Les errements de « l’intersectionnalité »

Intersectionnalité - Le Vent Se Lève
© S van Schaick

« Bien souvent, ce qui s’affirme sous le mot “intersectionnalité” dit le contraire de ce que le terme signifie : non pas la multiplicité et l’imbrication mais la domination d’une variable et la hiérarchie des luttes. » C’est la thèse que défend Florian Gulli, auteur de L’antiracisme trahi (Presses universitaires de France, 2022). Selon lui, la proclamation de l’« intersectionnalité » a fréquemment pour effet de consacrer la prévalence des catégories du genre et de la « race » – et d’imposer celle-ci comme une évidence. Il analyse ce dernier phénomène dans cet article (issu de son ouvrage), et revient sur l’anti-racisme dominant tel qu’il s’est imposé aux États-Unis et a percolé en Europe. Il rappelle qu’il s’est construit par « le refoulement massif de la voix de nombreux intellectuels américains et afro-américains qui contestent la pertinence de la catégorie de “race” ».

« Race » et intersectionnalité

Ce qu’on appelle aujourd’hui « intersectionnalité » n’est-il pas un rempart contre cette tendance à privilégier de façon unilatérale une seule variable d’analyse ? L’intersectionnalité refuse en effet les « perspectives monistes », celles « postulant l’existence d’une domination fondamentale dont découleraient les autres dominations »1. Néanmoins, si le programme intersectionnel est clairement pluraliste, certaines analyses s’en réclamant posent problème en ce qu’elles sont elles-mêmes victimes de l’hégémonie de la catégorie de « race ».

Dans son livre Marxism and Intersectionnality, Ashel J. Bohrer défend le paradigme de l’intersectionnalité tout en dénonçant certaines de ses appropriations frauduleuses qui privilégient implicitement et de façon injustifiée certaines variables, en particulier la « race ». Ainsi par exemple, note-t-elle, « dans de nombreux usages et appropriations contemporains de l’intersectionnalité, celle-ci est utilisée pour désigner le racisme sexiste […] d’une manière qui occulte l’engagement de l’intersectionnalité envers une matrice de domination beaucoup plus large et nuancée »2. Les variables « sexe » et « race » sont privilégiées au détriment des nombreuses autres qu’une analyse intersectionnelle devrait pourtant prendre en charge : la classe et la nationalité par exemple.

Un exemple parmi d’autres : dans un entretien pour la revue Le Portique, Maboula Soumahoro, universitaire et militante, affirme que « les aspirations à l’intersectionnalité dans l’engagement féministe, LGBT ou antiraciste nous viennent aussi d’un débat de campus et d’intellectuel(le)s étasuniens autour d’une intrication des questions culturelles avec les problèmes de la race, du sexe (gender) et des minorités sexuelles »3. Les questions de classe ou de nationalité ne sont pas mentionnées. Elles ne le sont pas davantage dans cette autre interview : « L’intersectionnalité permet enfin de mettre en avant la complexité. Toutes les catégories raciales, de genre, d’orientation sexuelle, de validisme s’imbriquent entre elles4. »

En France notamment, et depuis des années, se développent des réflexions croisant « race » et genre, mais sans la classe ou la nation. Un « féminisme décolonial » apparaît par exemple sous la plume de Françoise Vergès ou de Houria Bentouhami. De même, le « féminisme intersectionnel » veut répondre aux instrumentalisations du féminisme par l’extrême droite. Mais nul n’a vu l’émergence d’un féminisme « lutte de classe », dont on a pu constater au contraire l’histoire oubliée5. Aucun « antiracisme de classe », aucun « classisme décolonial » ou « décolonialisme de classe » n’a, semble-t-il, vu le jour.

Il en est de même sur le terrain des pratiques militantes qui gravitent autour de la thématique intersectionnelle. Lorsqu’il est notamment question d’espaces non-mixtes (réunion, manifestation), c’est de non-mixité raciale dont il s’agit. Par exemple, lors de la marche des fiertés de 2021, il était question de cortèges « racisés » et jamais de cortèges de classe.

Rigoureusement parlant, on ne saurait écrire que la catégorie de « race » est « admise » dans les sciences sociales aux États-Unis. C’est ignorer tout une partie du champ académique […] Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis (2012) propose une vive critique de l’usage de ce concept.

Dans un article de 2011, la sociologue et féministe Danièle Kergoat constate cet effacement de la classe au profit de la « race » : « L’impasse sur les classes sociales continue dans la période actuelle alors même qu’en France (et ailleurs), les rapports de classe vont en s’exacerbant. Certes, les études féministes invoquent régulièrement le croisement nécessaire entre genre, « race » et classe. Mais le croisement privilégié est celui entre race et genre tandis que la classe sociale ne reste le plus souvent qu’une citation obligée. Et il est intéressant de noter que cette euphémisation se vérifie, dans les mêmes formes, aux États-Unis. En témoigne cette interview récente de Toni Morrison, peu suspecte d’indifférence aux problèmes de “race” et de genre, où elle explique que “derrière les tensions raciales aux États-Unis, se cache, en réalité, un conflit entre classes sociales. Et [que] c’est un tabou beaucoup plus grand que le racisme”6. »

Ainsi, si le modèle théorique de l’intersectionnalité peut être utile pour lutter contre la tendance d’une variable à devenir hégémonique, il est nécessaire cependant de bien garder à l’esprit que « ce qui fait qu’une analyse est intersectionnelle n’est pas son utilisation du terme “intersectionnalité” »7. Bien souvent, ce qui s’affirme sous le mot d’« intersectionnalité » dit paradoxalement le contraire de ce que le terme signifie : non pas la multiplicité et l’imbrication mais la domination d’une variable et la hiérarchie des luttes.

