« L’État doit assumer sa responsabilité de réinvestir dans le capital naturel visant à assurer notre résilience » – Entretien avec Maxime de Rostolan

Maxime de Rostolan est un activiste au profil singulier : à la croisée du militantisme écologiste, du monde de l’entreprise et du travail d’influence politique, il est le fondateur de Fermes d’Avenir, Blue Bees, du lobby citoyen La Bascule, et plus récemment de Communitrees, un collectif de reforestation citoyenne. Il a publié récemment l’ouvrage En Avant ! (Michel Lafon, 2020), dans lequel il retrace et tire les bilans de ses multiples expériences militantes et propose quelques pistes pour rendre l’écologie désirable. Nicolas Hulot disait de lui qu’il en ferait son ministre de l’Agriculture. Nous revenons donc assez largement dans cet entretien sur la question de la transition agroécologique. Nous nous intéressons par ailleurs au bilan qu’il tire de ses relations avec le pouvoir.     

LVSL – Commençons par parler agriculture, vous êtes le fondateur de Fermes d’Avenir. Un de vos objectifs était de prouver que la permaculture pouvait être plus rentable que l’agriculture conventionnelle, et en cinq ans à peine. Est-ce le cas ?

Maxime de Rostolan – Première précision, la permaculture n’est pas une technique agricole, nous disons que c’est « une méthode de conception d’écosystème humain équilibré ». Tous les mots sont importants !

« Méthode » implique un aspect technique, et pour cela on dispose d’outils comme « OBREDIM » – on Observe, notamment les Bordures, les Ressources, on Evalue, on Désigne, on Implante puis on Maintient. C’est donc bien une méthode « de conception » puisque l’on va d’un point A à un point B, « d’écosystème » c’est-à-dire d’une organisation où plein d’êtres vivants sont en interaction, « humain » parce que dans l’idée autour de la permaculture, l’homme n’est pas toxique pour la nature mais trouve sa place dans l’environnement, et « équilibré » pour aller vers quelque chose de résilient.

Avec cette définition on comprend que la permaculture, c’est bien plus large qu’une technique agricole, c’est presque une philosophie. D’ailleurs, depuis des années, un de mes paris est de faire adopter la permaculture à des politiques, car quel plus beau challenge, pour un politique, que de faire du territoire qu’il administre un écosystème humain équilibré ?

Après, il est vrai que le contexte où l’on peut le mieux observer la permaculture et ce à quoi ça peut ressembler, c’est effectivement le contexte paysan de production, puisqu’il s’agir d’un écosystème paysagé, visible, tangible, mais en réalité, c’est d’agroécologie dont on parle : le fait de travailler en harmonie avec le vivant, de prendre soin de l’homme et de la nature. La question que vous posez devient donc : est-ce que l’agroécologie peut être plus rentable que l’agriculture industrielle et chimique ? C’est la fleur qu’on avait mise à notre fusil et qu’on voulait prouver, au départ de Fermes d’Avenir. Mais assez vite, dès la deuxième année, j’ai fait le constat qu’on n’y arriverait pas, et ce pour plusieurs raisons.

Premièrement parce que dans le cadre de l’expérience de Fermes d’Avenir, il y a plusieurs choses que nous n’avions pas vraiment anticipées. Par exemple, il nous fallait un bâtiment, or comme nous étions à côté d’un château, l’architecte des bâtiments de France nous a imposé des normes qui triplaient le coût des travaux… nous n’avons donc pas pu le construire. Par ailleurs, nous étions sur un terrain sablonneux qui séchait très vite, il fallait donc l’arroser énormément et lui apporter beaucoup de matière organique. Enfin et surtout, le pari le plus important dans cette aventure Fermes d’Avenir consistait à montrer l’aspect désirable de ce métier auquel pouvaient prétendre les gens.

Comme un métier « désirable » est un métier avec des horaires décents et un salaire convenable assuré, nous avions d’emblée proposé 1,2/1,3 SMIC, trente-cinq heures hebdomadaires et des heures supplémentaires payées. Mais dans les « vrais » projets de ferme agroécologique à taille humaine, ça n’existe pas : les porteurs de projet bossent soixante-dix heures par semaine et en moyenne un maraîcher touche sept cent cinquante euros par mois. On a donc assez vite reconnu qu’on avait affiché des ambitions enthousiasmantes mais pas réalistes. En quelque sorte, nous avons prouvé que c’est le modèle économique qui n’est pas adapté à ce type d’agriculture, lequel il ne s’agit toutefois pas de remettre en question puisqu’on ne négocie pas de travailler avec la nature, d’agrader nos écosystèmes plutôt que les détruire.

Pour ne pas non plus me mettre à dos tous ceux qui essayaient de vivre d’après ces principes, on a décidé de dépasser cette réalité économique et on a trouvé quelques fermes qui fonctionnent : c’est récent mais il y en a de plus en plus, et elles vont arriver à sortir ce que je viens de donner comme horizon souhaitable, c’est-à-dire des horaires de travail et un salaire décents.

Les gens qui y arrivent appliquent – en tout cas pour ceux que j’observe – des méthodes assez rigoureuses d’efficacité voire d’ingénierie s’inspirant beaucoup de celles de Jean-Martin Fortier au Québec, ce maraîcher incroyable qui a écrit « Le jardinier maraîcher », traduit en plusieurs langues. En 2018, je l’ai fait venir en France pour une tournée de formations et conférences ; on a rencontré pas mal de gens, dont certains qu’il accompagne aujourd’hui et qui sont en train de renverser les standards – en tout cas je l’espère sincèrement !

Mais pour moi, la question devrait être : est-ce que l’agriculture industrielle et chimique montre un modèle économique viable ? Pourquoi devrions-nous prouver la rentabilité économique de l’agroécologie alors que, sans la PAC, 60% des fermes de production industrielle ont un résultat d’exploitation négatif avant impôt  ? Et malgré les 10 milliards d’euros de la PAC, un tiers des agriculteurs touchent 350€/mois. De plus, à ces aides directes s’ajoutent des subventions indirectes : par exemple, la pollution de l’eau, les problèmes de santé, l’extinction de la biodiversité et ainsi de suite. Ce sont des coûts cachés qu’on devrait imputer à l’agriculture industrielle et qui devraient en théorie grever son modèle économique. Mais cette facture des dégâts est réglée par l’argent public, par nos impôts, et « grâce » aux lobbyistes qui font un super travail pour maintenir cela externalisé.

