Qui est réellement Ursula von der Leyen ?

Elle est décrite par le magazine Forbes comme la « femme la plus puissante du monde » depuis deux ans. Elle occupe la première place de la catégorie Dreamers du média Politico. Elle bénéficie de portraits tous plus hagiographiques les uns que les autres dans la grande presse. La carrière de la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen est pourtant entachée de nombreux scandales. Intronisée par les conservateurs pour mener un second mandat, elle concentre à elle seule les raisons du rejet populaire des institutions européennes.

Reproduction sociale et scandales politiques

Née dans une grande famille aristocratique, fille de l’ancien fonctionnaire européen et président du Conseil fédéral Allemand Ernst Albrecht, Ursula Von der Leyen fréquente dès l’âge de six ans l’École européenne. Cet établissement (il en existe quatorze dans le continent européen) est réservé aux enfants de fonctionnaires européens, d’institutions intergouvernementales (parmi lesquelles l’OTAN), ou de certaines sociétés privées. Ce privilège lui permet de devenir trilingue (allemand-français-anglais). Elle étudie ensuite les mathématiques, puis les sciences économiques, avant de se rediriger vers des études de médecine, pour passer sa thèse d’exercice – dans laquelle sont relevés pas moins d’un plagiat toutes les deux pages – en 1991.

Encartée depuis 1990 au sein de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne, parti libéral-conservateur ayant également abrité son père (en tant que vice-président fédéral), puis l’ex-chancelière Angela Merkel, Ursula Von der Leyen se lance officiellement en politique en 2001, en remportant un mandat d’élue locale dans la région d’Hanovre. Elle est élue députée en 2003 au Landtag de Basse-Saxe. S’ensuivent plusieurs passages dans les ministères fédéraux : Ursula Von der Leyen est nommée en 2005, par Angela Merkel, ministre fédérale de la Famille, des Personnes âgées, des Femmes et de la Jeunesse ; en 2009, ministre fédérale du Travail ; puis, en 2013, ministre fédérale de la Défense, où elle sera la première femme à occuper le poste.

Son passage au ministère de la Défense est marqué par plusieurs scandales : entre accumulation de mauvaises décisions de gestion, procédures contractuelles non respectées et gaspillage d’argent public (plusieurs dizaines de millions d’euros ont été dilapidés sans aucun contrôle pour payer des consultants, conseillers et autres sous-traitants privés), l’image d’Ursula Von der Leyen pâtit de son exercice de la fonction. 

À son départ du ministère, sa popularité est évaluée à moins de 30% (elle est considérée comme la 2ᵉ personne la moins compétente du gouvernement), et sa compétence pour diriger la Commission européenne est appuyée par un tiers de la population. Peu importe, l’enquête parlementaire diligentée par l’opposition a été rendue impossible ; les traces ont toutes été rigoureusement effacées des deux téléphones professionnels de l’ex-ministre de la Défense.

Mais alors, pourquoi proposer une ministre très impopulaire, couverte de nombreuses affaires, à la tête de la Commission européenne ? Ce n’est nul autre qu’Emmanuel Macron, qui propose son nom à la chancelière de l’époque Angela Merkel en juillet 2019, la décrivant comme « l’avion de combat du futur », et saluant « son efficacité, sa capacité à faire ». Tenons-nous le pour dit.

Scandale Pfizer et revirements en chaîne

Élue en 2019 d’une courte majorité (51,7% des voix), Ursula Von der Leyen douche rapidement les espoirs du centre-gauche réformiste, en appliquant quasi-immédiatement une politique dans la continuité de Jean-Claude Juncker. Jusqu’ici, rien d’étonnant. Mais rapidement, une affaire éclate. En avril 2021, en pleine période de crise sanitaire, un article du New York Times révélait des SMS échangés entre la présidente de la Commission européenne et Albert Bourla, PDG de la société pharmaceutique Pfizer.

Ces messages, échangés pendant plus d’un mois, portaient sur les négociations sur un contrat d’achat de 1,8 milliard de doses du vaccin Pfizer/BioNTech contre le COVID-19. Ces doses se révéleront plus onéreuses que prévu : 19,50€ par vaccin au lieu des 15,50€ prévus. Trois ans plus tard, la situation est toujours bloquée ; Ursula Von der Leyen refuse de divulguer les échanges, malgré les demandes répétées de la médiatrice européenne Émilie O’Reilly. Malgré un surcoût de pas moins de 7,2 milliards d’euros d’argent public…

Ursula Von der Leyen, c’est aussi une idée particulière de la tenue des promesses. Récemment, nous pouvions apprendre qu’elle commençait à revenir sur certaines mesures qu’elle souhaitait mettre en œuvre : le Pacte vert pour l’Europe, qui a pour objectif de rendre l’Europe climatiquement neutre en 2050. Même son de cloche pour l’élargissement de l’Union européenne à l’Ukraine, qu’elle défend ardemment depuis l’invasion du pays par la Russie. La perspective d’une réélection (ou d’une éjection) ne se comptant plus qu’en mois, la fait donc gouverner en fonction des différents sondages d’opinion sur les échéances électorales. Et tant pis si l’Europe entière en pâtit. 

Celle qui voulait pourtant faire de l’Europe « le premier continent neutre pour le climat » commence à lentement, méticuleusement, détricoter ce Pacte vert pour l’Europe, qu’elle a pourtant érigé au rang de priorité lors de son premier mandat. À l’instar d’Emmanuel Macron, qui réclame désormais une « pause » dans les politiques climatiques (ont-elles seulement commencé ?), ou du Parti Populaire Européen (dans lequel siègent la CDU, les Républicains, ou encore Forza Italia) qui le fustige, la présidente de la Commission européenne s’accommode sans mal aux jérémiades de ses semblables libéraux-conservateurs.

Reine du dumping social et de la concurrence effrénée

Comme nous l’analysions ici, l’élargissement de l’UE vers l’Ukraine et d’autres pays d’Europe de l’Est, pose des problèmes majeurs. Outre le soutien légitime au pays agressé, l’intégration de celle-ci au sein de l’UE aurait de lourdes conséquences économiques et géopolitiques. Le détricotage progressif des États-providence européens, ainsi que du droit du travail et des acquis sociaux, risque d’être brutalement accéléré, comme les élargissements de 2004 (entrée de dix pays d’Europe centrale) et 2007 (entrée de la Bulgarie et de la Roumanie) l’ont démontré.

Suivant les « quatre libertés » du marché unique européen – libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes -, les grandes entreprises ont ainsi pu délocaliser à tour de bras leur production vers l’Europe de l’Est, afin de bénéficier d’un coût du travail nettement plus faible. Le salaire minimum est fixé, en Ukraine, à 168€ par mois – un montant bien inférieur aux 400€ des travailleurs bulgares, pour l’heure les plus mal lotis du continent. Et dans un contexte où les régressions sociales (suspensions massives du droit de grève entre autres) ainsi que les attaques contre les syndicats sont légion, et où le président Zelensky continue à mener une politique de séduction des investisseurs occidentaux, on peut prévoir une nouvelle baisse du « coût du travail » ukrainien.

L’entrée de l’Ukraine dans l’UE pourrait également avoir des effets délétères sur le plan agricole. Bénéficiant d’immenses productions de céréales, l’Ukraine a pu être le témoin privilégié du scénario (et de ses conséquences) selon lequel le pays entrerait dans l’UE. Quelques mois après l’entrée de ce système de vente, le prix du blé a ainsi chuté en Hongrie de 31%, et celui du maïs de 28%. Les bénéficiaires d’une telle éventualité sont bien connus. Profitant de la possibilité de recourir aux travailleurs détachés (c’est-à-dire de la main d’œuvre moins chère), les grandes multinationales salivent déjà à l’idée de délocaliser leurs usines encore plus à l’Est.

Fuite en avant militariste

L’élargissement de l’UE vers les pays baltes et l’Europe de l’Est révèle également un alignement de l’Europe sur les positions américaines. Le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) Pascal Boniface précise qu’une entrée de l’Ukraine dans l’UE conduira le pays à être « un relais des positions des États-Unis », « estimant qu’il doit tout aux États-Unis et non à l’Europe ». De fait, il n’est pas difficile de voir que les précédentes extensions de l’Union européenne à l’Est ont accru son alignement sur les positions américaines…

Autre sujet qui a valu de nombreuses critiques à Ursula Von der Leyen, la question palestinienne. Se rendant à Tel Aviv en octobre dernier, sans en avertir le Conseil européen (avec qui elle entretient de mauvaises relations), et sans avoir la compétence en matière de politique étrangère, elle exprimait son soutien au « droit d’Israël à se défendre ». Aucune déclaration sur le fait que le droit international devait être respecté ; pire, aucun mot de compassion ni de soutien pour la population de Gaza, sous les bombardements depuis maintenant près de cinq mois. Cette position, pour le moins unilatérale, a été pointée du doigt par de nombreux pays européens (Portugal, Espagne, Luxembourg, Irlande, Belgique…), dont les ministres des Affaires étrangères avaient adopté des positions nettement plus équilibrées. 

