Agriculture et mondialisation : déconstruire le mythe libre-échangiste

©Daniel Bachhuber. Licence : Attribution-NonCommercial-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-NC-ND 2.0)

A l’heure des luttes contre le CETA et le TAFTA, de la mobilisation sociale contre le “poulet lavé au chlore” et le “bœuf aux hormones”, nombreux sont les citoyens qui continuent de refuser l’idée de mettre en concurrence tous les agriculteurs du monde au nom du sacro-saint libre-échange. Ce dernier n’a cependant été qu’une idole servant à justifier la continuation de l’hégémonie des puissances occidentales à la suite des décolonisations.

Parler d’agriculture ne relève pas d’un folklore, ou d’une visite annuelle au Salon de l’Agriculture où l’on peut s’émerveiller devant la taille de nos beaux taureaux français, mais d’un domaine qui part de l’échelle de notre assiette à celle d’enjeux géopolitiques. Au début de la Guerre froide, les États-Unis usaient de toute leur influence sur les futurs dragons d’Asie du Sud Est pour engager d’importantes réformes agraires pour éviter la paupérisation des populations rurales qui aurait pu faire triompher des mouvements communistes, tout en maintenant leur influence en rendant les paysans dépendants des engrais et produits phytosanitaires états-uniens.

L’agriculture : un secteur à part ?

Jusque dans les années 1980, l’agriculture avait été épargnée par les domaines d’intervention du GATT, l’ancêtre de l’OMC. Les principales puissances occidentales avaient alors des politiques agricoles très interventionnistes, régulatrices et protectionnistes, avec la PAC en Europe et le Farm Bill aux États-Unis. Ces mesures semblaient efficaces avec des meilleurs rendements et une productivité grandissante, si efficaces que les marchés internes commençaient à être rapidement saturés dans les années 1970. La Communauté Économique Européenne se met alors à déverser ses excédents sur les marchés mondiaux et devient une menace pour les parts de marché étatsuniennes. Les premiers à subir les effets de ces politiques sont les pays du Sud qui récupèrent des produits agricoles bons marchés avec lesquels les paysans nationaux ne peuvent pas lutter. Les gouvernements de ces pays vont rapidement protester contre cette situation.

L’occasion est alors trop belle. Les partisans d’une mondialisation libérale proposent d’enfin intégrer l’agriculture au libre-échange et de lutter contre les politiques de régulation, les protections et les subventions qui « faussent » l’échange. Les États-Unis et la CEE voient là un moyen de résoudre leur conflit commercial. En 1992, ces deux puissances s’entendent ensemble, en contournant le processus multilatéral, pour sceller le sort de l’ouverture de l’agriculture au champ d’intervention du GATT. Cet accord, dit de Blair House, entre l’Europe et les États-Unis encourage la dérégulation des marchés, la baisse des tarifs douaniers et enfin l’entrée en jeu du libre-échange en agriculture. Mais (et ce “mais” mérite d’être en gras), les deux se gardent le droit d’octroyer des soutiens budgétaires internes qui n’affectent pas les marchés internationaux (type aide à l’export). Cette politique très coûteuse nécessite un budget conséquent alloué à l’agriculture, seuls les États-Unis et l’Europe pouvant se le permettre. En effet, la plupart des pays en développement ayant dû subir les politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI dans les années 1980, ils ne disposent plus des moyens institutionnels pour aider directement leurs paysans. Ces derniers doivent néanmoins continuer d’ouvrir leurs frontières et déréguler leurs marchés agricoles.

La libéralisation, c’est bien mais chez les autres ! 

