Tarso Genro : “Lula est la seule opportunité pour la gauche de gagner les élections”

http://ctxt.es/es/20180117/Politica/17380/Entrevista-Tarso-Genro-Brasil-PT-Lula.htm
Tarso Genro

 

L’Amérique latine en question – Au fil du mois de mars, LVSL met à l’honneur l’Amérique latine à travers une série d’articles et d’entretiens. Pour mieux saisir l’ampleur des bouleversements politiques et sociaux qui agitent les pays latinoaméricains, et afin de poser un regard nuancé sur les expériences progressistes aujourd’hui remises en cause de part et d’autre du continent, nous avons souhaité croiser les points de vue de rédacteurs, de chercheurs et d’acteurs politiques. Dans cet entretien accordé à la revue espagnole CTXT – réalisé peu avant le procès du 24 janvier qui a confirmé la condamnation de Lula, compromettant sérieusement ses ambitions présidentielles – l’ancien ministre  Tarso Genro dresse un tableau du paysage politique brésilien à l’approche des élections d’octobre 2018. Traduit de l’espagnol par Guillaume Etchenique.


Tarso Fernandez Henr Genro (né à São Borja en 1947) a tout de l’illustre vétéran de la politique brésilienne. Depuis sa jeunesse militante contre la dictature des années 60 jusqu’à sa défaite lors de l’élection à sa propre succession au poste de gouverneur de l’État de Rio Grande do Sul en 2014 sous l’étiquette du Parti des Travailleurs (PT plus loin), cet avocat de formation et de profession a occupé diverses charges publiques dans son pays. On peut citer, parmi les plus importantes, son poste de ministre de l’Éducation, puis de ministre de la Justice dans les gouvernements de Luiz Inácio Lula Da Silva (2003-2011). On peut également retenir le caractère précurseur de ses mandats de maire de Porto Alegre, où il mit sur pied des modèles participatifs à la fin des années 80 qui devinrent des références mondiales.

Du haut de ses 70 ans et quoiqu’il n’exerce plus de fonctions gouvernementales, Genro demeure une figure respectée de la gauche brésilienne. Critique à l’égard de la direction actuelle du PT et de la dérive du gouvernement de Dilma Roussef sur la fin de son mandat, il plaide pour une refonte profonde de la gauche. Cela ne l’empêche pas de défendre l’innocence de Lula, qu’il appelle encore “Président”, et de parier sur sa victoire aux prochaines élections : “ le souvenir de Lula est vif dans la mémoire collective”.

CTXT – L’année 2018 semble cruciale pour le Brésil, quelle est la situation politique du pays ?

En ce moment, le gouvernement de Temer et le réseau structuré qui l’appuie – un secteur très représentatif de la bourgeoisie brésilienne, liée au capital financier globalisé – ne savent pas bien quoi faire. Tout d’abord parce que le coup d’État a franchement échoué. Puis, parce que les élections de cette année ne légitimeront pas le nouveau président sans la présence de Lula. En conséquence, il est probable qu’on se dirige vers une situation d’anomalie politique et d’inévitables affrontements pour la formation du prochain gouvernement.

D’autre part, on observe une agrégation de résistances politiques aux réformes que l’on a essayé de mettre en place dernièrement. Le gouvernement actuel, et la frange corrompue du gouvernement de Dilma unie à la partie la plus corrompue de l’opposition, sont pris en otage par ces réformes. Enfin la presse, qui a prétendument conduit une campagne contre la corruption, soutient ces réformes car elle entend bien les voir mises en œuvre.

“Il est probable qu’on se dirige vers une situation d’anomalie politique et d’inévitables affrontements pour la formation du prochain gouvernement.”

L’exécutif a mené à bien deux des trois réformes qui lui ont été demandées. La première consistait en une réforme budgétaire, un gel des dépenses publiques destinées à la protection sociale et à l’aide au développement. En deuxième lieu, ils ont conduit une réforme du travail très agressive, clairement anticonstitutionnelle, mais dont je pense que les tribunaux finiront bien par l’appuyer. La troisième visait les retraites et la sécurité sociale. Elle est bloquée par la Chambre basse, car elle ne réunit pas les appuis suffisants. Le gouvernement, enseveli sous les affaires de corruption, est un peu désorienté sur la marche à suivre. S’ils parviennent à faire adopter cette réforme en février, ils maintiendront leurs mandats jusqu’à la fin. Sinon les décisions à venir du gouvernement semblent imprévisibles.

 CTXT – Le PT peut-il capitaliser sur cette résistance ?

Notre parti est le principal parti à gauche, mais il a beaucoup vieilli et a perdu beaucoup de sa dimension utopique, démocratique, radicale… Beaucoup de nos mandats ont été consacrés à des tâches d’État, ce qui a déformé nos oppositions politiques et nous a empêtrés dans des affaires de corruption, qui sont le produit du système politique mais aussi de la conscience individuelle des individus qui y participent.

Le principal problème que nous rencontrons dans ce registre est la candidature ou non du président Lula, le 24 juin prochain. Le procès se tiendra à Porto Alegre, et le tribunal intermédiaire qui rendra le verdict, le Tribunal Régional Fédéral n°4, est totalement aligné sur les vues de ce que l’on appelle “la République de Curitiba”, qui est le groupe de procureurs de l’État qui se sont occupés d’organiser et de gérer un ensemble de procès au pénal, qu’ils ont ensuite transformé en cause nationale afin de l’utiliser ensemble dans une campagne contre le prestige de Lula.

Il ne fait aucun doute dès lors que la figure centrale du processus électoral de cette année est Lula, qui jouit d’un énorme prestige populaire. Cette réalité emporte deux conséquences. La première est positive : le leadership populaire pour gagner existe. La seconde en revanche est négative : tout ce que pense Lula devient la norme du PT et non l’inverse. Il y a une certaine relation verticale avec le parti qui étouffe le débat politique, la lutte idéologique et le travail d’élaboration de conceptions stratégiques et de transition vers un modèle alternatif au néolibéralisme.

 CTXT – Les bases ne participent pas aux processus de décision ?

Non, actuellement il y a une grande verticalité dans le parti. Il existe une déconnexion interne : les bases et les différents courants de pensée ne participent pas à la prise de décision. Le président Lula a fait un pas important dans le bon sens. Il a nommé l’ex-maire de Sao Paulo, Fernando Haddad, qui partage nos idées, coordinateur de son programme électoral. C’est un geste intelligent pour unifier le parti. Immédiatement, la police a accusé Haddad d’être à la source d’une comptabilité occulte, qu’il aurait utilisé pour financer sa campagne. Ce qui est absurde car le maire ne traite pas de ces questions, mais cela a été fait en réponse à cette initiative du président.

 

CTXT – Le PT est-il encore un outil utile de transformation ?

Pour la base militante du PT, le rêve que l’on peut encore faire quelque chose persiste d’une façon assez impressionnante, vous n’imaginez pas à quel point. Mais à mon avis, l’appareil exécutif du parti est paralysé, et se trouve incapable de donner des réponses théoriques, méthodologiques ou programmatiques pour renouveler le PT comme parti de gouvernement. Le parti a été basé sur les vertus de Lula comme dirigeant, plutôt que sur sa capacité de création. Il n’a pas d’identité propre en tant qu’institution. Par ailleurs, au niveau idéologique, le facteur principal de son vieillissement est le dépassement de l’utopie démocratique et libertaire qu’il représentait. En conséquence, on est confronté aujourd’hui à une époque de scepticisme, marquée par l’apparente impossibilité d’appliquer diverses propositions programmatiques du fait de la domination du capital financier sur l’État.

CTXT – Est-il nécessaire d’en finir avec le PT comme parti pour que la gauche se renouvelle ?

Non. Je crois plutôt que le PT a un rôle très important dans le processus qui doit aboutir à la fin de l’hégémonie absolue et bureaucratique qu’il exerce sur la gauche. Ce n’est pas une chose qui m’attire beaucoup de sympathies internes quand je la dis. J’ai été président du PT durant 6 mois, lors de la crise du “caso Mensalão”, et on m’a proposé de participer à l’élection du président du parti comme représentant du groupe dirigeant qui m’avait précédé dans ces fonctions, ce que j’ai refusé. Cela a impliqué une rupture. Mais pas une rupture personnelle ou une rupture d’ordre moral ; c’était une question politique. Nous n’étions pas d’accord sur la route à suivre pour le futur du parti, qui, pour moi, doit être impliqué dans le rénovation de l’ensemble de la gauche, pas seulement du PT.

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L’ancien président Lula en avril 2016 ©Agência Brasil Fotografias

CTXT – Comment voyez-vous concrètement la situation électorale ? Il semblerait que la gauche ait un avantage au départ avec Lula, mais le panorama semble confus, en l’absence d’un candidat de centre-droit.

La droite est en train d’essayer divers candidats. Ils ont essayé avec Aécio Neves, mais il s’est trouvé impliqué dans des affaires de corruption. Avec João Doria également, mais il est grillé du fait de son incompétence absolue dans la gestion des affaires courantes de Sao Paulo : c’est un entrepreneur aventureux, qui prétendait se présenter comme le Macron du Brésil, mais son incompétence est telle qu’ils ont fini par l’écarter. Ils ont encore essayé avec Luciano Huck, présentateur de TV Globo, une personnalité vide, un personnage construit, impliqué dans des délits environnementaux ; grillé également, quoi qu’ils essaient de le récupérer avec l’aide des médias. Ils ont une roue de secours : l’actuel gouverneur de Sao Paulo, Geraldo Alckmin. C’est un homme d’une certaine habileté politique, et ils ont réussi à mettre fin à tous les procès judiciaires dans lesquels il était cité à Sao Paulo en faisant appel à toutes les niveaux du parquet pour le protéger. C’est une autre possibilité.

“Malgré tous leurs efforts, les pouvoirs oligarchiques n’ont pas réussi à faire disparaître Lula de la mémoire collective et populaire.”