Moins commentées, ses bonnes relations avec le régime azéri d’Ilham Aliev soulèvent elles aussi de nombreuses questions. En juillet 2022, elle rencontrait le chef d’État d’Azerbaïdjan à Bakou et signait un accord gazier visant à pallier les pénuries énergétiques de l’Union européenne. Résultat : un affaiblissement conséquent de l’Union européenne, placée de facto en situation de dépendance envers un gouvernement aux aspirations belliqueuses. La présidente de la Commission européenne n’ignorait vraisemblablement pas qu’Ilham Aliev n’avait pas hésité, lors de la guerre des quarante-quatre jours de l’automne 2020 contre l’Arménie, à contourner les conventions internationales en utilisant bombes au phosphore, torture de prisonniers de guerre et l’emploi de mercenaires syriens recrutés dans les mouvements djihadistes. Puis, qu’il a récidivé en septembre 2023, en déclenchant tout bonnement une guerre contre la république auto-proclamée du Haut-Karabagh.

Ursula Von der Leyen, c’est enfin une autre idée de la diplomatie. Après avoir rejeté en bloc toute idée d’un cessez-le-feu, elle juge désormais une guerre à l’échelle européenne « pas impossible » et affirme que « nous devrions [y] être préparés ». Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur, abonde dans ce sens et compte « passer en économie de guerre ». Dès 2014, lorsqu’elle était ministre de la Défense, Ursula Von der Leyen défendait une politique étrangère très ferme, envoyant armes et matériel militaires aux forces armées kurdes et irakiennes, rompant ainsi avec la tradition allemande de ne pas exporter de matériel militaire vers une zone en conflit. Et tant pis pour les millions d’euros gaspillés sur les avions de chasse et de transport militaires restés au sol, ainsi que les hélicoptères jamais remis en état de voler. Une fuite en avant militariste qui résonne étrangement avec l’actualité française contemporaine…

Le F-35, symbole de la décadence du complexe militaro-industriel américain

Un avion F-35.
Un avion F-35.

Supposé être le joyau de l’armée de l’air américaine, le F-35 est en proie à des dysfonctionnements et à des dépassements de coûts depuis des années. Pourtant le Congrès continue d’en commander de nouveaux exemplaires. Une hérésie qui illustre le poids du lobby militaro-industriel sur la politique américaine. En effet, le pouvoir acquis par les sociétés d’armement, dont Lockheed Martin, explique le consensus bipartisan préférant financer des armes plutôt que de mettre en place une protection sociale minimale. Article de Michael Brenes, historien à l’Université de Yale et auteur chez notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

En décembre dernier, les images spectaculaires du crash d’un avion Lockheed Martin de type F-35B sur une base de l’armée de l’air à Fort Worth (Texas), ont fait le tour d’Internet. La vidéo de trente-sept secondes montre l’avion en vol stationnaire au-dessus d’une piste suivie d’un atterrissage, d’un rebond et du déboîtement de la roue avant, ce qui conduit l’avion à piquer du nez et à se mettre à tourner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Incapable de reprendre le contrôle de l’appareil, le pilote finit par s’éjecter, mais subira des blessures graves. Cet accident tragique n’est que le dernier d’une longue série de crashs de F-35 : deux autres ont été recensés en 2022, dont un en octobre sur une base de l’Air Force dans l’Utah.

Si la séquence est devenue virale, c’est sans doute à cause de la manière déconcertante et absurde dont le crash s’est produit : le F-35 y ressemble plus à un avion en papier ballotté par la brise qu’à un bijou de technologie valant 100 millions de dollars. En outre, le F-35 est devenu le symbole des mauvaises priorités politiques des Etats-Unis : l’empressement, tant chez les Républicains que chez les Démocrates, à financer des outils de guerre plutôt que de faire d’autres choses plus socialement productives avec les fonds fédéraux, comme développer des logements abordables, s’attaquer aux inégalités, instaurer des congés maternité et des services de crèche…. Vu sous cet angle, les échecs du F-35 deviennent un miroir des nôtres, de l’éternelle incapacité des États-Unis à se tourner vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur pour résoudre ses problèmes. Les innovations dans le domaine de la guerre sont exigées pour satisfaire nos angoisses face à la « concurrence » avec la Chine, ainsi que nos angoisses quant à l’avenir de la suprématie américaine.

« Nous avons dépensé 1,7 trillion de dollars (soit 1.700 milliards, ndlr) sur ce F-35 », a tweeté le commentateur Kyle Kulinski en réponse au crash. Pas tout à fait. Certes, ce chiffre correspond au coût total prévu sur 66 ans, qui n’est donc pas encore réel. Mais un chiffre aussi élevé – équivalent au montant du projet de loi sur les dépenses récemment approuvé par le Congrès pour maintenir le fonctionnement du gouvernement fédéral l’année prochaine et au total de la dette étudiante sous forme de prêts fédéraux – en dit long sur la gabegie financière du Pentagone. Toutefois, on ne saurait résumer le F-35 à son coût exorbitant. Son histoire est emblématique du complexe militaro-industriel américain.

Le Congrès impuissant face à Lockheed Martin

La saga du F-35 a débuté il y a maintenant plus de vingt ans. Après la guerre froide, l’armée de l’air souhaitait remplacer les avions de chasse F-16 devenus désuets. Après avoir reçu des offres concurrentes de Lockheed et Boeing, le Pentagone a passé commande auprès de Lockheed pour un nouvel avion de combat en 2001. Le F-35 fait ses débuts en 2006. Mais depuis plus de quinze ans que les F-35 sortent des chaînes de production, les difficultés s’enchaînent : le poids de l’avion, son logiciel, et même sa capacité à manœuvrer correctement posent problème. En 2015, après plus d’une décennie d’investissements, alors que l’avion devait encore coûter moins de 1.000 milliards de dollars, le F-16 se révélait toujours être plus performant.

Pourtant, les problèmes qui ont affligé le F-35 n’ont rien d’une anomalie. Le F-35 est en effet le pur produit du fonctionnement du système de défense américain, du processus d’acquisition auprès de grands groupes et des relations public-privé entre l’armée, les entrepreneurs de la défense et le Congrès. Un système qui s’est mis en place au début de la Guerre froide.

Les articles sur les dysfonctionnements du F-35, les dépassements de coûts pour résoudre ces problèmes et les audiences du Congrès qui réprimandent – avec une certaines légèreté, voir de la sympathie – le Pentagone et les dirigeants des entreprises de défense pour ces retards et les dépenses excessives, rappellent ceux du C-5A Galaxy. Emblématique des « gaspillages » de l’armée américaine durant la Guerre froide, le C-5A avait une envergure de la taille d’un terrain de football. Il ne s’agissait pas d’un avion de combat avancé comme le F-35, mais d’un avion de transport destiné à déplacer deux cent mille livres de fret. Lockheed Martin décroche le contrat pour le C-5A dans les premiers mois de la guerre du Vietnam en 1965, un contrat de 3 milliards de dollars qui s’est transformé en une dépense de 9 milliards de dollars pour le gouvernement fédéral au début des années 1970. Le C-5A avait des fissures dans les ailes et s’est finalement avéré incapable de remplir son objectif, ne parvenant qu’à supporter environ la moitié de la charge pour laquelle il était conçu. Lockheed aura beau dépenser des millions de dollars supplémentaires pour résoudre ces problèmes, rien n’y fera.

En raison de son inefficacité et de son coût, l’Air Force réduit ses commandes de C-5A en 1970, laissant Lockheed dans l’embarras. En 1971, les dépassements de coûts du C-5A, ainsi que ceux du L-1011 TriStar,  un avion de ligne commercial, amènent Lockheed au bord de la banqueroute. Au printemps 1971, les banques privées cessent de prêter à Lockheed et il était fort probable que l’entreprise fasse faillite.

Seul le gouvernement fédéral pouvait sauver Lockheed. La société a demandé au Congrès un renflouement sous forme de garanties de prêts d’un montant total de 250 millions de dollars. Si elle n’obtenait pas ces fonds, Lockheed s’effondrerait et emporterait avec elle « 25.000 à 30.000 emplois » dans trente-quatre États américains, sans parler de son importance pour la sécurité nationale américaine. La demande de Lockheed était donc un ultimatum au Congrès ; elle a en quelque sorte menacé le législateur avec un revolver. Le congressman démocrate William Moorhead (Pennsylvanie) résume très bien la situation : « C’est comme un dinosaure de quatre-vingts tonnes qui se présente à votre porte vous dit : « Si vous ne me nourrissez pas, je vais mourir et qu’allez-vous faire avec quatre-vingts tonnes de dinosaure puant dans votre cour ? » Ainsi, Lockheed est devenue l’une des premières entreprises « too big to fail » (trop importantes pour faire faillite, ndlr), comme l’a suggéré le politologue Bill Hartung dans son livre Prophets of War.

Après un débat litigieux et serré au Sénat – qui se déroule durant l’apogée de l’opposition publique à la guerre du Vietnam – les garanties de prêt demandées par Lockheed sont adoptées. Le Congrès ne voulait pas perdre son investissement dans l’avion, ni supprimer des emplois alors que l’économie entrait en récession et que l’inflation progressait. Le C-5A a donc continué à opérer dans les conflits menés par les Américains, pour finalement être rééquipé et amélioré pour devenir le C-5B, puis le C-5C. Il vole maintenant sous le nom de C-5M.

