Comment le mouvement pour le climat peut-il gagner ?

Tel qu’il se présente aujourd’hui, le mouvement pour le climat n’est pas en mesure de lutter contre la classe possédante qui est à l’origine de la crise climatique. Pour gagner, les défenseurs du climat ont besoin d’une stratégie claire et s’appuyant sur la classe ouvrière. Entretien avec le géographe Matt T. Huber, réalisé par Wim Debucquoy, initialement publié par la revue Lava, notre partenaire belge.

Le mouvement pour le climat est en train de perdre la bataille. Dans le premier paragraphe de son livre Climate Change as Class War: Building socialism on a warming planet, Matt Huber, professeur de géographie à l’université de Syracuse, ne mâche pas ses mots. Les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent d’augmenter malgré une prise de conscience croissante de la crise climatique et une attention politique accrue en matière de climat. Il est grand temps que le mouvement pour le climat réfléchisse à sa stratégie et à ses tactiques. Comment pouvons-nous gagner la bataille du climat ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord savoir exactement contre qui lutter, qui combattre et qui convaincre. Le fil conducteur du livre de M. Huber est que la lutte contre le changement climatique est un enjeu de pouvoir. La crise climatique est fondamentalement liée à notre relation avec la nature. Il s’agit essentiellement d’une relation de production : comment produisons-nous les aliments, l’énergie, le logement et les autres biens et services de première nécessité ? Et qui contrôle et bénéficie de cette production ? Comment cela se répercute-t-il sur la stratégie du mouvement pour le climat ? Dans son ouvrage, M. Huber cherche une stratégie gagnante pour le mouvement climatique. Rencontre avec un auteur qui place la classe ouvrière au centre de sa réflexion.

Wim Debucquoy – Comment en êtes-vous venu à écrire un livre sur le changement climatique ?

Matt T. Huber – C’était en partie une réaction contre le mode de pensée qui considère le changement climatique comme un problème de consommation et d’inégalité. Ainsi, le rapport influent d’Oxfam Extreme Carbon Inequality, par exemple, conclut que les riches ont une empreinte carbone beaucoup plus importante et consomment beaucoup plus de ressources que les pauvres. Certes, mais cette façon de penser ne tient compte que de notre impact sur le climat par le biais de notre consommation et de notre mode de vie. Les marxistes, quant à eux, procèdent à une analyse de classe, soulignant le lien entre la production, la propriété et le pouvoir sur les ressources sociales, et la manière dont nous produisons notre existence matérielle. À partir du moment où j’ai commencé à envisager la classe sociale en relation avec le climat de cette manière, j’ai réalisé que le moindre de nos soucis était de savoir ce que les riches faisaient de leur argent et en quoi leur consommation avait un impact sur le climat. Ce dont nous devrions surtout nous préoccuper, c’est de savoir comment ils gagnent leur argent, comment ils génèrent leur richesse. Leur impact sur le climat pourrait alors être beaucoup plus important.

Je donne souvent l’exemple d’un PDG d’une entreprise de combustibles fossiles qui passe entre huit et douze heures par jour à organiser le réseau mondial d’extraction de combustibles fossiles et à injecter de l’argent dans l’accumulation de capital pour développer la production de combustibles fossiles dans le monde entier. Ce PDG peut être végétarien, se rendre au travail en transports publics, vivre dans une zone urbaine densément peuplée et avoir une empreinte carbone très faible. Si l’on ne considère que la consommation des personnes, on efface le rôle qu’elles jouent dans la production. On efface donc le rôle de la propriété et du profit. Aussi faut-il souligner que le système capitaliste est dirigé par une petite minorité de propriétaires qui possèdent les systèmes de production et produisent dans un but purement lucratif.

Wim Debucquoy – Vous écrivez que le mouvement pour le climat reste très confus quant à la question des responsabilités de la crise climatique.

Matt T. Huber – Nous devons arrêter de définir la responsabilité en termes de consommation et d’empreinte carbone et de rendre ainsi chacun plus ou moins responsable de la crise climatique. Nous devons procéder à une analyse de classe. Saviez-vous que la méthode de l’empreinte carbone a été inventée par British Petroleum ? Les multinationales pétrolières ne font rien d’autre que de reporter leur responsabilité sur nous tous. Alors que nous devrions nous poser la question : qui décide de l’organisation des systèmes de production et des infrastructures à l’origine de la crise climatique ? Car ce n’est certainement pas nous. Il ne s’agit pas des travailleurs qui consomment du carburant pour se rendre au boulot tous les jours.

Si l’on ne considère que la consommation des personnes, on efface le rôle qu’elles jouent dans la production, le rôle de la propriété et du profit.

Ceux qui ont le pouvoir sur les réseaux électriques, les stations de distribution de carburant et la production d’énergie sont un groupe de capitalistes qui possèdent et contrôlent ces systèmes et les organisent de manière à en tirer le plus de profit possible. Il s’agit d’un groupe restreint de propriétaires qui exercent une mainmise sur des modes de production à forte intensité de carbone, non seulement l’extraction des combustibles fossiles, mais aussi toute une série d’industries telles que l’acier, le ciment, les produits chimiques, l’électricité et ainsi de suite, lesquelles sont en réalité conçues pour consommer et brûler des quantités colossales de combustibles fossiles. Dix pour cent des riches contrôlent 84% des parts sur le marché boursier. Les décisions des multinationales, quant à elles, sont prises par un nombre très réduit de membres de conseil d’administration. Ainsi, la responsabilité de la crise climatique n’est pas dispersée, mais au contraire très concentrée.

En d’autres termes, ceux qui bénéficient des émissions de CO2 en sont responsables. Lorsque vous conduisez une voiture, vous émettez du carbone. C’est bien sûr vrai. Cependant, en raison de la façon dont la société est organisée, de nombreuses personnes se voient contraintes de consommer une quantité importante de carburant pour se rendre au travail, et simplement pour assurer la continuité de leur vie relativement modeste. Si vous attribuez 100% de la responsabilité au consommateur de combustibles, vous détournez de fait l’attention de celui qui l’a vendu et qui en a utilisé les bénéfices pour accroître la production de ces mêmes combustibles fossiles. Ce sont les propriétaires de la production qui devraient être la cible de nos campagnes et mouvements pour le climat. En résumé : le problème se situe au niveau d’une poignée de capitalistes et la solution se trouve au niveau des masses, de la classe ouvrière. Ils peuvent construire un puissant mouvement de masse pour s’attaquer au pouvoir de cette petite minorité qui possède les moyens de production et en tire profit.

Wim Debucquoy Vous critiquez également l’idée selon laquelle les citoyens doivent croire au changement climatique avant de pouvoir s’attaquer à la crise.

Matt T. Huber – Le changement climatique est scientifiquement établi. Ainsi, les climatologues ont été parmi les principaux acteurs à faire bouger le monde. Or, si la lutte contre le changement climatique se cantonne à la science et aux connaissances, les travailleurs s’y intéresseront moins. Leur première préoccupation est la lutte matérielle à laquelle ils sont confrontés quotidiennement dans le cadre du capitalisme. D’aucuns concluent que la science du climat dépasse les travailleurs et que, par conséquent, nous ne pouvons pas compter sur eux. Or, la plupart des travailleurs comprennent très bien que quelque chose ne va pas du tout avec le climat et l’environnement et que des mesures doivent être prises pour y remédier.

Or, si l’on organise la lutte autour d’objectifs scientifiques, on fait fi des préoccupations des citoyens concernant leurs besoins quotidiens. En outre, ceux qui présentent la lutte contre le changement climatique comme une bataille pour la connaissance et non pour le pouvoir prétendent que le financement du déni de la science du climat est la pire chose que l’industrie des combustibles fossiles puisse faire. Il existe de nombreuses preuves que les entreprises de combustibles fossiles, telles qu’ExxonMobil, agissent effectivement de la sorte. Ils transfèrent des fonds à des scientifiques qui remettent en question la science du climat. C’est bien sûr terrible. Mais ce que l’industrie des combustibles fossiles recherche avant tout c’est le pouvoir politique. Elle dépense beaucoup plus d’argent en lobbying, en groupes de réflexion, etc. Si nous nous contentons de parler de science, nous nous laissons induire en erreur par une croyance libérale naïve sur la manière dont le changement social se produit, à savoir que la société agira si seulement les gens connaissent la vérité. La connaissance n’est pas encore un pouvoir. Ce n’est pas parce que nous connaissons la vérité que nous avons le pouvoir de nous attaquer à la crise climatique et de modifier notre utilisation des ressources matérielles. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont transformé la bataille climatique en une bataille idéaliste sur le terrain de la connaissance.

Wim Debucquoy Comment résoudre la crise climatique ?

Matt T. Huber – Je ne vous apprends rien en vous disant que nous avons besoin de pouvoir, n’est-ce pas ? Nous aurons besoin de beaucoup de pouvoir social. La résolution de la crise climatique nécessite des investissements massifs et une planification centralisée. Cela signifie qu’il faut lutter contre la mainmise du secteur privé sur les investissements. Une grande partie du mouvement pour le climat adopte une position purement moraliste, sans se préoccuper du pouvoir et de la stratégie, de la manière dont nous pouvons construire le pouvoir nécessaire pour affronter cette classe de personnes qui s’accroche obstinément à ses investissements et à ses profits pendant que le monde brûle. L’ensemble de mon livre est donc une tentative de réflexion sur la manière de mettre en place le contre-pouvoir nécessaire.

Wim Debucquoy Et selon vous, la solution se trouve du côté de la classe ouvrière ?

Matt T. Huber – Oui, même à une époque où il semble que tout le pouvoir soit entre les mains de la classe capitaliste, la classe ouvrière est en mesure de construire le type de pouvoir politique qui soit à même de contrer le pouvoir du capital. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la classe ouvrière constitue la grande majorité de notre société. Son pouvoir réside dans son nombre. Si vous parvenez à exploiter massivement le pouvoir de la classe ouvrière, vous pouvez remporter la victoire, en dépit de ses divisions, au moins au sens démocratique le plus élémentaire. Comme l’a dit Lénine, la politique est une affaire de millions. La politique se trouve là où se trouvent les masses. Tout au long de l’histoire, qu’il s’agisse de périodes révolutionnaires ou de périodes plus calmes de redistribution des richesses et de démocratie sociale, la résistance a toujours émergé de la politique lorsque des masses de personnes s’unissaient autour d’une plate-forme et d’un programme politiques.

Un groupe restreint de propriétaires exercent une mainmise sur des modes de production à forte intensité de carbone.

Deuxièmement, la classe ouvrière a un intérêt matériel au changement parce qu’elle n’a plus aucun contrôle sur sa vie et qu’elle souffre d’un manque de sécurité matérielle. Même si elle n’en est pas toujours consciente ou si elle ne s’organise pas en fonction de cela. Le troisième point, le plus important, est que la classe ouvrière détient le pouvoir stratégique dans la mesure où c’est elle qui effectue le travail et produit donc la plus-value. Les travailleurs peuvent se mettre en grève, arrêter les systèmes de production et ainsi forcer les élites à répondre à leurs demandes. L’arme de la grève est son meilleur atout pour imposer un changement rapide. Aux États-Unis, il semble que la classe ouvrière ait oublié qu’elle a ce pouvoir. Le nombre de grèves a nettement diminué à partir de 1980. Le dirigeant syndical Jerry Brown déclare à ce sujet : les grèves sont comme les muscles, si vous ne les exercez pas régulièrement, ils se rabougrissent. Aujourd’hui encore, la grève reste l’arme la plus puissante dont disposent les travailleurs. En Virginie occidentale, aux États-Unis, les enseignants ont bloqué l’ensemble du système scolaire et ont obtenu gain de cause en quelques semaines, ce qui n’est pas négligeable dans un État de droite. Le pouvoir c’est ça, n’est-ce pas ?

En multipliant les grèves et en prenant conscience du pouvoir qu’ils détiennent, les travailleurs sont en mesure de construire un mouvement puissant. Nous avons besoin de mouvements suffisamment puissants pour formuler des demandes politiques fortes. Un programme qui vise à promouvoir une économie sans carbone requiert un pouvoir politique formidable. Et la voie vers ce pouvoir passe par la classe travailleuse organisée.

Wim Debucquoy On entend souvent dire que la classe travailleuse a d’autres préoccupations que le climat.

Matt T. Huber – On a tendance à penser que les travailleurs ne s’intéressent à l’environnement que lorsqu’ils sont en contact direct avec lui, par exemple pour protéger un paysage dans leur quartier ou lutter contre la pollution sur leur lieu de travail. Cependant, sous le capitalisme, la plus grande menace qui pèse sur eux n’est pas nécessairement quelque chose que nous présentons comme un problème écologique, tel que la pollution, mais le fait que leur survie passe par le marché. Le capitalisme a arraché les gens à la terre, à leur lien avec la nature, et a créé une classe de personnes qui dépendent du marché pour survivre et qui luttent pour littéralement survivre en tant qu’êtres vivants. Ils peinent à payer pour leur logement, leurs soins de santé et leur nourriture. C’est cette insécurité économique, qui consiste à devoir survivre en dépendant du marché, qui est une source constante d’anxiété pour la classe ouvrière.

Lorsque le mouvement de protestation des Gilets jaunes a éclaté en réponse aux prétendues politiques environnementales, ils ont déclaré que les politiciens s’inquiétaient de la fin du monde, alors qu’eux essayaient simplement d’arriver à la fin du mois. Cela montre que de nombreuses politiques libérales en matière de climat présentent les questions environnementales comme des crises abstraites et existentielles pour la planète, sans pour autant tenir compte des luttes que mènent les travailleurs pour arriver à la fin du mois. Pourtant, ce combat est éminemment écologique dans la mesure où la classe ouvrière tente de vivre et de satisfaire ses besoins fondamentaux. Pour convaincre les travailleurs que la lutte contre le changement climatique est aussi dans leur intérêt et les rallier à un programme climatique, nous devons nous attaquer à l’insécurité qui découle de la lutte pour la survie par le biais du marché. Nous devons leur proposer un programme climatique qui leur apporte un peu plus d’assurance que leurs besoins fondamentaux seront satisfaits.

La femme ne constitue pas une classe en tant que telle, un monde sépare la femme de la bourgeoisie et celle des classes populaires.

Ces besoins ne sont d’ailleurs pas sans rapport avec la crise climatique. Si nous examinons les secteurs que nous devons décarboner de manière radicale, il s’agit notamment de l’énergie. Des choses dont les gens ont besoin tous les jours, mais qu’ils ont du mal à s’offrir : le logement, les transports, l’alimentation et l’agriculture. Ce sont ces secteurs que nous devons transformer radicalement. Malheureusement, de nombreux décideurs politiques affirment : oui, nous allons restructurer ces secteurs, mais nous allons le faire de manière à ce que les externalités des marchés soient internalisées et qu’elles coûtent donc encore plus cher. Bien sûr, les travailleurs réagissent négativement à cela. En comprenant mieux les intérêts de la classe ouvrière sous le capitalisme, nous voyons clairement comment nous pouvons lier ces intérêts à un programme climatique populaire et attrayant. Elle devrait être basée sur la démarchandisation [ndlr : c’est-à-dire, affranchir les personnes de leur dépendance au marché en découplant les services de base (logement, énergie, transports publics, etc.) des mécanismes de marché et en les intégrant dans le domaine public] et viser à améliorer les conditions de vie de la classe travailleuse.

Wim Debucquoy Quelle est votre analyse du mouvement pour le climat tel qu’il se présente aujourd’hui ?

Matt T. Huber – Les personnes qui se trouvent à la tête du mouvement pour le climat sont issues de ce que j’appelle la « classe professionnelle et managériale » ou CPM, une strate professionnelle au sein de la classe travailleuse si l’on peut dire. En général, la politique climatique est pour eux une question de science et de connaissance. Sur le plan matériel, la CPM recherche le confort et la sécurité propres à la classe moyenne. Et comme cette sécurité de la classe moyenne s’accompagne souvent de niveaux de consommation relativement élevés, le problème climatique pour la CPM se rapporte à sa propre consommation.

Les personnes appartenant à ladite CPM se sentent coupables de leur complicité dans l’économie de consommation. Leur politique climatique prend donc trois formes. Le premier groupe est composé de ce que l’on pourrait appeler des éducateurs scientifiques, à savoir les climatologues eux-mêmes, les journalistes qui couvrent la science du climat et les activistes politiques qui diffusent la vérité scientifique. Et comme je l’ai expliqué précédemment, leur politique est axée sur la croyance et la connaissance, sur l’écoute de la science et sur la lutte contre le négationnisme climatique. Le deuxième groupe est formé par ce que je nomme les technocrates politiques : il s’agit principalement d’experts en économie ou en études politiques qui travaillent dans des universités ou au sein de groupes de réflexion. Ceux-ci sont apparus au cours de la période néolibérale, alors que tout le monde affirmait qu’il fallait se débarrasser de la réglementation et de la redistribution de l’État et adopter des politiques environnementales axées sur le marché. Ils soutiennent qu’il est possible de « déjouer » la crise climatique en adoptant certaines politiques telles que la taxe sur le carbone. Pour eux aussi, la lutte pour le climat est une lutte pour la connaissance plutôt qu’une lutte de pouvoir avec la classe possédante qui profite de la crise climatique. Par ailleurs, en déployant des mécanismes de marché pour résoudre la crise climatique, ils en reportent le coût sur la classe ouvrière.