Ces quelques mots ne sont pas une remise en question de la notion d’intersectionnalité en tant que telle, mais une critique de perspectives focalisées sur l’idée de « race » avançant sous le masque de l’intersectionnalité, une critique de l’instrumentalisation de l’intersectionnalité par un projet politique de construction d’un sujet politique de type racial.

Prendre le mot « race » ?

Il faut passer maintenant de l’analyse de certains usages de la catégorie à la catégorie elle-même. Le débat consiste à savoir si la « race » est un terme dont les sciences sociales doivent s’emparer pour comprendre le réel ou si elles doivent au contraire s’en démarquer absolument. Comment les chercheurs voulant mobiliser la catégorie justifient-ils son emploi ? Le premier argument qu’ils mobilisent n’est pas véritablement un argument. Le refus d’utiliser le mot « race » serait le symptôme d’un retard français en matière de théorie. Retard par rapport à quoi ? Par rapport aux États-Unis. « Par contraste avec les États-Unis, écrit Pap Ndiaye, la notion de “race” est encore mal admise dans les sciences sociales françaises8. »

Sauf à considérer que les productions théoriques américaines, par le fait même qu’elles sont américaines, entretiennent un rapport particulier à la vérité, sauf à postuler que le progrès consiste nécessairement à s’aligner sur les productions américaines, pointer des différences d’approches théoriques entre deux pays ne prouve absolument rien. En outre, l’argument ne mentionne pas le fait que la « race » aux États-Unis n’est pas seulement un concept des sciences sociales ; elle est d’abord, et depuis 1790 – ce qui n’est pas rien – une catégorie administrative, un indicateur du Bureau du recensement.

À intervalle régulier, les citoyens du pays sont interpellés par l’État. Hier, ce dernier définissait la « race » à laquelle les individus appartenaient, aujourd’hui, l’injonction étatique s’est déplacée : les individus peuvent désormais déclarer la « race » de leur choix, même s’ils demeurent sommés de se définir en terme racial. On peut raisonnablement estimer qu’une telle institutionnalisation administrative de la « race » aux États-Unis – à côté des multiples formes institutionnalisées de ségrégation au cours du siècle – explique que les chercheurs américains (mais pas tous) aient ressenti le besoin de mobiliser une telle catégorie. On peut comprendre qu’elle fasse moins sens, ailleurs, pour cette raison.

Mais surtout, cet argument repose sur le refoulement massif de la voix de nombreux intellectuels américains et afro-américains qui contestent la pertinence de la catégorie de « race ». Rigoureusement parlant, on ne saurait écrire que cette catégorie est « admise » dans les sciences sociales aux États-Unis9. C’est ignorer tout une partie du champ académique et notamment par exemple le livre Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis (2012) écrit par Barbara J. Fields et Karen E. Fields, livre qui propose une vive critique de l’usage du concept de « race ».

Barbara J. Fields est pourtant une historienne renommée : « Première femme afro-américaine nommée professeure à Columbia, elle a reçu de nombreux prix pour ses travaux sur l’histoire de l’esclavage et des Afro-Américains, notamment le prix John H. Dunning de l’American Historical Association (1986) et le Lincoln Prize attribué par le Lincoln and Soldiers Institute du Gettysburg College (1994), en passant par le prix des fondateurs de la Confederate Memorial Literary Society, et le prix Thomas Jefferson de la Society for the History of the Federal Government10 ». Pourquoi ses travaux sont-ils si peu discutés en France ?

En Angleterre, le sociologue Paul Gilroy11, figure centrale de la réflexion sur le racisme, renonce lui-aussi, à partir des années 2000, à l’emploi du terme « race », qu’il juge finalement irrécupérable. De même, Robert Miles et Annie Phizacklea, dont toute l’œuvre et toutes les enquêtes sont consacrées aux travailleurs immigrés et au racisme ; ils refusent le mot au motif qu’il ne profiterait en dernière instance qu’à l’extrême droite12. Ces Américains, ces Britanniques sont-ils, eux aussi, victime du retard français ou du modèle républicain ? À moins qu’il ne faille se résoudre à reconnaître que nulle part l’usage de la notion de « race » en sciences humaines ne fait consensus.

« L’ethnocentrisme scolastique » consiste ici à croire que l’usage savant du mot « race » présenté dans un colloque, lorsqu’il va se diffuser hors du monde académique, va pouvoir imposer sa signification contre le sens commun du mot « race ».