Comme avec le C-5A, l’armée de l’air américaine est désormais en train de revoir son engagement envers le F-35 et se demande si elle doit réduire ses achats prévus de l’avion. Est-il donc possible que le F-35 soit le successeur du C-5A dans le sens où ses dépassements de coûts conduiront à l’insolvabilité (une fois de plus) de Lockheed, et obligeront à un examen minutieux, voire à une réévaluation du complexe militaro-industriel ? Malheureusement, cela paraît très improbable.

Chantage à l’emploi

Ceux qui souhaitent réduire et réformer le budget de la défense et annuler des programmes comme le F-35 – sans parler de démilitariser l’économie américaine – se heurtent à plusieurs obstacles. Le plus évident est l’argument de l’emploi, l’affirmation selon laquelle l’arrêt du F-35 enverra les Américains droit vers le chômage. La production de l’avion C-5A avait affecté les travailleurs avant tout dans une poignée d’États : la Géorgie, la Californie et le Wisconsin. Les pièces du F-35, en revanche, sont fabriquées dans quarante-cinq États et à Porto Rico. En incluant les divers sous-traitants travaillant sur le F-35, cela donne un total d’environ trois cent mille emplois. Certes, ce n’est pas énorme comparé aux 163 millions d’Américains dans la population active. Mais la dispersion des emplois à travers tout le pays dissuade même les législateurs les plus progressistes, comme le sénateur indépendant du Vermont Bernie Sanders, d’arrêter la production du F-35 dans leur État.

Les ventes de F-35 à des pays étrangers sont également essentielles à la manière dont les États-Unis mènent leurs affaires diplomatiques. Les États-Unis ont autorisé des ventes de F-35 à des pays comme la Pologne et envisagent d’en vendre à la Turquie pour y contenir l’influence de la Russie. Ces ventes – et la perspective de ventes supplémentaires – sont devenues encore plus importantes pour les intérêts de la politique étrangère américaine depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022. De plus, l’explosion du commerce mondial des armes depuis les années 1970 – un sujet traité par l’historien Jonathan Ng – a fait du F-35 un outil central de la construction d’alliances à une époque de concurrence entre grandes puissances.

Ensuite, il y a bien sûr le rôle que les entreprises de défense jouent dans l’économie politique au sens large. Dans un article pour le New york Times paru en 2019, la journaliste Valerie Insinna, qui a réalisé d’excellents reportages sur le F-35 pour Breaking Defense et Defense News, révélait comment Lockheed Martin a exercé son influence – directe mais discrète – sur l’avenir budgétaire du F-35, et comment le processus contractuel a permis à Lockheed de gérer en toute liberté un produit gouvernemental. En quelque sorte, les renards surveillaient le poulailler. Comme l’a écrit Insinna :

« Un des facteurs qui n’a cessé de faire dévier le programme F-35 de sa trajectoire est le niveau de contrôle que Lockheed exerce sur le programme. L’entreprise produit non seulement le F-35 lui-même, mais aussi le matériel d’entraînement pour les pilotes et les techniciens de maintenance, le système logistique de l’avion et son équipement de soutien, comme les chariots et les plateformes. Lockheed gère également la chaîne d’approvisionnement et est responsable d’une grande partie de la maintenance de l’avion. Cela donne à Lockheed un pouvoir important sur presque toutes les parties de l’entreprise F-35. “J’ai eu l’impression, après mes 90 premiers jours, que le gouvernement n’était pas en charge du programme”, a déclaré le lieutenant de l’armée de l’air Christopher Bogdan, qui a assumé la supervision du programme en décembre 2012. Il semblait “que toutes les décisions majeures, qu’elles soient techniques, qu’elles concernent le calendrier, qu’elles soient contractuelles, étaient vraiment toutes prises par Lockheed Martin, et que le département gouvernemental chargé du programme se contentait de regarder”. »

Le F-35 de Lockheed, contrairement au C-5A, est produit à une époque où l’industrie de la défense est de plus en plus privatisée depuis les années 1970. Comme l’affirment les historiens Jennifer Mittelstadt et Mark Wilson dans un essai récent publié dans leur ouvrage The Military and the Market, la privatisation de l’armée au cours des dernières décennies fut bien « un projet politique … décidé à la fois en raison de positions idéologiques rigides en faveur de l’entreprise privée et par la recherche intéressée de profits plus importants par la prise de contrôle de ressources et de fonctions gouvernementales ».

Ajoutons enfin à cela le climat actuel de la politique étrangère, où les craintes d’une guerre avec la Chine affolent les Américains, et les avions de chasse F-35 deviennent des outils nécessaires à déployer si et quand les Chinois décident d’envahir Taïwan. Les dirigeants de l’Air Force font également preuve de déférence à l’égard du potentiel du F-35, plutôt que de ses capacités actuelles, estimant que les défauts du F-35 pourront être corrigés en temps voulu.

Ces différents ingrédients constituent la recette idéale pour un gaspillage continu des ressources fédérales et de l’argent des contribuables. Mais du point de vue de Lockheed, cette recette est un succès. Car pendant que le F-35 fait l’objet de moqueries en ligne, Lockheed ricane aussi en regardant son compte en banque bien garni. Le principal défi auquel les progressistes américains sont confrontés est donc de trouver le moyen d’exercer un contrôle démocratique sur une structure aussi peu démocratique. Et s’ils commençaient par cibler le F-35 ?

En Allemagne, la mort du pacifisme

Sous le gouvernement de coalition d’Olaf Scholz, l’Allemagne se réarme de plus en plus. © Aymeric Chouquet pour LVSL

Marquée par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, puis par la partition de la Guerre Froide, l’Allemagne a longtemps été un pays pacifiste. En quelques mois à peine, la guerre en Ukraine a totalement rebattu les cartes. Alors que le conflit présente un risque de dégénérer en guerre nucléaire, les discours appelant à la retenue et à la diplomatie passent désormais pour un soutien à la dictature de Poutine. Les Verts, pourtant historiquement pacifistes, sont à l’avant-garde de cette évolution inquiétante, fruit de décennies de soft power américain. Article du sociologue Wolfgang Streeck, publié par la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Le 17 octobre, le Chancelier fédéral Allemand Olaf Scholz a invoqué le privilège constitutionnel que lui confère l’article 65 de la Grundgesetz (la Constitution allemande) pour « définir les orientations » de la politique de son gouvernement. Les chanceliers ne le font que rarement, voire pas du tout ; la sagesse politique veut que vous soyez éliminé à la troisième tentative. Il en allait de la durée de vie des trois dernières centrales nucléaires allemandes. L’objet de ce recours au « 49.3 allemand » ? Revenir sur la fermeture prévue des centrales nucléaires d’ici la fin 2022, inscrite dans la loi en 2011 par le gouvernement d’Angela Merkel à la suite de l’accident de Fukushima et destiné à attirer les Verts dans une coalition avec son parti. Désormais au gouvernement avec le SDP (centre-gauche) et le FDP (libéraux), les Verts ont refusé de lâcher leur trophée, craignant les accidents et les déchets nucléaires, mais aussi leurs électeurs de la classe moyenne aisée. Le FDP a quant à lui demandé, compte tenu de la crise énergétique actuelle, que les trois centrales – qui représentent environ 6 % de l’approvisionnement électrique de l’Allemagne – soient maintenues en activité aussi longtemps que nécessaire, c’est-à-dire indéfiniment. Pour mettre un terme aux disputes, Scholz a transmis un ordre aux ministères concernés, déclarant officiellement que la politique du gouvernement était de maintenir les centrales en activité jusqu’à la mi-avril de l’année prochaine. Les deux partis ont plié l’échine, ce qui a permis de sauver la coalition pour le moment.

Or, si les Verts sont vent debout contre l’énergie nucléaire, ils semblent bien moins préoccupés par l’arme atomique. Alors que la menace nucléaire dans le cadre du conflit en Ukraine est réelle, les Verts n’hésitent en effet pas à participer pleinement à la surenchère guerrière qui fait monter les tensions. Un positionnement qui leur a valu des critiques acerbes de la part de Sahra Wagenknecht, figure de la gauche allemande, qui les a récemment qualifié de « parti le plus hypocrite, le plus distant, le plus malhonnête, le plus incompétent et, à en juger par les dégâts qu’il cause, le plus dangereux que nous ayons actuellement au Bundestag ».

Pour eux, le renversement du régime Poutine est nécessaire, afin de livrer ce dernier à la Cour Pénale Internationale de La Haye pour qu’il y soit jugé. Une perspective non seulement fantaisiste (la Russie, tout comme les Etats-Unis, n’a pas ratifié le statut de Rome, qui en est à l’origine, ndlr), mais également très risquée au vu des dommages qu’une escalade nucléaire en Ukraine causerait, et ce qu’elle signifierait pour l’avenir de l’Europe et, en l’occurrence, de l’Allemagne. À quelques exceptions près, les élites politiques allemandes, tout comme leurs médias de propagande, ignorent ou font semblant d’ignorer l’état actuel de la technologie des armes nucléaires ou le rôle attribué à l’armée allemande dans la stratégie et la tactique nucléaires des États-Unis.

La menace nucléaire sous-estimée ?