Wim Debucquoy La taxe carbone en est un exemple typique.

Matt T. Huber – Exactement. À cela, je réponds : nous ne devrions pas taxer les molécules, mais les riches. L’idée de taxer une molécule particulière occulte le fait que la lutte contre le changement climatique est une lutte des classes et que nous devons taxer les riches pour réaliser le programme de décarbonisation dans l’intérêt de tous. Le problème est également que nous utilisons tous du carbone. Si vous réclamez ensuite une taxe sur le carbone, la droite et ceux qui ne veulent pas que nous fassions quoi que ce soit pour lutter contre le changement climatique auront tôt fait de prétendre qu’il s’agira d’une taxe sur votre vie. Et une taxe sur le carbone entraîne des coûts plus élevés pour la classe ouvrière. De plus, c’est un cadeau pour la droite qui peut alors dire que la politique environnementale est une affaire d’élites de gauche qui veulent rendre la vie plus chère. De nombreux technocrates répondent même à cela par : « Oui, c’est exactement ce que nous essayons de faire. » Il est également frappant de constater que c’est souvent la droite qui s’organise autour d’une politique de classe dans la lutte pour le climat. C’est surtout la droite qui insiste sur les conséquences économiques de la politique climatique. Ils n’ont de cesse de parler des emplois perdus et de la hausse du coût de la vie pour les familles. Et ce faisant, ils contribuent à alimenter une réaction populiste à l’encontre de la politique climatique.

Wim Debucquoy Comment gérer la contradiction entre l’emploi et l’environnement ?

Matt T. Huber – Tout d’abord, nous devons insister sur le fait que le changement climatique est une question d’emploi. Pour moi, il est évident qu’un programme de décarbonisation digne de ce nom exige la création d’un très grand nombre d’emplois, en particulier dans le secteur industriel. Pour poser des lignes de transmission, construire de nouveaux systèmes de transport en commun, rénover l’habitat… Il faut beaucoup d’électriciens, de soudeurs, de tuyauteurs, de travailleurs de la construction. Une deuxième question importante se pose : ces emplois seront-ils créés dans des lieux de travail syndiqués ? Aux États-Unis, nous allons produire beaucoup de voitures électriques, mais il n’est pas encore certain que cela soit favorable aux syndicats. Ainsi, le syndicat United Auto Workers ne soutiendra pas Joe Biden lors des prochaines élections présidentielles tant qu’il n’aura pas précisé que toute expansion de la production de voitures électriques se fera dans des usines dotées d’une représentation syndicale. En effet, les constructeurs automobiles exploitent aujourd’hui la production de voitures électriques pour briser les syndicats et créer de nouvelles usines sans syndicats.

Le mouvement pour le climat pense rarement au pouvoir et à la stratégie, à la construction d’un contre-pouvoir face à la classe dominante.

Un troisième groupe au sein du mouvement pour le climat est celui que l’on appelle les « radicaux anti-système ». Ceux-ci sont favorables à un changement de système, mais au lieu de transformer le système industriel et de le placer sous contrôle démocratique, ils veulent le démanteler complètement. Vous opposez à cela une citation de Jodi Dean : « Goldman Sachs se fiche de savoir si vous élevez des poulets. »

Ces radicaux se concentrent dans les milieux universitaires, les ONG ou les cercles militants plus radicaux. Parce qu’ils travaillent dans l’économie de la connaissance, ils n’ont aucun lien physique avec les systèmes de production industrielle qui sous-tendent nos vies et la reproduction sociale dans une société capitaliste. Deux choses sont importantes pour eux. Ils veulent réduire la consommation et concentrent une grande partie de leurs critiques sur la surconsommation et le consumérisme. Il y a une part de vérité dans cette affirmation – la société de consommation étasunienne présente des aspects délétères que je ne préconiserais d’aucune façon dans le cadre d’une société socialiste. Cependant, les radicaux continuent à se concentrer sur la consommation.

D’autre part, la crise écologique et climatique les ayant radicalisés à ce point, ils ne demandent qu’à démolir et à détruire complètement le système industriel, qui pour moi – pour citer Friedrich Engels – est une utopie. Une approche socialiste scientifique part du constat que nous vivons dans un système industriel. La question qui se pose est la suivante : comment pouvons-nous réellement prendre le contrôle de ce système et le changer, au lieu de le détruire et de créer des enclaves locales à petite échelle où nous reconstruisons la société à partir de zéro ?

La vision anarchiste selon laquelle nous pouvons simplement créer des communes agricoles et alimentaires locales peut s’avérer très excitante pour les participants, mais elle ne résoudra pas la crise climatique. Nous vivons dans une société capitaliste globale et intégrée qui mène la planète à sa perte. Et nous avons, dès lors, besoin de solutions globales. C’est là le sens qu’il faut donner à la citation de Jodi Dean. Peu importe que vous montiez votre petite coopérative alimentaire locale, mais la banque d’investissement, Goldman Sachs va continuer à organiser l’économie mondiale dans son propre intérêt. Cela signifie que le monde est toujours en feu et qu’il se dirige toujours vers une destruction totale. Nous devons donc réfléchir à une approche beaucoup plus large si nous tenons à contrer ce pouvoir.

Un autre problème avec les radicaux anti-système est qu’ils ne parlent souvent qu’entre eux. Permettez-moi de vous donner un exemple. J’étais récemment au Danemark pour les élections, qui se sont d’ailleurs très mal terminées pour la gauche. J’ai lu dans un rapport que de nombreux travailleurs de la célèbre industrie éolienne danoise sont passés aux partis de droite. J’ai parlé à de nombreux militants locaux partisans de la justice climatique. Ils sont très engagés et ont longuement évoqué l’importance de la solidarité avec les pays du Sud et avec les luttes des peuples autochtones à travers le monde, pourtant ils semblaient ignorer que cette même situation était également présente dans leur propre pays. Leur conception de la justice climatique est très moralisatrice. Ils n’ont pas de lien avec les travailleurs industriels et ne comprennent pas à quoi ressemblerait un programme de décarbonisation qui tiendrait compte de leurs intérêts et de leur point de vue. La décroissance en est un bon exemple. Les partisans de la décroissance affirment que l’idée devient de plus en plus populaire, mais si l’on regarde de plus près qui sont les partisans de la décroissance, on constate qu’il s’agit presque exclusivement d’un mouvement d’universitaires. Pour moi, ce n’est pas ainsi que l’on construit une large coalition de travailleurs qui réfléchissent à la manière d’organiser la solidarité au-delà des nombreuses différences au sein de la classe travailleuse. Comment pouvons-nous forger une coalition plus large ?

Wim Debucquoy L’une des critiques intéressantes de la décroissance dans votre livre est que la décroissance se focalise sur l’idéologie de la croissance, toutefois sans se livrer à une analyse de classe. Et que pour le capitalisme dans son ensemble, l’économie ne devrait pas nécessairement croître, tant que le capital croît.

Matt T. Huber – Depuis que j’ai écrit ce livre, j’ai réfléchi davantage à ce sujet et j’ai constaté que le capitalisme n’est pas vraiment doué pour la croissance, même au cours des dernières décennies. Jack Copley a rédigé un excellent article sur la décarbonisation de la récession et sur la lutte contre la crise climatique dans une ère de stagnation. Il est clair que le capital n’est pas vraiment intéressé par l’investissement dans l’expansion matérielle ou la production. Elle cherche à maximiser les profits en pillant le secteur public et en recourant à la financiarisation. Et oui, comme d’autres le diront, le produit national brut (PNB) est une sorte d’invention statistique qui ne mesure pas le bien-être d’une société. Il s’agit d’une mesure indirecte de la croissance du capital privé. Le PNB occulte, cependant, également le fait que nous vivons dans une société capitaliste divisée et très inégale. Cet indicateur occulte les divisions de classe au sein de notre société et ce qui compte vraiment dans la vie des gens en matière de bien-être matériel. Or, en réaction à cette idéologie du PNB (« growthism »), la décroisssance se borne à la combattre et à l’inverser, plutôt que de procéder à une analyse de classe. En revanche, si l’on pousse la discussion avec les partisans de la décroissance, on se rend vite compte que ce qu’ils veulent, c’est permettre à de nombreux secteurs de l’économie de croître et de ne démanteler que les secteurs les moins performants. Une majorité d’entre eux s’accorde sur le fait que nous avons besoin de la lutte des classes pour y parvenir. Mais malheureusement, si vous organisez tout votre programme autour d’un terme comme la décroissance, vous risquez d’être accusé de promouvoir une politique d’austérité, même si vous rejetez cette caractérisation.

Wim Debucquoy Dans son livre How to blow up a pipeline, le chercheur et activiste Andreas Malm préconise une tactique différente. Il privilégie les actions massives de désobéissance civile, une tactique que l’on retrouve également au sein du mouvement pour le climat en Belgique actuellement.

Matt T. Huber – Dans son livre, Malm se montre assez critique à l’égard de l’accent mis sur la désobéissance civile, en particulier dans des mouvements comme Extinction Rebellion et Just Stop Oil. Dans toute la stratégie qu’ils ont développée, ils se méprennent sur la manière dont la désobéissance civile conduit au changement social. Ils interprètent de façon erronée le rôle de personnalités telles que Martin Luther King et Gandhi. Dans son livre, Malm montre de manière convaincante que la plupart des mouvements qui ont connu le succès dans le passé, des suffragettes au mouvement anti-apartheid en passant par le mouvement des droits civiques, comportaient une frange radicale. Cette frange radicale a détruit des biens pour nourrir la lutte et inciter des millions de personnes à rejoindre le mouvement de masse. Si la plupart des mouvements qui ont réussi comportaient une telle composante radicale, le mouvement dans son ensemble n’a jamais été caractérisé par une telle radicalité. Malm insiste clairement sur le fait que la frange radicale ne représentera jamais qu’une partie du mouvement de masse. Toutefois, à nul moment dans son ouvrage nous prescrit-il la manière dont doit se construire le mouvement de masse lui-même.

Un véritable programme de décarbonisation nécessite un grand nombre d’emplois, en particulier dans l’industrie.

Dans son livre, Malm montre très clairement que cela fait des décennies que les militants environnementaux aux États-Unis se livrent à des destructions radicales de biens. Nous les appelons l’Earth Liberation Front (Front de libération de la Terre) et le mouvement « Earth First » (La Terre d’abord). Les initiatives de ce genre n’ont toutefois abouti à rien. Ces militants ont d’ailleurs été constamment surveillés et mis hors d’état de nuire par l’État sécuritaire, qui les a arrêtés et étiquetés comme éco-terroristes. Ces groupes n’ont pas réussi à s’intégrer au sein d’un mouvement de masse plus large, capable d’atteindre les objectifs pour lesquels ils luttaient. Malm cite à titre d’exemple les dégonfleurs de pneus (un groupe international d’action climatique qui dégonfle les pneus des SUV parce qu’ils ont un impact encore plus important sur la crise climatique que les autres voitures N.D.L.R.). Mais je ne vois nulle part cette action inspirer des millions de personnes à rejoindre le mouvement pour le climat.

Wim Debucquoy Vous préconisez une stratégie s’appuyant sur la classe travailleuse et la construction d’un contre-pouvoir sur le lieu de travail à partir de la base.

Matt T. Huber – Pour moi, le principal défi est le suivant : comment construire ce mouvement de masse ? Dans l’histoire du capitalisme, les mouvements de masse couronnés de succès ont été largement menés par les organisations de la classe ouvrière. Par exemple, le mouvement des droits civiques aux États-Unis a été mené par des personnes comme Philip Randolph, un dirigeant syndical, et Bayard Rustin, un socialiste qui a tenté de créer un mouvement socialiste aux États-Unis. Ils ont organisé une marche sur Washington pour la justice raciale, mais aussi pour l’emploi et la liberté. Nous avons une longue histoire qui montre que la classe ouvrière a la capacité de construire un mouvement de masse, si elle s’organise, si elle construit une conscience de classe à grande échelle. La prise de conscience que nous partageons tous des intérêts matériels et que nous avons un ennemi commun, la classe capitaliste.

Wim Debucquoy Comment transformer le mouvement pour le climat en un mouvement de masse ?

Matt T. Huber – Il n’y a pas vraiment d’alternative à la reconstruction des organisations de masse de la classe ouvrière, telles que, par exemple, les syndicats et les partis organisés ancrés dans les quartiers populaires qui apportent des changements matériels réels dans la vie quotidienne des travailleurs. Nous devons les convaincre qu’en adhérant au syndicat ou au parti, ils peuvent obtenir des avantages matériels concrets grâce à l’organisation et à l’utilisation de leur pouvoir collectif. On ne peut échapper à ce type de travail d’organisation.

En construisant une politique unie de la classe travailleuse et un contre-pouvoir capable de contrer le capital, nous pouvons lutter pour l’investissement et revendiquer le surplus social, prôner des politiques de redistribution à grande échelle et donc lutter pour l’investissement public dans de nombreux domaines, non seulement pour le climat, mais aussi pour la garde d’enfants, une meilleure éducation ou de meilleurs soins de santé. La seule façon de rallier les travailleurs à la cause du climat est de les convaincre que le changement climatique ne signifie pas que leur vie deviendra plus chère. Il s’agit de construire une société nouvelle, de nouvelles infrastructures, de nouveaux emplois où les gens puissent accomplir un travail utile. Il s’agit de renforcer le mouvement syndical.

Une décroissance qui ne sacrifierait pas les pauvres ? Redécouvrir André Gorz

Sommes-nous condamnés à choisir entre une croissance qui épuiserait les ressources de la planète et une décroissance qui sacrifierait les pauvres ? Le première option conduirait les sociétés occidentales à leur perte. La seconde condamnerait les plus modestes, déjà victimes de l’atonie de la croissance engendrée par le néolibéralisme, à voir leur niveau de vie diminuer encore davantage. Il est de bon ton, dans le monde médiatique, de blâmer la consommation de masse des citoyens, et de songer à des instruments politiques pour la restreindre ou la réorienter – sans dire un mot des structures productives ni des dynamiques d’accumulation du capital qui ont pourtant institutionnalisé cette consommation de masse. C’est l’un des grands mérites de la philosophie d’André Gorz que de les prendre en compte.

Lors de la Cop 26, les principales puissances mondiales, hormis la Chine et la Russie, se sont réunies afin de lutter contre le dérèglement climatique. Sans surprises, ce n’est pas un excès de volontarisme politique qui a caractérisé cette rencontre. Dès 2030, la température pourrait s’accroître de 1,5°c – un seuil dont le dépassement entraînerait des conséquences catastrophiques. Dès lors, un changement radical de système apparaît comme la seule solution pour limiter les effets néfastes de la crise climatique.

La décroissance apparaît comme l’une des voies envisageables. Autrefois perçue comme la marque d’un « retour à l’âge de pierre », voire d’un anti-modernisme technophobe, elle s’est depuis quelques années installée dans le paysage politico-médiatique et tend à devenir un sujet difficile à esquiver lorsque que la question écologique est posée sur la table. Durant la primaire d’Europe Écologie Les Verts (EELV), la décroissance fut l’un des thèmes notables des discussions entre candidats. Cette mise en lumière permet graduellement de la crédibiliser aux yeux des Français.

Les travaux de Gorz peuvent être compris comme une critique directe adressée aux décroissants qui dénoncent le consumérisme sans dire un mot du mode de production dominant. Plutôt que de pointer du doigt les comportements individuels et inciter à restreindre la consommation, ce sont les structures productives, selon Gorz, qu’il faut mettre en cause.

Comme le révèle un sondage réalisé en décembre 2019 par Odoxa pour le MEDEF, 67% des Français seraient favorables à la décroissance, entendue comme « la réduction de productions de biens et de services pour préserver l’environnement et le bien de l’humanité ». Ces données représentent un progrès notable dans l’opinion, mais cette compréhension de la décroissance est réductrice par rapport à la richesse théorique du concept. La pensée d’André Gorz permet d’en prendre la mesure.

La décroissance est à comprendre comme un projet de société dont la philosophie est globale. Elle a pour ambition de refonder le modèle économique et le rapport au travail, mais aussi à émanciper les individus en tant qu’êtres libres. Ce projet politique tend à résoudre – sur un mode non malthusien – une contradiction inhérente au capitalisme : celle d’une croissance infinie dans un monde fini.