In fine, Fermes d’Avenir a acté le fait que se battre à armes inégales avec l’agroindustrie n’était pas forcément notre meilleure stratégie, et nous avons fait évoluer notre discours : on est passé de « on va prouver que c’est plus rentable », à « on va évaluer la viabilité technique, sociale, et économique » de ce type d’agriculture, « identifier les freins » pour mettre en lumière la distorsion de concurrence qui existe entre ce modèle agroécologique et l’agriculture industrielle et chimique, et « proposer des leviers politiques ». C’est ce que nous avons fait pendant plusieurs années en assumant un rôle de lobbyistes d’intérêt général, notamment dans le cadre des Etats Généraux de l’alimentation (dont nous avions soufflé l’idée dès janvier 2017 aux candidats à la Présidentielle).

LVSL Imaginons donc que nous réformions l’ensemble du système pour viabiliser l’agroécologie, quels seraient les gros points de blocage pour un agriculteur qui aujourd’hui est en conventionnel et veut se reconvertir à une agriculture écologique ? On parle beaucoup par exemple des dettes des agriculteurs, y-a-t-il d’autres blocages – moraux par exemple ?

M. de R. – L’agriculture industrielle, comme son nom l’indique, c’est un truc d’échelles et ça, c’est un gros point de blocage : vous avez de grosses machines, elles représentent des investissements importants et en effet, beaucoup d’agriculteurs sont étranglés par les dette. Il est toujours très compliqué pour quelqu’un qui est très endetté de prendre la décision de ne plus se servir de ses machines tout en continuant à payer les traites – ça, c’est une première chose. Deuxième chose, techniquement, si on veut parler de conversion « du conventionnel vers le bio », on constate que très peu de recherches ont été financées sur la façon dont on peut optimiser les itinéraires culturaux en bio, rien qui explique, par exemple, comment on peut assurer sa conversion avec, pourquoi pas, une adaptation du matériel. On devrait creuser ces sujets-là. On voit aujourd’hui combien la technique est cruciale pour réconcilier les différentes approches, l’agriculture de conservation des sols (ACS) propose de nouvelles voies avec l’arrêt du labour, le semis direct sous couvert végétal…mais ils ont encore besoin de glyphosate pour « nettoyer » leur champ. Avec quelques années de recherche, on pourrait vraisemblablement associer l’ACS et le bio – certains l’expérimentent et montrent des premiers résultats. Il faut investir ces champs de connaissance et de compréhension des écosystèmes, c’est un défi aussi nécessaire que stimulant.

Le troisième blocage se passe dans le cœur : les agriculteurs ont souvent l’impression – parfois à raison – de dédier leurs vies pour nourrir les autres et d’avoir très peu de reconnaissance. Beaucoup d’entre eux affirment qu’ils étaient écologistes avant que l’écologie existe. Ce n’est pas totalement vrai non plus, parce que si c’était vraiment le cas, nous n’aurions pas perdu 80% des insectes ou 30% de nos oiseaux de plaine, et les nappes ne seraient pas polluées comme elles le sont. Quoi qu’il en soit, je pense que l’examen de conscience est douloureux ; beaucoup d’agriculteurs privilégient le statu quo et se retranchent derrière leur savoir-faire, nous qualifiant de bobos hors-sol aux demandes contradictoires (comme vouloir payer pas cher et avoir des produits respectueux de la nature).

On vit dans une société qui se polarise, et je pense que le secteur agricole est l’un de ceux dans lesquels ça prend corps, où l’on observe une véritable opposition. Les agriculteurs qui se sentent visés par les écologistes parlent même d’agribashing, ce qui en dit long sur leur sentiment d’être malmenés.

Il est de fait urgent de réconcilier les citoyens avec les paysans, et chaque « camp » doit faire un pas ; les agriculteurs doivent faire amende honorable, prenant acte de certaines réalités et de la nécessité de changer radicalement certaines pratiques, tandis que les citoyens doivent se montrer humbles et admettre leur incapacité à faire ce métier de paysan, reconnaître qu’ils n’en ont ni les compétences ni l’énergie – c’est un métier harassant. Il faut, dans un respect mutuel, essayer de trouver des terrains d’entente. Je ne suis pas psy, mais je pense que pour amener un changement, c’est plus simple quand votre « adversaire », votre « ennemi », vous aide, quand il prend part à la thérapie.

LVSL – Vous présentez ici les agriculteurs comme un bloc unique, or cette polarisation, ne la retrouve-t-on pas au sein même du monde agricole ? Ne pourrait-on dire qu’une ligne de clivage existe, grosso modo, entre la vision FNSEA et la vision Confédération paysanne ?

M. de R. – C’est vrai, on entend parfois crier des noms d’oiseaux en bordures des champs. J’ai rencontré plein de paysans qui ne peuvent pas parler, qui se font insulter. La semaine dernière, je suis allé chez Eric Lenoir, un paysagiste qui a monté une pépinière incroyable, « les jardins du Flérial » ; autour de son jardin, il m’a montré que son voisin passe du glyphosate exprès le plus près proche possible de son champ. Je ne présente pas les agriculteurs comme un bloc, bien sûr, en revanche se pose la question de ce qu’il faut envisager pour que les agriculteurs changent. Surtout lorsque les défenseurs du modèle dominant répètent fièrement, même si c’est totalement arbitraire et pas prouvé du tout, que nous avons la meilleure agriculture du monde, que tout le monde nous l’envie, et ainsi de suite…

Ce que je constate, c’est que l’agriculture industrielle et chimique a au moins cinq impacts :

Elle a un impact sur la qualité de l’eau : si on voulait dépolluer les nappes phréatiques, ça coûterait pratiquement le PIB de l’agriculture (60 milliards €). Ainsi on devrait doubler le coût de l’alimentation pour provisionner cette dépense. Elle impacte aussi la biodiversité, puis le climat (l’agriculture émet 25% des gaz à effet de serre), puis la santé, avec tout ce qui entoure les perturbateurs endocriniens, les cocktails de produits chimiques ; la ministre de la Santé québécoise parle d’un tsunami de l’autisme, les statistiques sont vraiment inquiétantes. Mon fils de 10 ans est handicapé, on ne sait pas vraiment à cause de quoi, mais les médecins disent que c’est une maladie de la prospérité, c’est une maladie de toutes les pollutions diffuses.

Et si, malgré ces quatre impacts, l’agriculture industrielle et chimique créait de l’emploi on pourrait à la rigueur défendre son maintien, mais le pire du pire c’est qu’elle a détruit 80% des emplois du secteur en cinquante ans. Il n’y a vraiment plus aucune justification à maintenir ce modèle, donc ceux qui s’y accrochent s’attirent l’inimité d’une partie de la population, et de fait, ça bloque.

LVSL Nicolas Hulot disait de vous qu’il vous ferait volontiers ministre de l’Agriculture. Admettons qu’un candidat vous désigne ministre en 2022 et vous donne carte blanche pour effectuer toutes les réformes que vous voulez pour transiter vers l’agroécologie, quelles sont les quelques mesures prioritaires que vous prendriez ?