Ainsi, au nom du libre-échange et du “doux commerce”, les deux concurrents commerciaux ont réglé leur conflit en faisant peser sur le reste des pays les conséquences d’une plus grande libéralisation en matière agricole, en ouvrant des nouveaux débouchés pour leurs excédents tout en essayant de maintenir un système d’aide censé les protéger d’une concurrence potentielle. Le cas de l’agriculture nous amène à voir comment la globalisation nourrit la domination des pays exportateurs occidentaux sur les pays en développement. Ce processus n’est évidemment pas présenté de cette manière mais comme une adaptation au réel, à un monde qui bouge… C’est le libre-échange, c’est comme ça, on va tous y gagner, promis.

A partir des années 2000, lors des négociations du Cycle du Doha, les pays en développement essayent de peser face à cette situation. Certains pays regrettent que les principaux producteurs et défenseurs du libre-échange ne jouent pas selon les règles, d’autres actent l’échec de l’intégration de l’agriculture à la mondialisation. Les pays occidentaux exportateurs reconnaissant le malaise de la situation, proposent de faire un fond de soutien pour les pays en développement. Ce petit fond devait servir à donner une assistance à la transparence du commerce et la concurrence dans ces pays, dont personne n’était demandeur.

Les nouvelles menaces pour la souveraineté alimentaire 

Pour revenir aux enjeux plus contemporains, les différents projets d’accords de libre-échange, CETA, TAFTA ou encore le Traité transpacifique, s’inscrivent dans la continuité de ce que nous avons évoqué. Il faut ouvrir toujours plus les marchés nationaux au libre-échange mais également imposer les normes agricoles occidentales au monde entier, et en particulier états-uniennes, au reste du monde. Les dernières négociations montrent bien que l’enjeu est de saper les souverainetés populaires et alimentaires des pays pour favoriser les multinationales de l’agroalimentaire. La possibilité dans le TAFTA, pour ces entreprises, de poursuivre des États devant des tribunaux d’arbitrages spéciaux contre des normes sociales ou environnementales sonnerait le glas des politiques volontaristes de protection des agricultures familiales des pays en développement.

Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où l’on produit trop dans les pays du Nord à la fois au détriment de notre environnement, du tissu social rural, de l’emploi mais aussi au détriment des pays du Sud vers lesquels on exporte nos produits agricoles faussement peu chers empêchant le développement de leur souveraineté alimentaire. Le libre-échange, basé sur la théorie des avantages comparatifs de Ricardo dont de nombreux économistes ont soulevés les limites théoriques et empiriques, aura finalement servi d’éventail pour permettre aux puissances hégémoniques de se maintenir et d’étendre leur influence par l’agro-alimentaire.

Oui, l’agriculture est géopolitique.

 

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Décès de Xavier Beulin : l’agro-business perd l’un de ses plus fidèles alliés

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«  Xavier Beulin a donné au syndicalisme et aux filières agricoles des lettres de noblesse et un élan incomparable. » [Communiqué FNSEA, 19 février 2017.] Xavier Beulin, dirigeant de la FNSEA (syndicat agricole majoritaire) et du groupe Avril est décédé. La classe politique française du PCF à Fillon en passant par Macron et Hamon lui rendent hommage. Qui était vraiment Xavier Beulin ?  On vous explique son bilan.

 

Conflits d’intérêts et réseaux d’influence

Qui est vraiment Xavier Beulin ? C’est une enquête de Reporterre qui démêle la position centrale de celui-ci dans les réseaux du monde agricole. Homme d’affaires, syndicaliste, représentant de collectivités publiques… Xavier Beulin était multi-casquettes ! Ainsi, Président du premier syndicat agricole français (la FNSEA), il était aussi vice-président du syndicat agricole majoritaire à l’Union Européenne (Copa-Cogeca). Egalement président de l’EOA (Alliance Européenne des oléo-protéagineux). Mais aussi vice-président du CETIOM (institut de recherche spécialisé dans les filières oléagineuses).. Et, par le passé, président de l’Association Française des oléagineux et protéagineux (jusqu’en 2011) et président du Haut-Conseil à la coopération agricole et du conseil d’administration de FranceAgriMer, établissement national des produits de l’agriculture et de la mer. Rien que ça ! Mais ses responsabilités ne s’arrêtaient pas là. Il présidait aussi l’IPEMED (institut de coopération avec les pays méditerranéens) et le CESER (Conseil Economique Social et Environnemental Régional) du Centre. Ainsi que le conseil de surveillance du Port Autonome de La Rochelle, deuxième exportateur français de céréales. Ainsi, vous mesurez l’ampleur des conflits d’intérêts que portait Xavier Beulin. Juge et partie de tous les sujets liés de près ou de loin à l’agro-industrie française et européenne.