Le second argument est négatif. Il ne justifie pas l’adoption du mot « race » mais affirme que le refus du mot est problématique. Car à la source de ce refus, il ne pourrait y avoir que deux, et seulement deux choses : le racisme ou une forme de naïveté idéaliste. Au pire, donc, ne pas vouloir employer le mot serait le fait d’une volonté de masquer la réalité des discriminations. Le refus du mot serait déni raciste de la réalité du racisme. Mais la portée de cet argument est en fait très limitée. Il n’atteint pas un discours antiraciste qui refuse de faire circuler la catégorie de « race », mais qui reconnaît volontiers la réalité des processus de catégorisation raciale.

Mais un tel antiracisme saurait-il être autre chose qu’une forme de naïveté ? Pap Ndiaye écrit par exemple : « Il s’agit de dire à nos amis antiracistes que le rejet de la catégorie de “race” n’a pas éradiqué le racisme13. » Sarah Mazouz va dans le même sens : « On souligne alors l’idéalisme qu’il y a à croire que le problème peut être réglé par la seule suppression du mot et le déni qui consiste à considérer l’évitement comme la solution14. » Le refus du mot serait une forme de pensée magique, la croyance en la toute-puissance du langage.

On pourrait souligner d’abord que si, en effet, la suppression du mot ne supprime pas le racisme, l’utilisation du mot ne le fait pas davantage reculer. Aux États-Unis, où la catégorie est utilisée par l’État et une partie des sciences humaines, la situation des minorités ne semble pas meilleure qu’ailleurs, qu’on s’intéresse aux interactions avec la police, à la discrimination à l’embauche ou encore à l’accès au logement ou à une école de qualité. Mais, en réalité, personne n’a jamais soutenu l’idée saugrenue qu’il suffi rait de bannir un mot pour supprimer la réalité du racisme. La critique de l’idée de « race » et le refus de l’utiliser sont envisagés comme une condition nécessaire mais non suffisante de la lutte antiraciste. La critique des idéologies n’est jamais le tout d’un combat, mais elle en est toujours un moment essentiel.

Essentialisation, réification

Bien sûr, le théoricien jurera que « blanc » ne désigne pas de réelles couleurs de peau, ni même des individus concrets, qu’il s’agit d’un « rapport social ». Mais ces rappels savants seront vite écrasés par l’usage courant du mot « Blanc » qui renvoie avant tout à des phénotypes et à des individus. Un tel antiracisme, loin de lutter contre les méfaits des catégorisations, ne fait donc que reproduire les simplifications les plus massives des catégorisations raciales.

Les risques précédents – l’essentialisation et la réification – ne sont pas propres à la catégorie de « race », mais sont des écueils de la catégorisation en général. Il n’en reste pas moins que la catégorie de « race » soulève une difficulté supplémentaire, plus gênante que les précédentes. Paul Gilroy, après avoir longtemps été l’avocat d’une appropriation progressiste du mot « race », a fini par y renoncer, pour la raison suivante : le mot « race » « ne peut pas être facilement re-signifié ou dé-signifié, et imaginer que ses significations dangereuses peuvent être facilement réarticulées dans des formes bénignes et démocratiques serait exagérer le pouvoir des intérêts critiques et oppositionnels ».

Le mot « race » est pris dans une histoire longue – celle de la raciologie, de l’anthropologie raciale et des disciplines afférentes –, il est encastré, qu’on le veuille ou non, dans des réseaux de signifiants dont on ne peut l’abstraire à volonté. Sur la question de l’usage du mot « race », nous sommes manifestement confrontés à l’ignorance ou au refoulement « de la différence entre le monde commun et les mondes savants15 ».

Il s’agit de ce que Bourdieu nomme « l’ethnocentrisme scolastique » et qui consiste en « l’universalisation inconsciente de la vision du monde associée à la condition scolastique16 ». Sans s’en rendre compte, le chercheur prête aux agents du monde social son propre rapport au monde. Il imagine par exemple que des formules théoriques bien définies, où les mots sont pesés avec soin, sont entendues dans toute leur complexité, sans perte, lorsqu’elles se diffusent dans le monde social. Appliqué à notre question, l’ethnocentrisme scolastique consiste à croire que l’usage savant du mot « race » présenté dans un colloque, lorsqu’il va se diffuser hors du monde académique, va pouvoir imposer sa signification contre le sens commun du mot « race ».

Il consiste à croire que l’ajout savant de guillemets autour du mot ou la précision « la race est une construction sociale » seront en mesure de contrebalancer efficacement la compréhension spontanée du terme. Les précisions développées dans les articles et les colloques risquent en réalité de se perdre dès lors que le mot circulera dans le monde ordinaire. Dans la lutte pour l’hégémonie culturelle, il est préférable de travailler les ambiguïtés du sens commun plutôt que de vouloir y introduire de façon forcée des mots savants forgés dans le monde académique. […]

« La “race” ne doit pas être entendue comme une réalité biologique, mais comme une construction sociale. » […] Mais ici, l’idée de « construction sociale » ne conduit pas à souligner la contingence des catégories héritées d’une histoire ; elle sert bien souvent à réaffirmer des nécessités lourdes, transformant la Société en une seconde Nature.