M. de R. – Personnellement, je serais bien embêté d’occuper ces fonctions-là parce que j’aime ma vie…et pour avoir connu des ministres, ils perdent une grande partie de la leur lorsqu’ils le deviennent ! Plus sérieusement, quand on a écrit le plaidoyer Fermes d’Avenir, on a fait cet exercice, qui objective les externalités des agricultures et qui démontre que l’agriculture industrielle est un très mauvais choix nous coûtant très cher, collectivement. De ce plaidoyer, on a extrait des propositions de mesures ; on les a consignées dans une pétition qu’on a remise fin 2016 aux candidats de l’élection présidentielle. Emmanuel Macron était d’ailleurs venu visiter notre ferme à l’époque, on lui avait expliqué et « vendu » ces propositions.

Concrètement, nous avons plusieurs idées, qui vont toutes dans le sens de travailler avec le vivant et non pas contre, c’est- à dire sans plus de produits en cide –  les fongicides, les pesticides –, qui tuent les insectes, les champignons, les mauvaises herbes. L’idée c’est de s’inspirer de la nature, comme l’y invite la permaculture. Pour encourager cette approche, nous disons qu’il faut rémunérer les services écosystémiques ; cela signifie par exemple qu’à partir du moment où un paysan va arrêter le glyphosate, il va économiser des dépenses de santé, donc on peut lui rétrocéder une partie de ces économies pour l’aider à compenser une éventuelle perte de sa production.

Il y a plein de manières de récupérer du budget ; la PAC par exemple, c’est dix milliards d’euros, ça fait déjà un petit peu de ressources à dédier au sujet, non ? Il y a plusieurs autres budgets dont nous pourrions nous servir, comme ceux qui servent à la lutte et à l’adaptation au dérèglement climatique : pour tenir ses engagements, la France (comme les autres pays d’ailleurs) va devoir investir dans son capital naturel, lancer des chantiers de restauration des écosystèmes.

Il y a un moment où il faut faire basculer l’argent public, qui sert à réparer en permanence les dégâts causés par les erreurs, vers des investissements visant à ne plus commettre les erreurs en question. Globalement, notre priorité devrait être, quoi qu’il en coûte, de nous affranchir des externalités délétères et coûteuses de l’agriculture chimique (et d’autres secteurs industriels d’ailleurs).

Je vous donne un exemple : à Munich, en 1994 l’eau devient impropre à la consommation car elle est saturée de nitrates. Le conseil municipal se réunit et se propose de construire une usine d’adduction d’eau potable ; ils sont prêts à dépenser les dix millions de deutsche marks nécessaires et à faire appel à Suez ou Veolia qui savent quoi mettre comme ingrédients chimiques dans cette eau polluée pour en faire de l’eau potable. Heureusement, au cours de la discussion, ils se demandent pourquoi l’eau est polluée, et ils déterminent la cause suivante : sur le bassin captant, il y a deux cent cinquante agriculteurs qui balancent de l’azote en excès. La question se pose alors : ne pourrait-on demander à ces agriculteurs de passer en bio ? En réponse, on craint un manque à gagner, des résultats de production moindre.

Mais il suffit qu’ils vendent un peu plus cher (puisqu’ils proposent des produits bio) tandis que ce type de production entraînera une diminution de leurs charges, jusqu’à ce que leur bilan se rééquilibre (on compte généralement trois ou quatre années un peu compliquées à passer). En définitive, est-ce que ces millions de deutsche marks, qu’on envisage de donner à Véolia et à Suez, ne seraient pas mieux utilisés s’ils sont donnés aux agriculteurs pour que ces derniers ne perdent pas d’argent lors de leur transition ?

Finalement, c’est l’option qu’a pris le conseil municipal, et en quelques années, l’eau est redevenue potable. Elle affiche aujourd’hui une qualité que les industriels ne sauraient reproduire, et les agriculteurs ont retrouvé leurs comptes de résultat, en étant désormais rémunérés, en plus de leur production, pour le service qu’ils rendent.

De fait, la rémunération pour les services écosystémiques, c’est d’après moi une porte d’entrée vers ce qu’on appelle la comptabilité en triple capital, qui consiste, dans les bilans, à intégrer le capital naturel et le capital humain en plus du capital financier. Ce serait la première mesure à prendre, et c’est celle pour laquelle je me bats le plus.

Une autre disposition consisterait à rendre aux paysans leur autonomie, car outre la sécurité qu’elle implique, elle représente une condition essentielle à la gestion vertueuse des écosystèmes. Il faut absolument arrêter de dépendre de livraisons d’intrants livrés par un train qui vient de l’autre bout de la France, de l’Europe, du Monde parfois. Pour se libérer de cette dépendance, il existe un modèle très simple qui s’appelle la polyculture-élevage : sur chaque ferme, on a des cultures – des arbres ou haies –, et des animaux (il est important de noter qu’on n’est pas obligé de tuer les animaux à la fin, mais il s’agit d’un autre débat). Nous avons essayé de promouvoir ce concept, nous l’avons approfondi dans le cadre des états généraux de l’alimentation. Bien entendu, elle a été retoquée par beaucoup d’industriels qui ont objecté que la « ferme-France » pratique déjà la polyculture-élevage en faisant de l’élevage en Bretagne, des céréales dans la Beauce, de la forêt dans les Landes… Ils parlent d’une ferme-France, nous parlons de multiples fermes en France ; les camions et les bateaux, dans leur schéma, sont toujours nécessaires pour boucler la boucle.

Nous avons poussé une autre mesure assez concrète que je trouve assez marrante : quand on vend un appartement, on fait ce qu’on appelle un DPE (Diagnostic de Performance Énergétique) avec la grille A, B, C, D, E. En fonction de la lettre, l’appartement vaut plus ou moins cher. Pourquoi ne demanderait-on pas un tel diagnostique quand on vend une parcelle agricole ? On rendrait obligatoire la réalisation d’un diagnostic de sol avec pour indicateurs l’analyse de vie microbiologique et le taux de matière organique par exemple, et le prix de la terre varierait selon cet indice. De fait, si quelqu’un avait abîmé son sol et perdu de la matière organique en labourant sans retenue, ou bien s’il avait détruit la microfaune du sol, il passerait de A à D et vendrait sa parcelle moins chère. En somme, il aurait perdu de son capital.

Voilà le genre de mesures que nous pourrions imaginer, il y en a plein d’autres, on en a onze.

LVSL En deux mots, si vous pouviez réécrire entièrement la PAC, quelles grandes orientations prôneriez-vous ?