Or, après le tournant historique de la politique étrangère allemande (Zeitenwende) décidé par Scholz, l’Allemagne se déclare de plus en plus prête à devenir la nation phare de l’Europe. Dès lors, sa politique intérieure devient plus que jamais une question d’intérêt européen. La plupart des Allemands se représentent la guerre nucléaire comme une bataille intercontinentale entre la Russie (anciennement l’Union soviétique) et les États-Unis, avec des missiles balistiques porteurs d’ogives nucléaires traversant l’Atlantique ou le Pacifique. L’Europe pourrait être touchée ou non, mais comme le monde serait de toute façon plongé dans un abîme, il semble inutile d’envisager cette possibilité. Craignant peut-être d’être accusés de « Wehrkraftzersetzung » (subversion de la force militaire, passible de la peine de mort pendant la Seconde Guerre mondiale, ndlr), aucun des « experts en défense » allemands, soudainement très nombreux, ne semble disposé à prendre au sérieux les avertissements de Joe Biden, qui évoque un « Armageddon » en cas d’usage de l’arme nucléaire.

Si une escalade nucléaire venait à avoir lieu, une arme de choix est une bombe nucléaire américaine appelée B61, conçue pour être larguée depuis des avions de chasse sur des installations militaires au sol. Bien qu’ils aient tous juré de se consacrer « au bien-être du peuple allemand [et] de le protéger contre tout danger », aucun membre du gouvernement allemand ne souhaite parler des possibles retombées que pourrait produire l’utilisation d’une B61 en Ukraine. Au vu du risque d’élargissement du conflit récemment posé par l’explosion d’un missile en Pologne, la question mérite pourtant d’être posée : où donc les vents porteraient-t-ils les retombées radioactives ? Combien de temps la zone entourant un champ de bataille nucléaire serait-elle inhabitable ? Combien d’enfants handicapés naîtrait-il à cet endroit et aux alentours dans les années qui suivrait une telle attaque ? Tout cela pour que la péninsule de Crimée puisse rester ou redevenir propriété de l’Ukraine…

Il est assez remarquable que les Verts, défenseurs invétérés du « principe de précaution », n’aient toujours pas appelé à des précautions pour protéger la population allemande ou européenne contre la contamination nucléaire.

Ce qui est en revanche clair, c’est que, comparé à une guerre nucléaire, même localisée, l’accident nucléaire de Tchernobyl en 1986 (qui a accéléré la progression des Verts en Allemagne) apparaît tout à fait négligeable dans ses effets. Il est assez remarquable que les Verts, défenseurs invétérés du « principe de précaution », n’aient d’ailleurs toujours pas appelé à des précautions pour protéger la population allemande ou européenne contre la contamination nucléaire, par exemple en constituant des stocks de compteurs Geiger ou de comprimés d’iode. Après l’expérience du Covid-19, un tel silence est pour le moins surprenant.

Pourtant, l’Occident se prépare à l’éventualité d’une guerre nucléaire. À la mi-octobre, l’OTAN a organisé un exercice militaire appelé « Steadfast Noon », décrit par le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) comme un « entraînement annuel aux armes nucléaires ». L’exercice a réuni soixante avions de chasse de quatorze pays et s’est déroulé au-dessus de la Belgique, de la mer du Nord et du Royaume-Uni. « Face aux menaces russes d’utiliser des armes nucléaires », explique le FAZ, « l’Alliance a activement et intentionnellement diffusé des informations sur l’exercice pour éviter tout malentendu avec Moscou, mais aussi pour démontrer son état de préparation opérationnelle ». Au cœur de l’opération se trouvaient les cinq pays qui ont conclu un « accord de participation nucléaire » avec les États-Unis : l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et la Turquie. Cet accord prévoit que certains de leurs avions de chasse transportent des bombes B61 américaines vers des cibles désignées par le Pentagone. Une centaine de B61 seraient stockés en Europe, sous la garde de troupes américaines. L’armée de l’air allemande maintient ainsi une flotte de bombardiers Tornado consacrée à la « participation nucléaire ». Mais ces avions sont considérés dépassés et vieillots. Lors des négociations pour la formation de la coalition actuellement au pouvoir Outre-Rhin, l’actuelle ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock (écologiste), a exigé que les Tornados soient remplacés dès que possible par trente-cinq bombardiers furtifs américains F35. Ceux-ci sont désormais commandés et seront probablement livrés dans environ cinq ans, pour un prix de huit milliards d’euros, au grand dam des Français qui avaient espéré obtenir une part du marché. L’entretien et les réparations devraient coûter deux ou trois fois ce montant pendant la durée de vie des avions.

Il est important de préciser en quoi consiste « Steadfast Noon » : les pilotes apprennent à abattre les avions intercepteurs de l’ennemi et, lorsqu’ils sont suffisamment proches de la cible, à effectuer une manœuvre compliquée, le fameux lancement « par-dessus l’épaule ». S’approchant à très basse altitude, avec une bombe nucléaire attachée sous leur fuselage, les avions inversent soudainement leur direction en effectuant une boucle avant, libérant la bombe au sommet de leur ascension. La bombe continue alors dans la direction initiale de l’avion, jusqu’à ce qu’elle tombe dans une courbe balistique éradiquant ce qu’elle est censée éradiquer au bout de sa trajectoire. L’avion est alors déjà sur son chemin de retour supersonique, ayant évité la vague provoquée par l’explosion nucléaire. Terminant sur une note positive pour ses lecteurs, le FAZ a par ailleurs révélé que des « bombardiers stratégiques à longue portée B-52 » des États-Unis, « conçus pour les missiles nucléaires pouvant être largués à haute altitude », ont également participé à l’exercice. 

Les discours militaristes ont le vent en poupe

Derrière les déclarations publiques de la coalition au pouvoir, les partis au pouvoir en Allemagne débattent en coulisses de la meilleure façon d’éviter que le peuple ne se mèle d’enjeux aussi cruciaux. Le 21 septembre, l’un des rédacteurs en chef du FAZ, Berthold Kohler, un partisan de la ligne dure, a noté que même parmi les gouvernements occidentaux « l’impensable n’est plus considéré comme impossible ». Selon lui, au lieu de se soumettre au chantage nucléaire de Poutine, les « hommes d’État » occidentaux doivent faire preuve de « plus de courage… si les Ukrainiens insistent pour libérer leur pays tout entier », une insistance qui semble aujourd’hui interdit de contester, faute de passer pour un soutien de Poutine. Tout « arrangement avec la Russie aux dépens des Ukrainiens » – sans doute inévitable lorsque s’engageront des négociations de paix – équivaudrait selon Kohler à « trahir les valeurs et les intérêts de l’Occident ». Pour rassurer ceux de ses lecteurs qui préfèrent néanmoins vivre pour leur famille plutôt que de mourir pour Sébastopol – et à qui l’on raconte que Poutine est un fou génocidaire imperméable aux arguments rationnels – Kohler rapporte qu’à Moscou, la crainte d’un « Armageddon nucléaire dans lequel la Russie et ses dirigeants brûleraient également » est suffisante pour que l’Occident soutienne à fond la vision de Zelensky concernant l’intérêt national ukrainien. 

Quelques jours après cet article, l’un des rédacteurs de Kohler, Nikolas Busse, rappelait toutefois que « le risque nucléaire augmente », soulignant que « l’armée russe dispose d’un grand arsenal d’armes nucléaires plus petites, dites tactiques, adaptées au champ de bataille ». Selon Busse, la Maison Blanche « a averti la Russie, par des voies directes, de lourdes conséquences » si elle les utilisait. Il n’est toutefois pas certain que la tentative américaine « d’accroître la pression sur Poutine » ait l’effet escompté. « L’Allemagne », poursuit l’article, « sous la protection présumée de la stratégie de Biden, s’est permis un débat étonnamment frivole sur la livraison de chars de combat à l’Ukraine », faisant référence à des chars qui permettraient à l’armée ukrainienne de pénétrer en territoire russe, outrepassant ainsi le rôle assigné aux Ukrainiens dans cette guerre par procuration des Américains contre la Russie et provoquant probablement une réponse nucléaire : « Plus que jamais, il ne faut pas s’attendre à ce que les États-Unis risquent leur peau pour les aventures solitaires de leurs alliés. Aucun président américain ne mettra le destin nucléaire de sa nation entre les mains des Européens » notait très justement le journaliste. On peut d’ailleurs ici noter que les dirigeants européens mettent en revanche pleinement le destin de leurs nations entre les mains des Américains.

Les mises en garde de Busse correspondent à la limite de ce que l’establishment politique allemand est prêt à laisser entrevoir aux sections les plus éduquées de la société allemande sur les conséquences que l’Allemagne pourrait avoir à endurer si la guerre se poursuit. Mais cette frontière est en train de se déplacer rapidement. Une semaine à peine après l’article de Busse, Kohler exprimant également ses doutes sur la volonté des États-Unis de sacrifier New York pour Berlin et appelait en conséquence l’Allemagne à acquérir ses propres bombes nucléaires. Or, depuis 1945, une telle proposition a toujours paru en dehors des limites de la pensée politique admissible en Allemagne. Selon Kohler, l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Allemagne serait à la fois une assurance contre l’imprévisibilité de la politique intérieure américaine et de sa stratégie mondiale et une condition préalable à un leadership allemand en Europe. Disposer de la bombe permettrait en effet à Berlin d’être véritablement indépendant de la France et de renforcer ses liens avec les pays d’Europe centrale comme la Pologne. 