Analyse historique du capitalisme et de l’origine du mythe de la croissance infinie

André Gorz s’inscrit dans une perspective marxiste ; la genèse du capitalisme est, pour lui, le produit d’un rapport de classes. Ainsi, Gorz prête une grande attention aux rapports de production. Une démarche appréciable, à l’heure où les décroissants de plateaux de télévision pointent du doigt la consommation, ciblant le consumérisme sans rien dire du système productif et des dynamiques d’accumulation du capital qui l’ont pourtant institutionnalisé.

Dans « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation » (Actuel Marx n°12, 1992), André Gorz retrace l’histoire du capitalisme et souligne le renversement fondamental que ce mode de production a généré concernant le rapport au travail et à la production. En effet, avant la révolution industrielle qui a induit la mécanisation des outils de production, le travailleur, selon Max Weber « ne se demandait pas combien puis-je gagner par jour si je fournis le plus de travail possible ? mais : combien dois-je travailler pour gagner les deux marks cinquante que je recevais jusqu’à présent et qui couvrent les besoins courants ? ». Cette relation au travail est théorisée par la norme du suffisant qui régissait les rapports au travail entre marchands et travailleurs. Un compromis qui se résume par cette maxime efficace « gain suffisant pour l’artisan, bénéfice suffisant pour le marchand ». Ainsi, les ouvriers n’étaient pas dans l’obligation de respecter un certain quantum minimum de travail.

Cette liberté dans le travail qu’accordent Gorz et Weber aux ouvriers qui précède la mécanisation des outils de travail était contradictoire avec les intérêts des capitalistes, dont le désir était la maximisation de leur profit. Cette incompatibilité entre la norme du suffisant, le modèle de travail des ouvriers, et le désir irrémédiable d’enrichissement des capitalistes a fait naître la nécessité d’une industrialisation de la production. Ce bond technologique a permis aux capitalistes de contrôler et donc d’ôter la « maîtrise des moyens de production » aux ouvriers et de leur imposer « une organisation et une division du travail par lesquelles la nature, la quantité et l’intensité du travail à fournir leur seraient dictées ». C’est la logique capitaliste même d’accumulation qui s’oppose à la norme du suffisant : elle empêche les capitalistes de produire toujours davantage puisque les travailleurs peuvent, s’ils le souhaitent, travailler un minimum pour combler les besoins primaires. Dans ce cas, la production de biens est fortement limitée, et par conséquent les profits restreints. Dès lors, les capitalistes doivent trouver un moyen de rendre les travailleurs serviles. La révolution industrielle a donné la possibilité d’imposer une « triple dépossession » aux travailleurs.

La « triple dépossession » est le mouvement initié par la mécanisation des outils de production qui prive les travailleurs de toute liberté dans leur travail. La première dépossession du travailleur est celle qui rend le travail inappropriable. Selon Danièle Linhart, sociologue du travail, « les modèles d’organisation du travail ont toujours cherché à déposséder les salariés de leurs savoirs professionnels. » Ce processus de dépossession passe, notamment dans l’industrie automobile, par la « répétition uniforme » (Thierry Pillon) des gestes du travailleur. Cette « triple dépossession » a rendu possible l’organisation scientifique du travail. À ce propos, Frederick Winslow Taylor affirmait que le savoir était un pouvoir. Par savoir, il faut entendre toutes les compétences techniques acquises par l’ouvrier dans le cadre de son travail, ce qui implique qu’il peut mettre en œuvre ses connaissances afin de les utiliser dans un cadre donné. La division du travail aboutit justement à une répartition telle qu’aucun travailleur ne pouvait comprendre le fonctionnement global des machines. De nos jours, ce rôle est largement attribué aux managers qui ont la tâche de piloter le travail de leurs équipes.

Cette condition de dépossession du travailleur de son travail, lorsqu’elle est atteinte, permet la production de surplus économique dont les ouvriers ne tirent aucun intérêt.

Cette condition de dépossession du travailleur de son travail, lorsqu’elle est atteinte, permet la production de surplus économique dont les ouvriers ne tirent aucun intérêt. L’arbitrage du travailleur n’existe plus sur ce qu’il juge bon comme quantité ou qualité de ce qui doit être produit. Il devient un simple exécutant, victime d’un processus d’aliénation objective, ses supérieurs lui retirant expressément les moyens de maîtriser les tenants et les aboutissants de son travail.

C’est à partir de cette situation initiale que le capitalisme a véritablement commencé à exercer une activité de prédation sur la nature. Les travaux de Gorz peuvent être compris comme une critique directe adressée aux décroissants qui dénoncent le consumérisme sans dire un mot du mode de production dominant. Chez Gorz, la surconsommation est la conséquence de la surproduction – et non d’une pratique culturelle moralement condamnable. Plutôt que de pointer du doigt les comportements individuels et inciter à restreindre la consommation, ce sont les structures productives qu’il faut mettre en cause.

Travailler plus, consommer plus 

La critique des besoins tels qu’ils ont été corrompus par le capitalisme est un thème central chez André Gorz. Les besoins à l’ère capitaliste sont le moteur de la surconsommation de marchandises et de services, lesquels pour la plupart en plus d’être inutiles ont un pouvoir hautement destructeur sur la nature. Ils ont pour seul objet la démarcation sociale, élément moderne de distinction bourgeoise. Ainsi, le seul horizon de la société capitaliste est le projet de consommation, voire d’hyperconsommation, jusqu’au point de non-retour.

NDLR : Sur cette même thématique, lire sur LVSL l’article de Jules Brion : « La “classe des loisirs” de Veblen pour comprendre les crises écologiques modernes »

Pour André Gorz, avant la révolution industrielle, la production de biens et de marchandises visait à assouvir nos besoins naturels. L’avènement de la mécanisation industrielle a conduit à une inversion de cette structure, de sorte que la production de biens n’avait plus pour objectif de répondre à des besoins primaires – le capitalisme générant de nouveaux besoins. Dès lors, le capitalisme est mû par une boucle rétroactive des besoins : un produit est la conséquence d’une création d’un besoin nouveau par le capitalisme. C’est ainsi que le système capitaliste est à l’origine du mythe de la croissance infinie, nécessaire à son bon fonctionnement.

Cette société de l’hyperconsommation ne peut tenir que sur le fondement d’une classe de travailleurs-consommateurs. Les travailleurs, soumis à une organisation scientifique du travail, sont conduits à respecter une certaine quantité horaire de travail. Les patrons le comprennent bien, mus par une obsession de contrôler le temps de travail de leurs employés.

Le patronat a toujours été davantage enclin à accorder des congés qu’à réduire le temps de travail ; dans la perspective de Gorz, cela n’a rien de fortuit. Les vacances sont à comprendre comme une « interruption programmée de la vie active » : elles constituent le moment par excellence de la consommation. Réduire le temps de travail représente en revanche un danger pour le patronat : cela donne la possibilité aux classes laborieuses d’enrichir leur vie quotidienne par un engagement associatif, politique, syndical ou culturel potentiellement subversif. Or, le temps plein limite mécaniquement l’implication dans ces sphères. Ainsi s’esquisse le modèle du travailleur-consommateur qui n’a que le temps de travailler et de consommer.

La décroissance comme philosophie de l’émancipation de l’homme

La décroissance est un projet de rupture avec le capitalisme, fondé sur les constats du rapport Meadows intitulé Les limites à la croissance. Comme son titre l’indique, ce rapport expose pour la première fois les dégâts irréversibles du capitalisme sur la nature. Donella et Dennis Meadows appellent dès 1972 à changer radicalement de système, sans quoi l’humanité irait droit vers l’effondrement de nos sociétés modernes, expression pour laquelle « il ne faut pas entendre la fin de l’humanité, mais la diminution brutale de la population accompagnée d’une dégradation significative des conditions de vie ».

La Terre, en raison de ses limites physiques et biologiques, ne peut supporter le coût d’une croissance infinie additionnée à un accroissement démographique trop important. Le rapport Meadows est en substance une exhortation à la sobriété, élément clé de la décroissance illustrant la fameuse maxime : « mieux, ce peut être moins. » André Gorz reprend cette formule en prônant une diminution du temps de travail ainsi qu’une diminution de la consommation. Mais réduire la décroissance à ce dernier aspect serait une erreur de compréhension ; pour Gorz, il s’agit moins de faire de lourds sacrifices matériels que de se débarrasser de besoins inutiles, au profit d’activités plus fondamentales – parmi lesquelles la « participation à la vie sociale. »

Toujours est-il est qu’une mise en application sans transition des préceptes décroissants semble relever de la gageure. Elle ne ferait qu’accroître les maux du néolibéralisme, qui se caractérise déjà par une faible croissance.

On comprend donc pourquoi aux yeux de Gorz, le capitalisme apparaît comme un système qui asservit l’homme tout en détruisant la biodiversité.

Revenu universel ou garantie à l’emploi ?

André Gorz fut un soutien de « l’inconditionnalité du droit à un revenu de base », qu’il présente comme le prélude à l’émancipation des individus [1]. Gorz affirme avoir longtemps hésité avant de soutenir une telle transformation, tant l’idée semble longtemps avoir été préemptée par les courants libéraux. C’est une telle mesure que soutient par exemple le penseur américain John Rawls, selon lequel le travail est à considérer comme un « bien » qui, au nom du principe de justice sociale, doit être offert à tous les individus.

André Gorz se refuse à penser le travail comme un « bien » : il n’est qu’un moyen nécessaire en vue d’une fin, celle de combler nos besoins essentiels. Le travail en tant « qu’activité nécessaire » confère selon Gorz une reconnaissance au travail, et par là-même une légitimité et une fonction au sein de la société – en cela, le travail est une « dimension de citoyenneté ».

Gorz n’ignore cependant pas les limites du revenu universel – et par exemple le risque qu’il devienne le vecteur d’une consommation accrue. C’est pourquoi il le considère comme un simple outil au service d’une révolution politique plus large. Sans changement structurel, le revenu universel ne serait qu’une manière de perpétuer le système capitaliste – voire de déséquilibrer le rapport de forces entre salariés et patronat, s’il sert à justifier la suppression de certains minima sociaux. Une certaine acception du revenu universel prend pour acquise et irréversible la raréfaction du travail, et sert de palliatif à ce chômage croissant. L’idée n’est pas intéressante par sa portée émancipatrice, l’un de ses angles morts est de ne pas penser le travail comme un droit.

Or – c’est toute la problématique portée notamment par la garantie à l’emploi vert – le travail doit bien être considéré comme un droit, et non comme un bien. Pour cela, il faut reconsidérer le travail pour l’extraire de sa conception capitaliste. Le revenu universel tel qu’il est pensé majoritairement ne serait qu’en définitive une mesure d’adaptation au capitalisme, là où la garantie à l’emploi vert tente de mettre un terme à l’un des piliers du capitalisme : le chômage de masse organisé qui, loin d’être une fatalité, permet aux détenteurs de capitaux de maximiser leurs gains alors que de nombreux emplois utiles à la société restent encore à créer, notamment dans le domaine de la transition écologique.

Seul un bouleversement majeur de notre système engagera un mouvement qui sera en mesure de répondre aux enjeux d’émancipation des individus et du dérèglement climatique. C’est la leçon de la pensée écologique d’André Gorz, dont les préceptes ne se résument pas à protéger la nature.

Toujours est-il est qu’une mise en application sans transition des préceptes décroissants semble relever de la gageure. Dans le cadre d’un système capitaliste – dont on peut supposer qu’il ne sera pas aboli du jour au lendemain -, une dynamique de décroissance se traduirait par la destruction d’un nombre considérable d’emplois et un accroissement de la pauvreté. Elle ne ferait qu’accroître les maux du néolibéralisme ; celui-ci se caractérise déjà par une faible croissance, dont souffre la majorité de la population. Dès lors, ne serait-il pas plus opératoire de songer aux moyens d’indexer la croissance sur des activités non polluantes et respectueuses de l’environnement ? Sur le court terme, une réhabilitation des principes keynésiens sur des bases écologiques semble une perspective plus utile qu’une promotion de la décroissance stricto sensu. Celle-ci demeure un horizon souhaitable pour une société post-capitaliste, dont la pensée de Gorz dessine les contours. Mais elle ne fournit pas les clefs pour rompre avec le capitalisme lui-même – et encore moins le capitalisme néolibéral.

Note :

[1] André Gorz, « Pour un revenu inconditionnel suffisant », Transversales sciences et culture, 2002, 3ème semestre.

Reprendre l’ascendant idéologique pour déconstruire le vieux monde

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CC0 Domaine public – Think outside of the box

Nous allons nous aventurer dans une réflexion – assurément contestable – mais qui touche du doigt, nous semble-t-il, une réalité de notre époque. Nous vivons de plein fouet la crise politique qu’engendre l’individualisme des égos. Cette crise tient tout d’abord du paradoxe puisqu’elle se manifeste elle-même à travers un rejet des égos du personnel politique comme intellectuel. Ce rejet se traduit parfois par l’abstention.


La capacité de l’individualisme à forger des esprits critiques, sinon allergiques, à toutes formes d’incarnation matérielle d’une idéologie ou « mystique » collective – qu’elle soit alternative, révolutionnaire, critique ou même conforme à l’idéologie dominante – tient peut-être aussi de notre histoire et des dérives du pouvoir dont elle recèle. En s’emparant de la chute de l’URSS via l’image symbolique de la chute du mur de Berlin en 1989, Francis Fukuyama, universitaire américain, affirme que nous assistons à cette époque à la « fin de l’Histoire »1 et surtout par extension, à la victoire des démocraties libérales et de l’économie de marché face à toute autre structuration, notamment communiste ou socialiste d’une société. Ce discours a d’ailleurs servi les nombreux occidentaux néo-libéraux, partisans de la construction de l’Union Européenne et notamment Alain Madelin déclarant en 1992 à Chalon-sur-Saône : « Le traité de Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure. »

Pourtant, loin s’en faut, ce n’est pas la fin de l’Histoire : de nombreuses critiques sont formulées, sans qu’elles parviennent pour le moment à se matérialiser au sein d’un groupe social unifié, au sein d’un appareil politique stable. En attendant, nous constatons un affaiblissement de l’idéologie communiste à la française, de son parti, mais surtout, des institutions qu’elle a créées, celles-là même qui forgent encore aujourd’hui une partie de notre socle social. Du fait de cette fin de l’Histoire, nous devrions donc nous empêcher de penser/panser le communisme, de se saisir de maintes alternatives dont il a été l’initiateur ? Quotidiennement, ne trouvons-nous pas aux vicissitudes du capitalisme bien des excuses ? Dès lors nous sommes en droit de nous demander : le peuple français souhaite-t-il réellement ce démantèlement ?

Une idéologie, dominante ou non, instituée ou non, implique d’être partagée de manière collective et souvent massivement. Par les temps qui courent, il existe tant et plus de moyens de partager ses idées, de construire une idéologie et d’émettre des critiques, qu’il devient difficile de croire en l’apparition d’une grande « masse » du peuple français, descendant dans la rue, investissant l’espace public et ce pour défendre un bouquet d’idées homogènes. Après 40 ans de « psychologie positive », de recherche du bonheur intérieur, de développement personnel où la responsabilité individuelle est la seule explication rationnelle à sa condition d’existence, comment pourrions-nous encore y croire à l’ère de l’individualisme ?2

Autre effet de cet individualisme des égos, d’autant plus au sein des classes sociales supérieures ou les professions intellectuelles, il y a là – très précisément – un réflexe critique systématique que nous voudrions expliciter: en s’attachant avant même d’adhérer à une idéologie, à la déconstruire, à pointer du doigt ses contradictions, à discourir sur ses éventuels risques, nous nous privons de possibles, d’ouvertures, de renouveaux. Ce travail critique, nécessaire et bien des fois salutaire, apparaît donc contre-productif lorsqu’il se met au service d’un déjà-là, d’un déjà-vu inculqué comme un indépassable, un « insurmontable ». Effet pervers d’une « scientificité froide » enfermant toutes les aspirations qu’une idéologie balbutiante encore non instituée, peut engendrer.

Avant même qu’une nouvelle représentation du monde ou de la légitimité ait été mise en place théoriquement et politiquement, elle est déjà vouée aux gémonies. Encore fût-elle renvoyée à ses impensées, ce serait constructif ! Mais non elle est tout bonnement rejetée. Sans vergogne on crie haro sur ses contraintes son inconstitutionnalité et ses limites ! Pourtant ce nouveau-né théorique, cette nouvelle esquisse du collectif, quelles qu’en soient ses imperfections constitue bien, au commencement, la seule démarche possible si nous souhaitons édifier, pas à pas, une organisation matérielle aussi viable qu’audacieuse. Structure qui ultérieurement, soyons-en certains, sera prompte à combler ses impensées via des choix collectifs.