M. de R. – Je commencerais par arrêter les aides à l’hectare pour renforcer les aides à l’emploi en fonction des Unités de Travail Agricole. Je ne comprends pas pourquoi ce n’est pas encore le cas. J’inverserais les priorités : l’objectif, la mission qu’on confierait aux paysans d’Europe, serait de régénérer nos écosystèmes et que toute aide soit conditionnée à l’agradation de leur parcelle, en termes de biodiversité, en termes de sol, en termes d’autonomie. Après, la PAC pose des questions en soi : pourquoi a-t-on besoin de subventionner ? Ces subventions qui passent par la case Europe sont-elles justifiées ? Ne pourrait-on trouver un système plus souverain pour des sujets qui ont justement trait à la résilience de notre territoire ? Je pense que chaque pays devrait se poser cette question-là, parce que nous savons très bien qu’il y a des distorsions de concurrence entre les pays – les contrôles ne sont pas les mêmes partout, la suspicion règne entre les membres. De fait, cette échelle européenne me questionne.

LVSL En combien de temps pourrions-nous atteindre 100% d’agroécologie en France ?

M. de R. – Je ne sais pas combien de temps il faudrait. Olivier de Schutter, rapporteur pour la FAO auprès de l’ONU, et qui a beaucoup travaillé sur la question, conclut sa deuxième étude en disant : « l’agroécologie n’est pas une solution, c’est la seule ». Mais cette solution sera longue à mettre en place tant que nous continuerons à dire qu’il faut que toutes les agricultures puissent coexister. J’ai la même réaction quand j’entends qu’il faut de tout pour faire un monde – je ne suis pas certain qu’il faille des fachos. De la même manière je ne suis pas certain qu’il faille des gros tracteurs énormes et des champs sans arbre. Pourtant, c’est un discours assez bien-pensant, diplomate, qui consiste à ne pas accabler ceux qui croient bien faire. Et bien sûr je comprends que ça clive, ça braque, ça blesse de dire que ce n’est pas bien cette agriculture, mais à un moment il faut se le dire.

LVSL Vous êtes lancé dans un nouveau projet qui est Communitrees, pouvez-vous nous le présenter dans les grandes lignes ? De quel constat partez-vous et quel est votre objectif ?

M. de R. – Premier élément de constat : selon le rapport Afterres2050 publié par Solagro, on devrait planter en France vingt-cinq mille kilomètres de haies par an d’ici 2050 – vingt-cinq millions d’arbres chaque année. Une autre étude scientifique indique qu’il faudrait mille deux cents milliards d’arbres sur la Terre. Même s’il ne faut pas prendre ces chiffres de façon trop rigoureuse, ils n’en donnent pas moins une indication d’ordre de grandeur : mille deux cents milliards d’arbres nécessaires sur terre, alors qu’on en compte trois mille milliards. Au rythme auquel nous allons, il nous faudrait des siècles, nous ne sommes pas du tout dans les clous. En matière de haies par exemple, je vous disais qu’en France, il faudrait en planter 25.000 km par an, or non seulement nous en plantons 2.500 annuellement – donc dix fois moins –, mais surtout nous en arrachons 11.000 chaque année : en solde net, nous sommes donc à moins 8.500 km. Alors, comment fait-on pour s’attaquer à ce chantier ?

Il y a plein de goulots d’étranglement : il faut des bras, de l’argent, des parcelles où planter. Cela peut aussi bloquer au niveau des pépinières, parce qu’il faut des plants. Prenons par exemple le plan de relance ; ils ont débloqué 50 millions d’euros pour les haies en tombant dans le piège qu’on voulait éviter : celui de dire qu’il faut dépenser l’enveloppe dans son intégralité en deux ans. Il s’agit de 25 fois le budget actuel : en 6 ans, en France, nous avons planté pour 12 millions d’euros d’arbres et là, ils veulent en planter pour 50 millions en deux ans. Cette course au décaissement ne nous donne pas le temps de créer une filière, et donc les opérateurs du territoire qui planteront n’auront souvent pas d’autre choix que d’acheter les plants en Allemagne et aux Pays-Bas.

Il y a quelques semaines, je me suis incrusté au One Planet Summit à l’Elysée, et j’ai pu expliquer ce que je viens de vous dire à Emmanuel Macron ; il s’est montré assez sidéré par cet écueil. Il m’a tout de suite fait rappeler par le ministre de l’Agriculture, que j’ai donc rencontré et qui m’a confirmé qu’ils avaient sans doute avancé un peu trop vite sur ce sujet. Il était avec son conseiller que j’avais rencontré quelques mois auparavant et qui m’avait alors dit : « Je sais, tout le monde me dit que c’est impossible, mais on va y arriver ! » et à qui j’avais alors répondu que si tous les acteurs des territoires exposaient ces craintes, ce n’était sans doute pas une bonne idée de foncer tête baissée.

Donc voilà, c’est le premier constat : il faudrait planter beaucoup plus d’arbres et nous ne sommes pas équipés, nous n’avons pas les filières, et si ça se fait il va falloir acheter ailleurs, on ne sera pas dans la résilience.

Deuxième constat : nous ne pouvons presque rien proposer de concret à une partie – grandissante – de la population qui a envie de s’engager, de mettre les mains dedans, qui souhaite se sentir utile et contribuer. Beaucoup de gens veulent pouvoir dire à leurs enfants qu’ils ont pris conscience des dérapages, qu’ils ont agi, qu’ils ont fait ce qu’ils pouvaient. Je reçois de nombreux messages de personnes qui ont du temps et veulent se rendre utiles et qui me demandent ce qu’ils peuvent faire de plus pour la transition, pour changer le monde.

In fine, j’ai réuni ces deux constats dans un seul projet, celui de pépinières participatives. Pour répondre à une urgence écologique, on mobilise des volontaires et on leur offre un cadre convivial, empathique, bienveillant, et en intelligence collective. On sait que la vie en collectif autour de projets ayant du sens représente une expérience souvent irréversible pour ceux qui y goûtent, mais c’est peu dire que les modèles économiques de ces projets sont rares –  La Bascule est à ce titre une aventure intéressante à suivre.

Ainsi l’idée consiste à faire des pépinières participatives sur les territoires en partant du principe que c’est à l’État de les financer car elles ont pour objet la préservation de la maison commune et l’avenir de nos enfants. Depuis huit mois, je négocie avec les équipes de l’Élysée, du ministère de l’Agriculture, et du ministère de l’Écologie sur la manière d’enclencher ce projet. Évidemment, on pourrait associer des entreprises à ce chantier colossal et crucial pour notre survie – on devra forcément le faire un jour –, mais je voudrais qu’au départ, ce soit l’État qui assume sa responsabilité de réinvestir dans un capital naturel visant à assurer notre résilience.