Propagande de guerre

Francfort, disait Goethe de sa ville natale, « est pleine de bizarreries ». On peut en dire de même de Berlin, ou même de l’Allemagne tout entière, aujourd’hui : ce qui semblait hier encore tabou ne l’est plus. L’opinion publique est étroitement influencée par l’alliance des partis centristes et des médias, et soutenue dans des proportions étonnantes par une censure auto-imposée de la société civile. L’Allemagne, puissance régionale de taille moyenne, apparemment gouvernée démocratiquement, est en train de se transformer en une dépendance transatlantique des grandes machines de guerre américaines que sont l’OTAN, les chefs d’état-major interarmées, le Pentagone, la NSA, la CIA et le Conseil national de sécurité. Lorsque, le 26 septembre, les deux gazoducs Nord Stream ont été touchés par une attaque sous-marine, les tenants du pouvoir ont tenté pendant quelques jours de convaincre le public allemand que l’auteur de l’attaque ne pouvait être que Poutine, dans le but de démontrer aux Allemands qu’il n’y aurait pas de retour au bon vieux temps du gaz russe bon marché. Une affirmation crédible seulement pour les plus crédules : pourquoi Poutine se serait-il volontairement privé de la possibilité, aussi minime soit-elle, d’attirer à nouveau l’Allemagne vers la dépendance énergétique, et ce dès que les Allemands auraient été incapables de payer le prix faramineux du gaz naturel liquéfié (GNL) américain ? Et s’il est vraiment le commanditaire de ce sabotage, pourquoi n’aurait-il pas fait sauter les gazoducs dans les eaux russes plutôt que dans les eaux internationales, ces dernières étant plus fortement surveillées que tout autre espace maritime à l’exception, peut-être, du golfe Persique ? Pourquoi risquer qu’un escadron de troupes de choc russes soit pris en flagrant délit de sabotage, déclenchant ainsi une confrontation directe avec plusieurs États membres de l’OTAN en vertu de l’article 5 ?

L’Allemagne est en train de se transformer en une dépendance transatlantique des grandes machines de guerre américaines que sont l’OTAN, les chefs d’état-major interarmées, le Pentagone, la NSA, la CIA et le Conseil national de sécurité.

En l’absence d’un « narratif » un tant soit peu crédible, l’affaire fut vite abandonnée une semaine plus tard. Deux jours après l’explosion, le reporter d’un journal local qui se trouvait à l’entrée de la mer Baltique déclarait avoir aperçu l’USS Kearsarge – un « navire d’assaut amphibie » capable de transporter jusqu’à 2 000 soldats – quitter la Baltique en direction de l’Ouest, accompagné de deux chaloupes de débarquement ; une photo de deux des trois navires a été diffusée sur Internet. Une information qui n’a suscité absolument aucune réaction. Personne dans le monde politique allemand ou dans les médias nationaux n’y a prêté attention, en particulier publiquement. À la mi-octobre, la Suède, actuellement candidate à l’adhésion à l’OTAN, a annoncé qu’elle garderait pour elle les résultats de son enquête sur l’événement ; le niveau de sécurité de ses conclusions était trop élevé « pour être partagé avec d’autres États comme l’Allemagne ». Peu de temps après, le Danemark s’est également retiré de l’enquête menée conjointement.

Le 7 octobre, le gouvernement a dû répondre à la question d’un député Die Linke (gauche) sur ce qu’il savait des causes et des responsables des attaques sur les gazoducs. Après avoir déclaré qu’il les considérait comme des « actes de sabotage », le gouvernement a affirmé ne disposer d’aucune information, ajoutant qu’il n’en disposerait probablement pas non plus à l’avenir. En outre, « après mûre réflexion, le gouvernement fédéral est parvenu à la conclusion que des informations supplémentaires ne peuvent être fournies pour des raisons d’intérêt public ». Et ce, poursuit la réponse, parce que « les informations demandées sont soumises aux restrictions de la ‘règle du tiers’, qui concerne l’échange interne d’informations par les services de renseignement » et, par conséquent, « porte atteinte au respect du secret qui doit être protégé de telle sorte que l’intérêt supérieur de l’Etat, le Staatswohl, l’emporte sur le droit parlementaire à l’information, si bien que le droit des députés de poser des questions doit exceptionnellement passer après le respect du secret par le gouvernement fédéral ». Malgré la gravité du sabotage de Nord Stream, cette invocation du secret défense par le gouvernement allemand n’a pratiquement pas été évoquée dans les médias.

Censure et auto-censure

D’autres événements sinistres de ce genre se sont produits. Dans le cadre d’une procédure accélérée qui n’a duré que deux jours, le Bundestag (Parlement allemand, ndlr), s’appuyant sur les éléments de langage fournis par le ministère de la Justice aux mains du soi-disant libéral FDP, a modifié l’article 130 du code pénal qui considère comme un crime le fait « d’approuver, de nier ou de diminuer » l’Holocauste. Le 20 octobre, une heure avant minuit, un nouveau paragraphe a été adopté, caché dans un projet de loi bien plus large, pour ajouter les « crimes de guerre » à ce qui ne doit pas être approuvé, nié ou diminué. La coalition au pouvoir (SPD, Verts et libéraux) et la CDU/CSU ont voté pour l’amendement, Die Linke (gauche) et l’AfD (extrême-droite) ont voté contre. Aucun débat public n’a eu lieu. Au dire du gouvernement, l’amendement était nécessaire pour la transposition en droit allemand d’une directive de l’Union européenne visant à lutter contre le racisme. À deux exceptions près, la presse n’a pas rendu compte de ce qui n’est rien d’autre qu’un coup d’État juridique.

Quelles conséquences aura cette modification ? Le procureur fédéral va-t-il entamer des poursuites judiciaires contre quelqu’un pour avoir comparé les crimes de guerre russes en Ukraine aux crimes de guerre américains en Irak, « minimisant » ainsi les premiers ou des seconds ? De même, le Bureau fédéral pour la protection de la Constitution pourrait bientôt commencer à placer les « minimiseurs » de « crimes de guerre » sous observation, ce qui inclurait la surveillance de leurs communications téléphoniques et électroniques. Dans un pays où presque tout le monde, le matin suivant la Machtübernahme (prise de pouvoir par les Nazis), a salué son voisin en s’écriant « Heil Hitler » plutôt que « Guten Tag », le plus grave est qu’il y aura ce qu’on appelle aux États-Unis un « effet de refroidissement ». Quel journaliste ou universitaire ayant à nourrir une famille ou souhaitant faire avancer sa carrière risquera d’être « observé » par la sécurité intérieure comme un « minimiseur » potentiel des crimes de guerre russes ?

Les limites du politiquement correct se rétrécissent rapidement, et de manière effrayante. Comme pour la destruction des gazoducs, les tabous les plus tenaces concernent le rôle des États-Unis, tant dans l’histoire du conflit que dans son actualité.

À d’autres égards également, les limites du politiquement correct se rétrécissent rapidement, et de manière effrayante. Comme pour la destruction des gazoducs, les tabous les plus tenaces concernent le rôle des États-Unis, tant dans l’histoire du conflit que dans son actualité. Dans le discours public autorisé, la guerre ukrainienne est entièrement décontextualisée : tous les citoyens loyaux sont censés l’appeler « la guerre d’agression de Poutine », elle n’a pas d’histoire en dehors du « narratif » d’une décennie de rumination d’un dictateur fou du Kremlin pour trouver la meilleure façon d’exterminer le peuple ukrainien, tout ceci rendue possible par la stupidité, combinée à la cupidité, des Allemands qui ont succombé à son gaz bon marché. Comme je l’ai découvert lors d’une interview que j’avais donnée à l’édition en ligne d’un hebdomadaire allemand de centre-droit, Cicero, qui a été coupée sans me consulter, certains faits historiques ne semblent pas avoir droit de cité : le rejet américain de la « maison européenne commune » proposée par Gorbatchev, la destruction par les parlementaires américains du projet de « partenariat pour la paix » de Clinton avec la Russie, ou encore le rejet, pas plus tard qu’en 2010, de la proposition de Poutine d’une zone de libre-échange européenne « de Lisbonne à Vladivostok ». Autant de tentatives de dépasser l’hostilité héritée de la Guerre froide pour ouvrir une nouvelle ère de coopération entre Russie et Occident. De même, il semble interdit de rappeler que les États-Unis ont, durant la première moitié des années 1990, décidé que la frontière de l’Europe post-communiste devait être identique à la frontière occidentale de la Russie post-communiste, qui serait également la frontière orientale de l’OTAN, à l’Ouest de laquelle il ne devait y avoir aucune restriction sur le stationnement de troupes et de systèmes d’armes. Il en va de même pour les vastes débats stratégiques américains concernant les manières possibles de pousser la Russie a viser trop haut pour la déstabiliser, tels que documentés dans les rapports publics de la RAND Corporation (think tank militariste, ndlr).