Pour mettre fin à l’idéologie dominante du capitalisme, les risques autoritaires du passé nous tétanisent. Tel un garde-fou, nous adoptons un mécanisme (sain ou non, telle est la question) que nous nommons ici « scientificité froide ». Cette scientificité paralysante nous remplit malgré nous d’un égo qui se défie de tous les au-delà. Que cette scientificité froide et ce réflexe critique existe et puisse être bénéfique, soit. Pourtant, il nous semble important de comprendre que l’idéologie dominante s’accommode parfaitement de ce mécanisme, car il la consacre comme seul principe de réalité possible, ou en tout cas, permet d’en prolonger sa durée. L’individualisme des égos sert donc l’immobilisme. Ce faisant, combien de penseurs critiquent dans le même temps capitalisme et communisme ? Cela n’amène pour autant à court terme qu’un effet palpable: la perpétuation de l’ordre actuel du capitalisme et la déconstruction d’une alternative décredibilisée, souvent par le prisme d’un risque de dérives autoritaires, de restrictions de « libertés individuelles », notamment celle d’entreprendre.

« Le XXIème siècle et ses multiples crises nous met face à la nécessité de passer un cap, de nous émanciper enfin du « scrupule » des dérives autoritaires soviétiques. […] Nous pourrions partir, par exemple, de l’héritage que nous laisse les communistes français. »

Le XXIème siècle et ses multiples crises nous met pourtant face à la nécessité de passer un cap, de nous émanciper enfin du « scrupule » des dérives autoritaires soviétiques par exemple. Cela nécessite aussi d’être plus offensif en coupant court aux préjugés véhiculés par certains commentateurs médiatiques. Ces derniers n’ont de cesse d’alimenter des références ou des comparaisons rocambolesques aux figures des mouvements latino-américains, à toutes incarnation politique revendiquant une sortie du néolibéralisme, de l’économie de marché. En tentant d’effrayer une masse occidentale souvent mal-informée sur ces sujets, leur stratégie discursive tend à renvoyer uniquement aux personnages comme Chavez, Bolivar, Castro et consorts à l’imagerie révolutionnaire, sinon autoritaire, sans pointer du doigt d’autres aspects fondamentaux de leurs politiques. Pourtant, en France, nous avons les armes idéologiques et des faits historiques à mettre en lumière afin de ne pas tomber dans ces anathèmes irrationnels. Nous pourrions partir, par exemple, de l’héritage que nous laisse les communistes français.

Si les grévistes du Front Populaire ont obtenu des avancées sociales, c’est parce qu’ils étaient des millions dans la rue avec des objectifs politiques clairs, inspirés directement d’idéologies prêtes à questionner notre façon de concevoir le travail, prêtes à interroger la valeur ajoutée et son appropriation, la vie en société, prêtes à redéfinir les responsabilités citoyennes. Ces idéologies en somme se proposaient de réécrire le contrat social, à redessiner la voie de la coexistence. Pour ce faire, elles remettaient en cause les fondements de l’idéologie dominante et notamment la puissance de l’État. En 1946, on retrouve cette aspiration à un renouveau au sortir de la seconde guerre mondiale chez les syndicalistes et communistes révolutionnaires, lorsqu’ils instituent la sécurité sociale, le statut de la fonction publique et des électriciens et gaziers, au grand dam des gaullistes, du MRP, de la SFIO.

Est-il nécessaire de rappeler le contexte économique et l’état des infrastructures au sortir de la guerre ainsi que la durée de la journée de travail ? Cette capacité à penser l’émancipation de l’individu, la création d’une autre société, la construction de nouveaux horizons est d’autant plus remarquable qu’elle s’observe dans un contexte de guerres, d’impérialismes, d’aliénation au travail. Aujourd’hui la survie économique engendrée par l’emploi contraint et les temps qu’il confisque – mettons de côté l’épanouissement qu’il peut procurer individuellement – ne permet pas encore d’exercer convenablement sa citoyenneté. En effet, refonder ou construire des institutions sur la base de nouveaux rapports sociaux établis collectivement, à l’échelle locale ou nationale, cela prendra nécessairement du temps et beaucoup d’énergie.

Voilà à quoi nous a mené la construction progressive de « l’individualisme des égos ». Cette caractéristique auxiliaire de l’individualisme nous volent d’emblée les potentiels way-out, les échappatoires au système en place. Dès lors il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui les hérauts d’un nouveau monde, les personnalités de premier plan qui font montre pourtant d’un courage exemplaire en exprimant au grand jour l’idée d’une autre hégémonie, l’idée d’un autre possible collectif, soient l’objet des critiques les plus virulentes. Les gilets jaunes sont une incarnation de la nécessité d’un coup de balai, mais dont les tenants de l’idéologie dominante récusent toute légitimité. Et nous le savons, si les gilets jaunes courent bien des risques, le plus grand péril auquel ils font face reste cette scientificité froide, méthodique, qui s’échine à désarmer toute volonté d’émancipation collective, y compris, parfois, dans les rangs de leurs sympathisants. Aussi doivent-ils absolument faire le lien entre leur condition d’existence et l’idéologie néolibérale. Nous pensons que la plupart d’entre eux ont déjà fait ce chemin ; en atteste la volonté de changer les institutions, d’instituer une assemblée constituante, une démocratie plus directe en faisant entrer des sujets dans l’agenda politique par l’intermédiaire du référendum d’initiative citoyenne.

L’enjeu, ici, est d’aider à construire une nouvelle idéologie qu’il faudra dotée un jour prochain de forces politiques, syndicales et associatives, forces issues du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Cet enjeu est plus que nécessaire à l’heure de l’urgence environnementale et de l’accumulation de richesses faramineuses. Une contre-hégémonie politique et culturelle, structurée par des arguments empiriques, reste à construire avec confiance et détermination, en acceptant, parfois, le risque que peut représenter l’inattendu, l’incertain. Pour cela, les citoyens, mais aussi les intellectuels se réclamant de cette contre-hégémonie, ayant leur part de responsabilité dans sa fondation, ont tout intérêt à analyser les différentes strates et composantes qui instituent l’état de fait actuel, pour penser un nouveau contrat social, redéfinir ce qui fait valeur ou non dans nos vies et dans nos sociétés. Un des éléments clés à interroger nous semble être notre rapport au travail et son utilité dans la société, au-delà de son sens et sa forme nécessairement hétérogènes, mais surtout la répartition de ses fruits et de sa création de richesse, de la possession des moyens de production etc.

Et pourquoi pas, pour point de départ, se saisir de ce qui a déjà été tenté en France et qui ne semble pas faire hurler dans les chaumières : la prolongation et la continuité de la sécurité sociale comme solution à l’émancipation collective. Nous devrions décorréler son financement du seul productivisme et de l’emploi c’est à dire des seuls revenus du travail salarial. Nous devrons aller chercher ses financements vers les profits et leur capitalisation privée servant à leur propre reconduction et leur extension. En construisant des bourses du travail et des caisses de salaires socialisées, ne pourrions-nous pas reprendre la main sur ce qu’est le travail ? Car d’autres formes sont à valoriser, celles engendrant des externalités sociales substantiellement positives, locales ou non, diminuant le coût de certains faits sociaux fortement dommageables : dépression, suicide, burn-out, solitude, perte de sens, isolement de personnes âgées et/ou en situation de handicap, anomie… Des thèmes relativement proche d’une institution que nous connaissons et dont les fonds par un éventuel surplus de cotisations, pourraient d’autant plus rembourser ces activités, pour enfin donner un salaire décent à tous les travailleurs sociaux, de santé, de soins et d’accompagnement en tout genre, à qui nous ne rendons jamais assez hommage.

Moins d’État, plus de sécurité sociale. Moins d’impôts, plus de profits collectivisés grâce au système de cotisations. Inventons des organisations politiques et économiques vertueuses. Inspirons-nous de notre histoire, de Louis Blanc et ses ateliers sociaux. Ces organisations seraient nécessairement populaires puisqu’elles seraient participatives, inclusives et démocratiques. Mais d’autres arguments offensifs peuvent encore nous pousser plus loin dans la capacité à saper les bases stratégiques de l’idéologie néolibérale.

https://www.google.fr/search?tbm=isch&source=hp&biw=1536&bih=742&ei=bMQLXYqzA4HTwQLOyIXgCQ&q=Louis+Blanc&oq=Louis+Blanc&gs_l=img.3..0l10.404.2145..2388...0.0..0.307.2891.2-11j1......0....1..gws-wiz-img.....0.hLUluceGHm8#imgrc=yYqU21pAAIIGkM:
“Portait de Louis Blanc”. Photo Etienne Carjat

Ils peuvent être tirés premièrement, de l’enseignement de notre héritage politique français, notamment des ministres communistes de 1946 : l’assignation d’un salaire, non pas à un poste de travail, mais à la personne, en fonction de ses qualifications reconnues automatiquement par l’État. D’autres encore, émanant de réflexions plus actuelles peuvent porter sur la régulation des problématiques rencontrées au sein des espaces de travail de notre époque (l’entreprise n’étant pas le terme le plus adéquat à l’ensemble des possibles relations de travail, en fonction de comment nous le considérons).

 

«Tout ordre social est construit sur une idéologie. Victime de notre temps, l’idéologie capitaliste s’est glissée partout, dans les moindres cavités cérébrales et elle s’attache à vouloir annihiler toute remise en question écologique, socialiste ou communiste.»

Pensons d’abord à la limitation des écarts de salaire dans une même entreprise ou la création et l’autogestion par les travailleurs de caisses de salaire, vers lesquelles les employeurs privés devraient verser le salaire net, ainsi que l’ensemble des cotisations patronales et salariales. Sans oublier la possibilité – qui sera sans doute conspuée – d’augmenter les cotisations sur les bénéfices et non plus que sur les salaires, transférant celles-ci du seul « coût » du travail vers celui du « coût » du capital. Une solution pour éviter la rémunération indécente des actionnaires ? Plus l’on empoche, plus l’on prélève des cotisations. Ce procédé ne permettrait-il pas de de considérablement baisser le coût de la masse salariale ? Ces solutions ne permettraient-t’elles pas notamment de rééquilibrer les écarts de salaire pouvant exister entre différents secteurs d’activité ? Mais surtout, l’objectif est de reprendre possession des fruits et de la valeur véritable de notre travail réel.

Tout ordre social est construit sur une idéologie. Victime de notre temps, l’idéologie capitaliste s’est glissée partout, dans les moindres cavités cérébrales et elle s’attache à vouloir annihiler toute remise en question écologique, socialiste ou communiste. Elle dévoie le sens originel des luttes et des aspirations sociales et s’approprie subrepticement les renouveaux qui éclosent des citoyens, notamment dans le numérique, mais aussi dans certains pans de l’économie sociale et solidaire. Pourtant, à l’heure des entreprises du numérique, dont le chiffre d’affaire et les taux de croissance font pâlir les anciens dirigeants du secteur industriel, la part de la valeur ajoutée pourrait être largement ponctionnée en cotisation sociale sans aucun effet sur la capacité de l’entreprise à rémunérer correctement les salariés.

Ce chapelet d’idées nous le croyons est significatif : si nous avons de la volonté, nous nécessitons maintenant d’idéologues et de scientifiques éclairés, afin de structurer une pensée ambitieuse prompte à combattre au quotidien « l’individualisme des égos », à nous dessiller les yeux. Nous devons ré-enchanter le politique sur le fond comme sur la forme, notamment après avoir totalement cerner ses rouages actuels, comme l’a fait Juan Branco dans son ouvrage Crépuscule. Nous nous devons de servir l’Homme : son identité, son altérité, son avenir. La seule critique très superficielle de la politique politicienne et des égos des figures politiques n’est pas suffisante pour inverser le rapport de force qui est à l’œuvre. Surtout lorsqu’elle est proférée par des personnes dont l’intérêt n’est que de réconforter leur propre égo.

Bien que de nombreux philosophes aient polémiqué entre les siècles sur la nature de l’homme – en tant qu’être profondément seul ou individualiste (Pascal), ou à l’opposée, comme animal social (Aristote) -, force est de constater que l’appropriation de ces différentes conceptions servent de piliers aux idéologies façonnant notre monde social et l’instauration de certaines valeurs dominantes. L’individualisme a moins pour effet d’arracher ou de gommer tout individu à une quelconque identité collective que de mettre un point d’honneur à se détacher de ses semblables par une quelconque distinction, somme toute infime, sinon insignifiante. Cela permet d’affirmer ou faciliter la mise en place d’un système de démarcation de l’autre, le plaçant en concurrence avec notre propre identité. Par exemple, la relation que l’Homme entretient à son apparence vestimentaire est symptomatique de cette distinction, laissant proliférer un certain nombre d’industrie confortant ce désir de ne pas être comme, ou être mieux que tout le monde. De même, le mythe de la méritocratie a cet égard dans le secteur éducatif s’est très bien accommodé de ce soucis de s’élever au-dessus de sa condition, confortant aujourd’hui un mécanisme d’entre-soi et de distinction quasi-assumée sur le prestige d’avoir étudier au sein de tels ou tels établissements ainsi que le fameux clivage public / privé ou grandes écoles / universités.

Alors, après 40 ans de néolibéralisme et la promotion d’une vision de la société comme étant la somme d’individualités, peut-être est-il temps, de nouveau, d’affirmer une autre manière de penser, à l’heure où existe une volonté populaire de se saisir d’un signifiant collectif – le gilet jaune -, d’un sentiment de communauté de destin et de but : renverser un ordre politique jugé à bout de souffle. Au début, le collectif sera peu nombreux, mais les autres suivront, soyons-en sûr.

  1. https://www.atlantico.fr/decryptage/1605307/25-ans-apres-la-fin-de-l-histoire-francis-fukuyama-maintient-c-est-bien-la-fin-alexandre-delvalle-eric-deschavanne
  2. Lire Happycratie, Comment l’industrie du bonheur à pris le contrôle de nos vies, Eva Illouz et Edgard Cabanas, 2018

Coopératives : ils ont dit non merci patron

Non merci patron ! Ils sont salariés, indépendants ou agriculteurs et ils ont décidé de se regrouper en coopérative. Le plus souvent suite à un conflit ouvert avec leurs employeurs, acheteurs ou fournisseurs notamment de plateformes prétendument collaboratives à la Uber et cie : fermetures de sites et licenciements, politique de prix tyrannique, conditions de travail déplorables, etc. En devenant copropriétaires de l’outil de travail, ils deviennent pleinement souverains dans l’entreprise. Quoi produire ? Comment ? C’est désormais à eux qu’il revient d’en décider. Un vrai processus d’émancipation et beaucoup d’obstacles. Plongée dans le monde des coopérateurs. 

 

La coopérative comme alternative aux licenciements boursiers

 

Des ouvriers de Scop TI devant la figure du Che au-dessus duquel la phrase « on ne lâche rien » domine discrètement, immortalisés par Vincent LUCAS pour Là-bas si j’y suis en 2015

1336 n’est pas une marque de thé comme les autres. Et son nom en dit long : 1336, c’est le nombre de jours qu’a duré la mobilisation des salariés de Fralib contre la fermeture de leur usine à Géménos (Bouches-du-Rhône) décidée par la multinationale Unilever, alors propriétaire de Fralib. Presque 4 ans de bras de fer avec la direction, d’actions devant les tribunaux, d’occupations d’usine, d’interpellations des pouvoirs publics pour empêcher que la multinationale britannique ne ferme le site pourtant en bonne santé pour délocaliser la production de la marque Elephant en Pologne. Les ex-Fralib obtiennent finalement de pouvoir reprendre leur usine en SCOP : c’est la naissance de Scop-TI en 2014. En devenant les copropriétaires des moyens de production, les ouvriers ont gagné la souveraineté sur la production : c’est ainsi qu’ils ont pris la décision –  collectivement et démocratiquement soit dit en passant – de produire des thés et infusions natures ou avec des arômes 100% naturels. L’histoire des ouvriers de la glacerie « La Belle Aude » à Carcassonne, est à peu près similaire. La fermeture de la fabrique de glaces annoncée, les ouvriers entrent en lutte pour sauver leur outil de production et finiront par reprendre l’entreprise en SCOP. Les ouvriers, désormais copropriétaires de leur outil de travail, ont ainsi pu « réinventer leur métier » c’est-à-dire « faire des glaces autrement avec des produits simples, naturels, issus de productions locales, responsables. » « Vive la lutte des glaces ! » peut-on lire sur leur site.