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Le réseau de Xavier Beulin, par l’Association nationale des producteurs de lait, 2012.

 

Qui tient la FNSEA, contrôle l’Agriculture 

Xavier Beulin était surtout connu pour son statut de président de la FNSEA à partir de 2010. La FNSEA, créé en 1946, à toujours participé à la gestion de l’agriculture et des emplois agricoles avec les gouvernements successifs. Sa puissance repose sur son contrôle historique des chambres d’agriculture, et surtout leurs budgets. Diriger la FNSEA permet donc d’orienter le budget des chambres d’agricultures et notamment l’accès aux aides publiques. En d’autres termes : c’est avoir la tirelire de 700 millions d’euros (2014) et distribuer l’argent tel des bons points. D’après Reporterre, être adhérent à la FNSEA devient presque un passage obligé pour les agriculteurs qui souhaiteraient voir leurs requêtes aboutir (prêts, conseils juridiques, etc.) Car la FNSEA est omnipotente ! Membre des conseils de délibération sur l’achat des terres agricoles, des conseils des banques de prêts, de l’assurance Groupama, de la sécurité sociale des agriculteurs (MSA), dans l’enseignement… Jusque dans les milieux politiques à toutes les échelles, des mairies rurales à la Commission Européenne.

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Forte de 300 000 adhérents, la FNSEA a par ailleurs déclaré la guerre aux autres syndicats minoritaires tels que la Confédération Paysanne. En instrumentalisant des manifestations musclées craintes des gouvernements, facile de s’ériger en unique représentant du monde agricole et en interlocuteur officiel privilégié. Et ça fonctionne ! Création du Ministère de l’Agriculture et de l’agroalimentaire, rejet de l’écotaxe, agrandissement des élevages, assouplissement de la directive Nitrates, aide à l’irrigation agricole… Longue est la liste des renoncements et des connivences du Parti Socialiste avec monsieur Beulin. Qui tient la FNSEA, contrôle l’agriculture en France.

 

Xavier Beulin le businessman

Certains s’étonneront de voir Benoît Hamon pleurer la disparition de Xavier BeulinMais rien de plus logique quand on sait qu’en décembre 2013 déjà, François Hollande se déplaçait pour les 30 ans d’ Avril (ex-Sofiproteol).  Et faisait un discours élogieux pour ce géant céréalier de l’agro-industrie française pesant plus de 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Et c’est le même François Hollande qui parle aujourd’hui d’ « une perte majeure pour la France »  au sujet de son décès. L’histoire d’amour entre le gouvernement socialiste et les affaires de monsieur Beulin ne sont plus un secret pour personne. Ainsi, pendant que la justice rejetait la suspension du projet de ferme-usine des Milles Vaches (12 mars 2014), les membres du gouvernement Hollande, notamment M. Le Foll, ministre de l’agriculture et M. Martin, alors ministre de l’Ecologie, paradaient aux Etats-Généraux de l’Agriculture, organisés par la FNSEA. Inutile de préciser que le gouvernement Hollande avait choisi son camp. Et que dire du conseil d’administration de la multinationale Avril ? Anne Lauvergeon, ancienne dirigeante d’Areva, Pierre Pringuet (président de l’Association Française des Entreprises Privées), et autres collègues ou ex-collègues de Xavier Beulin dans d’autres conseils d’administration de banques, coopératives, etc. Le monde est petit !