Parmi d’autres exemples, citons notamment le programme d’armement sans précédent des États-Unis pendant la « guerre contre le terrorisme » qui s’est accompagné de la résiliation unilatérale de tous les accords de contrôle des armements encore en vigueur avec l’ancienne Union soviétique et les pressions américaines incessantes exercées sur l’Allemagne depuis l’invention de la fracturation hydraulique pour qu’elle remplace le gaz naturel russe par du gaz de schiste américain, d’où la décision américaine, bien avant la guerre, de mettre fin à Nord Stream 2 de quelque manière que ce soit. Citons aussi les négociations de paix qui ont précédé la guerre, y compris les accords de Minsk entre l’Allemagne, la France, la Russie et l’Ukraine, qui se sont effondrés sous la pression de l’administration Obama et de son envoyé spécial pour les relations américano-ukrainiennes, le vice-président de l’époque Joe Biden, et coïncidant avec une radicalisation du nationalisme ukrainien. Et surtout n’oublions pas le lien entre les stratégies européennes et sud-est asiatiques de Biden, notamment les préparatifs américains de guerre contre la Chine.

Un aperçu de ces intentions a été fourni par l’amiral Michael Gilday, chef des opérations navales américaines, qui, lors d’une audition devant le Congrès le 20 octobre, a fait savoir que les États-Unis devaient être prêts « pour un créneau 2022 ou potentiellement 2023 » à une guerre avec la Chine au sujet de Taïwan. Malgré l’obsession pour les États-Unis du grand public allemand, le fait qu’il soit de notoriété publique outre-Atlantique que la guerre ukrainienne est au fond une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie lui échappe complètement. Les voix de Niall Ferguson (grand historien britannique, ndlr) ou de Jeffrey Sachs (économiste américain reconnu, ndlr) mettant en garde contre la surenchère nucléaire passent inaperçues ; le premier écrivant dans Bloomberg un article intitulé « Comment la Seconde Guerre froide pourrait se transformer en Troisième Guerre mondiale », qu’aucun éditeur allemand soucieux du Staatswohl n’aurait accepté. 

Les écologistes, anciens pacifistes devenus pro-guerre

Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, toute tentative de replacer la guerre en Ukraine dans le contexte d’une réorganisation du système étatique mondial apparu depuis la fin de l’Union soviétique et du projet américain de « nouvel ordre mondial » défendu par George Bush père est suspecte. Ceux qui osent le faire courent le risque d’être qualifiés de « Poutineversteher » (Poutinophile) et d’être invités dans l’un des talk-shows quotidiens de la télévision publique, pour un pseudo-équilibre face à une armada de va-t-en-guerre bien-pensants qui leur crient dessus. Au début de la guerre, le 28 avril, Jürgen Habermas, philosophe de cour des Verts, a publié un long article dans le Süddeutsche Zeitung, sous le long titre de « Tonalité criarde, chantage moral : Sur la bataille d’opinions entre les anciens pacifistes, un public choqué et un chancelier prudent après l’attaque de l’Ukraine ». Il s’y opposait au moralisme exalté et au bellicisme qui s’emparait de ses partisans, exprimant prudemment son soutien à ce qui, à l’époque, semblait être une réticence de la part du chancelier à s’engager tête baissée dans la guerre en Ukraine. Pour avoir simplement appelé au calme et à la retenue, Habermas a été férocement attaqué au sein de son propre camp, celui des écolos et progressistes pro-européens, et est resté silencieux depuis.

Ceux qui auraient pu espérer que la voix encore potentiellement influente de Habermas contribue aux efforts de plus en plus désespérés pour empêcher la politique allemande de défendre coûte que coûte sur une victoire totale de l’Ukraine sur la Russie se sont rabattus sur le leader du groupe parlementaire SPD, Rolf Mützenich, un ancien professeur d’université en relations internationales. Mützenich est devenu une figure détestée de la nouvelle coalition de guerre, à l’intérieur comme à l’extérieur du gouvernement, qui tente de le présenter comme une relique d’avant la « Zeitenwende », lorsque les gens croyaient encore que la paix pouvait être possible sans recourir à la destruction militaire de n’importe quel empire maléfique pouvant se mettre en travers du chemin de l’« Occident ». Dans un article récent publié à l’occasion du trentième anniversaire de la mort du chancelier Willy Brandt (dont le mandat avait été marqué par l’Ostpolitik, un rapprochement avec la RDA et l’URSS, ndlr), glissé dans un bulletin d’information social-démocrate, M. Mützenich mettait en garde contre l’imminence de la « fin du tabou nucléaire » et affirmait que « la diplomatie ne doit pas être limitée par la rigueur idéologique ou l’enseignement moral. Nous devons reconnaître que des hommes comme Vladimir Poutine, Xi Jinping, Viktor Orbán, Recep Tayyip Erdoğan, Mohammed bin Salman, Bashar al-Assad et bien d’autres encore influenceront le destin de leur pays, de leur voisinage et du monde pendant plus longtemps que nous ne le souhaiterions ». Il sera intéressant de voir combien de temps les partisans de Mützenich, dont beaucoup de jeunes députés SPD nouvellement élus, parviendront à le maintenir à son poste.

Ce qui est tout à fait étonnant, c’est le nombre de va-t-en-guerre qui sont sortis de leur niche ces derniers mois en Allemagne. Certains se présentent comme des « experts » de l’Europe de l’Est, de la politique internationale et de l’armée et estiment qu’il est de leur devoir d’aider le public à nier la réalité proche d’explosions nucléaires sur le territoire européen. D’autres sont des citoyens ordinaires qui prennent soudain plaisir à suivre les combats de chars sur Internet et à soutenir « notre » camp. Certains des plus belliqueux appartenaient autrefois à la gauche au sens large; aujourd’hui, ils sont plus ou moins alignés sur le parti des Verts et, en cela, très bien représentés par Annalena Baerbock, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères. Combinaison étrange de Jeanne d’Arc et d’Hillary Clinton, Baerbock est l’un des nombreux « Global Young Leaders » sélectionnés par le Forum économique mondial. Venant d’un parti supposé être pacifiste, Baerbock est pourtant totalement alignée sur les États-Unis, de loin l’État le plus enclin à la violence dans le monde contemporain. Pour comprendre cela, il peut être utile de se rappeler que ceux de sa génération n’ont jamais connu la guerre, pas plus que leurs parents. En ce qui concerne les Verts, on peut également supposer que les hommes les plus âgés ont évité le service militaire en tant qu’objecteurs de conscience jusqu’à sa suspension, notamment du fait de leur pression électorale. En outre, aucune génération précédente n’a autant grandi sous l’influence du soft power américain, de la musique pop au cinéma et à la mode, en passant par une succession de mouvements sociaux et de modes culturelles. Tous ces phénomènes ont été promptement et avidement copiés en Allemagne, comblant ainsi le vide causé par l’absence de toute contribution culturelle originale de la part de cette classe d’âge remarquablement épigone (une absence que l’on appelle par euphémisme le cosmopolitisme). 

L’influence du soft power américain

En y regardant de plus près, l’américanisme culturel, y compris son expansionnisme idéaliste, s’articule autour de la promesse d’un individualisme libertaire qui, en Europe, contrairement aux États-Unis, est ressenti comme incompatible avec le nationalisme, ce dernier se trouvant être l’anathème de la gauche verte. Il ne reste donc comme seule possibilité d’identification collective qu’un vague « occidentalisme », compris à tort comme un universalisme fondé sur des « valeurs ». En réalité, il ne s’agit que d’un américanisme déployé à grande échelle qui nie les réalités peu enviables de la société américaine. L’occidentalisme est inévitablement moraliste ; il ne peut vivre qu’en hostilité avec un non-occidentalisme autrement moral, et donc immoral à ses yeux, qu’il ne peut laisser vivre et doit donc détruire. En adoptant l’occidentalisme, cette sorte de nouvelle gauche peut pour une fois espérer être non seulement du bon côté mais aussi du côté gagnant : celui de la puissance militaire américaine.

L’occidentalisme équivaut à l’internationalisation, sous un leadership américain, des guerres culturelles qui se déroulent aux Etats-Unis.

En outre, l’occidentalisme équivaut à l’internationalisation, sous un leadership américain, des guerres culturelles qui se déroulent aux Etats-Unis. Dans l’esprit occidentalisé, Poutine et Xi Jinping, Trump et Liz Truss, Bolsonaro et Meloni, Orbán et Kaczyński sont tous les mêmes, tous des « fascistes ». L’histoire riche et complexe de chaque pays se retrouve soumise aux humeurs de la vie individualiste et déracinée de l’anomie capitaliste tardive : il y a à nouveau une chance de se battre, et même de mourir pour, au minimum, les « valeurs » communes de l’humanité. Enfin se présente à nouveau une opportunité d’héroïsme qui semblait à jamais disparue dans l’Europe occidentale d’après-guerre et postcoloniale. Ce qui rend cet idéalisme encore plus attrayant, c’est que les combats et les morts peuvent être délégués à des intermédiaires, des êtres humains aujourd’hui (les soldats et civils ukrainiens), bientôt peut-être des algorithmes. Pour l’instant, on ne vous demande pas grand-chose, juste de réclamer que votre gouvernement envoie des armes lourdes aux Ukrainiens – dont le nationalisme ardent aurait, il y a quelques mois encore, répugné les cosmopolites écolos – tout en célébrant leur volonté à sacrifier leur vie, non seulement pour la reconquête de la Crimée par leur pays, mais aussi pour l’occidentalisme lui-même.