 

Petits producteurs et « consommateurs » en lutte contre la grande distribution et l’agro-business

 

Le modèle coopératif convainc également de petits producteurs et certains « consommateurs » finaux. Au pays basque, dans la vallée des Aldudes, une centaine de producteurs de lait de brebis et de vache, excédés par les prix pratiqués par les grands groupes industriels du lait auxquels ils vendaient leur production, se sont regroupés en coopérative et ont par la suite décidé de créer leur propre fromagerie artisanale. A Colmar, ce sont aussi 35 agriculteurs qui se sont constitués en SCOP pour racheter un supermarché de l’enseigne Lidl. Le supermarché Cœur Paysan a ainsi vu le jour, permettant aux agriculteurs coopérateurs de vendre directement leurs produits aux consommateurs finaux. Plusieurs supermarchés coopératifs d’un genre nouveau ont également ouvert ces derniers temps comme La Cagette qui a été inaugurée le 6 septembre dernier à Montpellier. La Cagette, d’abord constituée en association, s’est par la suite transformée en entreprise coopérative afin de reprendre un Spar en liquidation judiciaire.  Pour pouvoir y faire ses emplettes, il faut être membre de la coopérative en achetant 10 parts sociales à 10 euros et participer à une réunion d’accueil. Toutes les décisions sont prises collectivement par les coopérateurs selon le principe « une personne, une voix » et ce, quel que soit le nombre de parts sociales. Au total, on compte une vingtaine de supermarchés coopératifs de ce genre comme La Louve à Paris ouvert en novembre 2016,  SuperQuinquin à Lille, Demain à Lyon, La Chouette à Toulouse ou Supercoop à Bordeaux. La différence avec des coopératives de consommateurs plus connues comme Système U ou Biocoop ? « La Louve » et ses émules ne sont pas des entreprises à but lucratif.

Façade du supermarché coopératif La Cagette, à Montpellier. ©Benjamin Polge pour LVSL

Et si le « produire et consommer autrement », formule creuse et typique de la langue de bois de notre époque, passait tout simplement par le dépassement de la propriété lucrative des moyens de production et d’échange ? Le socialisme en somme. Dépasser le capitalisme plutôt que de tenter vainement de le réformer, de le moraliser ou de le « verdir ». Le « développement durable », nouveau nom sympathique donné au capitalisme, n’est-il pas au fond une chimère ? Aussi, les combats contre le « court-termisme », la course à la rentabilité, la standardisation du goût, la tyrannie des prix, le chômage ou le tout-chimique sont embrassés par la lutte fondamentale contre le mode de production capitaliste qui engendre de tels phénomènes.  En y regardant de plus près, c’est bien le point de départ et d’arrivée de ces expériences de coopératives.

 

Face à l’ubérisation, les travailleurs indépendants s’organisent

 

L’exploitation capitaliste a plusieurs visages : ce n’est pas seulement la multinationale, donneuse d’ordres de sous-traitants qui exploitent toujours davantage les salariés en bout de chaîne. Ainsi, pour le sociologue et économiste Bernard Friot, le travailleur indépendant est le plus exploité des travailleurs. Parce que, sur le marché des biens et des services, il est toujours à la merci des groupes capitalistes, qu’il s’agisse de ses prêteurs, de ses fournisseurs (de plateformes prétendument collaboratives notamment) ou de ses acheteurs.  Pour le spécialiste du salariat, le contrat de travail doit être considéré comme une grande conquête des travailleurs organisés (CGT, SFIO puis PCF) des XIXème et XXème siècles puisqu’il reconnaît enfin les travailleurs comme producteurs alors qu’ils étaient jusqu’ici invisibilisés et considérés comme des « mineurs économiques », de simples êtres de besoin, et parce que les capitalistes donneurs d’ordre se sont vus imposer le statut d’employeur.

Un statut d’employeur que ces derniers ont toujours combattu, lui préférant le statut éminemment plus confortable de rentier. D’où la destruction du code du travail par « réformes » successives et l’ubérisation qui se propage dans tous les secteurs. Concrètement, « le statut d’employeur signifie que le capitaliste va devoir respecter un certain nombre droits construits par les travailleurs eux-mêmes. 3 types de droits : règles d’embauche, de licenciements et de conditions de travail, salaire à la qualification, cotisation au régime général construit par Croisat en 1946 ». Et le professeur émérite de Paris X – Nanterre d’ajouter : « ces trois éléments de l’emploi sont combattus en permanence par le capital qui tente de restaurer le travail indépendant et la sous-traitance de travailleurs redevenus invisibles [ndlr, le marchandage du 19ème siècle] : remplacement du code du travail par le « dialogue social » dans les PME […]. » L’ubérisation s’inscrit bien dans ce grand retour en arrière : Uber n’a rien de nouveau, « c’est le capitalisme tel qu’il existe au 19ème siècle : surtout pas employeur, rentier ».

Certes, l’emploi ne peut en aucun cas être considéré comme l’aboutissement de la lutte pour le travail émancipé : « le contrat de travail commence à alléger la subordination tout en la maintenant. »  C’est donc bien vers une sortie de l’emploi qu’il conviendrait de s’acheminer mais l’« ubérisation », l’une des formes de l’infra-emploi, est en quelque sorte une sortie de l’emploi « par le bas », réactionnaire, un retour aux relations sociales d’avant les luttes pour un statut du travailleur. Certains travailleurs « ubérisés » en lutte contre ces rentiers 2.0 qui les exploitent sont en train de construire la « sortie par le haut » de l’emploi en mettant en place des plateformes cette fois-ci réellement coopératives. Ce sont par exemple Coopcycle et les Coursiers Bordelais qui, dans le sillage de la lutte des livreurs contre Deliveroo, lancent des plateformes pour les livreurs sous la forme de coopératives.  En janvier, sera lancée l’application Rox, une plateforme pour chauffeurs VTC qui ne prélèvera aucune commission autre que les frais nécessaires au bon fonctionnement de l’application et un don reversé à des associations tels que les Restaurants du cœur. « Rox sera constituée en association à but lucratif mais plus tard, les travailleurs pourront s’organiser indépendamment pour monter une coopérative autour d’un outil de travail neutre. » nous a expliqué l’un des 5 concepteurs de Rox âgés de 26 à 32 ans. On peut également citer Coopaname comptant 850 membres et presque autant de sphères professionnelles allant de la bergère au comptable en passant par le boulanger ou la publicitaire ; une coopérative d’activité et d’emploi qui attire « beaucoup d’abimés du management contemporain » comme l’a expliqué Pascal Hayter, « coopanamien » depuis 2009 au journal L’Humanité. On encore Lapin blanc, la première plateforme de marché digitale française en coopérative par et pour les créateurs indépendants, lancée 3 ans après la fermeture d’A Little Market et d’A Little Mercerie par la multinationale états-unienne Etsy, le « premier plan social de l’ubérisation » selon les mots de ces nouveaux coopérateurs qui ont accepté de répondre à nos questions dans un entretien à paraître prochainement sur notre site.

 

Le parcours semé d’embuches des coopérateurs

 

A l’instar des initiateurs de Coopcycle, les coopérateurs se heurtent notamment à l’épineuse question de la « propriété intellectuelle » privée, véritable cheval de Troie des grands groupes capitalistes dans de nombreux domaines. La licence libre et l’open source ne constituent pas pour autant une alternative satisfaisante aux yeux des concepteurs de Coopcycle puisqu’ils ne permettent aucune mutualisation de la valeur afin de rémunérer le travail et les GAFA et autres groupes capitalistes peuvent tout à fait s’approprier ce travail et l’utiliser dans un but lucratif : « c’est institutionnaliser une exploitation sans limite de ce travail qui n’est pas reconnu comme travail » selon Alexandre Segura de Coopcycle.

Il n’est donc pas étonnant que l’on compte parmi les défenseurs de la licence libre, certains ultras du libéralisme économique tendance libertarienne qui n’ont bien entendu aucune velléité anticapitaliste. Il existe cependant d’autres partisans de la licence libre qui, bien conscients de ses limites, militent pour une « copy hard left », la « licence à réciprocité » qui pose comme principe que « le logiciel ne peut être utilisé commercialement que dans le cadre d’une entreprise collective appartenant à ses travailleurs, dans laquelle tous les gains financiers sont répartis équitablement ». C’est sans doute à ces derniers que pense Bill Gates lorsqu’il qualifie avec effroi les partisans du logiciel libre de « communistes au goût du jour ». C’est en tout cas avec ces communistes new look que Coopcycle travaille à l’élaboration de sa plateforme. La législation est avant tout conçue par et pour le capitalisme. Et la justice suit bien souvent le pas. Les ouvriers d’Ecopla se sont par exemple vu refuser leur dossier pourtant solide de reprise en SCOP de l’usine par le Tribunal de Commerce de Grenoble, qui a préféré céder l’entreprise à un repreneur qui licenciera tout le monde.  Le gouvernement peut à l’occasion s’en mêler et intervenir directement dans certains dossiers : on se souvient du non catégorique et purement idéologique du premier ministre Pierre Messmer à la reprise en coopérative par les ouvriers Lipp dans les années 70.

Une superstructure juridique, judiciaire et politique plutôt hostile donc. A vrai dire, le « marché » n’est pas non plus d’une grande tendresse pour les coopératives. Le papetier UPM n’a par exemple pas hésité à saboter les machines de son usine de Docelles (Vosges), la plus ancienne papeterie d’Europe, destinée à la fermeture afin d’empêcher le projet de reprise du site en coopérative par les ouvriers restés sur le carreau. Les grands industriels du lait avaient quant à eux tout tenté pour faire capoter l’ouverture de la fromagerie des coopérateurs de la vallée des Aldudes en les menaçant de ne plus leur acheter de lait du tout à moins qu’ils ne quittent la coopérative pour signer des contrats individuels avec eux. Tout cela à deux semaines de la campagne annuelle de collecte du lait. Faire pression et diviser pour mieux régner. Seuls treize producteurs ont finalement cédé face à Lactalis et consorts. Malgré les manœuvres de l’agro-business, la fromagerie a bien vu le jour et aujourd’hui, son défi principal est de se pérenniser. Même combat pour les coopérateurs de ScopTI.

Aussi, les coopérateurs se heurtent à une pensée dominante fortement ancrée qui « valorise les solutions individuelles » et qui « ne conçoit pas que l’on puisse consacrer une partie de son temps à un projet collectif » comme nous l’ont confié les coopérateurs de Lapin blanc. Un immense travail de conviction auprès de leurs confrères quant au bien-fondé de leur initiative attendait les futurs coopérateurs.

 

Faire front pour émanciper le travail

 

Les luttes des fonctionnaires, des contractuels du secteur public, des chauffeurs de VTC, des chauffeurs de taxis, des intermittents du spectacle, des travailleurs sans papier, des chômeurs, des retraités, des intérimaires, des salariés du privé, des indépendants, des associations de consommateurs, etc. ne s’opposent pas les unes aux autres. Le dénominateur commun de tous ces combats est la lutte ô combien inégale pour la souveraineté du travail dans la production contre la tyrannie du capital. C’est l’aspiration commune au travail non aliéné et non exploité pour tous quand bien même celle-ci n’est pas revendiquée telle quelle. Le patronat joue depuis toujours la division des travailleurs pour mieux régner. Ses porte-voix officiels et officieux n’ont de cesse de pointer du doigt les travailleurs en CDI et – pis encore – les fonctionnaires comme d’affreux privilégiés. Ils ne se privent pas non plus de rabrouer les chômeurs enclins, selon eux, à « l’assistanat », à la fainéantise et au caprice. C’est toute l’ineptie du discours sur les « outsiders » contre les « insiders ». Une dangereuse ineptie tant elle monte les travailleurs les uns contre les autres. Au passage, rappelons à toute fin utile que l’extrême-droite, vrai méchant utile du capitalisme, n’est pas en reste en la matière puisqu’elle plaide pour que ce soit aussi sur la base de la nationalité, des origines ethniques, etc. que la division du camp du travail au profit du capital s’opère. Aussi, le salaire à la qualification et l’ébauche d’un salaire à vie (fonctionnariat) sont aux yeux des libéraux d’abominables privilèges à abolir au nom du progrès alors que c’est précisément leur généralisation qui s’inscrirait dans le sens du progrès.

Le 20 septembre, dans la salle Ambroise Croizat de la Bourse du Travail de Paris, Coopcycle organisait la conférence « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » avec la participation d’autres coopérateurs, de représentants syndicaux ( CGT, Solidaires) et politiques (FI, PCF), du Collectif des Livreurs Autonomes Parisiens (CLAP) et de Bernard Friot du Réseau Salariat. MARCO PHOTOGRAPHIE

Dans cette lutte continue pour le travail émancipé, la question de la propriété des moyens de production est centrale et les coopérateurs mènent là un combat d’avant-garde. Cependant, ces coopératives ne peuvent pas rester des ilots isolés de travail émancipé dans un océan de monopoles et d’oligopoles capitalistes. Certaines coopératives, notamment agricoles, ont parfois un siècle d’existence comme La Bretonne et pourtant, le mode de production capitaliste est plus que jamais hégémonique et la grande masse des travailleurs y reste enchaînée. Il convient alors de retrouver le chemin d’un front commun pour l’émancipation du travail et c’est notamment ce à quoi s’emploient certains acteurs des luttes coopératives. Coopcycle a par exemple lancé un cycle de conférences à Paris. Le 20 septembre, dans la salle Ambroise Croizat de la Bourse du Travail de Paris, la première de la série réunissait autour de la question « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » d’autres acteurs coopérateurs (Coopaname, SMart (Belgique), le Collectif des Livreurs Autonomes de Paris (CLAP) mais aussi des représentants syndicaux (Confédération Générale du Travail (CGT) et Solidaires) des représentants politiques (Parti Communiste Français et France Insoumise) et l’association d’éducation populaire Réseau Salariat représentée par Bernard Friot.

 

Pour aller plus loin :

Article de l’Humanité consacré à Coopaname (février 2017) :

https://www.humanite.fr/uberisation-des-cooperateurs-entreprenants-plutot-que-des-autoentrepreneurs-631729

Article du collectif Les économistes atterrés sur le cas de la papeterie de Docelles, « la destruction du capital est l’œuvre du capital » (octobre 2017) :

https://blogs.mediapart.fr/les-economistes-atterres/blog/271017/la-destruction-du-capital-est-l-oeuvre-du-capital

Entretien de Bernard Friot dans la revue Ballast, « nous n’avons besoin ni d’employeurs ni d’actionnaires pour produire »  (septembre 2015) :

https://www.revue-ballast.fr/bernard-friot/

Podcast de la conférence organisée par Coopcycle « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » captée par Radio parleur (septembre 2017) :

https://www.radioparleur.net/single-post/bernard-friot-uber

NB : les citations de Bernard Friot de Réseau Salariat et d’Alexandre Segura de Coopcycle présentes dans cet article sont extraites de cette conférence.

 

 

 

“Il y a davantage de raisons d’être anticapitaliste qu’hier” – Entretien avec Jaime Pastor

http://www.anticapitalistes.net/spip.php?article4465
Jaime Pastor © http://www.anticapitalistes.net/spip.php?article4465

Cet entretien est le troisième de notre série d’été tirée de notre voyage en Espagne. Après Iñigo Errejón et Rita Maestre, nous avons pu interroger Jaime Pastor, professeur de sciences politiques [rapporteur dans le jury de thèse de Pablo Iglesias] et intellectuel historique du mouvement trotskiste en Espagne. Il est membre d’Izquierda Anticapitalista, courant trotskiste qui fait partie de Podemos. Au programme : l’histoire du mouvement trotskiste espagnol ; la crise de régime que vit l’Espagne ; l’idée de plurinationalité et la Catalogne ; les rapports avec le NPA , et la stratégie de Podemos vis à vis de la contrainte européenne.

LVSL :  Vous avez été l’une des principales figures de la Ligue Communiste Révolutionnaire espagnole : comment et dans quel contexte s’est formée la Ligue en Espagne ? En France, Mai 68 a eu une importance cruciale dans la construction de la LCR : est-ce également le cas en Espagne ?

Je fais partie de la génération de la deuxième moitié des années 60, et malgré le contexte de dictature, Mai 68 a eu un impact important sur une certaine tranche de cette génération. C’est après 68 qu’ont commencé à surgir divers courants hétérodoxes parmi les gauches espagnoles. Dans notre cas, nous étions déjà influencés intellectuellement par des auteurs comme Ernest Mandel ou même André Gorz, bien qu’il ne soit pas trotskiste. Nous venions du Front de libération populaire (FLP), une organisation qui avait des liens avec le Parti socialiste unifé (PSU) de Michel Rocard ; mais après 68, nous nous sommes tournés vers une gauche plus intellectuelle, et les pratiques de la JCR française nous ont semblé plus intéressantes, bien que nous lisions également Althusser – c’est dire s’il y avait un appétit pour la lecture. Nous faisions partie d’une organisation qui ne se rattachait pas aux autres groupes trotskistes dogmatiques, mais nous n’étions pas non plus maoïstes. La dimension internationaliste nous paraissait très importante. Elle l’est encore aujourd’hui, mais elle tenait à l’époque une place considérable. En ce qui me concerne, je me suis exilé en France en janvier 1969, j’ai vécu à Paris et je me suis engagé vers fin avril de la même année.