Aucun sociologue, aucun militant, n’est donc coupable de naturaliser les faits sociaux. Mais ce qu’on peut leur reprocher, à l’instar de Gilroy, c’est leur optimisme, quant à la réception de leur discours, leur certitude que la répétition rituelle de la formule « la race est une construction sociale » suffi ra à empêcher le mot « race » de revenir à ses affinités conceptuelles premières, sitôt passés les murs de l’université ou des milieux les plus militants. […]

Il ne suffit pas de répéter que la « race » est une « construction sociale »

Pour justifier l’emploi de la catégorie de « race » en sciences humaines, la proposition suivante est souvent mise en avant : « La “race” ne doit pas être entendue comme une réalité biologique, mais comme une construction sociale. » Pourtant, ceux qui usent de la catégorie de « race » aujourd’hui reproduisent bien souvent l’un des schèmes centraux de l’idée de race biologique : la croyance en la « fatalité de la race17 ». De la « race biologique », disait hier le discours raciste, on ne peut s’échapper : l’éducation des Noirs ne changera rien à leur infériorité, la conversion des Juifs ne protégera pas de leur malignité. La Nature, comme destin, pesait sur les épaules des hommes, déterminant en profondeur leur existence quoiqu’ils fassent.

Or il semble qu’une telle « fatalité de la race », mais visant cette fois les Blancs, imprègne désormais une partie du discours antiraciste. De nombreux textes expliquent en effet que le racisme est inconscient, qu’il est invisible, qu’il régit donc l’action des Blancs à leur insu, y compris de ceux qui se déclarent antiracistes. Difficile, voire impossible, dans ces conditions, d’échapper au racisme : l’engagement antiraciste pouvant aisément être interprété comme un moyen égoïste de soulager sa conscience ou comme la volonté paternaliste de sauver les Non-Blancs.

Le Blanc semble donc soumis à la « fatalité de la race », à un déterminisme, qui n’est certes plus celui de la Nature, mais celui de la Société. L’idée de « construction sociale » ne conduit donc pas, comme on aurait pu s’y attendre, à souligner la contingence des catégories héritées d’une histoire ; elle sert bien souvent à réaffirmer des nécessités lourdes, transformant la Société en une seconde Nature, dont le déterminisme est tout aussi implacable. On n’échappe pas à la naturalisation en se contentant de parler de « construction ».

Mais revenons à la formule : « la “race” ne doit pas être entendue comme une réalité biologique, mais comme une construction sociale. » Cette formule ne permet absolument pas de justifier la pertinence théorique de la catégorie de « race » en sciences humaines. L’ouvrage de Barbara J. Fields et Karen E. Fields ne cesse de rappeler, non sans ironie, le caractère confus d’une telle expression. « Le métro londonien et les États-Unis d’Amérique, écrivent les deux auteurs, sont des constructions sociales ; c’est également le cas du mauvais œil et des appels lancés aux esprits de l’au-delà ; mais aussi du génocide et du meurtre18. » D’une certaine façon, tout est construction sociale dans le monde humain (y compris le berger allemand et le golden retriever19).

Ainsi, on peut dire que le mauvais œil, la sorcellerie ou encore le géocentrisme sont des constructions sociales. Or personne n’irait en conclure qu’il s’agit de concepts pertinents pour comprendre les mécanismes du réel : expliquera-t-on une mauvaise récolte en invoquant le mauvais œil ? Étudier comment les hommes en sont venus à penser l’existence d’un « mauvais œil » est une chose ; s’imaginer que le mauvais œil est un facteur explicatif, c’en est une autre, qui n’a rien de scientifique. Ainsi, dire que la « race » est une « construction sociale », c’est s’arrêter au milieu du gué ; cela ne signifie pas que nous avons affaire à un concept opératoire en sciences humaines.

La seule manière de justifier l’usage théorique de la catégorie de « race » serait de montrer qu’elle apporte quelque chose de plus que les catégories de « racialisation » ou de « racisme ». Or, loin d’éclairer mieux la réalité, elle introduit de la confusion.

« Race » ou racisme ?

Lorsque Colette Guillaumin écrit : « La race n’existe pas. Mais elle tue des gens », il faut entendre en toute rigueur ceci : « La race n’existe pas. Mais le racisme tue des gens ». Un concept en effet n’a jamais tué personne. Celui de « race » ne tue pas, pas plus que le concept de « chien » n’aboie ni ne mord. Passer de racisme à « race », non seulement ne procure aucun gain de compréhension, mais contribue à obscurcir les choses. En passant de « racisme » à « race », on transforme magiquement « ce qu’un agresseur fait en ce que la victime est20 ».