Bien sûr, pour rallier les gens ordinaires à la cause, il faut concevoir des « narratifs » efficaces pour les convaincre que le pacifisme est soit une trahison, soit une maladie mentale. Il faut également faire croire aux gens que, contrairement à ce que disent les défaitistes pour saper le moral des Occidentaux, la guerre nucléaire n’est pas une menace : soit le fou russe s’avérera ne pas être assez fou pour donner suite à ses délires, soit, s’il ne le fait pas, les dégâts resteront locaux, limités à un pays dont les habitants, comme leur président nous rassure tous les soirs à la télévision, n’ont pas peur de mourir pour leur patrie ou, comme le dit Ursula von der Leyen, pour « la famille européenne » – laquelle, le moment venu, les accueillera tous frais payés.

La prochaine guerre mondiale aura-t-elle lieu en Arctique ?

Un navire dans la banquise arctique. © NOAA

Avec la fonte des glaces, les grandes puissances, États-Unis, Chine et Russie en tête, investissent de plus en plus le Grand Nord. La disparition de la banquise offre en effet l’opportunité d’exploiter de nombreux gisements d’hydrocarbures et de terres rares et de développer le trafic maritime. Mais l’intérêt pour la région n’est pas qu’économique : alors que la Chine affirme sa puissance et qu’une nouvelle guerre froide émerge entre la Russie et les Etats-Unis, l’Arctique se remilitarise. Article de l’économiste James Meadway, originellement publié par Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

L’onde de choc de l’invasion de l’Ukraine par la Russie s’est propagée dans le monde entier, des frontières de l’Oural jusqu’au point le plus septentrional du globe. Début mars, pour la première fois depuis sa création, les travaux du Conseil de l’Arctique – un forum fondé en 1996 par les huit pays dont une partie du territoire se trouve dans le cercle arctique (Canada, Danemark, Islande, Finlande, Norvège, États-Unis, Suède et Russie) – ont été suspendus. 

Invoquant le fait que la Russie assure pendant deux ans la présidence tournante, les sept autres membres ont condamné la « violation des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale » par cette dernière et mis le Conseil en pause en suspendant provisoirement ses activités. Le représentant de la Russie au Conseil a riposté en dénonçant les demandes d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, compromettant ainsi « la coopération dans les hautes latitudes ».

Bien qu’il se soit élargi depuis sa fondation en conférant le statut d’observateur à des pays « proches de l’Arctique », tels le Royaume-Uni et la Chine, le Conseil avait en vingt-six ans d’existence évité de s’impliquer dans des conflits entre pays membres. La déclaration d’Ottawa relative à la création du Conseil interdit en effet expressément de se saisir des questions d’ordre militaire et, pendant un quart de siècle, ce consensus a été maintenu, le Conseil se concentrant sur les questions civiles et scientifiques. Cependant, alors que la crise climatique s’accélère, l’équilibre politique au sein du Conseil – véritable microcosme des conflits liés aux ressources et des litiges territoriaux que la dégradation de l’environnement entraîne à l’échelle mondiale – se désagrège.

Sous la banquise, des sous-sols convoités

Bien que la guerre en Ukraine a entraîné un niveau de confrontation inédit depuis la Guerre froide entre l’Occident et la Russie, cette suspension des travaux du Conseil de l’Arctique s’explique aussi par d’autres enjeux liés à la fonte de la banquise arctique. Cette dernière s’accélère : en été, la couche de glace ne représente plus que 20 % de ce qu’elle était dans les années 1970. Ce dérèglement climatique crée trois sources de compétition interétatique potentielles, menaçant la fragile coopération qui régissait les relations dans le cercle arctique.

Premièrement, la fonte des glaces met au jour de nouvelles sources de matières premières. Ces dernières années, la prospection pétrolière et gazière et les projets d’exploitation minière se sont rapidement multipliés – 599 projets ont déjà vu le jour ou sont en chantier – et la production pétrolière et gazière devrait croître de 20 % dans les cinq prochaines années. Les banques occidentales, dont on estime qu’elles auraient contribué au financement de projets liés au carbone arctique à hauteur de 314 milliards de dollars, ainsi que les grandes compagnies pétrolières, comme la française Total Energies et l’américaine ConocoPhillips, investissent dans la région aux côtés d’entreprises publiques ou soutenues des états, tels la China National Petroleum Company ou le Fonds de la Route de la soie, un fonds souverain chinois. Total Energies s’est par exemple engagée avec la société russe Novatek et des investisseurs soutenus par l’État chinois dans Yamal LNG et Arctic LNG 2, deux sites géants de gaz naturel liquéfié (GNL) qui devraient être mis en service au cours des prochaines années.

Selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares.

Par ailleurs, selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares. Paradoxalement, l’intensification des efforts de décarbonation rend ces gisements potentiels de plus en plus précieux. On estime ainsi que le Groenland possèderait un quart des réserves mondiales de terres rares, indispensables aux véhicules électriques et aux éoliennes. La transition mondiale en faveur des énergies renouvelables exacerbe en effet la lutte pour découvrir de nouvelles sources de terres rares. Les pays occidentaux sont particulièrement demandeurs de nouvelles sources d’approvisionnement, étant donné que la Chine contrôle actuellement 70 % des gisements connus. Parallèlement, Inuit Ataqatigiit (IA), un parti de gauche indépendantiste, a été élu à la tête du Groenland l’an dernier après avoir fait campagne contre les projets miniers. L’extraction d’uranium a depuis été interdite et le moratoire illimité sur la prospection pétrolière et gazière dans les eaux groenlandaises a été reconduit. Alors que la demande continue à croître, les pressions s’exerçant sur ce gouvernement devraient être de plus en plus fortes dans les années à venir.

De nouvelles routes commerciales

Deuxièmement, la diminution de la banquise arctique a permis d’ouvrir des routes maritimes autrefois impraticables la majeure partie de l’année. D’une part, la route maritime du Nord relie d’Est en Ouest les détroits de Behring et de Kara, longeant sur 4000 kilomètres la côte la plus septentrionale de la Russie. D’autre part, le passage du Nord-Ouest serpente entre le Canada et l’Alaska. Avec la fonte de la banquise arctique, ces étendues océaniques deviennent autant de voies de navigation rentables.

Selon d’anciennes prévisions, les routes arctiques ne devaient pas devenir commercialement viables avant 2040. Mais la fonte des glaces plus rapide que prévu, alliée à la compétition internationale, pousse à les utiliser sans plus attendre. Les volumes de fret empruntant la route maritime du Nord atteignent des records, le trafic ayant été multiplié par 15 au cours de la dernière décennie, l’essentiel du trafic étant composé de méthaniers transportant du GNL, dont la demande ne cesse d’augmenter. Il y a cinq ans à peine, la navigation était pratiquement impossible pendant les mois d’hiver. L’hiver dernier, 20 navires par jour en moyenne ont emprunté cette route. Parallèlement, la première traversée du passage du Nord-Ouest en hiver sans l’aide d’un brise-glace a été réalisée en 2020 par un bateau norvégien, réduisant de 3000 miles nautiques le trajet entre la Corée du Sud et la France.

Malgré le défi climatique, l’appel à faire transiter le transport maritime par le toit du monde est donc de plus en plus fort. Il y a une dizaine d’années, Vladimir Poutine le rappelait déjà : « La route la plus courte entre les plus grands marchés d’Europe et la région Asie-Pacifique passe par l’Arctique. » La route par le toit du monde entre, mettons, l’Asie de l’Est et l’Europe est bien plus courte que la route actuelle par le canal de Suez : environ 3000 miles nautiques et 10 à 15 jours de moins. Un raccourci qui pourrait générer d’énormes économies, estimées entre 60 et 120 milliards de dollars par an rien que pour la Chine.

L’intérêt de la Chine pour ces nouvelles routes commerciales est d’ailleurs manifeste. Actuellement, 80 % des importations de pétrole de l’Empire du milieu transitent par le détroit de Malacca, entre la Malaisie et l’Indonésie, véritable goulet d’étranglement que pourrait bloquer une puissance ennemie. Ses exportations vers l’Europe doivent quant à elles emprunter le canal de Suez, dont le blocage par l’Ever Given l’an dernier a été à la source d’un chaos économique. Les exportations chinoises vers l’Amérique du Nord passent quant à elles par le canal de Panama, qui est un fidèle allié des Etats-Unis.

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie.

C’est pour surmonter de tels obstacles que la Chine a décidé d’investir massivement dans ce qu’elle appelle les nouvelles routes de la soie, un ensemble gigantesque de nouveaux investissements routiers et ferroviaires qui se déploie à travers l’Asie et en Europe. La perspective d’une nouvelle route maritime, cependant, ne se refuse pas. Les économies sont phénoménales et la Chine s’emploie déjà activement à les promouvoir en fournissant des itinéraires détaillés aux armateurs. En 2018, sa politique arctique évoquait ainsi le développement d’une nouvelle « route polaire de la soie » par le Grand Nord, et décrivait la Chine comme un « État proche de l’Arctique ».