LVSL : Il semble qu’il y a toujours eu une évolution parallèle des gauches trostkistes française et espagnole. La LCR s’est formée en France peu de temps avant la création de son homologue espagnole. En 2008, vous avez créé Izquierda Anticapitalista peu avant la formation du NPA en France.

Oui, à cette époque, dans les années 1960-1970, nous parlions même de « marxisme-mimétisme ». Mais en Espagne, nous avions une base sociale moins solide qu’en France, et la lutte contre la dictature était une priorité. Néanmoins, et à la différence des organisations maoïstes, nous avons commencé à introduire des thèmes contre-culturels : le féminisme principalement, et l’écologie qui émergeait déjà à cette époque là, même si elle avait moins d’importance. Cela nous a permis de faire partie, au début des années 1970, des premières organisations féministes qui se sont formées en Espagne. Il est nécessaire de rappeler que le contexte était celui de la Transition à la démocratie, dans lequel nous revendiquions pour notre part une véritable transition au socialisme. Nous étions bien évidemment investis dans les débats qui agitaient alors les gauches espagnoles autour de l’eurocommunisme. Nous saluions la critique de l’Union Soviétique effectuée par Santiago Carrillo [ancien secrétaire général du PCE] mais nous désapprouvions en revanche son idée de compromis historique, de réconciliation nationale. Du moins y avait-il un débat stratégique important. Nous nous sentions aussi représentés par le courant de la New Left Review, car Perry Anderson, bien qu’il ne soit pas trotskiste, tenait des positions plus proches du trotskisme mandelien que de n’importe quel autre courant.

LVSL :  Dans les années 1990, vous avez créé avec plusieurs anciens de la LCR le collectif Espacio Alternativo, qui s’est intégré à Izquierda Unida tout en maintenant une ligne critique envers son organisation et sa stratégie. Qu’avez-vous appris de cette période ? Quel bilan faites-vous de votre expérience au sein de IU et comment en êtes-vous venus à la décision d’en sortir ?

Nous étions dans un premier temps une centaine d’anciens de la LCR à intégrer IU, puis ils nous ont généreusement offert d’entrer dans les organes de direction, ce qui nous a permis d’avoir une certaine visibilité. Nous pensions que c’était la meilleure marche à suivre parce que nous considérions qu’il n’y avait pas d’espace politique à gauche de IU à ce moment-là. La coalition nous garantissait une présence politico-éléctorale et manifestait à l’époque la volonté de créer des liens avec les mouvements sociaux, lorsqu’il a fallu par exemple défendre les 35 heures aux côtés de la CGT et d’autres  collectifs. C’est sur la base de ce lien avec les mouvements sociaux que nous avons mis sur pied un courant appelé Espacio Alternativo, avec des militants qui provenaient de l’éco-socialisme : notre identité était donc rouge, verte, violette pour le féminisme et plurinationale. Car nous défendions alors un fédéralisme plurinational et un modèle d’organisation confédéral pour l’Espagne. 

A partir de 2000, et même auparavant, on a observé une régression au sein de IU : Le PCE a davantage opté pour un discours patriotique puis a instauré un véritable verrou bureaucratique. Avant de finalement dériver vers un alignement sur le PSOE et la politique de José Luis Zapatero. En parallèle avait émergé le mouvement altermondialiste entre la fin des années 1990 et 2004, ce qui nous a permis, à nous qui étions d’un certain âge, de créer une connexion avec la nouvelle génération. Ceux qui aujourd’hui sont à la tête de Anticapitalistas proviennent de cette nouvelle génération marquée par l’altermondialisme : Miguel Urbán, Raúl Camargo, Teresa Rodríguez et Jesús Rodriguez en Andalousie, ou encore Josep Maroa Antentas en Catalogne.

Nous avons décidé de quitter Izquierda Unida en 2008. A l’époque, j’avais des doutes car notre travail au sein d’IU s’épuisait, mais il n’y avait de mon point de vue toujours pas d’espace politique à occuper à la gauche d’IU. Cependant, la crise économique a éclaté, votre président Sarkozy appelait dans un fameux discours à “refonder le capitalisme”, tandis qu’émergeait en France l’idée de créer un nouveau parti anticapitaliste. Ces éléments nous ont conduit – avec une certaine dose de mimétisme vis à vis du NPA –  à créer Izquierda Anticapitalista à la fin de l’année 2008 puis à nous présenter aux élections européennes de 2009. Les choses ne se sont évidemment pas passées comme pour Podemos, mais un certain nombre de personnes ont voté pour notre candidature. Nous suscitions la sympathie des milieux de l’activisme social et nous pouvions compter sur quelques figures connues, à l’instar d’Ester Vivas. Toutefois, du point de vue électoral, nous n’avons pas pu bénéficier du tremplin médiatique : nous étions une organisation méconnue de 99% de la société.

LVSL : Comment Izquierda Anticapitalista a pris la décision de participer à la création de l’hypothèse Podemos ?

L’expérience du 15-M [le mouvement des Indignés] a permis aux gens de s’unir à nouveau et représente par ailleurs une toute nouvelle vague d’activisme social menée par des militants en plein processus de socialisation. Le cycle de manifestations s’est épuisé progressivement à partir des premiers mois de 2013, dans le sens où l’élan a diminué, mais non pas l’esprit du 15-M lui-même ni la motivation de ses héritiers. Par exemple, Arcadi Oliveras et la célèbre nonne Teresa Forcades ont créé Procés Constituent en avril 2013, un mouvement social qui s’est ensuite intégré à la coalition qui a remporté la mairie de Barcelone en 2015. C’est significatif puisque cela montre les liens entretenus avec tout un secteur d’origine catholique qui a toujours eu du poids dans ce pays. Par la suite, des militants anticapitalistes ont mis en place la plateforme Alternativas desde Abajo courant 2013.

Puis est intervenue l’Université d’été d’Izquierda Anticapitalista, toujours en 2013, qui a constitué une étape décisive dans la construction de l’hypothèse Podemos. Cette Université d’été a donné lieu à un débat ouvert sur la marche à suivre pour construire l’alternative, auquel participaient notamment Pablo Iglesias, Juan Carlos Monedero et Alberto Garzón. Au cours de ces débats, Pablo Iglesias disait, je m’en souviens encore : “pourquoi ne pas convaincre Ada Colau [l’actuelle maire de Barcelone] d’être candidate ?”. Mais finalement, c’est lui qui s’est retrouvé sur le devant de la scène. Les initiateurs de Podemos considéraient les élections européennes de 2014 comme une grande opportunité, puisque c’étaient les élections avec le moins de vote utile et parce que parallèlement, Alternativas desde abajo se tournait davantage vers les élections municipales : il fallait donc en profiter.

Il nous fallait choisir entre une réponse de type politico-électorale, dans la ligne d’Ernesto Laclau, et une réponse davantage horizontale-communautaire, comme le préconisent des auteurs comme Raquel Gutiérrez en Bolivie.”

Pablo Iglesias, Miguel Urbán et plusieurs autres activistes ont passé un accord pour lancer l’inititative Podemos. Nous nous sommes rapîdement occupés d’écrire le manifeste, et c’est là qu’ont surgi les premières tensions : sur les points à évoquer et ceux qu’il fallait plutôt éviter d’aborder, puis sur la question du programme. Nos débats étaient particulièrement alimentés par les expériences latinoaméricaines. Il nous fallait d’une certaine manière choisir entre une réponse de type politico-électorale, dans la ligne d’Ernesto Laclau, et ou une réponse davantage “horizontale-communautaire”, comme le préconisent des auteurs comme Raquel Gutiérrez en Bolivie ou Raul Zibechi en Uruguay.

Nous avions face à nous ces deux alternatives, mais nous penchions davantage vers une formule intermédiaire, vers la nécessité d’une hypothèse populiste dans un sens plus proche d’Antonio Gramsci que d’Ernesto Laclau : c’est-à-dire vers l’idée de construire un bloc national-populaire. C’était d’autant plus le cas au vu des points faibles de la théorie de Laclau, uniquement tournée vers l’objectif électoral, sur la base d’un modèle très centré sur un leardership charismatique, plutôt que sur la construction d’un parti articulé aux mouvements sociaux.

Ces termes étant posés, Pablo Iglesias nous a paru bien placé pour assumer ce rôle. Il nous a donné à tous une leçon de communication politique, par sa capacité à articuler entre elles une pluralité de demandes à travers des signifiants flottants. En ce sens, nous avons accueilli positivement le choix de parler des gens face à la caste, même si du côté des anticapitalistes nous préférons parler de démocratie face à l’oligarchie – les deux formules ne sont pas incompatibles.  

LVSL : Le courant anticapitaliste de Podemos se montre régulièrement critique à l’égard de l’actuelle équipe dirigeante emmenée par Pablo Iglesias. A quel moment sont apparues les premières divergences ? 

Lorsque nous avons commencé à discuter des axes principaux, déjà, personne ne voulait admettre la centralité de la question catalane. D’après nous, il était clair que la fracture peuple contre oligarchie était prioritaire, mais il ne fallait pas pour autant oublier d’inscrire à l’agenda politique d’autres lignes de fracture. Car nous nous trouvons en Espagne face à une crise socio-politique dont certaines composantes ne sont pas observables en Amérique latine ou en France. C’est le cas de la question nationale, et nous avons là une grande différence d’approche avec Pablo Iglesias à propos de l’utilisation du signifiant “Patrie”.

Car il est évident que ce terme fait sens depuis Madrid mais c’est loin d’être le cas en Catalogne ou encore au Pays Basque. Il faut nous parler en termes de différentes nations et d’égalité entre ces nations. En ce qui nous concerne, nous parlons bien sûr de nation espagnole, mais il existe aussi une nation catalane, une nation basque, et il convient en ce sens d’avancer l’idée de plurinationalité. Dans les premières étapes de Podemos, c’était un élément qui manquait au discours.

Dans un premier temps, nous avons reconnu la réussite de Podemos aux élections européennes, mais progressivement nous nous sommes éloignés de l’équipe dirigeante à partir du moment où ils ont fait du succès des européennes une manière de légitimer leur projet, notamment lors du premier congrès du parti à l’automne 2014. Leur modèle était celui d’un parti clairement centré sur le leadership médiatique, au détriment des cercles de base qui avaient été fondamentaux dans la campagne des européennes, et dont nous avions pourtant besoin dans la guerre éclair qu’il nous fallait mener. Leur volonté était, je cite, de construire une “machine de guerre électorale”.

Evidemment, les élections générales de décembre 2015 se profilaient à l’horizon, le terrain politico-électoral était donc prioritaire. Mais la médiation ne pouvait pas se faire uniquement à travers la télévision ou les réseaux sociaux : elle devait passer par un travail dans les quartiers, par la construction d’un ancrage local. Certains cercles, à qui on n’a pas accordé de véritable rôle, si ce n’était quelques actions isolées comme coller des affiches, se sont rapidement affaiblis et vidés de leur substance. Aujourd’hui la moyenne d’âge dans ces cercles est assez élevée, ce qui n’est pas représentatif de l’électorat de Podemos, et c’est un véritable problème. D’un autre côté, cela montre tout de même que Podemos a remotivé des militants de plus de 50 ans, bien que le pourcentage des voix obtenues dans cette catégorie de la population soit très faible. Cela signifie bien qu’une partie de cette génération a, d’une manière ou d’une autre, repris espoir avec Podemos.

LVSL : Effectivement, Podemos a su redonner espoir à une fraction de la génération de la Transition à la démocratie, dont les aspirations ont été frustrées par ce que vous qualifiez de “transition asymétrique”.  A Podemos, vous évoquez régulièrement la “crise du régime de 1978” un prisme conceptuel intéressant et méconnu en France. Qu’entendez-vous par là ?

En ce qui nous concerne, disons qu’à partir de 2008, et notamment à partir du tournant de la rigueur de Zapatero puis de la censure du statut d’autonomie de la Catalogne par le tribunal constitutionnel, nous observons une rupture du pacte social implicite qui s’était noué lors de la Transition. Il s’était déjà fragilisé auparavant, notamment sous Felipe González,  pionnier du néolibéralisme en Espagne. Mais les aspirations ont été fondamentalement contrariées sous Zapatero, lorsque les espoirs d’ascension sociale des enfants des classes moyennes se sont fracassées sur la crise et les politiques d’austérité. Cette fracture sociale se conjugue à la crise de représentatitivté des grands partis que sont le PSOE et le PP. Nombreux sont aussi ceux qui commencent à remettre en cause le récit de la Transition modèle à la démocratie – bien que Pablo [Iglesias] soit aujourd’hui beaucoup moins critique à l’égard de la Transition qu’il ne l’était au début – et particulièrement de son côté idéalisant : une monarchie intouchable, l’unité indispensable de l’Espagne, l’interdiction de parler des disparus de la dictature, de rechercher la justice, la vérité et la réparation pour les victimes du franquisme. Enfin, la question catalane a pris une acuité nouvelle avec la censure du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne par le tribunal constitutionnel en 2010, qui a provoqué une véritable fracture : le catalanisme d’antan était principalement fédéraliste, mais celui d’aujourd’hui constate finalement que la voie fédérale n’est plus une option au sein de l’Etat espagnol du fait des blocages institutionnels. Cela a provoqué un important revirement de la population vers l’indépendantisme. Evidemment, la monarchie est touchée en son coeur, puisqu’elle symbolise l’esprit de la transition et l’unité de l’Espagne.

“Nous courons aujourd’hui le risque que le PSOE devienne un instrument au service de l’autoréforme du régime, d’une simple régénération de celui-ci, tout en exerçant une pression pour que Podemos devienne une force subalterne.”

Nous ne sommes donc pas face à une crise de l’Etat – à l’exception potentiellement de la question catalane –, mais il ne s’agit pas non plus d’une simple crise de la représentation. Il y a en effet une crise de régime qui est loin d’être résolue, malgré l’épuisement du cycle de mobilisation provoqué par le 15-M et le fait que Podemos ait atteint un plafond électoral. Aujourd’hui, la corruption continue d’être un facteur d’affaiblissement de la légitimité du régime, y compris dans des secteurs de la population qui ne sont pas de gauche – ce qui explique en partie l’importance acquise par Ciudadanos. C’est la raison pour laquelle on peut dire que nous vivons une période d’interrègne, un moment intermédiaire dans lequel persiste l’instabilité politique.

Néanmoins, il s’agit bien d’une crise de régime et pas uniquement d’une crise de gouvernabilité, et il me semble qu’un horizon de rupture reste ouvert. Même si à court terme, évidemment, si l’on ne voit pas naître une nouvelle vague de mobilisation, s’il n’y a pas un regain d’espoir dans les rangs de Podemos, nous pourrions nous retrouver devant un blocage.  Toujours est-il que les primaires du PSOE ont démontré l’impact de Podemos et révélé à quel point la crise de régime est bien réelle. En ce sens, nous accueillons la victoire de Pedro Sánchez comme une victoire des militants socialistes qui ont cherché à freiner le tournant à droite du parti. Objectivement parlant, nous avons assisté à un affaiblissement d’un des deux partis-clés du régime, bien que ce dernier pose à présent des problèmes à Podemos en termes de compétition électorale. Nous courons aujourd’hui le risque que le PSOE devienne un instrument au service de l’autoréforme du régime, d’une simple régénération de celui-ci, tout en exerçant une pression pour que Podemos devienne une force subalterne.  

LVSL : Pedro Sánchez s’est récemment réapproprié le concept de plurinationalité, mais il semble davantage enclin à reconnaître la pluralité des identités culturelles plutôt qu’à évoquer la question épineuse de la souveraineté. A la manière du Canada avec les Québécois en somme. Qu’en pensez-vous ?

Pedro Sánchez a repris le concept de plurinationalté, que Pablo Iglesias avait inscrit à l’agenda politique de manière assez confuse. Mais il le reprend en effet dans une approche exclusivement culturelle : c’est-à-dire que la seule nation politique, la seule nation souveraine est la nation espagnole, et la Catalogne est une nation culturelle. Une conception dont une grande partie de la société catalane ne se satisfait pas. Aujourd’hui, beaucoup de Catalans souhaiteraient voir s’appliquer le statut d’autonomie rejeté par le tribunal constitutionnel, mais ils se heurtent à l’inflexibilité du Parti Populaire. Le problème, c’est que l’idée d’une Espagne comme seule et unique nation est profondément ancrée dans la société et dans l’imaginaire du régime de 1978. Nous devons aujourd’hui défendre le droit à l’autodétermination, même si ce droit à l’autodétermination inclut inévitablement le droit à la séparation, sans quoi il n’aurait aucun sens. Nous défendons un fédéralisme que l’on retrouve aussi dans la culture politique d’Izquierda Unida, c’est aussi ce que prône Alberto Garzón.