En ce qui concerne la gauche, malgré tous leurs efforts, les pouvoirs oligarchiques n’ont pas réussi à faire disparaître Lula de la mémoire collective et populaire. C’est d’ailleurs une tâche compliquée : la mémoire populaire au Brésil est désorganisée du fait de la fragmentation du monde du travail, de la classe ouvrière et des salariés, qui a conduit à la dispersion des organisations syndicales et sociales. Malgré cela, elles entretiennent le souvenir de Lula.

La campagne conduite contre Lula, sans obtenir la moindre preuve concrète ou matérielle, a revalorisé l’image de Lula auprès du peuple. Les enquêtes indiquent que, si la situation ne changeait pas, Lula pourrait même gagner dès le premier tour, c’est pourquoi ils essaient de le neutraliser par voie judiciaire. C’est une lutte politique très concrète au sein de l’État brésilien qui émane du pouvoir judiciaire pour compléter ce blocage.

CTXT – Quelle est l’importance d’Odebrecht dans tout cela ?

C’est aussi une victime du Coup. C’est un grand groupe national et international, qui a une capacité extraordinaire d’auto-gouvernement, qui a toujours eu des relations avec tous les partis et présidents, et qui a financé plus ou moins les campagnes de tous les candidats. L’entreprise a eu une relation étroite avec le gouvernement du Président Lula parce que ce gouvernement a repris les investissements dans la production civile lourde, mais cette relation préférentielle ne s’est pas faite au détriment des autres.

Le financement des campagnes électorales a toujours comporté une comptabilité occulte. C’est le motif retenu contre Lula. Sur cette question, il n’y a pas de présidents innocents, ils ont tous été financés de manière illégale. Même le candidat à la présidence du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), Aécio Neves, a été enregistré alors qu’il demandait un paiement de 500.000 euros et disait “s’il y a quelqu’un qui doit réaliser les remises d’argent il doit avoir ma confiance, parce que si c’est nécessaire je le tuerai”. C’est enregistré ! Mais voilà, cela n’a eu aucune conséquence. Il est libre d’aller et de venir, et il est sénateur de la République.

Le procès contre Lula a bien un objectif politique, et il y a des raisons de l’interrompre dans le cas des financements des campagnes électorales. Je sais de quoi je parle, puisque j’ai travaillé dix ans avec le président Lula et que j’ai pu observer les problèmes hérités des autres gouvernements et les processus électoraux en tant que ministre de la Justice. Dans les élections de mon État, j’ai pris le contrôle et la décision personnelle de ne pas avoir de comptabilité parallèle. D’ailleurs, l’accusation dans l’affaire Odebrecht a dit que la seule campagne qu’ils n’ont pas pu financer en comptabilité parallèle, c’est la mienne.

CTXT – Quel rôle a joué et est en train de jouer l’ancien président de la République Fernando Henrique Cardoso ?

C’est l’une des chevilles ouvrières du coup d’Etat contre Dilma. Il a une personnalité indigente, politiquement schizophrène. À l’international il parle comme un social-démocrate, mais au Brésil son discours est néo-libéral. D’ailleurs, il a suggéré que se présente aux présidentielles le candidat à la mairie de Sao Paulo, qui est un entrepreneur réactionnaire, anti-populaire, élitiste. Cardoso a un rôle assez triste, typique du capitalisme et de la déstabilisation institutionnelle.

CTXT – Ces indications sont celles du FMI ?

Je ne pense pas, je dirai plutôt qu’elles proviennent d’institutions financières privées qui sont connectées à la bourgeoisie locale.

CTXT – Mais les politiques dont on parle proviennent du FMI et ce sont celles qui sont imposées…

Oui, c’est le cas aussi en Espagne, mais je ne crois pas que le coup d’État ait été commandité par le FMI. Lula a payé la dette du Brésil vis-à-vis du FMI, il n’y avait pas de mobile.

 

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Dilma Rousseff, en mars 2015. ©Jonas Pereira/Agência Senado.

CTXT – Quelles étaient alors les raisons pour lesquelles Dilma Rousseff dérangeait ?

Il y a eu deux motifs principaux. Avec Dilma on a vu se produire une augmentation exponentielle de la dette brésilienne externe et il a fallu recourir aux financements internationaux pour que l’État continue de fonctionner. De sorte que les taux de croissance ont baissé, les entreprises n’avaient pas de moyens pour capter le capital financier. Ce qui fut déterminant et évident dans la dégradation des opinions sur le gouvernement.

En deuxième lieu, Dilma a conduit certaines réformes qui ont été applaudies par la Banque Mondiale, mais qui étaient contraires aux idées du parti et de la gauche. Sa destitution est donc provoquée par des questions économiques et politiques.

CTXT – Le verdict du 24 janvier concernant Lula est-il définitif ou existe-t-il encore des recours ?

Les recours peuvent être poursuivis jusqu’au Tribunal Suprême Fédéral. Mais en réalité ce n’est pas une question de droit. Aujourd’hui au Brésil, il y a de sérieuses limites à ce que les procès aient des garanties. Les points de droit pertinents dans cette affaire sont dilués dans un procès politique. Jamais le droit et la politique n’ont été tant mêlés, tant intégrés. Des personnes accablées par de lourdes preuves sont emprisonnées, et d’autres non. Tout dépend de qui écrit le récit, le discours sur le procès et du membre du Tribunal Suprême Fédéral qui prendra la décision. Il n’y a pas de prédictibilité comme ce devrait être le cas avec la justice démocratique d’un État de droit. On assiste à un mélange d’impunité et de punissabilité sélective.

“Le financement illégal des partis est un aspect de la perversion originelle du système politique brésilien, présente dans tous les partis et jusqu’à récemment perçue non comme de la corruption, mais comme un comportement normal.”

CTXT – Lula maintiendra-t-il sa candidature s’il est définitivement condamné ?

Dans ce cas, si nous n’avons pas la possibilité de présenter Lula légalement, il nous faudra choisir un nouveau candidat capable de maintenir l’unité des forces de gauches à plus long-terme. Un substitut pourrait être Jaques Wagner, ancien gouverneur de l’Etat de Bahía pendant deux mandats.

CTXT – Pourtant Wagner est aussi impliqué dans le scandale Petrobras…

Que ce soit juste ou injuste, la majorité (politique) a un problème avec la justice. Wagner a été un administrateur compétent, mais il n’a pas le charisme, la reconnaissance politique de la population jeune du pays ou des couches populaires, nécessaire pour avoir les mêmes chances d’élection. Lula est la seule possibilité pour que la gauche gagne ces élections.

CTXT – Vous savez, en Espagne c’est à la mode de présenter des candidats emprisonnés…

Au Brésil, nous avons deux types de politiques emprisonnés : le premier est historiquement lié à la corruption au Brésil, qui vient des gouvernements antérieurs, et l’autre est impliqué dans le financement illégal des partis. Ce dernier est un aspect de la perversion originelle du système politique brésilien, présente dans tous les partis, et jusqu’à récemment perçu non comme de la corruption, mais comme un comportement normal. Les pouvoirs publics ont, à raison, commencé à le traiter comme un phénomène illégal, relevant de la corruption. Ce qui n’est pas convenable, c’est qu’on ne prête attention qu’à une certaine partie du spectre politique. C’est discriminant. C’est contraire à l’égalité formelle, et c’est une violation de la légalité que devrait préserver le procès pénal.

CTXT – Jusqu’à quel point tous ces procès ont-ils éloigné les gens de la politique ?

La sphère politique est aujourd’hui celle qui est la plus déshonorée au Brésil.

CTXT – Plus que le journalisme ?

Plus que le journalisme. Les médias de droite, très organisés et structurés, se fixent pour rôle d’aller à l’encontre du personnel politique ; ils vont à l’encontre des partis et de la démocratie. C’est à dire qu’ils décrivent la démocratie comme perverse, sujette à la corruption. Et les gens ne veulent pas s’engager dans les partis, n’écoutent plus les chefs de file politiques. Une partie de la population croit que la démocratie se limite à cela, et que tous sont des voleurs. Les partis sont aujourd’hui diabolisés. L’aspect positif de tout cela pour le PT, c’est que le parti est toujours bien placé dans les intentions de vote et qu’il regagne aujourd’hui des appuis. C’est une réponse spontanée à l’épuisement du message contre Lula, contre le PT, contre la politique…

CTXT –  Y-a-t-il à gauche ou à droite des forces politiques qui ont pu s’appuyer sur cette désaffection envers la politique traditionnelle, en se présentant comme rénovatrices ?

Oui, à droite il y a une nouvelle force politique d’extrême droite proto-fasciste emmenée par le député Jair Bolsonaro. Pour autant, elle n’a que d’infimes chances de parvenir à la présidence, même dans le cas d’un possible retrait de Lula. Elle n’a pas de crédibilité vis à vis de la bourgeoisie. Bolsonaro bénéficie de soutiens parmi les travailleurs et un électorat dépolitisé. Mais ce transfert de votes ne sera pas suffisant pour créer une majorité électorale. Il faut ajouter à cela les attaques récentes des mass-media, qui observent avec inquiétude la hausse de sa popularité et y voient une menace sérieuse face à la candidature du social-démocrate Geraldo Alckmin. Si seuls restent dans la bataille Bolsonaro et Lula, l’ex-président pourrait gagner au premier tour.

“Le cycle du président Lula n’est pas arrivé à son terme, et cela imprime l’orientation du camp populaire et démocratique. Il faut reconnaître ces bases pour réfléchir au futur, pour ne pas sortir de la politique, et ne pas renoncer à appuyer le président, aujourd’hui acculé et assiégé.”

