne. C’est l’essor de la collapsologie, depuis grosso modo 2014 – 2015 pour les initiés (en marge de la COP21) et depuis 2017 pour le grand public. Cet essor est illustré par la multiplication des groupes Facebook dédiés et le succès littéraire récent de Pablo Servigne, qui s’impose comme figure principale de cette discipline.

Ces conférences YouTube ont souvent été un matériel de base qui a largement participé à former une génération très engagée, et notamment inspiré les youtubeurs du climat. Ces derniers ont fait exploser l’audience des thèses de l’écologie à travers des formats nouveaux, esthétiques et percutants. Alors que le youtubing politique avait été marqué par les innovations formelles des Youtubeurs d’extrême droite ayant notamment su bouleverser les codes par l’humour et la mise en scène d’une proximité avec la communauté (Alain Soral, Raptor Dissident…), l’innovation esthétique dans le domaine est désormais trustée par les vidéastes de l’écologie. Ils ont réussi à transformer des messages radicaux, sur la base de faits généralement peu optimistes, en format dynamique, énergique et généralement corrélé avec des mobilisations. L’essor de deux grandes chaines YouTube illustre cette tendance : Partager c’est Sympa, autour du vidéaste Vincent Verzat, et Et tout le monde s’en fout, autour de l’acteur Alex Lattuada.

Désormais, les formats longs sont de plus en plus délaissés au profit de formats courts. Les chaines qui proposent des formats pastille vidéo (Brut nature, Konbini, Loopsider…), particulièrement adaptés aux réseaux sociaux, surpassent d’ailleurs les youtubeurs écolos en termes de nombre de vues.

Une structure d’organisation collégiale dans un rapport de verticalité par rapport à la base du mouvement.

La Marche du siècle a sans doute trouvé dans les vidéos collectives des youtubeurs et personnalités engagées le canal de propagande le plus efficace pour massifier le mouvement. Ici, le parallèle est facile avec les gilets jaunes, qui se sont eux aussi appuyés sur la désintermédiation et qui se sont massifiés par Facebook. Cependant, une bonne communication ne suffit pas à réussir un moment comme la Marche du siècle. En coulisses, un énorme travail d’organisation, opéré minutieusement par des militants souvent déjà expérimentés, a rendu cette marche possible.

Ces militants le sont pour une bonne partie de longue date. Ils ont étés formés au sein de collectifs comme Alternatiba, ANV-COP21, Greenpeace, Les Amis de la Terre, etc. Quelques-uns sont passés par la politique, généralement par la gauche antilibérale ou chez les écologistes. Ces activistes se connaissent depuis longtemps et travaillent de concert. De bonnes relations interpersonnelles ainsi que des espaces communs de travail ont permis de surpasser le stade des guerres de chapelle dans la plupart des cas. Ensemble, ils forment ce que nous appellerons ici les cadres du mouvement climat. Ils ont été rejoints, avec l’essor du mouvement, par de nouvelles recrues qui ont pu s’intégrer rapidement, y compris à haut niveau. On observe également une surreprésentation féminine, et ce dans toutes les strates du mouvement, ainsi qu’une moyenne d’âge très basse. L’écrasante majorité des cadres et la grande majorité des activistes ont moins de 35 ans. Afin de gagner en efficacité organisationnelle et logistique, ils se sont regroupés pour louer un grand quartier général au cœur de Paris, la Base.

C’est depuis ce lieu que les cadres du mouvement climat planifient leurs actions, généralement de manière collégiale et sans liens avec la base du mouvement puisqu’il n’y a pas de structure qui le permet, à la différence d’un mouvement politique classique. Cela est logique, puisque mouvement climat n’a pas vocation à être un acteur de la politique partidaire traditionnelle. En revanche, cette dialectique entre cadres expérimentés qui décident de manière centralisée et masses qui exécutent est de la même nature que celle que l’on retrouve dans les grands mouvements politiques actuels, comme la France insoumise ou La République En Marche. À ce titre, et avec le recul de ces expériences, il est possible de pointer quelques similitudes.