Dans une interview, Barbara J. Fields et Karen E. Fields écrivent : « La noyade ou le bûcher de personnes accusées d’être des sorcières n’était pas la conséquence de la sorcellerie, mais de la persécution – tout comme le lynchage de Noirs résulte d’actions de foules de lyncheurs et de fonctionnaires en connivence avec ces derniers, et non de la race des victimes. En d’autres termes, on n’utilise pas une fiction – la race – pour combattre un fait21. » Il convient donc, si l’on suit cette ligne argumentative, de ne pas passer du racisme à la « race ».

La notion de « race » peut donc aisément, et sans perte théorique, être partout remplacée par celle de « racisme ». Par exemple, le champ d’étude consacré au racisme n’a aucune raison de se nommer « théorie critique de la race », sauf à vouloir imiter à tout prix la formule américaine Critical Race Theory. Si l’on tient à nommer ce champ d’études par son objet, « théorie critique du racisme » est une expression parfaitement adéquate.

La catégorie de « race » ne présente donc aucun intérêt théorique dès lors que l’on dispose des concepts de « racisme » ou de « catégorisation raciale ». Inutile, la notion de « race » est par ailleurs dangereuse : elle renforce dans le sens commun l’idée que le phénotype est une réalité politique pertinente. Ce danger, « l’ethnocentrisme savant » ne l’aperçoit pas. La parole sociologique croit pouvoir imposer sa loi à la parole populaire. Mais le mot « race » est enserré dans une histoire séculaire d’explications naturalisantes (même quand elles prennent une tournure culturelle) qui écrase toutes les précautions théoriques avancées par les savants. Cette indifférence au sens commun affaiblit la lutte antiraciste. Une partie de la sociologie, à l’opposé de ses intentions, va donc contribue à la mise en circulation d’explications naturalisantes des faits sociaux.

Notes :

1 Sirma Bilge, « De l’analogie à l’articulation : théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe » , L’Homme & la Société, 2010/2-3 (no 176-177), p. 43-64. p. 51.

2 Ashely J. Bohrer, Marxism and Intersectionality. Race, Gender, Class and Sexuality under Contemporary Capitalism, Transcript Publishing, 2020, p. 99

3 Maboula Soumahoro, « Les nouvelles frontières de la question raciale : de l’Amérique à la France », Le Portique [En ligne], 39-40 | 2017, document 3, mis en ligne le 20 janvier 2019, consulté le 19 mars 2021.

4 Maboula Soumahoro : « Nier ses privilèges blancs, c’est participer au système raciste », interview disponible à cette adresse : https://www.terrafemina. com/article/maboula-soumahoro-nier-ses-privileges-blancs-c-est-participerau-systeme-raciste_a354004/1

5 Josette Trat, « L’Histoire oubliée du courant “féministe luttes de classe” », in Femmes, Genre, Féminisme, Les Cahiers de Critique Communiste, Paris, Syllepse, 2007

6 Danièle Kergoat, « Comprendre les rapports sociaux », Raison présente, année 2011, 178, p. 15.

7 Patricia Hill Collins, Sirma Bilge, Intersectionnality, Cambridge, Polity Press, 2016, p. 4.

8 Pap Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Gallimard, 2011, p. 40.

9 Ibid.

10 Gérard Noiriel, « “Race”, sorcellerie, racisme. Réflexions sur un livre récent », 2022, article disponible à cette adresse : https://noiriel.wordpress. com/2022/02/03/race-sorcellerie-racisme-reflexions-sur-un-livre-recent/

11 Paul Gilroy, Against race. Imagining Political Culture Beyond the Color Line, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 2000.

12 Stephen Duncan Ashe et Brendan Francis McGeever, « Marxism, racism and the construction of’race as a social and political relation : an interview with Professor Robert Miles », Ethnic and Racial Studies, Taylor & Francis (Routledge), 2011, 34 (12), p.1.

13 Pap Ndiaye, La Condition noire, op. cit., p. 41.

14 Sarah Mazouz, Race, Paris, Anamosa, 2020, p. 57.

15 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003, p. 76.

16 Ibid.

17 On retrouve cette expression notamment dans l’article « La conception génétique de la race dans l’espèce humaine » de Cyril Darlington, Bulletin international des sciences sociales, II, 4, 1950, p. 501-511.

18 Barbara J. Fields et Karen E. Fields, Racecraft, ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis, op. cit., p. 110.

19 Ibid.

20 Barbara J. Fields et Karen E. Fields, Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis, op. cit., p. 38.

21 Barbara J. Fields et Karen E. Fields, « On n’utilise pas une fiction, la race, pour combattre un fait, le racisme », 25/11/2021, article disponible à cette adresse : https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/on-nutilise-pasune-fiction-la-race-pour-combattre-un-fait-le-racisme.

L’antiracisme trahi, défense de l’universel. Florian Giulli, Presses Universitaires de France, 2022.

Relire Fanon aujourd’hui

© DR

Karthik Ram Manoharan, enseignant en sciences politiques à l’Université d’Essex, défend dans cet article une lecture universaliste des travaux de Frantz Fanon. À ses yeux, la leçon la plus importante à retenir de l’œuvre de Fanon est la suivante : toute lutte pour une société meilleure est une lutte contre l’oppression, mais toute lutte contre l’oppression n’est pas nécessairement une lutte pour une société meilleure. L’article, initialement paru chez notre partenaire The New Pretender, a été traduit par Sarah Thuillier et Valentine Ello.