A gauche, une négociation est en cours entre différents partis qui tentent de se rénover en présentant une proposition d’avenir, avec pour objectif de créer une nouvelle force politique qui ne soit pas subordonnée aux anciennes coalitions. Les coalitions antérieures étaient des coalitions idéologiques, régionalistes et oligarchiques qui offraient leur appui à n’importe quel gouvernement, pour peu qu’on leur donne une part du pouvoir. Cette nouvelle perspective à gauche est en gestation, mais elle n’aura pas d’influence sur ces élections, bien qu’elle puisse se projeter pour la suite. Le cycle du président Lula n’est pas arrivé à son terme, et cela imprime l’orientation du camp populaire et démocratique. Il faut reconnaître ces bases pour réfléchir au futur, pour ne pas sortir de la politique, et ne pas renoncer à appuyer le président, aujourd’hui acculé et assiégé.

CTXT – Vous, en revanche, vous ne participez pas à la campagne électorale ?

Je n’y prends pas part pour deux raisons fondamentales. Tout d’abord parce que le candidat ne peut pas être de Río Grande do Sul ; le courant politique que je représente (Mensagem ao Partido), et qui domine cet État avec un appui interne de 90%, se trouve aux antipodes politiques de la direction nationale. L’appareil du parti est complètement opposé à nos positions.

Mais aussi, parce que, dans un registre plus personnel, je suis le vilain petit canard du PT en ce moment. J’ai durement critiqué l’exécutif national du parti pour les raisons que j’ai mentionnées auparavant : son ineptie, son incompétence et son inopérabilité. Pendant le gouvernement de Dilma, ils se sont pliés à un type de politique pragmatique qui s’est révélée être une erreur. La direction a appuyé la nomination d’un économiste néo-libéral (Henrique Meirelles) au poste de ministre de l’intérieur, qui est devenu un membre remarqué du nouveau gouvernement après le coup d’Etat. Je ne serai pas un candidat convenable pour que le président puisse unifier le parti. Je ne plais pas à Sao Paulo (où se trouve la tête du parti).

CTXT – Parlez-nous de votre expérience de gouvernement.  De quelle manière ont fonctionné et peuvent se développer des modèles participatifs comme ceux que vous et le gouvernement Lula avez mis en œuvre ? Que reste-t-il de Porto Alegre ?

Les projets participatifs mis en place dans plus de 400 villes, pour la plupart de grandes municipalités, ont été un succès, mais ils ne se sont pas généralisés à l’ensemble du pays et de ses régions. Lula a mis en œuvre d’importantes avancées, on a organisé de nombreuses conférences nationales sur la sécurité publique, la santé, l’éducation, et nous avons créé de nouvelles normes que le gouvernement a appliquées.

“Nous avons instauré en 2011 le « cabinet digital » qui sert d’interface permanente entre le gouvernement régional et la population. L’an dernier nous avons eu 1,7 millions de citoyens qui ont voté sur Internet.  Cela veut dire que 15% de la population a accepté le défi de la participation directe.”

Dans mon Etat, avec mon gouvernement, nous avons conduit une véritable révolution de la participation populaire. On a appliqué quatre éléments de participation directe : les primaires régionales, les réunions du conseil de développement régional, les processus de négociation politique du Conseil de développement économique et social de l’État, et la participation par le vote direct de la population à l’établissement des priorités politiques. En plus, nous avons instauré en 2011 le « cabinet digital » qui sert d’interface permanente entre le gouvernement régional et la population. L’an dernier nous avons eu 1,7 millions de citoyens qui ont voté sur Internet. Il faut ramener ça aux 11 millions d’électeurs. Cela veut dire que 15% de la population a accepté le défi de la participation directe. Pourtant, lors des élections, nous avons vécu le processus de marginalisation politique du PT, qui s’est transformé en parti de la corruption. Dans mon État, dans mon gouvernement, il n’y a pas eu un cas de corruption, mais le PT a été identifié dans son ensemble comme le parti corrompu.

CTXT – Quel a été l’impact de la campagne médiatique ? Qu’y avait-il de vrai ?

C’était une campagne brutale. C’est pour cela que la participation populaire ne nous a pas bénéficié du point de vue électoral. Car la participation électorale est régie par l’État, et l’État comme la politique en général sont perçus comme corrompus. Et cela a fonctionné. Quelle a été la réponse de la population ? On voit aujourd’hui émerger de nouveaux mouvements sociaux, parmi les intellectuels, autour des questions liées aux luttes des femmes, pour le logement, ou sur les problématiques rurales. Ces mouvements font irruption en marge des partis et n’ont pas pour la majorité d’entre eux de ligne politique identifiée à la gauche ou à la droite. Ce sont des mouvements antisystèmes, et c’est la formule dont s’empare la population pour réagir au vide politique.

Certains de ces mouvements sont en train de se rapprocher des partis. Par exemple, il y a eu une réforme de la ligne politique du PSOL (Parti Socialiste et Liberté), divisé entre un courant trotskiste et un courant chrétien libertaire, de gauche plus traditionnelle, qui s’est constitué en parti minoritaire. Désormais, le PSOL apparait comme un assemblage d’influences appelé à répondre à certaines demandes exprimées par les mouvements sociaux. D’ailleurs, Le PT aussi envisage d’y apporter des réponses, il a lui aussi recueilli le « produit » politique de ces mouvements.

Quelle est l’idée d’une partie de la gauche ? Construire à partir de l’inertie de ces mouvements, de petits partis et de fractions de partis, un nouveau front politique pour l’ère post-Lula, après les élections. L’objectif est de créer une alternative qui puisse porter une réforme politique, une restructuration des partis et la proposition d’une option crédible.

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Tarso Genro interviewé par la revue espagnole CTXT ©Manolo Finish.

 

CTXT – De 2010 à aujourd’hui, la dette publique du Brésil est passée de 60 à 80%, cela signifie-t-il que l’État-social brésilien s’est construit sur la dette ?

Oui, il s’est construit à partir de la dette mais, surtout, à partir des prix des produits de base sous le gouvernement Lula. D’une certaine façon, les États-Unis ont compris la chose suivante “nous sommes en train de financer des pays émergents comme le Brésil, entre autres, et il faut baisser le prix des produits de base”. Cette baisse brutale des prix a affecté le Brésil, et a détruit le Vénézuela, par exemple, dont l’économie repose sur le pétrole. En ce moment, nous développons un modèle social-démocrate alternatif timide, mais nous ne créons pas une demande interne capable de financer le développement et de progressivement se libérer de la dépendance envers les capitaux étrangers pour financer l’État. Pas tant pour financer les entreprises qui ne sont que pour une petite partie de cette dette.

Les émissions de bons du trésor avaient une valeur incroyable à cette époque et elles sont aujourd’hui très basses. Le Brésil a été noté BBB- par Standard & Poor’s. Il n’est pas recommandé de faire des investissements au Brésil. Ils envoient un message “Faites les réformes. Si vous ne les faites pas, nous en finirons avec vous”. C’est le mécanisme habituel quand on veut en finir avec les politiques publiques. C’est ce qui est arrivé en Europe avec la Grèce, le Portugal, l’Irlande, ou l’Espagne à un moment donné. Il s’est passé pratiquement la même chose. Cette dépendance à l’égard de l’ingénierie financière est un prix que tous les pays sont en train de payer, que nous soyons ou non dans un régime démocratique. Les démocraties non plus n’échappent pas à ces méthodes. Mais l’Amérique Latine n’a pas engagé de réforme fiscale et doit faire face à d’immenses difficultés d’ordre historique, , qui ont à voir avec les institutions, les niveaux de développements. Et sans réforme fiscale, il n’y a pas d’État. Aujourd’hui le système fiscal est régressif.

CTXT – On parle précisément d’un changement de cycle politique en Amérique Latine, avec la fin de certains processus progressistes, provoquée tant par les conditions matérielles liées à la crise économique globale que par les contextes et les hommes politiques de chaque pays. Est-il possible de renverser la tendance actuelle ?

Ce qui arrive aujourd’hui en Amérique Latine fait partie d’un processus de long terme. Le capital financier globalisé avait besoin de l’abandon des réformes progressistes en cours dans la zone, et pour ce faire il a pris le contrôle des États à travers le contrôle de la dette. La force normative des constitutions des États se dissout. Cette dilution permet qu’une autre source normative, les nécessités du capital financier, prenne le pas. Ces pouvoirs régulent la manière dont l’État doit se comporter vis à vis de la dette.Nous avons un blocage de l’État démocratique qui peut se résoudre à moyen-long terme, mais, pour cela, il faut faire apparaître des propositions alternatives à l’État de droit traditionnel, qui est aujourd’hui soumis à des forces qui n’ont rien de commun avec la souveraineté populaire. Si vous gagnez les élections, vous devez vous conformer à un ensemble de règles liées à l’emprise du capital financier sur les Etats. Il peut y avoir une issue, mais il faut pour cela faire preuve d’une grande capacité d’imagination.

Dans les débats internes et avec des camarades d’autres courants, je demande toujours quelle transition nous proposons pour sortir de ce modèle néolibéral, qui a pris le pas avec le gouvernement de Dilma et qui s’applique aujourd’hui, quelle transition vers une proposition productive, pour une économie avec un fort taux de croissance, de nouvelles fonctions et de nouvelles organisations pour le monde du travail, pour la réduction des inégalités sociales. Nous avons fait quelques corrections importantes pendant le gouvernement Lula, avec des politiques compensatrices, mais pas avec des politiques structurelles de réorganisation des relations économiques entre classes sociales.

“Ce qui arrive aujourd’hui en Amérique Latine fait partie d’un processus de long terme. Le capital financier globalisé avait besoin de l’abandon des réformes progressistes en cours dans la zone, et pour ce faire il a pris le contrôle des États à travers le contrôle de la dette.”

Mais personne n’a une idée claire, seulement des intuitions. “Il faut combiner faibles taux d’inflation et croissance économique”, entendu ! “Il faut développer de l’investissement publique pour accélérer la croissance économique”, d’accord, mais l’État est extraordinairement endetté et il est financé par le système bancaire international et ses mécanismes, comment échapper à ces pressions ?. “Il faut croire de nouveau en la politique”. Mais que fait-on dans un pays qui n’a pas de centre ?