Une fois qu’on aura convaincu les pouvoirs publics et obtenu une enveloppe, le projet devient assez simple : on trouve des lieux désaffectés ou non (gares, usines, châteaux, monastères, etc.), avec du terrain cultivable, et on les réhabilite en pépinières. Une équipe salariée assure le bon fonctionnement (production des plants, partenariats techniques avec les acteurs locaux compétents, vie des bénévoles sur place) et on accueille des volontaires qui restent 1 mois, 6 mois ou un an de leur temps. Chacune de leur mission sera encadrée, au moins les premières années, par des opérateurs du territoire rémunérés pour cette prestation (pépiniéristes, paysans, associations de planteurs, etc.) qui permettront de savoir quoi et comment planter, et d’assurer une production ainsi qu’un suivi de qualité.


Globalement, les volontaires auront 5 missions : récolter graines et semences dans les espaces naturels, produire les plants, identifier les parcelles où planter, organiser les chantiers de plantation, et entretenir les jeunes plants ainsi que les haies et arbres déjà présents. L’un des enjeux sera bien entendu de savoir où planter : nous nous concentrerons en premier lieu sur l’agroforesterie, qui consiste à intégrer des arbres dans et autour des parcelles agricoles. Il y a 2 millions d’hectares de la SAU (Surface Agricole Utilisée) immédiatement convertibles à l’agroforesterie, selon la Police – euh, selon le ministère de l’Agriculture (!), et probablement bien plus à terme. On parle de centaines de millions d’arbres et d’arbustes à planter la main dans la main avec les agriculteurs.

Il faudra évidemment trouver des arguments pour les convaincre, s’assurer que pour une fois, ils ne risquent rien dans cette affaire, et même leur démontrer qu’ils y gagneront au bout du compte en espèces sonnantes et trébuchantes. Nous travaillons sur plusieurs pistes avec différentes instances du monde agricole et allons trouver la bonne formule. Au bout du compte, bénévoles (ces bobos hors-sol) et paysans auront enfin un prétexte pour travailler ensemble, main dans la main, autour du totem de réconciliation qu’est l’arbre.

Le projet arrive à une étape décisive puisque nous avons quelques semaines pour répondre aux appels à projet du plan de relance, seule manière selon mes interlocuteurs institutionnels pour espérer des financements publics. On est donc au charbon, là !

LVSL – C’est intéressant parce que vous pointez une certaine distorsion technocratique de la part de ceux qui nous gouvernent, qui ne voient pas l’énorme obstacle que le terrain leur met sous le nez, et qui fabriquent quand même un plan de relance depuis le château. Par ailleurs, vous avez lancé La Bascule, une sorte de lobby citoyen mais qui se trouve aussi à l’intersection entre le monde de l’entreprise et de l’associatif. Vous avez un pied dans ces trois milieux – politique, associatif et entreprise –, quels sont les retardataires ? Quel mouvement voyez-vous dans la société civile ? Est-ce que c’est vraiment le politique qui est en retard et qui bloque ?

M. de R. – C’est moins une question de retard que de posture ; en gros ils ont chacun leurs contraintes, ils avancent avec, et ils ont du mal à accorder de l’importance aux contraintes des autres mondes. Clairement, le monde associatif, pétri de luttes intestines et s’enlisant dans des guerres de pureté, manque parfois de pragmatisme et baigne dans l’idéologie un peu facile. Je le raconte un peu dans mon bouquin : j’ai rencontré des patrons d’entreprise incroyables, magnifiquement humains et qui sont pour certains devenus des amis, tandis que par ailleurs, j’ai croisé des patrons d’association toxiques, sans aucune ouverture.

Chacun a son cadre de pensée ; le premier travail à effectuer, c’est une forme de diplomatie qui permettra d’acculturer les différents mondes aux autres, de façon à trouver des lignes de crête communes et à faire avancer ensemble en gardant les deux horizons ouverts. Après, si je veux moins être dans la réponse de normand et moins politiquement correct, je pense que dans quelques années, on verra que les associations avaient raison sur leurs idées ; donc, à ce titre-là, les associations sont quand même à l’avant-garde. On voit déjà quelques résultats, comme par exemple sur le sujet des trains de nuit : actuellement, le ministre des Transports, Jean-Baptiste Djebbari se montre partant. C’est bien, mais ça fait quand même vingt-cinq ans qu’on en parle !

Sans parler de retard, on trouve malgré tout une forme de malhonnêteté intellectuelle chez certains – je ne veux pas généraliser – chefs d’entreprise, dans quelques secteurs industriels, et chez les politiques qui sont en connivence avec eux. Clairement, on a chaque année des indicateurs objectifs qui attestent de l’état catastrophique de la situation, et les prédictions scientifiques se révèlent plus qu’alarmistes. N’oublions pas qu’historiquement, les pires prévisions des chercheurs ont toujours été surclassées par la réalité. On connait donc ces indicateurs, ces signaux, or il y a des entrepreneurs et des politiques qui s’opposent à ce que le bon sens devrait dicter, suite à ces annonces. Alors oui, il y a une forme de frein, avec des lobbyistes qui viennent voir les maires des grandes villes et mettent la pression sur un secteur, de vraies pressions comme Exxon ou Total qui ont été condamnés parce qu’ils ont financé la désinformation sur les questions climatiques. Là, ce n’est plus du retard, c’est de la malhonnêteté.

LVSL Peut-être une dernière question en lien avec La Bascule, qui évolue quand même au centre de nombreuses ramifications, en lien avec vous personnellement, aussi : on se rapproche de 2022, comment voyez-vous votre rôle dans le débat public, par rapport aux potentiels candidats, sans les nommer ? Allez-vous porter ce rôle de lobby au niveau d’un programme politique, que comptez-vous faire ?

M. de R. – Je suis à la disposition de plusieurs initiatives que je trouve intéressantes, il y en a une qui est née notamment dans la foulée de la Rencontre des Justices avec pas mal de jeunes – plus jeunes que moi – qui ont eu la gentillesse de me demander si je voulais être dans le groupe des grands frères et bien sûr, j’ai accepté. Je ne crois pas du tout au candidat providentiel. J’aurais aimé, c’est ce dont je parle dans le dernier chapitre de mon livre, que nous prenions le truc à l’envers et que nous nous disions qu’il faut que ça vienne des territoires, en partant des circonscriptions, donc des députés. La possibilité de faire émerger sur 300 circonscriptions des députés d’alliance, des candidats transpartisans qui pourraient faire pression pour une candidature unique que nous attendons au national ; nous ne pouvons pas demander au national de faire ça si les citoyens ne parviennent pas à le faire sur leur territoire. C’est une idée qui me travaille, et que j’ai soumise à pas mal de personnes (notamment à Gaël Giraud quand nous étions à Rome pour rencontrer le Pape), mais c’est une idée qui ne verra pas le jour parce qu’elle est trop compliquée, elle demande une organisation presque militaire sur le terrain, et c’est relativement antinomique avec les aspirations des militants en termes de gouvernance.