Comme dans toute structure de ce genre, il y a un risque latent de bureaucratisation du mouvement. Une bureaucratisation dont la conséquence principale est une diminution de la capacité des cadres à s’imprégner du sens commun, à sentir les dynamiques de société pour s’y adapter. Ce risque peut être amplifié par la surexploitation des cadres, ou plutôt l’auto-surexploitation, qui diminue logiquement le temps de cerveau disponible pour l’observation. Enfin, ce type de mouvement a généralement du mal à agréger les talents qui se proposent spontanément, car l’investissement en termes de temps de formation pour les cadres est souvent concurrencé par les urgences du quotidien.

Une identité altermondialiste forte qui réduit le spectre d’évolution du mouvement climat ?

Si le mouvement climat n’est évidemment pas homogène sur le plan idéologique, on observe néanmoins des caractéristiques majoritaires chez ses cadres. L’éthos altermondialiste est très présent, puisque de nombreux cadres viennent de cette tradition. Il se manifeste notamment par une volonté d’horizontalité qui se traduit par une culture du consensus, par une radicalité forte ainsi que par le partage de valeurs postmatérialistes.

Il résulte de cette identité altermondialiste une culture de l’action directe non violente et une radicalité vis-à-vis du bloc oligarchique qui est loin d’être évidente pour une partie importante de ceux qui se sont mobilisés le 16 mars. Si les cadres du mouvement climat sont des opposants clairs à la macronie, de par un rejet profond du capitalisme cohérent avec l’analyse écologiste radicale, sociologiquement, une partie de ceux qui se mobilisent est marquée par une tendance à fuir une conflictualité trop affirmée et trop frontale. On peut d’ailleurs noter un rapport ambigu de certaines figures d’autorité du mouvement climat à l’égard des actions de masse classiques, ce qui les amène à questionner leur utilité profonde. Le nombre est vu comme un moyen, et non comme une fin, là où il y a quelques mois encore la massification était l’objectif principal. Or, si l’écologie est certainement la voie la plus efficace pour pousser les classes moyennes urbaines à la radicalité politique, il ne faudrait pas non plus opérer une rupture en voulant aller trop vite, trop loin, trop fort.

Cette ambiguïté vis-à-vis des actions de masse a deux causes principales. La première vient d’un bilan évident des échecs des précédents mouvements sociaux. Il est vrai que depuis des années en France, les mobilisations classiques n’ont jamais débouché sur une victoire. Cependant, l’urgence climatique, qui conduit beaucoup d’activistes à l’écoanxiété, met une pression supplémentaire sur l’obtention d’avancées concrètes. La deuxième raison correspond généralement à un rapport de défiance vis-à-vis des institutions, présent chez beaucoup de cadres. Si des membres d’ONG de type Greenpeace ou Les Amis de la Terre entretiennent traditionnellement un rapport de nature institutionnelle avec l’État, les figures issues de la sphère internet sont davantage dans une position de rupture.

La culture anarchiste a ainsi beaucoup essaimé, modelée par l’écologie, à travers des figures de la collapsoogie. Ainsi, la distanciation avec l’État en tant qu’institution et l’État en tant que gouvernement Macron ont tendance à se confondre. Pourtant, la demande d’État en tant qu’institution protectrice, avec ses services publics et ses politiques publiques, est très forte dans la population, à commencer par les gilets jaunes. D’un point de vue pragmatique, porter dans le champ médiatique une critique fondamentale de l’État est donc marginalisant, si le but du mouvement climat est de produire une écologie radicale de masse.

En revanche, les cadres du mouvement climat ont bien compris la nécessité de s’opposer frontalement au gouvernement Macron. Gouvernement qui d’ailleurs s’en prend désormais directement aux activistes, après avoir cherché en vain à instrumentaliser la mobilisation pour le climat il y a quelques semaines. Une brigade spéciale antiterroriste a même été missionnée pour identifier les coupables d’une action de désobéissance civile qui visait à retirer les portraits de Macron de mairies pour dénoncer l’inaction climatique du gouvernement.

Cette réaction disproportionnée témoigne du danger politique que représente l’écologie radicale pour Macron, car ce dernier a largement bâti son image publique internationale sur l’écologie avec le fameux Make our planet great again. En nommant Pascal Canfin, directeur du WWF France, n°2 de la liste LREM aux Européennes, il lance clairement l’offensive contre l’écologie radicale, organiquement anticapitaliste. Dès lors, le mouvement doit faire attention à sa manière de réagir aux provocations du gouvernement, tenir une posture marginalisante pourrait le rendre inaudible auprès des classes moyennes urbaines, et donc donner un coup d’arrêt à la massification.