Notre pays est dépourvu de centre. Le centre s’entend comme un ensemble d’opportunités des oligarchies régionales, ce n’est pas une position idéologique, une position politique ou une position programmatique. Dès lors, il nous faut répondre à cela. Si l’on n’a pas de réponses, cette crise peut se prolonger et le Brésil devenir une société des “trois tiers” : un tiers d’inclus, de consommateurs ; un autre dans la pauvreté, dans la survie ; et un dernier tiers hors-la-loi, appréhendé sous l’angle policier. Cette société des trois tiers peut résulter des réformes en cours au Brésil, suite à la décomposition complète du projet démocratique à la base de la constitution de 1988, qui n’était pourtant pas si sociale, mais qui connait aujourd’hui un brutal retour en arrière.

CTXT – Ce que vous nous avez décrit est schématiquement très proche de ce qui est arrivé en Europe : le  discrédit des partis, l’incapacité de la social-démocratie à proposer des solutions nouvelles pour affronter la pensée néo-libérale… Ne pensez-vous pas que le changement est impossible sans tisser une alliance internationale de gauche alternative capable d’obliger les partis classiques à se réformer ? N’est-il pas temps de construire une véritable alliance internationale qui puisse lutter contre la prégnance du néolibéralisme ?

Ce que vous dites est lié à l’impossible rénovation du système social-démocrate. Les transformations technologiques qui ont eu lieu ces dernières années (dans la production, les méthodes d’organisation du monde du travail…) ont complètement déstructuré la société de classes traditionnelle. Cette dissolution a fini de liquider les sujets politiques capables de négocier les pactes sociaux-démocrates dans les pays développés. Les pactes sociaux-démocrates sont fondés sur une relation contractuelle claire : d’un côté, la bourgeoisie industrielle, de l’autre, les ouvriers organisés. Cette relation a eu pour résultat, dans l’ensemble des sociétés, l’État social, qui a prospéré pendant au moins 20 ans. Ces sujets ont disparu. La bourgeoisie industrielle n’a plus de volonté politique autonome et les ouvriers traditionnels, ceux de la seconde révolution industrielle, sont de moins en moins intégrés de manière horizontale dans leurs catégories professionnelles, dans leurs désirs et leurs besoins… Ils sont de plus en plus différenciés. L’absence de sujets pour négocier les pactes sociaux-démocrates se reflète aussi dans l’organisation des partis sociaux-démocrates qui, à une époque, avaient tendance à aller vers la gauche. Ce n’est plus le cas désormais.

“Il n’existe plus de politiques économiques purement nationales. La prophétie marxiste internationaliste a fini par se réaliser à travers le capital financier, et non dans l’union des travailleurs. C’est la bourgeoisie financière qui est finalement partie à l’assaut des cieux.”

Cela pose à la gauche des questions clés : Quels sont les sujets des transformations sociales ? Quels pactes sont nécessaires pour créer des majorités politiques ? Les partis comme le PT doivent répondre à cela, sans quoi ils ne font tout simplement pas de politique. L’alternative est celle de la subordination, dans laquelle il s’agit de négocier un peu plus ou un peu moins de néolibéralisme, mais pas un autre modèle social solidaire qui réduise les inégalités, qui en finisse avec la misère ou qui limite le capital financier. Sur le plan international, il s’agit non pas de rompre avec la globalisation, car la rupture est impossible, mais de réfuter une relation de dépendance pour arriver à une relation de coopération autodéterminée, à travers laquelle se dessinerait un nouveau projet national.

CTXT – Comment pourrait se réaliser la coopération avec l’économie globale dont vous parlez ?

Je vous donne un exemple : la Banque de Développement des BRICS, l’initiative la plus importante du gouvernement Lula est en train d’être démantelée. C’était un élément d’action dans le plan de l’économie globale qui pouvait agréger un groupe de pays et divers intérêts. Ce genre d’instrument est décisif. Il n’existe plus de politiques économiques purement nationales. Il y a une interdépendance des capitaux globalisés dans l’économie mondiale. La prophétie marxiste internationaliste a fini par se réaliser à travers le capital financier, et non dans l’union des travailleurs. C’est la bourgeoisie financière qui est finalement partie à l’assaut des cieux.

Lolita Chávez : “Les multinationales se comportent comme des prédateurs”

http://ctxt.es/es/20171220/Politica/16773/Guatemala-Gorka-Castillo-Sarajov-Florentino-Pérez.htm

La revue espagnole CTXT publiait en décembre 2017 cet entretien avec l’activiste guatémaltèque Lolita Chávez, réalisé par Gorka Castillo. Finaliste du Prix Sakharov 2017, finalement décerné par le Parlement européen à l’opposition vénézuélienne, Lolita Chávez est une défenseure reconnue des droits des femmes et des populations autochtones d’Amérique latine. Elle dénonce dans cet entretien la toute-puissance des multinationales sur le continent latino-américain ainsi que les multiples formes d’oppression subies par les femmes indigènes – Traduit de l’espagnol par Florian Bru. 

Lolita Chávez (Santa Cruz de Quiché, Guatemala, 45 ans) le ressent. Elle vit avec l’animal de la peur. Et toutes les femmes de sa communauté le ressentent aussi. Et les grand-mères. Beaucoup sont mortes pour avoir remué des situations injustes, pour avoir tenté d’ouvrir une brèche dans la forteresse de l’impunité. Les dernières furent deux camarades qui s’étaient interposées physiquement contre l’avancée des entreprises d’exploitation minière et forestière. Au Guatemala sont commis depuis dix-sept ans des crimes atroces contre des femmes, dans leur immense majorité des indigènes mayas, jeunes, travailleuses, à la peau mate et aux cheveux longs.

Bien que le nombre de disparitions atteigne plusieurs centaines dans tout le pays, ce sont près de neuf cents crimes qui restent impunis depuis 2010. Des assassinats que l’immense majorité des habitants impute à l’armée, aux paramilitaires et aux mafias avec lesquelles le pouvoir économique a de profondes connexions avec le système politique guatémaltèque. C’est pour cela que Chávez ne tient pas sa langue et dénonce la situation. Elle l’a fait si ouvertement qu’elle a dû être secourue par une organisation espagnole qui la maintient aujourd’hui à l’abri, grâce à un programme de protection spécial. Sa vie et celle de ses deux enfants sont en jeu.

La deuxième semaine de décembre, elle était à Strasbourg en tant que finaliste du prix Sakharov, que le Parlement Européen décerne chaque année à une personne s’étant illustrée par son action en faveur des droits humains. La récompense a fini dans les mains de l’opposition vénézuélienne, mais elle aurait aussi bien pu échoir au groupe de femmes mayas qui, comme Lolita Chávez, dévoile depuis des années d’obscurs intérêts économiques que des entreprises multinationales comme l’espagnole ACS (Actividades de Construcción y Servicios) habillent de rhétorique civilisatrice. « Nous, les femmes, nous sommes en révolte contre un modèle de vie prédateur. Nous ne voulons pas de leur argent. Nous ne voulons pas de leurs miettes », dit cette femme douce, mais qui sidère par la force intérieure qu’elle renferme.

CTXT : Qu’a impliqué pour vous cette reconnaissance ?

Eh bien, ça m’a beaucoup interpellée et j’ai demandé quelle en était la raison. On m’a répondu que c’était une initiative du groupe parlementaire des Verts, en reconnaissance de mon parcours pour la défense du territoire et des biens communs de mon peuple. C’est aussi parce que je suis une femme maya. Cette mise en relation de la lutte pour le territoire avec la cosmovision enracinée dans notre perception ancestrale a provoqué ma nomination. Quand j’en ai été informée, je traversais un moment difficile ; j’avais été victime d’attaques de la part de groupes violents.

CTXT : Pendant la remise du prix à l’opposition vénézuélienne à Strasbourg, vous avez rompu le protocole avec un geste très symbolique, de quoi s’agissait-il ?

Oui, je me suis levée et j’ai brandi une affiche contre les multinationales. Nous y avions réfléchi avec mon peuple, parce que c’était une forme de reconnaissance de ma communauté. Ce qui s’est passé, c’est qu’en apprenant ma nomination, on m’a contactée depuis d’autres territoires du Honduras, du Costa Rica, du Mexique, du Salvador, d’Argentine, du Chili et même du Brésil pour me demander que je profite de l’occasion et que je montre à l’Europe ce que subissent les peuples natifs d’Amérique latine à cause des entreprises multinationales, dont beaucoup sont européennes.

“Chaque génération qui a maintenu des liens avec les richesses naturelles de la Terre Mère a été systématiquement attaquée par les oligarchies financières de mon pays et par des entreprises d’extraction étrangères.”

Ça a été une chaîne d’expressions contestataires très grande, très émouvante. Quand on m’a expliqué que dans le protocole de la cérémonie j’étais une invitée spéciale, sans la possibilité de prendre la parole, j’ai demandé conseil aux femmes de ma communauté et nous avons convenu collectivement de deux propositions. L’une était que si je ne devais pas pouvoir parler, mieux valait que je ne m’y rende pas. L’autre était que si j’y assistais, je trouve un moyen de rendre visibles les motivations qui m’avaient amenée jusque là-bas. Il s’agissait de défier le protocole en affichant notre lutte contre les multinationales et en employant notre expression native d’Abya Yala [utilisée par les peuples indigènes pour désigner le continent américain] plutôt que « l’Amérique ».

CTXT : On insiste généralement sur le fait que ces entreprises ne laissent sur vos territoires que misère et douleur.