LVSL : Javier Franzé a bien mis en évidence l’existence de deux lignes au sein de Podemos quant à la manière de résoudre la crise du régime de 1978, deux lignes qui se matérialisent dans une tension entre régénération et rupture : faut-il se contenter de “virer” le Parti Populaire des institutions pour les remettre au service des citoyens, ou rompre franchement avec le régime de 1978 et ses institutions en enclenchant un processus constituant ?  

Après les élections générales de juin 2016, on a commencé à reconnaître que le moment populiste et l’opportunité d’être perçus comme alternative au gouvernement étaient passés. En réalité, Podemos savait pertinemment que même si nous avions dépassé le PSOE, les pouvoirs économiques, l’IBEX35, qui est l’équivalent de votre CAC40 en France, auraient fait tout leur possible pour les empêcher de gouverner. Mais le “sorpasso” aurait au moins permis à Podemos d’apparaître comme la première force alternative.

Dans le cas espagnol, le projet populiste se voulait beaucoup plus transversal que la conception de Laclau et Mouffe. Chantal Mouffe parle de populisme de gauche, tandis qu’Iñigo Errejón parle de populisme en général. Mais la transversalité a été limitée par l’irruption de Ciudadanos. Puisque Podemos n’est pas parvenu à mettre le PSOE en minorité, le populisme doit désormais se présenter comme alternative de gouvernement.

Dans un contexte d’épuisement de la vague de mobilisation sociale, se présenter comme une alternative de gouvernement implique de se restreindre à un projet de type régénérationniste. Ce qui induit le risque de rechercher un accord avec le PSOE limité à une réforme constitutionnelle, à une austérité modérée. En ce sens, on se calquerait sur le modèle portugais. Mais étant donné que le PSOE n’est pas disposé à rompre avec le pacte budgétaire européen, il y a un risque réel d’appréhender le problème sous le seul angle de la crise de gouvernabilité et de proposer une réforme a minima qui ne résoudrait aucun des aspects fondamentaux de la crise de régime, ni sur le plan social, ni sur le plan de la question nationale.

Face à cela, parmi les anticapitalistes, nous considérons que Podemos doit prioriser le travail d’opposition au gouvernement en continuant à faire pression sur le PSOE afin de déboucher sur une motion de censure alternative. Il n’y a aucune raison de sous-estimer l’action parlementaire, et il faut continuer à harceler le PP et à montrer qu’il existe une autre option. Cependant, d’un autre côté, nous pensons qu’il faut relever le défi catalan.

LVSL : Qu’en est-il de votre position sur le referendum catalan ?

Evidemment, nos camarades en Catalogne et moi-même considérons que le référendum tel qu’il se présente n’est pas la meilleure voie, car il est le fruit des compromis passés entre la CUP et Junts Pel Sí, avec un puissant parti indépendantiste de droite, le PdeCat, marqué par un lourd passif dans le domaine de la corruption. Dans tous les cas, si le référendum avait lieu, ce serait un véritable coup porté au régime, et ce même si le « Non » l’emportait, parce que des millions de personnes pourraient s’exprimer dans le cadre d’un processus de participation populaire. Si le référendum n’est pas autorisé et constamment freiné par le PP, seuls les partisans du “Oui” se rendront aux urnes.

Sur ce cas précis, il me semble que les dirigeants de Podemos restent assez ambigus. Le problème, c’est qu’ils se sont socialisés politiquement dans la culture du Parti Communiste – ce n’est pas le cas d’Inigo Errejón, mais ça l’est pour Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero qui ont conseillé Izquierda Unida lorsque Gaspar Llamazares en était le coordinateur général. Cette culture politique les pousse à envisager la Catalogne en des termes culturels plus que politiques, et c’est là le coeur du problème. Au sein du courant anticapitaliste, notre position à propos des nationalités ibériques ne fait pas l’objet de contestation interne car nous familiarisons les nôtres à ces questions depuis bien longtemps.

La remontada de Podemos lors des élections générales de décembre 2015 est en grande partie due à l’accord passé par Pablo Iglesias avec En Comú Podem et au tournant emprunté par Pablo Iglesias et Iñigo Errejón suite à l’échec des élections régionales de septembre 2015 en Catalogne : ils commencent alors à parler de plurinationalité. Auparavant, ce mot n’apparaissait qu’en petites lettres dans les documents de Vistalegre, mais il ne collait pas avec le discours de la patrie. Désormais, ils parlent de “patrie plurinationale”, malgré toutes les contradictions que cela implique.

LVSL : vous revendiquez donc la mise en oeuvre d’un processus constituant, c’est à dire d’une rupture avec le régime de 1978 plutôt qu’une régénération de celui-ci ?

Evidemment, dans la conjoncture politique actuelle, nous ne sommes pas en conditions de dire qu’il faut engager une rupture constituante. En revanche, nous pouvons très bien dénoncer le processus destituant mené en ce moment même par le pouvoir en place.  Dans ces conditions, nous pouvons faire en sorte que les mairies du changement soient des laboratoires alternatifs – nous sommes d’accord sur ce point avec Iñigo Errejón. Ces pratiques préfigureraient le processus constituant en majuscules que nous souhaitons engager.

Le problème, c’est qu’Iñigo Errejón en vient à tenir un discours selon lequel les institutions sont intrinsèquement bonnes mais parasitées par des intrus. Malheureusement, les institutions sont loins d’être bonnes en elles-mêmes, et les dirigeants de Podemos le savent bien. Par ailleurs, il faut bien avoir conscience des risques induits par les conditions matérielles de l’Union européenne et de l’Espagne, par toute cette architecture constitutionnelle qui entrave toute possibilité de créer davantage d’emplois publics et de remunicipaliser les services publics. La législation et les caractéristiques des administrations publiques et de leurs fonctionnaires constituent souvent des obstacles à la politique menée par les mairies du changement. Ces dernières ont besoin de contrepouvoirs, ce dont Gerardo Pisarello et Ada Colau à Barcelone ont parfaitement conscience : ils savent qu’ils devraient en faire plus et demandent davantage de pression sociale sur eux-mêmes pour pouvoir dépasser leurs limites.

“La guerre de mouvement est terminée et nous entamons une guerre de position qui doit permettre de faire avancer l’idée d’un processus constituant à grande échelle”

Les mairies du changement sont fondamentales, mais elles doivent être perçues comme un champ de dispute politique loin d’être neutre. Un champ dans lequel les acteurs du changement savent qu’ils font partie d’un appareil d’Etat dont l’architecture institutionnelle n’est pas la leur, au sein duquel ils ont la tâche de générer de nouveaux rapports de force. Ces rapports de force devront se concrétiser sur le plan régional lors des élections régionales de 2019. Pour le moment, Podemos ne gouverne aucune Communauté autonome, et il s’agirait là d’une avancée cruciale.

Aujourd’hui, il est permis de penser que la guerre de mouvement est terminée et que nous entamons une guerre de position qui doit permettre de faire avancer l’idée d’un processus constituant à grande échelle. En commençant à l’échelle locale, par la remunicipalisation des services publics, par de nouveaux droits sociaux, par la fédération des municipalités. Sur le thème de la dette, il est essentiel que les municipalités travaillent ensemble à l’échelle espagnole et européenne. Nous pensons qu’il ne faut pas abandonner l’horizon de la rupture, qui doit rester notre horizon stratégique : à cette stratégie, il faut alors subordonner la tactique.

LVSL : Les militants de Podemos sont divisés quant à la question républicaine. Certains estiment que la République doit être au coeur du processus constituant, tandis que d’autres, dans une ligne plus transversale, considèrent qu’il faut privilégier l’amplifiction de la démocratie et laisser de côté cet enjeu clivant. Certains militants anticapitalistes jugent quant à eux que la République n’est pas la panacée et qu’elle ne doit pas se substituer à l’horizon d’un véritable pouvoir populaire, parfois inspiré de l’expérience du Chili de Salvador Allende et des cordons industriels. Qu’en pensez-vous ?

Evidemment, nous savons que la monarchie est un pilier central du régime de 1978, mais nous distinguons ce qui relève de la critique et ce qui relève de la stratégie politique. Sur le plan stratégique, il est vrai que dans la majorité de la société espagnole, la question monarchie/république n’apparaît toujours pas comme une question centrale de l’agenda politique. En revanche, les thèmes de la santé, de l’éducation, du travail, du revenu universel, et la question catalane, sont jugés fondamentaux.

Tout comme Pablo [Iglesias], nous mettons aujourd’hui en avant des valeurs républicaines, l’idée d’un républicanisme civique défendant la participation politique et ouvrant la possibilité d’un référendum portant sur la question monarchie/république. Ce n’est pas incompatible avec l’idée d’un pouvoir populaire. Mais nous ne pouvons pas reproduire le modèle chilien sans la centralité qu’avait à l’époque le prolétariat industriel au Chili. Lorsque nous parlons du pouvoir populaire, nous faisons appel à l’auto-organisation, aux mouvements sociaux, à la reconstruction d’un nouveau syndicalisme social. Dans le dernier numéro de la revue Viento Sur, nous traitons des “luttes, mouvements et contre-pouvoirs”. Il s’agit de déterminer comment on peut développer stratégiquement un contre-pouvoir social à partir des mouvements et des mobilisations collectives. Nous citons régulièrement en exemple le Syndicat andalou des travailleurs (SAT) ou la Plateforme des victimes de l’hypothèque (PAH) qui a joué un rôle crucial dans la vague de mobilisation ces dernières années. Nous scrutons avec attention toutes les nouvelles organisations qui prennent forme parmi des milieux de travailleurs très précarisés, qui jusque-là étaient restés ultrafragmentés.

LVSL : En France, la stratégie du NPA diffère de la vôtre. Vous avez choisi d’intégrer la plateforme Podemos malgré tous les désaccords que vous maintenez avec les dirigeants actuels du parti, tandis que les militants anticapitalistes français font d’une certaine manière chemin à part. Comment expliquez-vous ces différences entre les familles anticapitalistes espagnole et française ?

Je crois qu’il faut remonter au référendum sur la Constitution européenne de 2005 pour appréhender la situation française : en guise de bilan, on pourrait dire que la gestion de l’après-référendum, suite à la victoire du “non”, a été une occasion manquée. Les forces de gauches auraient pu capitaliser sur ce “non” et engendrer une force politique alternative, plurielle, qui ne soit pas une simple coalition de partis mais un véritable parti-mouvement. Par la suite, l’alliance Front de Gauche/NPA ne s’est pas produite, ce qui a entraîné l’affaiblissement du NPA dans un premier temps, puis du Front de gauche. En réalité, je crois qu’il a manqué un 15-M en France. Il a manqué un moment marquant comme le mouvement des Indignés qui aurait pu constituer une entrée dans la lutte et une expérience d’intense politisation pour la nouvelle génération. Un mouvement qui aurait obligé les partis de gauche à s’autoréformer, à converger et à céder la place à cette nouvelle génération.

Nous avons certes assisté à un cycle de luttes sociales, avec la mobilisation contre la réforme des retraites, contre la Loi travail, Nuit Debout, mais il semblerait que cela n’ait pas suffi. On peut dire que la France Insoumise a quelque peu capté le mal être et la colère ressentie par de nombreux Français, mais sans véritable bagage social. Rien ne garantit que la France Insoumise deviendra demain le catalyseur d’un nouveau cycle de mobilisation.

Olivier Besancenot et le NPA ont des divergences avec Jean-Luc Mélenchon – et je dois dire que je serais aussi critique qu’eux à leur place – mais ils doivent bien reconnaître qu’il a réussi à canaliser ce mécontentement et qu’il est en partie parvenu à faire contrepoids à Marine Le Pen dans toute une partie des classes populaires. Je pense que les principaux reproches du NPA sont liés à des enjeux symboliques, à la question du national-populisme, et surtout au mode d’organisation.

LVSL : Vous êtes vous même très critique à l’égard de Podemos sur ce dernier aspect…

Quant à nous, il est vrai que nous n’avons pas fait scission et malgré les conflits que nous avons eus, nous avons assumé d’être en minorité au sein de Podemos. Mais nous sommes une minorité critique et irréductible. Nous ne faisons pas de l’entrisme ni n’agissons comme des parasites : à l’inverse, nous sommes présents depuis les origines de l’organisation, nous en sommes les cofondateurs. Et malgré les différends qui ont rapidement surgi, nous pensons toujours qu’il est pertinent de rester à Podemos, bien que nous ne soyons pas optimistes sur son futur en tant que parti, car nous percevons effectivement de grands risques d’institutionnalisation et de bureaucratisation. Aujourd’hui, nous pensons qu’il faut donner plus d’importance au travail de reconstruction du mouvement social, c’est-à-dire que nos militants et sympathisants doivent s’intégrer davantage aux mouvements et aux réseaux. Podemos ne doit pas se contenter d’observer les actions des collectifs et plateformes sociales, il nous faut contribuer à la reconstruction de ces organisations.

LVSL : C’est précisément le point sur lequel insiste l’activiste et sociologue latinoaméricaine Raquel Gutiérrez, qui met en garde contre les risques pour les militants d’intégrer les institutions dans un contexte de reflux des mobilisations sociales. Une fracture entre le parti et les mouvements sociaux dans une telle situation n’est-elle pas inévitable ?

C’est bien le risque que nous courons. Nous sommes davantage gramsciens que léninistes. Notre projet doit être celui d’un bloc historique plurinational et populaire, et ce bloc doit avoir un bras institutionnel fondamental. Car le grand problème de la gauche radicale est que nous ne réussissons jamais à dépasser les 10%, ni même les 5%. La fenêtre d’opportunité ouverte par la crise est immense. Mais ce bras institutionnel ne peut fonctionner sans ce que Raquel [Gutiérrez] appelle un horizon national populaire et communautaire. Nous devons construire des ponts entre les deux, les combiner et les articuler avec le dispositif culturel, discursif et communicationnel qui est fondamental pour Podemos. Nous reconnaissons certes la capacité performative des discours, mais sans base matérielle, la communication a ses limites. On l’a bien vu avec Pablo Iglesias, qui bénéficiait d’un très large espace dans les médias pendant un temps, avant qu’ils ne commencent à lui mener la vie dure et à se montrer hostiles. On remarque également un certain épuisement sur les réseaux sociaux : les programmes comme la Tuerka et Fort Apache n’ont plus la même audience qu’auparavant.

LVSL : Dans sa thèse sur la Ligue Communiste Révolutionnaire devenue le NPA, Florence Joshua s’intéresse à la manière dont les militants s’autodéfinissent politiquement. Elle met notamment en évidence parmi les jeunes générations de militants une grande hétérogénéité des filiations politiques revendiquées. Il semblerait qu’à la différence des militants du moment 68, les jeunes activistes du moment altermondialiste ne fassent plus de la “révolution” un marqueur identitaire central. Selon vous, qu’est-ce qu’être révolutionnaire à Podemos au XXIe siècle ?

Personnellement, j’utilise assez peu le terme « révolutionnaire ». A partir de l’essor du mouvement altermondialiste, nous avons davantage axé nos discours sur l’anticapitalisme, ce qui coincidait avec l’orientation adoptée en France. Depuis le début des années 80, la révolution ne fait plus partie des plans, c’est la raison pour laquelle notre ami Daniel Bensaid a reconnu que nous entrions dans une époque d’ “éclipse stratégique”. Dans les années 90, avec la chute du mur de Berlin, nous nous concevions essentiellement comme des militants en résistance.  D’une certaine manière, nous sommes passés du résistantialisme à l’anticapitalisme à travers le mouvement altermondialiste et plus encore lorsqu’a éclaté la crise de 2008. En ce sens, je ne ressens pas le besoin de me définir comme révolutionnaire, même si je pense qu’aujourd’hui, du fait de la crise, le débat stratégique est revenu sur la table, bien que la révolution ne soit plus à l’ordre du jour.

“Il y a aujourd’hui davantage de raisons d’être anticapitaliste qu’hier, du fait du changement climatique, et car il est désormais démontré que l’Etat-Providence a constitué une parenthèse dans l’histoire du capitalisme.”

Aujourd’hui, notre questionnement est le suivant : quelle stratégie adopter pour remettre la nécessité de la révolution à l’agenda ? Le numéro 150 de la revue Viento Sur porte sur le centenaire de la révolution russe de 1917, et nous nous interrogeons sur les manières de repenser la révolution. La repenser pour ne pas l’oublier, mais sans pour autant tomber dans la nostalgie. Que ce centenaire serve à se souvenir de la révolution, tout en sachant qu’elle n’est plus d’actualité aujourd’hui. Le débat stratégique, lui, est d’actualité, c’est la raison pour laquelle il est essentiel de relire Gramsci et d’en débattre, car nous sommes aujourd’hui à une étape de la guerre de position. La guerre de mouvement est terminée : elle a pris la forme d’une guerre éclair dans le cycle électoral de ces deux dernières années, mais elle a touché à sa fin.  