J’ai vu les sondages récemment, c’est un peu plombant parce qu’on voit que même s’il n’y a qu’une candidature unique, si on regarde ce qui se passe de l’extrême droite à la République en Marche, nous avons peu de chances d’avoir une issue heureuse. Sur 2022, sans donner de nom, il y a une ou deux personnes qui, si elles se présentent, peuvent compter sur moi pour les pousser mais c’est un peu en désespoir de cause et faute de mieux puisque ce format de la personne providentielle sera l’arbitre de la prochaine élection. Ensuite, je ne sais pas ce que je peux apporter, je suis grande gueule sur certaines choses, je ne suis pas un expert de quoi que ce soit, mais j’ai de l’énergie à revendre et j’ai envie que ça change. Voilà j’espère que cette équipe de jeunes va aboutir, j’adore l’équipe qui pilote ça, j’ai confiance en eux et ils m’impressionnent sur beaucoup de choses. Je leur donne tout mon soutien et s’ils ont besoin de moi, je serai présent.

Quelles nouvelles de la Grande muraille verte ? Entretien avec Chérif Ndianor

Chérif Ndianor préside le Conseil de surveillance de l’Agence nationale de la Grande muraille verte au Sénégal. Nous l’avions premièrement rencontré pendant la COP24 puis ressollicité lors de son passage à Paris, car nous souhaitions qu’il nous en dise plus sur ce plan de reboisement pharaonique censé arrêter l’avancée du désert, et donc stabiliser les populations sahéliennes. Ce projet écologique d’une ambition sans précédent avait fait couler beaucoup d’encre lors de la COP21, suscitant beaucoup d’espoir pour un continent touché de plein fouet par le changement climatique. Le Sénégal est le pays qui, sur les 11 concernés par le projet, a le plus avancé dans les plantations. Comment cela se passe-t-il concrètement sur le terrain et où en sont ces travaux ?


 

LVSL : On a beaucoup entendu parler de l’immense projet de la Grande muraille verte ici en France, surtout à l’occasion de la COP21. Depuis, nous n’avons pas eu beaucoup de nouvelles. Pouvez-vous premièrement nous expliquer ce qu’est la Grande muraille verte, et dans quel contexte le projet est apparu ?

Chérif Ndianor : La Grande muraille verte est un projet qui est né d’un constat : l’avancée du désert est liée à la déforestation et au changement climatique. Au 7ème sommet de conférence des chefs d’États de la zone saharo-saharienne, en 2005, l’idée de créer une barrière d’arbres pour lutter contre l’avancée du désert a été émise pour la première fois. Le projet concerne 11 pays et vise à créer une ceinture verte, de Dakar à Djibouti (7 000 km de long). Le Burkina Faso, l’Erythrée, l’Éthiopie, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Nigeria, le Sénégal, le Soudan et Djibouti sont concernés par le tracé. Pour le Sénégal, le projet s’étend sur 545 km de long, 15 km de large et concerne trois régions : Louga, Matam et Tambacounda.

5 ans plus tard, le 17 juin 2010, l’agence panafricaine pour la Grande muraille verte a été créée à Ndjamena au Tchad. Elle est désormais basée en Mauritanie, mais dès 2008 déjà le Sénégal a créé sa propre agence nationale (décret 2008-1521 du 31 décembre 2008) et a commencé ses activités.

LVSL : On sait que l’Algérie de Boumédiène, dans les années 70, a été la première à évoquer un projet d’un barrage vert pour éviter la désertification saharienne qui menaçait les fertiles portes de l’Atlas. Était-ce une inspiration ?

Chérif Ndianor : Oui, on peut parler de cette idée algérienne, mais beaucoup d’autres théoriciens ont évoqué des projets de barrière verte pour endiguer le désert. La Chine qui lutte contre l’avancée du désert de Gobi est une vraie source d’inspiration. Mais l’idée est venue aussi d’un sentiment de nécessité des États concernés, qui finalement les a poussés à créer cette agence panafricaine pour vraiment lutter contre l’avancée du désert et la pauvreté dans cette zone.

LVSL : Qu’est-ce que la Grande muraille verte permettrait sur le plan environnemental, sur le plan climatique et sur le plan social ? Dans un contexte de changement climatique où la désertification avance vite au Sahel, est-il vraiment possible de gagner cette bataille et d’inverser la tendance à la désertification ? Est-ce que la muraille suffira ?

Oui, je pense que la Grande muraille verte peut suffire à inverser cette tendance-là. Ce qu’elle permettrait au niveau environnemental, c’est surtout d’encourager la conservation, la restauration et la valorisation de la biodiversité, mais aussi la durabilité de l’exploitation de la terre.

Au niveau climatique, nous participons à la séquestration de carbone dans les végétaux et dans les sols. Grâce au partenariat avec l’Observatoire Hommes-Milieux (O.H.M) et le CNRS, l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) a été mise à contribution pour travailler sur des méthodes de calculs pour comprendre le potentiel de séquestration par hectare planté.

L’impact social est déterminant. L’acacia que nous plantons fournit aussi de la gomme arabique qui peut également être valorisée donc génère des revenus pour la population locale. L’acacia Sénégal produit un fruit qu’on appelle chez nous le « soump », qui est commercialisé et dont les vertus médicinales sont connues.

Nous mettons en place des « jardins polyvalents villageois » (JPV) gérés par des femmes, qui permettent de produire des fruits et des légumes dans une zone pourtant très aride. Outre une amélioration de l’alimentation, de la nutrition et donc de la santé, ces femmes à travers leur organisation en groupements en tirent des revenus non négligeables.

Nous pensons vraiment que l’on peut gagner cette bataille avec un appui financier plus conséquent, et je pense qu’on va y arriver aussi. Ce projet la demande aussi beaucoup de ressources et c’est pour cette raison que nous sollicitons davantage le soutien et l’appui de nouveaux partenaires techniques et financiers.

LVSL : En Chine, la Grande muraille verte pour lutter contre l’avancée du désert de Gobi a provoqué des assèchements ponctuels des nappes phréatiques, car les arbres étaient en fait mal adaptés. Comment allez-vous réussir au Sénégal et en Afrique à prévenir de potentielles externalités négatives en termes environnementaux ?

Chérif Ndianor : Oui nous le savons c’est pourquoi notre approche a été assez différente de celle de la Chine. La Chine avait privilégié la quantité par rapport à la qualité. Les aspects biodiversité, diversité des espèces et espacements entre les espèces plantées n’y étaient pas trop pris en compte. Or il y a des écartements à respecter entre les arbres. Si on privilégie la quantité, alors trop d’arbres pompent dans la nappe phréatique en même temps quand il fait chaud actionner l’évapotranspiration.