Pourquoi Fanon ?

« Il n’a jamais été aussi difficile de lire Fanon qu’aujourd’hui, » a remarqué le philosophe Achille Mbembe lors d’une conférence à l’Université Colgate en 2010. Frantz Fanon (1925-1961), un humaniste et existentialiste profondément influencé par Jean-Paul Sartre, a travaillé en tant que psychiatre en Algérie coloniale avant de rejoindre la résistance algérienne contre le colonialisme français. Généralement connu pour ses Damnés de la Terre, Fanon a produit des travaux proposant une critique du colonialisme et du racisme, qui sont souvent prescrits comme des manuels par de nombreux mouvements identitaires radicaux. Si lire Fanon n’a jamais perdu en popularité, les lectures populaires de Fanon doivent être remises en question si l’on souhaite recouvrer toute la radicalité de la pensée fanonienne (…)

Fanon voit la violence de manière instrumentale, son approche est davantage descriptive que prescriptive. Ses détracteurs libéraux et ses admirateurs les plus fervents, noirs comme blancs, passent malheureusement à côté de cette nuance

Ma première lecture des Damnés de la Terre fut pour moi l’équivalent d’une dynamite intellectuelle. « La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère dans et par la violence. » À la lecture de cette œuvre majeure à ce moment-là, son premier chapitre relativement simple (du moins en apparence) sur la violence était plus parlant que les autres, qui traitaient de questions assez complexes. Mon Fanon était un manichéen opposé à la violence de l’oppresseur et légitimant la violence des opprimés. Comme beaucoup de ses jeunes admirateurs du tiers-monde, je l’ai lu comme un prophète de la violence. La violence était libératrice, la violence était cathartique, la violence était existence. Ses appels à la lutte incessante semblaient être la seule option disponible dans un monde désespérément injuste.

Pourtant, j’avais l’impression de passer à côté de quelque chose d’important.

Contextualiser Fanon

Il est important de contextualiser Fanon. Il fut un marginal tout au long de sa vie politique. Martiniquais noir en France, citoyen français en Algérie et d’origine chrétienne parmi des Arabes musulmans. Malgré son engagement total dans la lutte anticolonialiste algérienne, il n’a jamais été complètement Algérien, même aux yeux de ses camarades. Ses connaissances de l’histoire de l’Algérie précoloniale étaient, au mieux, vagues. Les textes de Fanon montrent clairement que sa compréhension de l’Islam comme facteur sociopolitique en Algérie était superficielle. Le racisme anti-Noirs chez les Arabes, le rôle arabe dans l’esclavage et le patriarcat islamique, sont autant de sujets qu’il a enjambés.

Ce détracteur majeur de l’impérialisme occidental rend son dernier souffle sous les yeux de la CIA, dans un hôpital américain où il était venu se faire traiter pour une leucémie. Il meurt fin 1961. L’Algérie obtient son indépendance officielle l’année suivante. L’Algérie indépendante est déchirée par la guerre civile entre le gouvernement et les islamistes, faisant plus de mort que le colonialisme français. On pourrait dire que Fanon a eu de la chance de ne pas en avoir été témoin : affectée par la dégénérescence du projet anticolonialiste en une lutte de pouvoir sauvage et cynique, sa femme, Josie Fanon, s’est suicidée. Il reste une figure marginale dans l’imaginaire intellectuel de la France comme de l’Algérie. Cependant, il connaît une renaissance universitaire à partir des années 80 dans le monde anglo-saxon, principalement dans les départements d’études sur le postocolonialisme et le racisme, où il est principalement lu comme un penseur « noir », un identitaire, un postcolonialiste ou quelqu’un à mi-chemin entre un défenseur et analyste de la violence anticolonialiste. Pourtant, le plus important, et peut-être le plus déroutant chez Fanon, est son universalisme révolutionnaire à côté duquel passent ses détracteurs comme ses admirateurs.

Si le nom de Fanon est associé à la violence, il faut noter que sa prise en considération des possibilités émancipatrices de la violences n’occupe qu’un seul chapitre dans toute son œuvre. En revanche, le dernier chapitre des Damnés de la Terre s’intéresse explicitement aux effets psychologiques néfastes des représailles aveugles sur les personnes qui y prennent part. Fanon voit la violence de manière instrumentale, son approche est davantage descriptive que prescriptive. Ses détracteurs libéraux et ses admirateurs les plus fervents, noirs comme blancs, passent malheureusement à côté de cette nuance. Le fait que les noms de philosophes comme Sartre et Walter Benjamin, qui ont produit des œuvres plus complètes sur la violence, ne sont pas aussi spontanément associés à la violence que celui de Fanon, ne témoigne-t-il pas de préjugés discriminatoires à l’égard de Fanon ?