Le plus important pour moi, c’est qu’il y a aujourd’hui davantage de raisons d’être anticapitaliste qu’hier, du fait du changement climatique, et car il est désormais démontré que l’Etat-Providence a constitué une parenthèse dans l’histoire du capitalisme bien plus qu’un trait culturel de celui-ci. Le pacte social n’est pas un trait culturel du capitalisme, c’est une exception liée à la configuration particulière des rapports de force dans l’après guerre. Aujourd’hui, le capitalisme met en danger le futur de l’humanité, et c’est pour cela que nous citons de manière récurrente Fredric Jameson : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » – même si je parlerais plutôt de la fin de l’humanité, parce que la planète peut très bien survivre sans nous les êtres humains.

Quoi qu’il en soit, il est intéressant de remarquer qu’avec la renaissance de ce débat stratégique émerge une certaine curiosité intellectuelle envers les auteurs des années 1970 qui ont réinterprété la pensée de Trotski, à l’image de Daniel Bensaid ou de Perry Anderson. Ma génération s’est consacrée à lire Lénine et Trotski dans le texte, aujourd’hui, la jeune génération peut redécouvrir ces auteurs classiques à travers les lunettes des penseurs des années 1970, tout en analysant le moment historique actuel à l’aune de leur propre grille de lecture.   

LVSL : La douloureuse expérience de Syriza en Grèce n’a-t-elle pas découragé les militants et les intellectuels au sein de Podemos ?

Cette question est fondamentale, car sur le plan stratégique, il nous faut déterminer que faire dans le cadre de l’Union Européenne actuelle. Nous avons eu nos différences à ce sujet avec Pablo Iglesias et Iñigo Errejón, car eux ont dans un premier temps défendu ce que Tsipras a fini par accepter en Grèce. C’était pour nous une erreur. Il n’est pas question d’employer des termes cinglants comme « capitulation » ou « trahison », mais dans tous les cas, il s’agissait bien d’une défaite. Car un référendum qui aboutit au rejet du mémorandum, mais suite auquel ledit mémorandum est finalement signé, c’est tout de même une belle preuve d’échec. Cette déroute a eu d’importantes répercussions. La situation n’est pas comparable à celle du Chili de 1973, mais il est vrai que cette défaite a servi d’alibi à des secteurs de la social-démocratie européenne, à de nouveaux partis, et même à Pablo Iglesias d’une certaine façon, pour affirmer qu’il n’est pas possible de s’opposer à la Troïka et qu’il est nécessaire de revoir le programme à la baisse.

On peut certes l’envisager dans l’instant, mais lorsqu’on nous impose de privatiser Bankia en Espagne, il faut dire non. Avec Miguel Urbán, nous nous sommes intéressés aux propositions de Yanis Varoufakis, bien que nous ne nous soyons pas focalisés là-dessus. Nous avons du moins admis la nécessité d’un plan B pour l’Europe. Personnellement, je n’étais pas d’accord avec l’idée de Varoufakis d’une assemblée constituante européenne, car cela avait peu de sens, mais il est vrai qu’il a eu le mérite de mettre sur le devant de la scène la question de la dette. Avec Eric Toussaint et le Comité pour l’annulation des dettes illégitimes, nous avons tenté de proposer des initiatives à l’échelle européenne et particulièrement au niveau des pays du Sud : une stratégie pourrait être envisagée entre le Portugal, l’Espagne, l’Italie et la Grèce, non pas dans le but de sortir de l’euro, mais pour désobéir au pacte budgétaire européen et aux limites imposées par l’Union Européenne. Il est bien possible que cette stratégie de désobéissance heurte l’eurogroupe à un moment donné. Par conséquent, il faut assumer les risques d’une sortie de l’euro, mais toujours subordonnée à une stratégie qui vise à garantir les droits sociaux dans la constitution, à nationaliser de nouveau ce qui a été privatisé, et à rechercher le consensus citoyen nécessaire pour démystifier l’Union Européenne.

Evidemment, il faut chercher des alliés, car il est difficile de tenir un rapport de force uniquement depuis l’Etat espagnol. Une alliance a minima entre le Portugal et l’Espagne pourrait être une première étape. Nous ne pouvons pas nous en remettre à une stratégie de résignation et à une vision statique, ni céder au repli national étatique, mais nous devons imaginer une stratégie d’extension. Penser un protectionnisme social qui pourrait être appliqué à l’échelle étatique mais dans l’objectif de l’étendre au-delà de celle-ci.

Propos recueillis par Lenny Benbara, Léo Rosell et Vincent Dain.

Traduction réalisée par Sarah Mallah avec l’aide de Vincent Dain.

Crédit photos :

© http://www.anticapitalistes.net/spip.php?article4465

 

Le christianisme de gauche

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Le Pape François lors de son voyage en Corée. ©Jeon Han

Une certaine facilité intellectuelle nous pousse souvent à associer politiquement en France le christianisme et plus particulièrement le catholicisme au conservatisme et à la bourgeoisie de droite, la Manif Pour Tous semblant confirmer cette intuition. Pourtant les idées souvent progressistes du Pape François ont rappelé que l’Eglise a aussi pu être du côté du progrès social et en conflit avec les puissances d’argent.

Le Christianisme social

Jacques Ellul
Jacques Ellul ©Jan van Boeckel

Avant les ouvrages théologiques de Jacques Ellul  qui s’interroge sur des thèmes comme L’Idéologie marxiste chrétienne (1979) et Anarchie et Christianisme (1987), on trouve des moments sociaux au sein même de l’Eglise.

Le christianisme social est tiré d’une lecture sociale du Nouveau Testament que permet par exemple ce verset de Marc (10,25) : « il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu », la parabole de la pauvre veuve, une certaine interprétation de la charité, et bien d’autres.

Dans son encyclique (les ouvrages rédigés par les papes présentant la position officielle de l’Eglise sur un thème) Rerum Novarum (« les choses nouvelles ») publiée en 1891, le pape Léon XIII, s’il condamne fermement le socialisme athée, explique que « la concentration de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents, impose ainsi un joug presque servile à l’infini multitude des prolétaires ».

A sa suite le pape Pie XI déclarera dans son encyclique Quadragesimo anno en 1931, en pleine Grande Dépression, qu’ « à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle ».

Mais c’est vraiment le concile de Vatican II qui confirme le tournant progressiste de l’Eglise sur la question sociale.

Vatican II

En 1962, le pape Jean XXIII, convoque un concile œcuménique, c’est-à-dire une assemblée réunissant tous les évêques et autorités de l’Eglise, qui est resté sous le nom de Vatican II et qui marque la réelle prise de conscience par l’Eglise des questions d’inégalités sociales en lien avec le capitalisme. En 1963 dans « Paix sur la terre » Il propose de promouvoir le respect indépendamment de la nationalité, de l’idéologie ou de la religion, ainsi que de prendre la défense des classes laborieuses.

Mais c’est le pape suivant, Paul VI, qui fera la critique la plus radicale du capitalisme, demandant à l’Eglise d’être du côté des pauvres et des prolétaires. Il est le pape le plus discret sur la critique du marxisme allant jusqu’à déclarer dans Populorum Progressio (« le progrès des peuples »)  que « le bien commun exige parfois l’expropriation ».
Son influence sur les prêtres ouvriers et la théologie de la libération sera très forte.

La Théologie de la Libération

La Théologie de la Libération peut être résumée en une forme de réconciliation entre marxisme et christianisme par la priorité donnée aux pauvres et à la prise de conscience qu’elle n’est pas une fatalité mais le produit de rapports de domination. Elle donne naissance à des mouvements révolutionnaires de guérillas marxistes et chrétiennes à travers toute l’Amérique latine, dans lesquels on put même apercevoir des prêtres en armes. Elle est d’ailleurs, d’Evo Morales à Hugo Chavez en passant par Rafael Correa, une des principales sources d’inspirations pour le progressisme latino-américain.

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Helder Camara en 1981 ©Antonisse, Marcel / Anefo

Une de ses figures est l’évêque brésilien Helder Camara (dont le procès en béatification est par ailleurs en cours) qui déclarait « Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.
La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.
La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.
Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue
 »

Les Prêtres Ouvriers

C’est Paul VI qui en 1965 ré-autorise les prêtres ouvriers qui existaient depuis les années 40. Ces prêtres souhaitaient partager la tâche et la vie des travailleurs. Ils prirent régulièrement part à leurs luttes.

En 1983, Georges Séguy, secrétaire général historique de la CGT de 1962 à 1982 décédé en août dernier, déclarait : « ces prêtres-ouvriers qui viennent à la CGT, ce sont des militants comme nous, ils ont le même état d’esprit que nous, ils veulent lutter comme nous, ils veulent prendre des responsabilités comme nous dans la bataille » (1)


Pape François : l’écologie et l’anticapitalisme chrétien

L’élection de Pape François, premier pape latino-américain, redonne une image progressiste à l’Eglise.
Bien que certaines contradictions semblent indépassables avec certains militants de gauche (propos sur la violence religieuse après les attentats de Charlie Hebdo, positions sur l’avortement et la «théorie du genre »…) Pape François a dans son encyclique « Laudato Si’ » pris parfaitement conscience de l’urgence écologique, de son lien avec le système capitaliste, et de la nécessité d’agir vite contre le désastre.

 « Dans la vie, j’ai connu tant de marxistes qui étaient de bonnes personnes » (Pape François)

Dans son exhortation apostolique « La Joie de l’amour » sur l’amour dans la famille, ce n’est pas l’homosexualité qu’il désigne comme principal danger pour la famille mais bien la paupérisation engendrée par la mondialisation et l’absence de fraternité à l’égard des réfugiés fuyant les guerres.

L’utilisation politique du christianisme

Ces rappels historiques permettent de mettre en avant le fait que l’utilisation politique du christianisme n’est pas par essence de droite : si les millions de manifestants de la Manif pour Tous qui se sont mobilisés contre le droit des couples homosexuels à adopter au nom « de l’intérêt de l’enfant » (l’adoption concerne environ 10 000 enfants), s’étaient mobilisés pour les 30 000 enfants SDF, le problème serait déjà réglé. On comprend alors qu’ils ne sont pas conservateurs parce que chrétiens mais se servent du christianisme pour justifier leur conservatisme, et que lorsque l’Eglise va à l’encontre de leurs convictions profondes, comme c’est le cas avec le Pape François, ils n’hésitent pas à la dénigrer. C’est ce qui fait que Marion Maréchal Le Pen se permet de critiquer le pape alors qu’elle veut rapprocher le FN de l’Eglise, quand Jean-Luc Mélenchon, pourtant laïc intransigeant, écrit « Vive Le Pape ».

« (…) Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Un rebelle est un rebelle (…) »
La rose et le réséda (1943) Louis Aragon

 

(1) Viet-Depaule Nathalie « les prêtres ouvriers, des militants de la CGT (1948-1962)» in Bressol (Elyane), Dreyfus (Michel), Hedde (Joel), Pigenet (Michel) La CGT dans les années 1950 (2015).

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L’écologie doit être un virage à gauche !

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En quoi l’écologie est-elle nécessairement un virage à gauche ? La question écologique est devenue majeure et incontournable en ce sens qu’elle cristallise les points de rupture entre le vieux monde et celui qui se prépare. L’heure est plus que jamais au combat des valeurs, à la confrontation des idéologies pour débattre du monde que nous souhaitons demain.

Le Capitalisme est un système nocif

La multiplicité des symptômes d’un monde capitaliste en perdition ne fait plus aucun doute. Personne ne peut plus ignorer les catastrophes environnementales, sociales, économiques et politiques qui ont lieu chaque jour, ni celles qui s’annoncent, plus violentes encore. L’ampleur des défis auxquels nous sommes et seront confrontés rend inévitable l’urgence d’une remise en question et un changement radical de système économique et politique. Nombre de politiciens se sont compromis par leur soutien apporté à des politiques environnementales fades et dévoyées. Cette « croissance verte » a pour objectif déguisé d’absorber toutes velléités révolutionnaires. Les exemples de politiques verdies sans pour autant questionner notre système de production et de consommation se multiplient. La politique environnementale envisagée par la frange libérale s’inscrit ainsi dans cette dynamique d’absorption et d’ écrasement des oppositions. Pour illustrer ce propos, on pourra citer le fait de remettre en cause le principe de précaution, d’exploiter les ressources naturelles et les peuples à des fins de croissance et d’hégémonie économique, de se compromettre au point de subordonner la biodiversité à des ‘priorités’ financières et économiques (Notre-Dame-des-Landes). Ce sont autant de points qui nous rendent insupportable l’idée d’une compatibilité des enjeux environnementaux et sociaux avec l’idéologie capitaliste. De Macron à Fillon en passant par Valls, aucune remise en cause du vieux monde à l’horizon. En somme, « être de gauche c’est d’abord penser le monde, puis son pays, puis ses proches, puis soi ; être de droite c’est l’inverse. »[1].

ecologie

La pensée de gauche, histoire de luttes

Le dépassement des clivages gauche-droite et la restructuration de l’échiquier politique français sont devenus des incantations récurrentes sur nombre de plateaux télévisés. Bien plus, cette posture confère à ceux qui s’en réclament des grands airs d’intellectuels avant-gardistes. Mais si nous entendons tout reconstruire, toute réinventer, c’est l’avenir du capitalisme et du libéralisme économique qu’il nous faut remettre en cause. La pensée de gauche, bien que celle-ci héberge historiquement une multiplicité de courants, a été forgée sur l’autel des idéaux d’égalité, de justice sociale et de critique de l’ordre social. Etre de gauche c’est ainsi refuser l’ordre établi des choses, le monde tel qu’il ne va pas, aujourd’hui plus que jamais. Nous sommes au pied du mur. Comme le souligne Razmig Keucheyan « le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle, pour une raison simple : il a les moyens de s’adapter à la crise environnementale.» [2] Au regard de l’ampleur de la crise qui s’ annonce et de la tâche qui nous incombe, il convient de projeter un idéal commun. Et cet idéal commun qui se dessine, c’est celui d’une transition écologique pour permettre aux masses populaires en première ligne de la crise écologique de s’émanciper. La crise écologique globale est la conséquence du système de production capitaliste, et de ses corollaires de croissance et de consommation aveugles. Pour répondre à cette crise qui englobe les injustices sous toutes leurs formes, il faut donc s’engager dans la lutte contre celui-ci. Il faut assumer la radicalité de nos oppositions. Le capitalisme ne s’éteindra pas de lui-même, il faut l’achever.

L’ écologie est un virage à gauche

A entendre certains, l’Ecologie serait ainsi « ni-de-droite-ni-de-gauche ». L’Ecologie s’élèverait au-dessus de tout rapport de force (qu’on profite au passage pour vider habilement de leur substance). Pourtant, la question environnementale est intimement liée à des conséquences sociales. Il est clair qu’à la crise écologique correspondent les inégalités sociales. Les pauvres sont davantage touchés par les catastrophes environnementales. Les ouvriers sont les plus exposés aux pollutions et aux maladies qui y sont liées. Les peuples de l’hémisphère sud sont en première ligne des conséquences géopolitiques de la course aux ressources naturelles. En somme, le droit à un environnement sain est un luxe ! Postuler que l’écologie dépasse le clivage gauche-droite c’est nier de fait les antagonismes économiques et sociaux liés à la question environnementale. Favoriser les combats à l’intersection des enjeux écologiques et sociaux ancre donc profondément l’Ecologie à gauche, celle des luttes. Plus que la préservation des espaces et des espèces, l’écologie est un socle politique qui conditionne les aspirations d’une société, ses projets à long terme, les finalités de son projet démocratique. Ecologie et projet d’émancipation politique et sociale sont ainsi indissociables et constituent les clés d’une alternative concrète. Et quoi d’autre que la pensée de Gauche pour porter ce projet ?

Si l’Ecologie est à gauche, c’est justement parce qu’elle rend le fait de repenser le rapport au capital absolument inévitable. Et c’est bien ce rapport au capital (financier et naturel), structure à l’origine de la dégradation de l’environnement et des inégalités sociales, qui anime les forces vives de la gauche et concentre le fond du problème. L’Ecologie est inévitablement ancrée à gauche parce qu’elle ouvre le champ des possibles politiques. Au sens de vie de la cité, elle exige de réinventer le commun. Elle rend inévitable de redéfinir notre rapport au travail, au temps, aux loisirs, à l’écosystème et aux générations futures. Elle nous pousse à nous libérer en pensée et en actes des fers d’une société où tout est marchandise, où la course au profit et à l’argent sont devenus les fondements de nos existences. L’émancipation comme projet, c’est bien l’essentiel de ce que nous souhaitons.

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Illustration de Pavel Constantin.

[1] Gilles Deleuze, 1988.

[2] R. Keucheyan, La nature est un champ de bataille, 2014.