Chez nous, on a d’abord fait le choix de confier tout ce travail sur les aspects biodiversité, choix des espèces et écartements à respecter aux experts : forestiers et universitaires. Ainsi, ils ont travaillé sur des espèces adaptées au type de sol et au type de climat local.

L’appui des universités et du CNRS français nous a aussi permis d’avoir une idée claire sur les espèces à planter et sur les écartements à respecter entre les différents arbres. Le choix a été fait de maintenir un écartement de 6 ou 8 mètres entre chaque arbre. Cela nous permet aujourd’hui d’avoir vraiment un très bon taux de réussite (taux de survie de chaque arbre planté) qui avoisine les 80%. Et pour l’instant ça marche très bien.

LVSL : Quand on dit Grande muraille verte on a en tête une ligne de forêt continue qui irait du Sénégal jusqu’à Djibouti. En réalité il s’agit plus d’un enchevêtrement de petites fermes, alors comment est-ce que vous allez mettre cela en œuvre, qui va construire tout ça ?

Chérif Ndianor : L’idée de grande muraille est symbolique. On sait très bien que techniquement ce n’est pas possible d’avoir un mur continu d’arbres de Dakar à Djibouti parce que cela traverse des espaces de vie où des populations vivent, des espaces d’agriculture, des espaces de pâturages. Et je pense même que ce n’est pas mieux, on a vu l’exemple de la Chine. Ce qu’on a fait au Sénégal et qui sera reproduit un peu partout, c’est de définir un tracé et d’y réaliser des activités de reboisement, de mise en défens, de valorisation du potentiel local (maraîchage, écotourisme, etc.). C’est donc, selon les endroits du reboisement – nous clôturons par exemple 5000 hectares pour empêcher le bétail de manger les jeunes pousses, mais aussi des jardins polyvalents ou simplement des réserves naturelles communautaires. Les activités y sont vraiment multiformes.

Avec le reboisement la faune revient aussi. Nous réintroduisons des espèces animales qui avaient disparu, on peut citer notamment des tortues dans la réserve naturelle communautaire de Koyli Alpha. Nous avons pour projet de réintroduire des gazelles et nous avons pu observer le retour des loups, des oiseaux, des insectes…

Nous développons aussi d’autres activités par exemple dans le Ferlo qui est une zone d’éleveurs peuls nomades. En saison des pluies ils se stabilisent, mais quand il n’y a plus d’herbes ils se déplacent, quitte à empiéter sur les cultures des agriculteurs sédentaires et de créer des conflits. Avec le projet de la Grande muraille, nous clôturons les pâturages ce qui permet de sédentariser ces éleveurs en leur offrant du travail. Mais cela permet aussi d’améliorer le niveau de fréquentation de l’école, parce qu’avec des rythmes nomades leurs enfants avaient généralement du mal à suivre.

LVSL : Il y avait des tensions entre les Peuls et d’autres communautés sédentaires pour la concurrence aux terres et qui maintenant diminuent avec la Grande muraille verte ?

Chérif Ndianor : C’est vrai qu’il y avait plus de tensions entre les éleveurs et les agriculteurs au niveau des terres. Mais aujourd’hui avec le projet, ce sont ces populations-là qui sont sur le terrain et qui le gèrent. Nous sommes là pour l’appui technique, l’appui logistique… mais le travail, c’est eux. Par exemple la période de collecte ou de récolte des fourrages pour les animaux, c’est eux qui la gèrent. Les jardins polyvalents permettent aussi une meilleure amélioration du voisinage entre les agriculteurs et les éleveurs.

LVSL : Concrètement, pouvez-vous nous parler de ces résultats ?

Chérif Ndianor : Nous produisons 1,5 million de plants par an. En 10 ans d’expérience de la Grande muraille sénégalaise, c’est donc 15 millions d’arbres qui ont été plantés. Nous mettons en place 1 000 km de pare-feu par an, que nous entretenons ou bien que nous ouvrons. Les pare-feux servent à lutter contre les feux de brousse qui détruiraient les jeunes plantations. On débroussaille pour que le feu soit circonscrit à un endroit bien précis en somme. Nous plantons 6 000 hectares de forêt par an et en protégeons autant pour qu’elles se régénèrent naturellement.

8 jardins polyvalents sont aménagés chaque année pour un chiffre d’affaire estimé à 2 millions de francs CFA que les femmes arrivent à récupérer. Nous formons également les populations à l’utilisation de la gomme arabique.

LVSL : Concrètement, qui construit tout cela et comment se passent les travaux ?

Chérif Ndianor : Il faudrait préciser premièrement que le reboisement ne se fait pas uniquement dans le cadre de l’agence nationale la Grande muraille verte. Le ministère de l’Environnement par le biais de la Direction des eaux et forêts fait aussi un gros travail en matière de reboisement.

De février à mars, on commence par identifier les zones à reboiser et nous effectuons un travail de préparation du sol appelé phase de sous-solage. Des tracteurs viennent tourner la terre pour faire des tranchées sur 30 mètres, ce qui permet à la terre d’absorber mieux l’eau. Ensuite, nous reboisons à la saison des pluies (juillet-septembre), autrement nous n’aurions pas assez d’eau facilement disponible.

Beaucoup d’acteurs interviennent sur le projet, dont l’Agence nationale de la Grande muraille par le biais de ses bases opérationnelles sur le terrain. Nous recrutons durant cette période-là au sein de la population locale. Nous recrutons de la main d’œuvre qui vient nous aider au jour le jour, mais aussi pour la préparation des pépinières qui se fait bien en amont.

Nous avons la chance aussi d’avoir des partenaires comme l’ONG internationale Sukyo Mahikari qui envoie en moyenne 300 personnes pour aider sur le terrain et des fonds. Ils sont basés un peu partout en Europe, aux États-Unis, en Asie. Nous avons aussi des associations locales de jeunesse. Le ministère de la Jeunesse organise des vacances citoyennes en envoyant des jeunes nous aider au reboisement, avec bien entendu la coordination de nos techniciens qui sont sur le terrain pour les orienter.

LVSL : Maintenant j’aimerais qu’on s’intéresse un peu aux mécanismes de financement pour ce projet : combien cela coûte-t-il au Sénégal ? Est-ce que l’argent va entièrement sur le terrain ?

Chérif Ndianor : Nous avons eu la chance d’avoir une volonté politique très forte dès le départ. Le Sénégal n’a pas attendu la création en 2010 de l’Agence panafricaine de la Grande muraille verte pour démarrer ses activités. Dès 2008 déjà, le Sénégal a créé son agence nationale et a commencé à mener des activités.