Le problème est leur avarice sans limite. Chaque génération qui a maintenu des liens avec les richesses naturelles de la Terre Mère a été systématiquement attaquée par les oligarchies financières de mon pays et par des entreprises d’extraction étrangères, dont certaines sont espagnoles, comme ACS. Nous en sommes arrivés à une situation si extrême qu’aujourd’hui, nous nous voyons dans l’obligation de lancer un appel urgent à la communauté internationale pour freiner toutes et tous ensemble le néolibéralisme. Nous défendons l’eau, les terres et les montagnes au prix de notre vie. Comme disent les grand-mères de ma communauté : « Nous avons participé à la redistribution des ressources, mais c’est avec nos vies que nous nous sommes opposées aux entreprises multimillionnaires qui ne faisaient qu’accumuler des biens ».

CTXT : Comment ces entreprises se comportent-elles dans un territoire comme l’Amérique latine, si riche en ressources naturelles ?

 Elles se comportent comme des prédateurs. Elles saccagent tout et, une fois que c’est fini, elles continuent à côté. Leur désir d’accumulation est si insatiable qu’elles sont en train d’exterminer l’humanité. Mais ces expressions ne suffisent pas à exprimer les jugements que nous, les peuples, portons sur ces entreprises. Par conséquent, notre lutte est permanente. Le mandat que nous avons reçu de nos grand-mères est de ne rien céder face à ce système pervers que l’on tente de nous imposer, face à ces gens qui devraient être la honte de l’humanité.

CTXT : Quelle réponse obtenez-vous des Etats ?

Les puissances mondiales font partie de ce fléau. Je l’ai déjà dit à l’Union Européenne : vous êtes responsables. Et les Etats-Unis le sont aussi, eux qui ont infligé les maux les plus sombres et sanglants à mon peuple pendant la guerre.

“Nous ne parlons pas de charité. Nous parlons de réciprocité entre peuples. Des Sahraouis avec les Mayas, et des Mayas avec le peuple lenca, les Mapuches, etc. Nous proposons de nouvelles alliances de réciprocité dans lesquelles personne n’est inférieur à autrui.”

CTXT : Et comment vit-on ce processus de destruction que vous décrivez quand on est, en plus, une femme ?

C’est une double peine. Depuis l’arrivée des multinationales nous vivons dans un système patriarcal, militaire et raciste. C’est une stratégie économique globale qui s’appuie sur une législation pensée pour protéger les intérêts prédateurs. Nous luttons contre un modèle machiste et raciste que sécrète les structures institutionnelles par leurs efforts d’accumulation. Ces efforts font que la seule préoccupation est de gagner de l’argent pour survivre, occultant la violence déployée pour y parvenir. Les violences sexuelles, les insultes et expressions racistes quotidiennes que nous subissons en tant que femmes sont étouffées et ignorées. Je l’ai moi-même vécu, et c’est révoltant. Les parcours jusqu’à la prison que suivent les femmes en lutte qui sont arrêtées ne sont pas les mêmes que ceux des hommes. Avant, elles sont violées et torturées.

LVSL : Qui pratique ces atrocités ?

Ils sont nombreux. Les militaires, par exemple, qui depuis de nombreuses années sont formés à l’Ecole des Amériques pour pouvoir faire disparaître et torturer sans que ça ne perturbe leur conscience. Ces militaires sont liés à des groupes paramilitaires et à la délinquance organisée, les Maras. Au-dessus d’eux se trouvent les fonctionnaires publics et des familles oligarques comme les Gutiérrez Bosch, qui considèrent les indigènes et les femmes comme des servantes, comme des esclaves. Finalement, il y a les grandes entreprises minières et forestières mafieuses, pour qui nous ne sommes que des obstacles.

CTXT : A quelles entreprises faites-vous allusion ?

ACS, dont la filiale Cobra a pillé l’eau du fleuve Cahabón qui approvisionne vingt-neuf mille indigènes, est l’une d’entre elles. C’est pour cela que je donne souvent rendez-vous à Florentino Pérez [homme d’affaires espagnol, président du Real Madrid], parce que je veux que nous nous rencontrions, qu’il connaisse les visages des communautés que son entreprise essaie d’éliminer au Guatemala, ainsi que nos histoires, à nous qui défendons un autre modèle de vie. Qu’il mette un visage sur nous. Il y a aussi Enel, une entreprise italienne d’énergie, qui a déplacé et divisé des communautés à Cotzal pour construire une centrale hydroélectrique, et la canadienne Gold Corp, qui a déjà pillé un territoire et qui s’est maintenant lancée vers d’autres zones pour continuer à le faire. Nous voulons qu’ils mettent un visage, parce qu’ils nous tuent et que l’humanité ne s’en rend pas compte. Alors moi, je leur dis que nous ne sommes pas des êtres de rang inférieur et que nous continuerons à interposer nos vies pour stopper leur activité, comme nous l’avons fait avec Monsanto. Nous, les femmes, nous sommes rebellées.

CTXT : Vous considérez-vous victimes de ce capitalisme vorace et patriarcal ?

Nous ne nous considérons victimes de rien. Nous sommes défenseures de modèles alternatifs de relations humaines, de nouvelles formes d’internationalisme. L’une des problématiques fondamentales que nous partageons en Abya Yala, c’est que nous ne sommes pas nées pour être des victimes, rendues esclaves par un sentiment de rejet. Nous ne parlons pas de charité. Nous parlons de réciprocité entre peuples. Des Sahraouis avec les Mayas, et des Mayas avec le peuple lenca, les Mapuches, etc. Nous proposons de nouvelles alliances de réciprocité dans lesquelles personne n’est inférieur à autrui. Le mode de vie des peuples natifs n’est pas l’accumulation de l’argent, parce qu’il n’apporte pas la plénitude mais de la souffrance.

CTXT : Avez-vous des peurs ?

Oui, mais je les garde pour moi. Je préfère ne pas les dire.

 

Crédit photo : ©Manolo Finish 

Ce que les médias passent sous silence à propos de Cuba

©Madden. Cette image est dans le domaine piubloc

Depuis le décès de Fidel Castro, les mêmes propos sont répétés en boucle par les journalistes et les hommes politiques : Cuba est l’une des dernières dictatures, elle enferme ses opposants, viole les droits de l’homme et affame son peuple. L’occasion est trop belle pour dire tout et n’importe quoi à ce sujet. Réponse aux mensonges et raccourcis à propos de Cuba.

Ségolène Royal, pour avoir osé dire qu’il « n’y a pas de prisonniers politiques à Cuba », a vu un torrent de boue s’abattre sur elle. Simplement parce qu’elle a eu l’outrecuidance de défendre Cuba. Car c’est bien cela qui lui est reproché, puisque personne n’a apporté le moindre élément permettant de démentir son affirmation.

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Vous la voyez l’opposition radicale au régime ? Et la bavure digne de la tyrannie policière la plus arbitraire ? Non ? #HeuresLesPlusSombres

Ah non, pardon, en réalité, seul Amnesty International a tenté un truc. Comme unique exemple à charge, l’organisation cite le cas de l’artiste El Sexto, arrêté pour avoir tagué « se fue » (« il est parti », ce que certains interprètent comme une référence au décès de Fidel Castro) sur le mur d’un grand hôtel de la Havane et de plusieurs bâtiments prestigieux ! (1) Scandaleux ! Il est vrai qu’à Paris, si un artiste avait eu l’idée de taguer le Fouquet’s ou la Cathédrale Notre-Dame, la police l’aurait probablement applaudi et il n’aurait bien sûr encouru aucune poursuite pénale…

Je ne sais pas qui s’occupe de la com’ d’Amnesty International, mais si c’était pour sortir une ânerie pareille, il aurait mieux valu faire comme tous les autres et dénoncer sans preuve, cela aurait été hautement plus crédible… (2)

« Mais peu importe ! » diront les autres. « Cuba est une dictature et rien ne le justifie ! »

Vraiment ? Retour en arrière

De la soumission aux États-Unis à la révolution

Cuba, de 1899 à 1959, était de fait une colonie états-unienne. Connue comme étant « le bordel de l’Amérique », l’île était alors gangrenée par la pauvreté, la prostitution, le jeu, les narcotrafiquants, la mafia et autres malfrats états-uniens venus échapper à la prohibition. Pour se faire une idée, il faut savoir que Miami et Las Vegas n’existaient pour ainsi dire pas avant la révolution cubaine, puisque l’île tenait leur rôle.

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Le dictateur Batista (à droite) en visite aux Etats-Unis en 1938.

Lorsque les guérilleros conduits par Fidel Castro rentrent victorieux à la Havane le 8 janvier 1959, ils viennent de renverser la dictature militaire pro-américaine de Fulgencio Batista, responsable de la mort de 20 000 cubains en sept ans. Beaucoup reprochent à Fidel Castro de s’être alors rendu coupable d’un nettoyage politique contraire aux droits de l’Homme. Mais de quoi parle-t-on ?

Fidel Castro avait maintes fois appelé la population à ne pas se livrer à la vengeance et à un « bain de sang », mais à laisser la révolution rendre justice. Il y eut donc des procès qui ordonneront 631 condamnations à mort et amèneront 146 proches de Batista à être fusillés. Il n’y eut aucun lynchage ou exécution sommaire. Comparons ces chiffres à une situation similaire : en 1944, lorsque la France fut libérée, il y eu près de 9 000 exécutions sommaires et plus de 1 500 condamnés à mort (parmi eux on compte des écrivains et des journalistes, ce qui ne fut pas le cas à Cuba). (3) Il ne viendrait à l’idée de personne de remettre en cause le gouvernement de l’époque ou le Général de Gaulle pour ces faits.

La guerre meurtrière des États-Unis contre Cuba

Le nouveau gouvernement cubain se heurte rapidement à l’opposition des États-Unis. Ces derniers sont irrités par ses réformes et les nationalisations. Ils mettent fin à l’importation de sucre en provenance de l’île (qui représentait 80 % des exportations de Cuba vers les États-Unis et employait près de 25 % de la population). En 1962, les États-Unis vont jusqu’à imposer un embargo à Cuba qui rompt les relations commerciales entre les deux pays (même alimentaires), et obligent la majeure partie des pays américains et leurs alliés occidentaux à faire de même.