Une stratégie sur deux jambes : mouvements de masse et actions de désobéissance civile.

Pour les cadres du mouvement climat, les actions de masse comme la Marche du siècle servent à recruter des militants en vue d’actions de désobéissance civile. Ces dernières sont censées engendrer des changements concrets et directs chez les acteurs ciblés. Par exemple, obliger la Société Générale à désinvestir du gaz de schiste, mais aussi susciter une couverture médiatique visant in fine à renforcer le prochain mouvement de masse, et ainsi de suite. Ainsi, la stratégie du mouvement marche sur deux jambes : Des actions de masses visant l’expansion horizontale du mouvement par le nombre d’individus impliqués, et des actions de désobéissance civile visant une expansion verticale du mouvement, c’est-à-dire former plus de militants et de cadres.

A la fin de la journée du 16 mars, le mouvement climat a appelé à une série d’actions de désobéissance civile de masse le 19 avril pour « bloquer la république des pollueurs ». Le 24 mai, le jour qui précède les élections européennes, une nouvelle grande marche est annoncée.

La massification du mouvement risque cependant de se trouver confrontée à plusieurs obstacles. Le premier d’entre eux est d’ordre culturel et social : la sociologie qui vient gonfler les rangs des marches climat est surtout jeune, urbaine et de gauche. La lecture des pancartes et l’écoute des slogans de la marche du 16 permet de s’en rendre compte facilement. Le champ lexical des luttes postmatérialistes y est très présent. Si la tradition altermondialiste s’accommode parfaitement de ces codes, ils représentent pourtant le plus grand obstacle à la massification. L’imaginaire et la symbolique du rassemblement était clairement à gauche, ce qui limite la transversalité du mouvement et sa capacité à agréger au-delà d’une sociologie ghettoisée. L’urgence climatique doit-elle unir le peuple ou unir la gauche ? Comment aller au-delà de ceux qui sont plus traditionnellement inclinés à se mobiliser sur ce type d’enjeux ?

Pour la plupart, les cadres du mouvement climat sont conscients de la nécessité de décloisonner sociologiquement l’écologie radicale. Il leur a néanmoins fallu 3 mois pour opérer une convergence physique avec le cortège Gilet jaune à l’occasion de la Marche du siècle. En interne, si tous soulignaient l’importance de lier le social et l’écologie, la question de l’union concrète avec les gilets jaunes opposait des acteurs plus timorés comme Greenpeace aux collectifs plus radicaux comme Alternatiba.

Néanmoins, le mouvement climat a bel et bien réussi à opérer un mélange inédit de sociologies et sans doute de traditions politiques. Le 16 mars est à ce titre une réussite historique. Partout dans l’immense cortège qui s’étendait d’Opéra à République, France urbaine et France périphérique se sont mélangées de façon homogène. Cependant, une date commune ne suffit pas à enclencher un mouvement commun. Comment maintenir une telle alchimie dans le temps ? Comment faire de l’écologie le point d’articulation entre les Frances opposées au bloc oligarchique ? Une question d’autant plus ardue que le seuil de tolérance à la conflictualité de la plupart des manifestants urbains pour le climat est très bas. L’instrumentalisation médiatique des évènements survenus sur les Champs-Élysées le 16 mars vise à susciter un fort désir sécuritaire d’une part, mais également à faire exploser les efforts d’union entre gilets jaunes et gilets verts.

Quelle stratégie pour quelle identité ?

Quelle forme devrait prendre le mouvement climat pour dépasser les contradictions sociologiques qui en limitent sa massification ? Le mouvement climat, de par la place qu’il prend dans le champ de l’écologie, a une responsabilité de plus en plus grande qu’il ne peut négliger. À la différence des autres mouvements sociaux, il est condamné à grandir en raison de la transformation profonde et tendancielle du sens commun au bénéfice des aspirations écologiques, et de la multiplication des impacts du changement climatique. Or s’il désire ne pas être une simple soupape de décompression pour les citoyens frustrés par l’inaction climatique du gouvernement, ce qui dilapiderait l’énergie militante à l’occasion d’actions sans objectifs stratégiques, le mouvement climat doit trancher certaines questions. Il ne s’agit pas d’être dogmatique quant aux options qui s’offrent à lui, car la plasticité fait aussi la force d’un mouvement. En revanche il est possible d’éclairer ce qu’il ne doit pas devenir.