 

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Capture d’écran

L’oligarchie productiviste et libérale en action

Xavier Beulin était tout puissant. Comme le souligne Reporterre : “quand cette puissance se cumule avec celle d’un grand groupe agro-industriel, comme Avril, on est, simplement, dans une logique oligarchique, où public et privé se combinent à l’avantage des intérêts privés”. Pour Xavier Beulin, il n’y a d’autre choix possible que celui de l’industrialisation de l’agriculture ! Ainsi, les activités d’ Avril visent à assurer un maximum de débouchés à la filière des huiles et protéines végétales. Et Avril est partout : dans les huiles Lesieur et Puget, dans les œufs Mâtines, dans le marché de l’alimentation animale. Mais aussi dans le biodiesel, les cosmétiques et les matelas en mousse puisque la branche Avril est le leader européen de l’oléochimie. Et même dans les OGM avec Biogemma ! C’est un homme aux dents longues et aux bras extensibles qui sait se faire entendre. Il ira jusqu’à qualifier les opposants au barrage de Sivens de djihadistes verts.  C’est le patron de la FNSEA qui parle, le ministre de l’ombre de l’agriculture moderne. Alors les propos sont fondés. Aucun tollé dans la presse. Seuls les écologistes s’insurgeront.

 

Le productivisme, fossoyeur de l’ agriculture paysanne

Mais comment prétendre défendre les intérêts paysans quand l’ activité de Xavier Beulin vise à faire grandir les exploitations pour produire et vendre toujours plus de Colza ? Plus les exploitations sont grandes plus les agriculteurs ont recours aux céréales et aux farines végétales payantes. L’herbe grasse et gratuite n’est pas rentable pour le système agroindustriel pour lequel s’est battu Xavier Beulin. Ainsi, il n’est rien d’autre qu’un des bourreaux de la paysannerie française. En 20 ans, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de moitié (24% pour les moyennes et grandes exploitations, 36% pour les petites). La taille moyenne des exploitations est en augmentation et les revenus en baisse de 18,6% rien qu’entre 2012 et 2013 ! Les charges des exploitations (semences, engrais, pesticides, carburant) représentent 40% des dépenses en 2013 contre 36% en 2010. Et les suicides d’agriculteurs n’en finissent pas. La machine libérale est à l’œuvre. Les agriculteurs français sont tenaillés entre une politique agricole commune qui encourage la surproduction et une pression de la grande distribution pour une baisse des prix qui étrangle les petits producteurs. Ironiquement, Xavier Beulin lui-même a reconnu la catastrophe dans son livre “Notre agriculture est en danger”. Le rendement moyen de la production de blé est passé de 15 quintaux à l’hectare à 65 en 40 ans. Pourtant 20 000 fermes sont menacées de disparition. 40% des poulets et une tomate sur trois sont importés de l’Union Européenne. Que dire par ailleurs des scandales de maltraitance animale dans les abattoirs ? De la recrudescence de l’usage des pesticides et du gâchis général de l’eau pour des productions démesurées ? Sivens en était l’exemple parfait. L’agriculture française reste championne d’Europe sur le papier. Mais dans les faits elle souffre.

Xavier Beulin et ceux qui le pleurent aujourd’hui sont les bras armés de cette oligarchie capitaliste tentaculaire. Oligarchie qui détruit des écosystèmes et des hommes par le biais d’une agriculture productiviste. Nous avons aujourd’hui le choix. Persister dans une agro-industrie mortifère composée d’exploitations de plus en plus grandes et détenues par des capitaux financiers.  Ou bien engager une transition agroécologique qui mettra en valeur les exploitations familiales, les circuits-courts, le juste prix et une alimentation raisonnée et de qualité. Les signaux positifs sont là : on observe une hausse de 16% des surfaces en bio en 2016.  La disparition de l’homme d’affaires ouvrira, peut-être, une opportunité pour les militants d’un autre monde.


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