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191 pays ont condamné l’embargo des États-Unis sur Cuba. L’ONU a condamné 18 fois ce qu’elle considère comme un « blocus ».

Tout produit élaboré avec des éléments d’origine cubaine est interdit d’entrée aux États-Unis. Les avoirs de l’État cubain aux États-Unis sont gelés. Les transactions financières sont interdites. Tout échange en dollars avec l’île est sanctionné. Pendant des décennies, il sera interdit aux citoyens états-uniens de se rendre à Cuba. Le but affiché des États-Unis est de profiter des difficultés que provoque l’embargo pour provoquer la chute de Fidel Castro. L’embargo n’a cessé d’être renforcé par les États-Unis (jusqu’en 2009). (4)

En 1996, la loi Helms-Burton interdit à toute personne ou entreprise dans le monde de commercer des produits issus de biens américains qui ont été nationalisés par le régime cubain après la révolution. (5)

En 2004, l’administration Bush adopte une loi visant à condamner à dix ans de prison et à un million de dollars d’amende tout citoyen états-unien se rendant à Cuba sans autorisation, ou avec autorisation mais plus de 14 jours, ou qui dépenserait sur l’île plus de 50 dollars par jour, ou qui enverrait de l’argent à un proche adhérent du parti communiste local. (6)

L’embargo a donc condamné Cuba à l’autarcie, la poussant dans les bras des soviétiques. Il est encore en vigueur aujourd’hui. C’est l’embargo commercial le plus long de l’époque contemporaine. En 2014, on estimait les pertes directement liées à l’embargo à 116 milliards de dollars pour l’île. (7)

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Le groupe terroriste Alpha 66 fêtant ses 50 ans à Miami.

Mais quand il s’agit de l’Amérique latine, son « pré carré », les États-Unis ne s’attaquent pas qu’au portefeuille. Ils ont aussi financé à hauteur de plusieurs dizaines de millions de dollars toutes sortes d’activités pouvant nuire à Cuba, terrorisme compris. Ainsi, des groupes comme Alpha-66 et Omega 7, entraînés en Floride, se sont rendus responsables de divers sabotages et attentats (rien qu’en 1960-1961, sur une période de sept mois, la CIA a commandité 110 attentats à la dynamite, a fait placer 200 bombes, et déclenché 800 incendies dans des plantations), faisant de Cuba l’un des pays au monde qui déplore le plus grand nombre de victimes d’attentats (3478 morts et plus de 10 000 blessés dont 2 099 handicapés à vie). (8) En 1971, la CIA fit importer une épidémie de peste porcine africaine sur l’île, à l’aide de ces organisations terroristes. En 1981, l’introduction de la dengue hémorragique toucha près de 350 000 personnes à Cuba, et entraîna la mort de 158 d’entre elles dont 101 enfants. (9) Durant toute sa vie, Fidel Castro aura été la cible de 638 tentatives d’assassinats. (10)

Face à toutes ces menaces, Fidel Castro, qui voulait pourtant la démocratie sur l’île, dut se résigner à accroître la répression, la censure et le poids du parti communiste cubain, qui devint peu à peu le parti unique de l’île.

« Imaginez ce que serait la situation aux États-Unis si, dans la foulée de leur indépendance, une superpuissance leur avait infligé pareil traitement : jamais des institutions démocratiques n’auraient pu y prospérer », résume Noam Chomsky. Il est de bon ton de donner, du haut de sa France stable du XXIe siècle, des leçons à Fidel Castro sur le type d’institutions démocratiques qu’il aurait dû mettre en place pour recevoir un brevet de « pays moralement soutenable par l’Occident ». (11) 238 morts causés par le terrorisme djihadiste nous ont récemment amenés à envisager une remise en cause de l’État de droit : multiplions le nombre de victimes par 15, ajoutons-y un blocus terrible, le financement de partis d’opposition par l’étranger et nous comprendrons ce qui a poussé le gouvernement cubain à mettre en place ces mesures autoritaires.

Les droits de l’Homme à Cuba

Il convient encore de citer Noam Chomsky : « Concernant les violations des droits de l’Homme, ce qui s’est produit de pire [à Cuba] ces quinze dernières années a eu lieu à Guantánamo, dans la partie de l’île occupée par l’armée américaine, qui y a torturé des centaines de personnes dans le cadre de la “guerre contre le terrorisme”. »

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Pour ceux qui pensent le contraire (ce qui montre bien le niveau de désinformation qu’il y a quand il s’agit de Cuba) : il y a des élections à Cuba. Ici, le 19 avril 2015 lors du premier tour des élections municipales.

La censure largement assouplie à Cuba depuis les années 1990. Il n’y a aujourd’hui plus un seul opposant politique ou journaliste en prison à Cuba (or, faut-il le rappeler, les États-Unis étaient en 2005 le 6e pays au monde avec le plus de journalistes en prison, selon le CPJ, le Comité pour la protection des journalistes). (12) (13) Cuba n’a condamné personne à mort depuis 2003 (14) ; même en 2006, lorsqu’il y eut de nouveaux attentats, la peine de mort n’a pas été appliquée. Contrairement à la plupart de ses voisins latino-américains, Cuba n’a recours ni à l’assassinat et aux enlèvements d’opposants, ni à la torture. (15) Cuba ne possède pas de police anti-émeute (les CRS en France). Depuis la création du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, l’île est réélue régulièrement pour y siéger auprès d’une cinquantaine de pays. (16)

La liste de « prisonniers politiques » fournie par les opposants cubains, sur laquelle les médias occidentaux se basent, ne comprend aujourd’hui plus que des criminels que même Amnesty International refuse de prendre en compte parce qu’elle est composée « de gens jugés pour terrorisme, espionnage ainsi que ceux qui ont tenté et même réussi à faire exploser des hôtels » (rapport d’Amnesty International de 2010).

Bien qu’il se pluralise de l’intérieur, le parti unique existe toujours à Cuba. Il faut cependant noter l’existence d’institutions démocratiques inconnues en France, comme le référendum d’initiative populaire qui permet de révoquer les élus. Une forme de démocratie directe existe à Cuba : les habitants se réunissent en assemblées de quartier pour délibérer sur le choix d’un candidat et peuvent le révoquer à tout instant. Il est interdit au parti communiste de désigner ou de faire campagne pour un candidat ; ainsi la moitié des députés cubains ne sont pas membres du parti communiste. (17) (18)

Le bilan de Fidel Castro : le socialisme concret

Si Cuba n’a pas choisi la voie de la démocratie libérale, c’est avant tout pour préserver l’héritage de la révolution, à savoir celui d’un socialisme concret qui vient en aide aux plus démunis et qui s’est instauré (avec réussite) malgré l’embargo. En voici quelques exemples :

A Cuba, personne ne dort dans la rue. C’est le seul pays d’Amérique latine et du tiers-monde à s’être débarrassé de la malnutrition infantile, selon l’Unicef. (19) L’île a atteint le plein emploi (le taux de chômage y était de 3,3% en 2014). (20) Les inégalités y ont été réduites de près de 30% depuis la révolution (selon l’évolution de l’indice de Gini, qui sert à calculer les inégalités). (21) En 2016, 60% du budget de l’État correspond aux dépenses courantes de maintien des services gratuits de base dont bénéficient tous les Cubains. (22)

Cuba a, en dépit du blocus, et ce, dès 2015, avant même la date prévue, atteint les huit Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) définis par les Nations Unies. (24)

Au niveau de l’Indicateur de Développement Humain (IDH), Cuba se classe 67e selon l’ONU. (23) Devant le Brésil, la Chine, l’Inde, le Mexique, la Turquie, l’Ukraine, l’Afrique du Sud, l’Iran… Hors revenus, Cuba se classe même 26e, devant notamment le Royaume-Uni.

A Cuba, le secteur des travailleurs indépendants et d’autres formes de gestion non-étatique sont aujourd’hui en expansion. 504 613 Cubains travaillent à leur compte : ils sont protégés par le système de sécurité sociale et bénéficient du droit à la retraite – on est donc loin du cliché du pays communiste qui bride la liberté d’entreprendre. (25)

Dès 1961, soit deux ans après la révolution, Cuba fut l’un des rares pays à avoir éradiqué l’analphabétisme. Dans le détail, le taux d’alphabétisation des 15-24 ans atteint aujourd’hui les 100%, et celui des adultes 99,8%, ce qui place Cuba dans le top 5 des pays les plus alphabétisés au monde selon l’ONU.

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Vingt-huit pays bénéficient du programme d’alphabétisation cubain « Moi aussi je peux » qui a permis d’apprendre à lire et à écrire à plus de 8 millions de personnes. (29)

L’accès gratuit et universel à l’éducation est garanti à tous les citoyens à Cuba. Selon l’UNESCO, Cuba est le pays qui affiche le meilleur résultat d’Amérique Latine et des Caraïbes en matière d’éducation. Cuba est le pays disposant du plus grand nombre d’enseignants par habitant et du plus faible nombre d’élèves par classe dans le primaire et le secondaire (19 élèves par maître dans le primaire et 15 dans le secondaire). (26)

En 1959, Cuba ne comptait qu’une seule université. Aujourd’hui l’île compte 52 établissements d’enseignement supérieur. (27) Le taux brut de scolarisation dans l’enseignement supérieur y était de 95,2% en 2011, soit le 2e meilleur score du monde (derrière la Corée du Sud) selon l’ONU. La télévision cubaine diffuse régulièrement des cours du second degré pour la population adulte. (28)

D’après l’ONU, la mortalité infantile à Cuba est de 4,2 pour 1000, soit le taux le plus faible du continent américain, (à titre de comparaison, il est de 5,9 pour 1000 aux USA). Toujours selon l’ONU, celui-ci était de 69,86 pour 1000 avant la révolution.