Concerning Violence, un documentaire récent du réalisateur suédois Goran Olsson, renforce également, quoique sans le vouloir, le stéréotype de « l’homme noir en colère ». Le documentaire d’Olsson prend des passages choisis des Damnés de la Terre pour dénoncer le colonialisme européen. Le Fanon que l’on y voit est un anti-européen rejetant tout ce que symbolise l’Europe.

Dans sa conclusion des Damnés de la Terre, Fanon écrit pourtant (un passage soigneusement omis par le documentaire) : « Tous les éléments d’une solution aux grands problèmes de l’humanité ont, à des moments différents, existé dans la pensée de l’Europe. Mais l’action des hommes européens n’a pas réalisé la mission qui lui revenait. » Ces mots ne sont pas ceux d’un homme qui détestait l’Europe, mais d’un homme qui accusait l’Europe de ne pas respecter ses propres valeurs égalitaires. Ce Fanon là n’est reconnu ni par la droite, ni par la gauche, et il est pourtant urgent de le redécouvrir. Il aurait méprisé ce « prophète de la violence » censé détester tout ce qui touche à l’Europe. Un sort, sans doute, réservé à tous les grands penseurs. Nietzsche n’écrivait-il pas que les disciples d’un martyr souffrent plus que le martyr ? Il aurait dû ajouter que c’est entre les mains des disciples que les principes d’un martyr souffrent le plus.

Fanon et la violence identitaire

La position nuancée de Fanon sur la violence identitaire vaut la peine d’être examinée, en particulier suite aux manifestations violentes à Ferguson, Baltimore et ailleurs en Amérique, pour les personnes noires tuées par la police.

[Cet article a été rédigé en 2018. Il ne fait pas référence aux manifestations qui se sont déroulées dans le contexte du décès de George Floyd, dont LVSL a traité dans cet article rédigé par Myriam Nicolas et traduit par William Bouchardon : « USA : les émeutes font-elles avancer le combat anti-raciste ? »].

Alors même que l’establishment les condamnait, l’anti-establishment a accueilli la violence comme le début d’un soulèvement révolutionnaire. L’appel à la violence systématique pour lutter contre les centres de pouvoir blancs et racistes n’a rien de nouveau. Par le passé, des militants noirs comme Eldridge Cleaver ont appelé au viol des femmes blanches pour résister au racisme blanc (bien qu’il ait plus tard regretté ces idées). La boucle est bouclée lorsqu’il finit par rejoindre le parti républicain et devient chrétien conservateur. Qu’est-ce que cette trajectoire nous dit ?

En réalité, le système américain est plus que capable de se défendre de tels excès de violences venant de ses minorités. Il préfère choyer cette politique identitaire minoritaire et particulariste, car la logique postmoderne du capitalisme mondial a besoin de la prolifération de multiples identités minoritaires. Cette violence impuissante de la politique identitaire particulariste, uniquement alimentée par le ressentiment anti-blanc, crée davantage de frontières et ne permet aucunement de tendre vers leur destruction – ce qui constituerait, aujourd’hui, un horizon réellement radical.

Pour la perception (lacanienne) de Fanon, non seulement l’individu noir qui imite la « blanchité » constitue un cas pathologique, mais l’individu noir à la recherche de la « négritude » (blackness) authentique l’est tout autant

Ainsi donc, les racistes blancs, pris par une phobie des « noirs brutaux », et la gauche multiculturelle qui, pour surmonter un sentiment de culpabilité mal placée, célèbre la « résistance noire par tous les moyens nécessaires », se conforment en vérité à la logique du même système.

Rendons-nous à l’évidence : les États-Unis constituent la plus grande puissance militaire au monde, avec l’arsenal le plus puissant jamais constitué dans l’histoire humaine ; elle renverse à son gré des gouvernements à travers le monde, elle a fait des contre-insurrections non plus seulement une pratique stratégique mais une façon de penser ; les avancées scientifiques américaines touchent non seulement chaque être humain de cette planète mais également l’univers tout entier. Si le journaliste, assis dans son confortable bureau de Wall Street, qui condamne la violence de la catégorie de la population la plus racialisée et la plus pauvre du pays envers un tel pouvoir, a tort, l’universitaire de gauche libérale, jouissant d’un poste permanent dans une université réputée, qui approuve la violence de la catégorie de la population la plus racialisée et la plus pauvre du pays envers un tel pouvoir, est indéniablement stupide.

Si les États-Unis doivent changer, cela ne peut se faire que par une réforme radicale engagée par les forces démocratiques populaires issues de toutes les catégories de la population. Si l’on considère la puissance des États-Unis, des actes de violences isolés perpétrés par des groupes identitaires à l’encontre de l’État sont inutiles, sinon suicidaires. À cet égard, il serait plus pertinent de lire Fanon avec Martin Luther King plutôt qu’avec Malcolm X. Fanon et King ont tous deux rejeté l’idée de séparatisme fondé sur l’identité et lui ont préféré une lutte fondée sur l’identité qui se transcenderait en une lutte pour un changement structurel de la société dans son ensemble. Ceci, évidemment, n’est pas un plaidoyer pour le pacifisme libéral ; ni Fanon ni Martin Luther King ne se sont élevés pour cela. Nous devons plutôt comprendre que les formes de protestations qui ont pu obtenir quelques résultats au cours du siècle précédent n’en auront aucun au cours de celui-ci. Le « fanonisme », est, entre autres choses, une méthode permettant de comprendre la dialectique de l’histoire.