La première option qui s’offre au mouvement climat est de se positionner comme lobby citoyen. Il s’agit de chercher à influencer directement les décideurs en faisant valoir la force des mobilisations précédentes. Cela présuppose de partir du postulat que les choix des dirigeants sont le fruit d’une pondération d’intérêts, d’un rapport de force. Or ce n’est pas le cas en France. Dans notre pays où les élites sont particulièrement dogmatiques, les corpus doctrinaux sont de fait hermétiques. Le bloc oligarchique défend ses intérêts. La mobilisation de la société civile détermine uniquement la vitesse d’exécution des réformes du bloc oligarchique, pas leur contenu. Leur offrir une caution, comme le font les tenants de l’écologie libérale depuis toujours, n’a jamais permis d’avancées significatives dans le domaine climatique.

En conséquence, le mouvement climat doit devenir une force en soi. Cependant, force en soi ne veut pas dire se transformer en une force partidaire à part entière. Ce serait une erreur majeure, car l’écologie n’est pas un monopole, elle est un bien commun dont doivent s’emparer le plus de forces politiques possible. C’est une bataille culturelle au sein de laquelle le mouvement climat doit imposer les termes. S’abaisser au niveau de l’arène politique, c’est aussi devoir se placer sur un échiquier latéralisé, et donc risquer d’être assimilé à la gauche. Or, l’écologie ne doit pas être emportée par la défaite de la gauche, sous peine d’être marginalisée pendant plusieurs années. Elle doit au contraire revendiquer son caractère universel. Rappelons que depuis 2017, les composantes de la gauche sont en chute libre et un scénario de disparition à l’italienne n’est pas à exclure au vu des tendances actuelles. L’indépendance politique est donc une assurance vie pour un mouvement climat qui doit être le plus universel possible.

Construire une hégémonie, modeler le sens commun, implique que les acteurs du débat public ne peuvent vous ignorer et doivent constamment se positionner en fonction des idées que vous avez rendues majoritaires dans le pays. Le mouvement des gilets jaunes a par exemple réussi à imposer ses termes dans le débat public, car l’ensemble de la classe médiatique et politique s’était sentie constamment obligée de se positionner par rapport au RIC et autres revendications phares. Le moteur de cette obsession pour les gilets jaunes résidait principalement dans la peur qu’ils inspiraient aux élites, de par leur ancrage populaire et le caractère inédit d’une telle forme de révolte. On peut en tirer certaines leçons utiles pour un mouvement climat qui aurait une ambition comparable.

Les gilets jaunes ont su articuler les demandes majoritaires de la population. En d’autres termes, ils se sont accordés sur des mots d’ordre largement partagés et en opposition frontale avec les politiques oligarchiques. Ils ont investi ces discours affectivement et esthétiquement, notamment à travers le symbole très visible du gilet jaune et la nomination d’un adversaire détesté. La dénonciation de la responsabilité de Macron a servi de liant pour ces revendications, afin de les articuler de manière cohérente entre elles. De plus, les demandes non majoritaires n’étaient pas portées de peur de cliver le mouvement. C’est un point important, il faut savoir se concentrer sur quelques points essentiels, car l’exigence de simplification imposée par les formes médiatiques ne laisse guère de choix. Il faut aussi accepter de ne pas mettre en avant les idées qui ne suscitent pas une adhésion majoritaire dans la population. En d’autres termes, il faut savoir placer le clivage là où l’adversaire est minoritaire.

Le mouvement climat détient un potentiel majoritaire, quand bien même ses positions sont fondamentalement anticapitalistes. Il y a peu de liens entre radicalité des idées et adhésion majoritaire. Le mouvement pourrait ainsi articuler plusieurs demandes majoritaires comme l’exigence de rationalité et de cohérence, décrite dans la première partie, mais aussi, par exemple, la lutte contre la corruption et pour la transparence, en lien avec l’activité climaticide des lobbies. C’est déjà en partie le cas. L’émission le Jterre, qui rassemble la sphère YouTube du mouvement climat est parrainée par Élise Lucet. À ce titre, une articulation pourrait être faite entre cohérence, transparence et climat à travers une proposition de type « interdire le greenwashing ». Cet exemple permet à la fois d’exiger la transparence des grandes entreprises (on leur interdit de faire de la pub sur le caractère écologique de leur projet si elles ne se sont pas mises sur une trajectoire de réduction des émissions de type accord de Paris) et de redéfinir l’écologie comme un sujet de fond, pas un coup de peinture verte.