L’espérance de vie à Cuba est de 79,4 ans selon l’ONU. Soit 0,3 ans de plus qu’aux États-Unis et seulement 1 an et demi de moins qu’en Allemagne. C’est le 3e meilleur chiffre d’Amérique derrière le Canada et le Chili. C’est 5 ans de plus que la moyenne de la zone Amérique latine et Caraïbes (30) et c’est près de la moyenne des pays riches de l’OCDE. (31)

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L’opération « Miracle », lancée en 2004 par le gouvernement cubain, a été à l’origine de 2,6 millions d’interventions chirurgicales pour rendre la vue à des personnes pauvres dans 30 pays d’Amérique latine, des Caraïbes et d’Afrique.

A Cuba, l’accès gratuit à tous les services de santé est garanti. Il y a un médecin pour 147 habitants de l’île, soit le meilleur ratio au monde. C’est plus de deux fois plus qu’en France (1 pour 299). Depuis la révolution, 109 000 médecins ont été formés à Cuba. Avant, il n’y en avait que 6 000, dont la moitié a fui le pays lors de la révolution. (32) Cuba est le seul pays au monde à avoir créé un vaccin contre le cancer du poumon, le Cimavax, (33) et un médicament permettant d’éviter les amputations liées à l’ulcère du pied diabétique. (34)

L’école de médecine de la Havane, « la plus avancée au monde » selon le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon, forme aujourd’hui 11 000 jeunes venus de 120 nations. Depuis la révolution, l’île a même déployé 135 000 soignants à travers le monde, lors de catastrophes naturelles ou humanitaires. En reconnaissance de ses efforts, Fidel Castro fut le premier chef d’État à recevoir la médaille de la Santé pour tous, décernée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En 2014, l’OMS qualifiait le système de santé cubain « d’exemple à suivre ». (35)

Un an après la révolution, Cuba a interdit la ségrégation raciale, soit sept ans avant les États-Unis. La même année, la fédération des femmes cubaines fut crée. L’égalité femme-homme est une réalité sur l’île, notamment du point de vue salarial. En 2013, Cuba occupait le troisième rang mondial du plus grand pourcentage de femmes élues députés. Elles président 10 des 15 provinces du pays. Alors que l’île comptait plus de 150 000 prostituées dans les années 50, la prostitution a été éradiquée en 1967 (pas définitivement, hélas, car elle tend à réapparaître ces dernières années : elles seraient entre 12 et 20 000 aujourd’hui selon les opposants). Les prostituées ont été soignées (30 à 40% d’entre elles souffraient de la syphilis), éduquées, logées et réinsérées.

Cuba promeut la prévention en matière d’éducation et de réinsertion sociale pour éviter la délinquance. C’est l’un des pays les plus sûrs d’Amérique latine : le taux d’homicide volontaire y est de 4,2 pour 100 000 habitants (contre une moyenne de 23 pour 100 000 en Amérique latine). Cuba est le pays d’Amérique Latine qui enregistre le moins de violences contre les enfants.

Libertés individuelles ou libertés collectives ?

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« Hop ! Confisqué ! »

Contredire les mensonges répandus à propos de Cuba n’empêche évidemment pas de jeter un regard critique sur les erreurs commises par le gouvernement, comme pour n’importe quel autre pays, à n’importe quel moment de l’histoire. Mais on ne peut déclarer que la révolution a été volée d’un coup par un « régime dictatorial ». Car le gouvernement cubain a toujours été cohérent dans ce qu’il a accompli. La même logique, le même objectif, ont été poursuivis de A à Z.

Le clivage à propos de Cuba devrait se résumer ainsi : si l’on pense que les libertés collectives priment sur les libertés individuelles, alors on soutient Cuba ; si l’on pense l’inverse, alors on condamne. Les deux ne sont évidemment pas contradictoires, et certains gouvernements ont même décidé de ne pas choisir. Prenons l’exemple de deux d’entre eux : le Chili de Salvador Allende et le Venezuela d’Hugo Chavez.

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Salvador Allende et Fidel Castro.

Salvador Allende, malgré les menaces que faisaient planer les États-Unis depuis son élection en 1971, a décidé de rester démocrate jusqu’au bout, avec la fin qu’on connaît : le putsch de 1973 mené par le général Pinochet, qui fit 3 à 4 000 morts et contraignit Allende au suicide, le Chili devenant alors une dictature militaire ultralibérale pour les vingt années qui suivirent.

Au Venezuela, le même scénario faillit se reproduire : en 2002, un coup d’État eut lieu, et Chavez, élu démocratiquement, aurait dû être fusillé dans la foulée. Mais le peloton d’exécution refusa d’obtempérer et il eût la vie sauve. La révolte des militaires et de la population contraignit les putschistes à renoncer.

Au Chili, les États-Unis ont préparé le terrain pour que le coup d’état se produise, l’ont piloté en sous main et l’ont officiellement soutenu. Au Venezuela, les putschistes furent financés par les États-Unis et la CIA fut directement impliquée.

A l’aune de ces exemples, et de toutes les tentatives de déstabilisation états-uniennes à Cuba citées plus haut, on comprend bien qu’il va falloir prendre en compte le fait suivant : non, Cuba n’avait pas, et n’a jamais eu, le choix d’être une démocratie libérale. C’est à contre-cœur, et contraint et forcé par les agressions états-uniennes, que Fidel Castro a mis en place des mesures liberticides à Cuba. Il faut également prendre en compte un autre élément : beaucoup de démocraties dans le tiers-monde sont des farces. Regardez par exemple la Colombie, où l’on compte depuis le début de l’année, 70 assassinats de proches du parti socialiste, ou le Honduras, où dès qu’un président un peu trop de gauche est élu, hop !, les militaires font un coup d’État avant de réorganiser des élections.

Ce sont tous des pays où une large part de la population est maintenue dans l’extrême pauvreté, où la violence et la corruption sont reines et où les gouvernements pratiquent régulièrement les « disparitions », l’assassinat et la torture. Comme Fidel Castro le rappelait souvent : A quoi sert la démocratie ou la liberté d’expression dans un pays qui compte 50% d’analphabètes ? Dans un pays où une grande partie de la population meurt de faim ou de maladie ? L’éducation, la médecine, la répartition des richesses : toute démocratie n’est que comédie sans ces libertés collectives préalables.

Aristote, dans Les Politiques, avait déjà bien compris que l’objectif d’un État n’est en rien la forme de ses institutions, mais sa capacité à agir ou non dans l’intérêt de son peuple. Il n’aura échappé à personne la façon dont les peuples reçoivent, chaque fois, ceux qui tentent d’imposer la “démocratie libérale” dans leur pays. La première volonté des peuples est d’abord de se libérer des puissances qui les étranglent et de pouvoir vivre par eux-mêmes : ça s’appelle la souveraineté nationale. C’est là que réside la clé pour comprendre Cuba : plus que tout, le génie de Fidel Castro, c’est d’avoir su interpréter, et appliquer, la volonté générale de son peuple. Les Cubains lui en sont reconnaissants, notamment car ils ont été les premiers acteurs de la transformation de l’île. Les centaines de milliers de Cubains à s’être réunis aux quatre coins du pays pour saluer la mémoire du Comandante en sont la parfaite illustration.

« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. » Ainsi débute le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau. Discours de Fidel Castro à l’ONU, sur les « fers » dans lesquels se trouvent les peuples pauvres du monde entier. (Pensez à activer les sous-titres !)

Je vous laisse, je m’en vais taguer « Hollande a renoncé » sur le mur du Ritz, comme mon pays démocratique me le permet. Et si tel n’est pas le cas, si par malheur je me fais embarquer au commissariat, alors il faudra en conclure que je suis un prisonnier politique. Amnesty International, j’attends vos retweets.

En complément :

Ainsi que les divers livres et articles de Salim Lamrani, de loin le meilleur spécialiste de Cuba en France.

Notes :

(1) : http://www.europe1.fr/international/la-reponse-damnesty-international-a-segolene-royal-a-cuba-il-y-a-eu-620-arrestations-en-octobre-2918420

(2) : Ce n’est malheureusement pas la première fois qu’Amnesty International dit des bêtises sur Cuba : https://www.legrandsoir.info/cuba-ou-comment-amnesty-international-saisit-trop-vite-des-batons-visqueux.html

(3) : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89puration_%C3%A0_la_Lib%C3%A9ration_en_France

(4) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Embargo_des_%C3%89tats-Unis_contre_Cuba

(5) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_Helms-Burton

(6) : https://www.legrandsoir.info/Recrudescence-de-l-agression-etasunienne-contre-Cuba.html

(7) : http://www.20minutes.fr/monde/1440187-20140909-embargo-americain-coute-116-milliards-usd-economie-cubaine

(8) : http://www.lapresse.ca/international/amerique-latine/201110/06/01-4454865-cuba-commemore-les-victimes-du-terrorisme-americain.php
Au sujet du terrorisme à Cuba, sujet méconnu et complètement occulté dans la presse internationale, lire notamment le très bon livre de Maurice Lemoine Washington contre Cuba. Un demi-siècle de terrorisme (http://www.monde-diplomatique.fr/2005/12/LEMOINE/13057
)

(9) : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89v%C3%A9nements_cubains_attribu%C3%A9s_aux_%C3%89tats-Unis_par_le_gouvernement_cubain

(10) : http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2016/11/26/ces-638-fois-ou-la-cia-a-voulu-se-debarrasser-fidel-castro_5038675_3222.html

(11) : https://www.les-crises.fr/ce-qui-a-ete-omis-a-la-mort-de-fidel-castro-par-noam-chomsky/

(13) : Le rapport de 2015 de Reporters sans frontières évoque deux journalistes en prison à Cuba : Yoeni de Jesús Guerra García et José Antonio Torres. Mais ces deux individus ne sont pas en prison du fait de leur profession, mais pour des délits/crimes :

– le premier a été condamné à 7 ans de prison en 2014 pour vol et abatage de bétail ne lui appartenant pas.
– le second a été condamné à 14 ans de prison en 2011 pour espionnage. Il lui est reproché d’avoir envoyé une lettre à un haut fonctionnaire américain où il explique qu’il peut lui offrir “des informations sensibles (sur Cuba), qui peuvent mettre à mal la sécurité du pays”. Il a reconnu à de nombreuses reprises avoir écrit cette lettre.