D’un point de vue pragmatique, la lutte pour les droits des Noirs en Amérique ne peut être menée isolément des autres luttes. Et c’est dans cette perspective que l’universalisme de Fanon, ainsi que son appel à dépasser sa propre identité, est le plus intéressant. Dans Peau noire, masques blancs, qui conteste l’attribution d’identités rigides et l’impossibilité d’accéder à l’universalisme, Fanon allègue que ceux qui portent aux nues l’individu « noir » sont aussi malades que ceux qui le haïssent. Pour la perception (lacanienne) de Fanon, non seulement l’individu noir qui imite la « blanchité »constitue un cas pathologique, mais l’individu noir à la recherche de la négritude (blackness) authentique l’est tout autant. S’opposant au déterminisme, il affirme également : « Je ne me ferai pas l’homme de quelque passé que ce soit. Je ne veux pas exalter le passé au détriment de mon présent ou de mon futur. » Malheureusement, la gauche libérale semble avoir abandonné l’universalisme pour une forme très problématique de politique identitaire particulariste, narcissique et autodestructrice.

Universalisme et solidarité

La raison pour laquelle Fanon était suspicieux vis-à-vis de la politique particulariste d’identité noire de la négritude, populaire à son époque, ne résidait pas seulement dans la volonté de celle-ci de glorifier une myriade de passés ; Fanon pensait également que la simple configuration binaire « Noir et Blanc » obscurcissait plus qu’elle ne révélait, et muselait d’autres voix, plus critiques et plus radicales, émanant des personnes colonisées. N’est-ce pas ce que l’on constate actuellement avec l’Islam ? Il est possible d’observer une monopolisation du discours sur l’Islam à la fois par les musulmans extrémistes et par les modérés, ce qui est activement ou passivement encouragé par la gauche libérale multiculturelle occidentale, aux dépens de ceux, au sein de ce prétendu « monde musulman », qui travaillent en vue d’une lutte politique radicale et d’une réforme sociale à l’intérieur de leurs propres communautés. Comment expliquons-nous le silence presque total au sein de la gauche traditionnelle au sujet de la plus importante lutte progressive au Moyen-Orient qu’est celle des Kurdes ? La réalité est que la faveur multiculturaliste accordée aux voix musulmanes, aussi bien de l’Islam fondamentaliste que « modéré », contribue à prolonger le musellement de ceux qui rejettent la politique identitaire fondée sur la Tradition primordiale et recherchent des alternatives dans des projets politiques d’émancipation radicaux.

En tant que Tamoul, j’accueillerais avec enthousiasme une critique honnête et sans concession de la politique tamoule, de l’idéologie qui se cache derrière elle ainsi que de l’identité qu’elle conçoit, de la gauche occidentale, et ce bien que je critique les valeurs occidentales. Ce type d’engagement politique mutuellement critique l’une envers l’autre, et non les mondanités culturelles et la tolérance condescendante au rabais, peut seul garantir que les progressistes du monde entier puissent créer une tribune universaliste de lutte, tout en sapant le récit porté par les fanatiques racistes en Occident selon lequel les « Autres » sont incapables d’atteindre le progrès. Si la gauche libérale occidentale est prête à agir de la sorte, la moindre des choses serait d’éviter d’apaiser les fanatiques du « monde musulman », du « monde hindou » et d’autres mondes culturo-religieux ainsi fixés de façon déterministe et de laisser l’opportunité à ces voix qui croient sincèrement en des valeurs émancipatrices de se faire entendre.

C’est l’une des leçons cruciales à tirer de Fanon : toutes les luttes pour une société meilleure sont des luttes contre l’oppression, mais toutes les luttes contre l’oppression ne sont pas des luttes pour une meilleure société. Et ceci est une leçon que la gauche libérale n’a jamais retenue. Dans leurs tentatives trop zélées de combattre « l’impérialisme capitaliste patriarcal blanc », la gauche, ou du moins les voix les plus bruyantes de ses rangs, s’est faite l’avocate des formes les épouvantables de fondamentalismes venues du Tiers-monde. Entourées par leurs illusions selon lesquelles elles combattent l’Occident, elles donnent une légitimité à ce que le reste du monde produit de pire.

En cette époque où l’obsession des particularités de « race », d’ethnicité et de religion a atteint des proportions fétichistes, aussi bien au sein de la droite que de la gauche, l’universalisme de Fanon et son invitation à contester les frontières des identités rigides ne pourrait être plus pertinente. Comme il l’écrit dans la conclusion de Peau noire, masques blanc : « C’est à travers l’effort pour se réapproprier le « soi » et pour l’examiner attentivement, c’est à travers la tension durable de leur liberté que les hommes seront capable de créer les conditions idéales pour l’existence d’un monde humain ».