Autre exemple, le mouvement climat pourrait s’employer à resignifier la demande sécuritaire, largement majoritaire dans la population (surtout à droite). Puisque le changement climatique fait peser des risques sans précédent en matière de sécurité physique, l’inaction de Macron est un manque à ses devoirs régaliens. C’est donc un moyen de souligner l’incapacité organique du bloc oligarchique à respecter un des fondements du contrat social, la garantie par l’État de l’intégrité physique de ses citoyens. Mais c’est aussi un moyen d’agréger des soutiens en dehors de la gauche traditionnelle. Néanmoins, pour parler de régalien, il faut adopter une posture régalienne, a fortiori pendant les passages médiatiques. La juste incarnation est un gage de crédibilité essentiel. Le plus grand défi du mouvement climat est certainement celui de l’incarnation, en adéquation avec l’importance des messages portés.

Incarnation, leader et horizontalité ? La question épineuse de la représentation

L’ADN altermondialiste du mouvement climat a tendance à rendre la question de la représentation et du leadership taboue. Pourtant, au-delà des frontières françaises, il existe un paradoxe entre la tradition horizontaliste altermondialiste et l’extrême verticalité de la figure de Greta Thunberg. Si le mouvement climat appuie si fortement la figure de Greta Thunberg, c’est justement parce qu’elle incarne ce que n’est pas le capitalisme. C’est une jeune fille, ce qui renvoie à la sémantique de l’innocence. Elle est autiste asperger, ce qui revoit à la sémantique de la vulnérabilité. Mais elle est radicale et ultra déterminée, ce qui clive avec l’hypocrisie latente des grands de ce monde.

L’investissement radical dans la figure de la jeune Suédoise a de fait rendu son discours performatif, du moins dans la plupart des pays où il y a peu de cadres. C’est un élément déterminant qui en dit long sur la transformation de notre société par le système médiatique : les leaders ont plus de poids que les organisations. Les médias cherchent à faire incarner des positions bien précises, car leur grille de présentation est simplifiée, standardisée. Dès lors, il y a une pression à l’émergence de leaders, que les cadres du mouvement climat le veuillent ou non.

Cet exemple montre l’importance de la juste incarnation d’un combat. Or, le mouvement climat doit avoir deux coups d’avance : Greta Thunberg incarne parfaitement la notion de coup de gueule pour la planète, ce qui suffit pour mobiliser les plus jeunes. Il faut maintenant faire émerger des figures qui incarnent les autres aspects de la lutte pour le climat, et notamment le sérieux et la crédibilité. La transition écologique est par essence technocratique : il n’y a pas trente-mille façons d’atteindre la neutralité carbone avant 2050. Les scénarios techniques dont nous disposons, comme le scénario Negawatt, induisent d’ailleurs la nécessité de la justice sociale en pointant l’importance des services publics pour isoler les logements, organiser les réseaux énergétiques, etc. Dès lors, il est important de donner une dimension technocratique à l’incarnation du mouvement climat. Cependant, les affects sont beaucoup plus puissants que la rationalité comme vecteur de changement. Il faut dès lors chercher à incarner les deux.

À ce titre, la figure de la jeune sénatrice américaine Alexandria Occasio-Cortez est un bon exemple du type de leader complet dont nous avons besoin. De par sa jeunesse et sa dimension rayonnante, elle suscite une sympathie qui lui permet de faire de son idée phare de Green New Deal un thème central dans le débat public, malgré sa technicité. Les formes du leadership de demain restent à inventer pour le mouvement climat. Il peut aussi être collectif dans une moindre mesure et proposer un panel de figures qui se complètent et se coordonnent, de manière à créer in fine un leader complet collectif. Mais si le mouvement climat ne propose pas ses leaders, c’est le système médiatique qui le fera à sa place, avec le risque que ce ne soient pas les plus pertinents.

 

Retrouvez la première partie de Où va le Mouvement Climat? dédiée à l’analyse du mouvement des grèves étudiantes pour le climat à travers le monde en cliquant sur l’image ci-dessous.

 

Photo à la Une © Vincent Plagniol