(14) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Peine_de_mort_aux_Cara%C3%AFbes#Cuba

(15) : Bien que la CIA et l’opposition cubaine aient évoqué des cas de torture, aucun élément n’a jamais confirmé ces accusations, au point qu’Amnesty International n’en a jamais fait mention dans ses rapports.

(16) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Conseil_des_droits_de_l’homme_des_Nations_unies

(17) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Politique_%C3%A0_Cuba

(18) : Sur la question des droits de l’Homme à Cuba, lire l’article de Salim Lamrani “Cuba, la France, les États-Unis, et la question des droits de l’homme”, qui se livre à un comparatif avec la France et les Etats-Unis, et qui démontre ainsi l’exagération dont Cuba est l’objet sur ces questions, notamment de la part de ceux qui relaient en masse les rapports d’Amnesty International sur Cuba : https://www.legrandsoir.info/cuba-la-france-les-etats-unis-et-la-question-des-droits-de-l-homme.html

(19) : UNICEF, Progrès pour les enfants, un bilan de la nutrition, 2011.

(20) : http://knoema.fr/atlas/Cuba/Taux-de-ch%C3%B4mage

(21) : https://es.wikipedia.org/wiki/Anexo:Pa%C3%ADses_por_igualdad_de_ingreso

Sur l’indice de Gini : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1551

(22) : http://www.cubadebate.cu/especiales/2016/02/18/cuentas-claras-sobre-el-presupuesto-del-estado-fotos-video-e-infografia/#.WIrNWNT_Z_k

http://www.librered.net/?p=45004

(23) : Tous les chiffres de l’ONU donnés dans l’article sont consultables à partir de ce lien : http://hdr.undp.org/en/data

(24) : http://fr.granma.cu/mundo/2015-09-04/cuba-a-atteint-les-objectifs-du-millenaire-pour-le-developpement-malgre-le-blocus

(25) : https://www.cubanet.org/actualidad-destacados/decrecieron-los-pequenos-negocios-privados-en-2015/

(26) : https://ries.revues.org/511

(27) : http://elpais.com/diario/2002/05/09/ciberpais/1020911733_850215.html

(28) : https://www.ecured.cu/Televisi%C3%B3n_educacional

(29) : UNESCO, La crise cachée : les conflits armés et l’éducation, 2011, p. 76. http://unesdoc.unesco.org/images/0019/001917/191794f.pdf

https://es.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9todo_de_alfabetizaci%C3%B3n_%22Yo,_s%C3%AD_puedo%22

(30) : http://www.la-croix.com/Actualite/Monde/L-esperance-de-vie-augmente-en-Amerique-latine-et-aux-Caraibes-_NG_-2012-09-19-855224

(31) : http://www.lemonde.fr/sante/article/2015/11/04/l-esperance-de-vie-atteint-80-5-ans-selon-l-ocde_4802922_1651302.html

(32) : http://geopolis.francetvinfo.fr/castro-le-succes-de-la-politique-de-la-sante-a-cuba-99099

(33) : http://www.slate.fr/story/101473/traitement-cancer-poumon-prouesses-medicales-cuba

(34) : http://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/cuba-le-traitement-miracle-contre-l-amputation-des-diabetiques-354644.html

(35) : http://www.france24.com/fr/20140919-ebola-epidemie-cuba-sante-medecine-qualite-soins-sierra-leone-

Crédits photo : ©Madden. Cette image est dans le domaine public

Cuba, tête de gondole du tiers-mondisme

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@Alberto Korda, Source : Museo Che Guevara, La Havane, Cuba. Libre de droits car tombé dans le domaine public.

A l’heure du décès de Fidel Castro, il convient de se demander comment une aussi petite île que Cuba peut autant faire réagir, et de manière aussi manichéenne, à travers le monde. Parmi les raisons de l’image positive véhiculée par l’ancien dirigeant cubain en dehors de l’Europe et des Etats-Unis, on trouve son engagement pour la souveraineté des peuples à travers le monde qui en fait un symbole des luttes anti-impérialistes du XXème siècle.

De l’isolement régional…

Il n’est pas étonnant de voir que la République de Cuba n’est jamais devenue une République populaire et a gardé sa dénomination d’origine. Pour les dirigeants cubains, la révolution de 1959 est le prolongement logique de la lutte pour l’indépendance de la fin du XIXème siècle, portée par des figures comme José Marti, qui imaginait déjà à son époque un destin commun pour l’Amérique latine. Indépendante en 1898 suite à une guerre entre les Etats-Unis et l’Espagne sur son territoire, l’île reste de fait dépendante des Etats-Unis, de par l’amendement Platt qui leur donne un droit d’ingérence, puis grâce au régime de Fulgencio Batista, qui ouvre grandes les portes du pays à l’allié étasunien.

Dans les premières années de la révolution, le nouveau régime cubain est exclu, avec la pression des Etats-Unis, de l’Organisation des Etats Américains lors de la conférence de Punta del Este (Uruguay) en 1962. Castro va donc à partir de ce moment-là chercher à se faire entendre via les organisations internationales auxquelles appartient Cuba et faire de l’ONU une tribune pour sa cause.

En Amérique latine, l’action de Cuba va donc se limiter à un soutien à de nombreux mouvements de guérilla en opposition aux dictatures militaires sans soutenir « d’exportation de la Révolution », ce qui va accélérer une fin des relations avec les pays de la région. Il faudra attendre les années 1980 et la fin des dictatures militaires dans la région, ainsi que l’engagement de Cuba pour l’abolition de la dette extérieure des pays du Tiers-monde, pour voir une normalisation de ces relations.

…à un statut d’acteur international

Cependant, Cuba devient dans le reste du monde le symbole du petit pays qui réussit à s’échapper de la zone d’influence américaine, sentiment renforcé par le débarquement manqué de la CIA dans la Baie des Cochons en 1961 puis par le blocus mis en place l’année suivante. Le régime castriste va utiliser cette image pour mettre en place une politique extérieure d’importance. L’équilibre à trouver reste cependant assez fragile, Fidel Castro apportant son soutien au mouvement des non-alignés tout en gardant un relatif alignement sur le nécessaire allié soviétique. C’est ainsi que La Havane organise en 1966 la Conférence Tricontinentale, à laquelle participent des représentants de 82 pays du Tiers-monde. De cette conférence, minée par le récent enlèvement de Mehdi Ben Barka, découlent la création de l’Organisation de Solidarité des Peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine et le soutien non seulement aux mouvements d’émancipation nationale mais aussi au Nord-Vietnam et à Cuba contre le blocus.

Fidel Castro devient alors l’un des symboles des dirigeants engagés du Tiers-monde. Il rencontre régulièrement et crée des liens avec les grands dirigeants tiers-mondistes, et engage Cuba sur la question palestinienne, contre l’apartheid en Afrique du Sud et pour l’indépendance réelle des pays dans une optique internationaliste.

C’est dans cette optique que Cuba va s’engager dans la guerre civile angolaise du côté du MPLA face à l’UNITA, soutenue par l’Afrique du Sud et le Zaïre de Mobutu Sese Seko. Cet exemple reste le plus parlant, mais on verra aussi des soutiens logistiques à l’Algérie, à l’Ethiopie de Mengistu – de loin la pire alliance menée par le régime castriste – ou au Nicaragua sandiniste. Après la fin de la Guerre froide, cette aide logistique évolue en une exportation de capital humain qui permet un soutien international contre le blocus.

Une réintégration réussie en Amérique latine

Après la disparition de l’URSS, traumatisme profond pour les dirigeants cubains, le régime cherche à diversifier ses échanges, avec la Chine, l’Espagne et surtout le Venezuela d’Hugo Chavez. Le programme « Barrio adentro », qui voit l’envoi de médecins cubains au Venezuela contre un accès à des prix réduits sur le pétrole vénézuélien, sera à l’origine de la création en 2005 de L’ALBA (Alternative Bolivarienne pour les Amériques), qui s’oppose au libre-échange promu par les Etats-Unis et propose une politique d’échanges, d’investissements et de solidarité.

La réintégration de Cuba dans la région n’est cependant pas seulement le fait de gouvernements de gauche dite « radicale », en atteste la création de la CELAC (Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes) en 2010, portée par le Président brésilien Lula et présidée par Hugo Chavez et par le Président chilien Sebastián Piñera, qui inclut Cuba mais pas les Etats-Unis, preuve d’un changement profond dans la manière dont l’Amérique latine se pense désormais.

Ainsi, Cuba et les problèmes internationaux posés et mis en avant par le régime castriste ont pris une importance géopolitique sans précédent pour un aussi petit Etat qui semblait avant 1959 voué à rester dans « l’arrière cour » des Etats-Unis. Cela doit-il être comptabilisé dans le bilan politique de Fidel Castro ? De notre point de vue oui. Ayant participé à faire avancer les questions d’autodétermination et d’antiracisme, son action, critiquable comme toutes peuvent l’être, est un réel espoir pour de nombreux peuples à travers le monde.

Sources :

Marie Laure GEOFFRAY, Castro, Fidel (1926-2016) In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 5 décembre 2016. Disponible sur http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/fidel-castro/

Jean LAMORE, Cuba, 7e éd., Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2007

Jacques LEVESQUE, La guerre d’Angola et le rôle de Cuba en Afrique, Etudes internationales, 1978, Vol.9 (3), pp.429-434

Jean MENDELSON, Tricontinentale (1966) In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 5 décembre 2016. Disponible sur http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/tricontinentale/

Ignacio RAMONET, Fidel Castro. Biographie à deux voix, Fayard, Paris, 2007

Crédit photo : @Alberto Korda, Source : Museo Che Guevara, La Havane, Cuba. Libre de droits car tombé dans le domaine public.