Cette volonté politique très forte se matérialise aujourd’hui par la signature d’un contrat de performances 2016-2018 entre l’État du Sénégal et l’Agence nationale de la Grande muraille verte du Sénégal dans lequel l’État s’est engagé à assurer les dotations financières nécessaires à la mise en œuvre de ce projet soit une subvention d’au moins 4.702.168.090 Francs CFA (soit 7 179 000 €) sur la période des trois ans.

La Banque mondiale qui intervient dans le programme PDIDAS (Programme de développement inclusif et durable de l’agro-business au Sénégal) a fourni une enveloppe de 3 millions de dollars pour cette période 2016-2018.

Le projet FLEUVE (Front local environnemental pour une union verte) est aussi financé par l’Union européenne à hauteur de 7,8 millions euros et concerne 5 pays du Sahel, dont 916 000 € pour le Sénégal sur la période 2016-2018. La FAO, via l’ACD (Action contre la désertification) a débloqué 41 millions d’euros sur 4 ans pour 6 pays africains, dont 1 553 00 € pour le Sénégal.

C’est dire donc qu’un budget conséquent a été octroyé. Ce qui traduit une volonté politique de donner plus d’impulsion, d’autorité et d’autonomie à un ensemble d’activités nouvelles ou insuffisamment prises en charge. Ce n’est évidemment jamais assez, mais c’est énorme quand même. Il faut reconnaître que l’État a fait un effort important et son engagement va en augmentant.

Ces fonds vont uniquement aux projets auxquels ils sont destinés et nous sommes là sur le terrain pour le vérifier. Aujourd’hui, il y a un changement de paradigme. Avec l’arrivée au pouvoir du président Macky Sall et à travers “l’Axe 3 Bonne Gouvernance” du PSE (Plan Sénégal émergent), l’accent est surtout mis sur la gestion axée sur les résultats et les performances avec un impératif de rendre compte. Donc on peut dire qu’il y a tout de même une rigueur dans la gestion de ces fonds et dans l’accomplissement de ces différentes activités.

LVSL : Pourquoi le Sénégal est le seul pays qui avançait sur le dossier jusqu’à présent ? Vous avez cité les 11 pays du tracé, mais on se rend compte avec les photos satellites qu’en fait il n’y a qu’au Sénégal que les arbres apparaissent.

Chérif Ndianor : Je ne peux pas vous laisser dire que le Sénégal est le seul pays qui a avancé sur ce projet-là. Peut-être que le Sénégal est en avance par rapport aux autres, car nous avons commencé 2 ans avant la création de l’Agence panafricaine, en 2008. Beaucoup de pays ont depuis commencé comme la Mauritanie, le Niger, le Burkina Faso entre autres. La Mauritanie, qui abrite l’Agence panafricaine, a d’ailleurs très bien démarré avec plus de 1 000 km de tracé défini. Chaque pays a sa spécificité, ses contraintes, ou bien ses priorités, mais aujourd’hui on peut quand même dire que tout le monde est sensibilisé par rapport à ce projet.

Depuis la COP21, les chefs d’État se sont rencontrés et il y a même d’autres pays qui ne faisaient pas partie du tracé qui demandent à y être intégrés, comme l’Algérie ou les pays du bassin du Congo. Toute l’Afrique aujourd’hui est intéressée et beaucoup d’envoyés viennent au Sénégal pour s’inspirer et peut-être transposer dans leurs pays des pratiques similaires.

LVSL : La dimension sécuritaire entre aussi en compte ? Puisque le Sénégal est relativement épargné par le péril djihadiste. Boko Haram par exemple frappe plutôt d’autres pays sahéliens et ça n’aide évidemment pas ces pays à accélérer les travaux.

Chérif Ndianor : Oui effectivement, chaque pays a ses priorités. Nous avons la chance d’être épargnés de ces risques et d’être un pays stable démocratiquement, avec des alternances qui se passent sans problème. Nous avons aussi des experts reconnus dans le monde entier. Je le constate aussi quand je vais dans les sommets internationaux ; les experts sénégalais sont à la tête de plusieurs structures. C’est un atout indéniable.

Mais aujourd’hui beaucoup de pays sont sensibles à cette question-là. Le cas du Nigeria est intéressant puisqu’il a pour projet de replanter 1 500 km avec le but affiché de lutter ainsi contre Boko Haram via l’amélioration des conditions de vie des populations. On sait qu’une bonne partie des gens qui vont se radicaliser le font à cause de leurs conditions de vie précaires. Donc je pense que c’est un projet panafricain intégrateur, qui peut permettre en plus de lutter contre la pauvreté, de lutter peut-être aussi contre le terrorisme, mais aussi contre les migrations clandestines en fixant les populations autour d’une activité, des revenus…

LVSL : Est-ce que vous pensez que ce projet-là peut suffire à fixer les populations sahéliennes et ainsi tarir les flux des migrations interafricaines et intercontinentales ?

Chérif Ndianor : Bien sûr. La première vague d’immigration sénégalaise vers la France a eu lieu dans les années 70, années de sécheresse. La sécheresse a poussé les populations à migrer des zones rurales vers les zones urbaines, puis vers l’immigration clandestine. La Grande muraille permet de régler le problème à la racine. Mais il n’y a pas seulement ce projet-là. Le Sénégal est en train de mettre en place d’autres projets comme les aménagements hydroagricoles visant à l’autosuffisance alimentaire. Toute la zone de la vallée du fleuve Sénégal a vu l’aménagement de terres pour faire de l’agriculture, de la riziculture, etc.

LVSL : La Grande muraille verte est un projet pharaonique, est-ce qu’il y a d’autres grands projets écologiques en Afrique qui suivent cet exemple-là ?

Chérif Ndianor : Oui, j’en citerais deux particulièrement ambitieux comme le projet d’appui à la transition agro-écologique en Afrique de l’Ouest (PATAE) qui a été lancé en avril 2018 à Abuja (Nigéria) avec 8 millions d’euros et qui s’étend sur 4 ans (2018-2021). Il rassemble la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, le Sénégal et le Togo. Il est cofinancé par l’Agence française de développement et la CEDEAO.

Il y a aussi le Fonds bleu, projet du bassin du Congo avec 12 pays africains donc l’objectif est de subventionner des projets qui permettent de préserver ce territoire de la déforestation et des dégradations environnementales. Le bassin du Congo est le deuxième poumon mondial après l’Amazonie, il faut donc protéger ses 220 millions d’hectares de forêts. 101 millions d’euros par an vont être mobilisés autour de ces projets que je trouve vraiment intégrateurs et qui peuvent permettre à l’Afrique de lutter efficacement contre la désertification et les changements climatiques.

 

Image à la une : © Clément Tissot pour Le Vent se Lève