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie. L’Islande, durement touchée par la crise financière de 2008, s’est ainsi tournée vers la Chine pour obtenir une aide économique, devenant en 2013 le premier État européen à signer avec elle un accord de libre-échange. La Chine finance désormais des recherches dans les universités de Reykjavik et les investisseurs chinois ont entamé des pourparlers pour deux nouveaux ports en eau profonde sur l’île, destinés au transbordement au large des nouvelles voies maritimes arctiques.

Sur le plan diplomatique, la Chine a été admise comme observateur au Conseil de l’Arctique 2013. Elle a également construit de nouveaux brise-glaces et commandé des patrouilleurs « renforcés pour les glaces». Mais cette puissance inquiète de plus en plus. Les intérêts chinois croissants au Groenland ont amené le Danemark à exprimer officiellement son inquiétude, tandis que la Russie – même si elle coopère avec la Chine pour l’exploitation de gisements de gaz arctiques, en particulier la raffinerie de gaz naturel liquéfié Yamal sur la côte sibérienne – s’est fermement opposée à l’utilisation de brise-glaces étrangers le long de la route maritime du Nord (bien que la déclaration conjointe des deux pays en février les engagent à « intensifier la coopération pratique pour le développement durable de l’Arctique »). La Lituanie a elle ajourné les investissements chinois dans le port de Klaipeda, porte d’entrée du passage du Nord-Est, arguant de son appartenance à l’OTAN et d’un prétendu danger pour sa sécurité nationale.

Comme l’a illustré la crise de Suez en 1956 (où la France et le Royaume-Uni tentèrent de bloquer la nationalisation du canal par Nasser, ndlr), le contrôle d’une route commerciale est déterminant dans une économie capitaliste mondialisée. Et, comme pour le canal de Suez, la course à la puissance donne lieu à une présence militaire croissante lourde de menaces.

Branle-bas de combat

La troisième et dernière source de conflit potentielle découle également de la position géographique privilégiée de l’Arctique. La militarisation de l’Arctique, situé à la distance la plus courte possible entre les deux principales masses continentales du globe, est depuis longtemps une réalité. Les postes d’écoute de Skalgard (Norvège) et de Keflavik (Islande), établis pendant la guerre froide pour surveiller les mouvements de la flotte sous-marine soviétique, et par la suite russe, de la mer de Barents, témoignent de l’intérêt stratégique du grand Nord. Avec la montée des tensions entre Washington et Moscou ces dernières années, la région est de plus en plus réinvestie par la Russie et les États-Unis sur le plan militaire.

La Russie a ainsi rouvert 50 postes militaires datant de la guerre froide situés sur son territoire arctique, comprenant 13 bases aériennes et 10 stations radar. Elle a également testé des missiles de croisière hypersoniques et des drones sous-marins à propulsion nucléaire destinés à l’Arctique, conduisant le Pentagone à exprimer officiellement son inquiétude au sujet de sa « voie d’approche » des États-Unis par le Nord. Renforcée au cours de la dernière décennie, la Flotte du Nord russe, composée de sous-marins nucléaires, de cuirassés et d’engins de débarquement, ainsi que de brise-glaces et de bâtiments de soutien, forme depuis 2017 la pièce maîtresse de la stratégie arctique de la Russie.

En face, l’OTAN a achevé le mois dernier son exercice semestriel dans l’Arctique norvégien, avec 30 000 soldats engagés, soit le plus grand contingent depuis la fin de la guerre froide. Début avril, Ben Wallace, le secrétaire d’État à la Défense britannique, a quant à lui promis des troupes supplémentaires pour le Grand Nord lors de sa rencontre avec son homologue norvégien. Dans le cadre de la coopération entre les deux États, des sous-marins nucléaires britanniques ont été accueillis dans un port norvégien pour la première fois. Alors que la Norvège est historiquement attachée au principe de neutralité, son armée a pour la première fois participé à l’exercice semestriel Mjollner dans le Grand Nord en mai, aux côtés des forces armées du Danemark, de la Belgique, des Pays-Bas et de l’Allemagne. Le Canada accroît lui aussi sa présence militaire dans l’Arctique, notamment par l’achat de deux nouveaux brise-glaces et de 88 avions de chasse.

Malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique, le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins.

La volonté de la Finlande et de la Suède d’intégrer l’OTAN s’inscrit dans le contexte d’une intensification de l’activité militaire dans l’Arctique, leur entrée potentielle faisant de la Russie la dernière nation de la région à ne pas appartenir à l’OTAN. Enfin, la nouvelle stratégie de l’armée américaine dans la région, publiée au début de l’année dernière et baptisée « Dominer à nouveau l’Arctique », propose de «redynamiser » des forces terrestres arctiques qui opéreraient aux côtés de forces navales et aériennes élargies.

Ainsi, malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique (extinction de masse, destruction de communautés indigènes, perte d’une nature sauvage irremplaçable), le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins. De l’« unification du monde par la maladie » à la création d’un système alimentaire fondé sur les monocultures, le capitalisme a en effet toujours remodelé l’environnement qu’il exploite, et n’a jamais cessé de s’adapter à ces évolutions pour poursuivre sa soif de croissance intarissable. Le redécoupage en cours de l’Arctique n’est donc qu’une étape supplémentaire dans un processus séculaire de compétition et d’exploitation. Le capitalisme ne détruira pas le monde, mais il le refaçonnera. Dans un tel contexte, la résistance à ce processus, comme celle organisée par les écosocialistes indigènes au pouvoir au Groenland, devient donc un impératif politique de plus en plus fondamental.

L’intervention russe au Kazakhstan, prélude de la guerre en Ukraine ?

Vladimir Poutine au Kremlin en 2019 devant les drapeaux russes et kazakhs. © kremlin.ru

Un mois avant l’invasion de l’Ukraine, le Kremlin dépêchait ses troupes au Kazakhstan. Non pour mener une guerre de changement de régime, mais au contraire pour défendre le pouvoir en place dirigé par Kassym-Jomart Tokaïev. Allié proche de Moscou, le Kazakhstan est une pièce maîtresse de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), pendant centrasiatique de l’OTAN. L’intervention russe au Kazakhstan, ainsi que son statut hégémonique au sein de l’OTSC, permet de comprendre le rôle de puissance militaire de premier rang que la Russie compte désormais assumer.

Lorsque Vladimir Poutine ordonne à son armée d’envahir l’Ukraine le 24 février dernier, peur et indignation saisissent le monde occidental à la gorge. L’une des armées les plus importantes du monde bafoue allègrement – une fois de plus – les règles du droit international et fait remonter de douloureux souvenirs sur le Vieux continent. En déclenchant cette guerre aux portes de l’Union européenne, Poutine ne souhaite pas seulement conquérir l’Ukraine – encore moins « dénazifier » le pays – mais aussi imposer au monde entier la vision d’une armée russe qui peut défendre et contrôler son étranger proche. Pour cela, Poutine a opéré une modernisation et une reconstruction à marche forcée de l’armée nationale, appuyées sur le précédent syrien. Mais quelques semaines avant que les chars russes ne roulent sur les steppes de la Méotide, c’est au Kazakhstan que la Russie intervient.

Un regard sur cette participation musclée à la défense d’une ancienne République soviétique et sur la reconstruction de l’armée russe offre un aperçu différent de la campagne poutinienne en Ukraine et de la stratégie de puissance russe.

Reconstruire l’armée, la marque de l’homme fort

Dès son arrivée au pouvoir en décembre 1999, Vladimir Poutine n’a eu de cesse de vouloir rendre ses lettres de noblesse à l’armée, laquelle n’était plus rouge mais russe, et montrer au monde que la Fédération de Russie était le digne successeur de l’Union Soviétique qui avait vaincu le IIIème Reich. Les « années tumultueuse de la perestroïka et le règne burlesque de Boris Eltsine » [1] ont entaché la puissance du pays qui n’attendait, selon Poutine, qu’un homme fort pour la remettre sur les bons rails. Il n’est pas surprenant, pour un ancien membre du renseignement, que l’une de ses premières décisions une fois Premier ministre soit alors de « refaire » la guerre en Tchétchénie en 1999, trois ans après l’humiliation d’Eltsine dans le Caucase.

En janvier 2022, la Russie n’est pas seulement au faîte de sa puissance militaire, elle a aussi patiemment assuré sa domination politique et économique sur ses anciennes républiques sœurs.

Sans provoquer de tollé international malgré les innombrables exactions des forces russes dans ce petit territoire, Poutine obtient sa première victoire symbolique de nouvel homme fort du Kremlin et donne le ton pour les années à venir. Mais le succès de Moscou sur Grozny est loin d’être total : l’armée post-soviétique a montré ses limites et ses faiblesses face à un adversaire de petite taille mais déterminé dans ses retranchements.

Il faut attendre 2008 et les conséquences de l’intervention russe en Géorgie en soutien aux séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie pour voir la politique militaire russe opérer un tournant majeur. Malgré la victoire face au gouvernement de Tbilissi et la reconnaissance par Moscou des territoires sécessionnistes de la région, la vétusté des équipements russes et les défauts opérationnels sont largement pointés du doigt. Tout en laissant subtilement la main à son second Dmitri Medvedev pour quatre ans, Poutine lance un ambitieux programme de modernisation à marche forcée des forces armées russes. 

Le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et Vladimir Poutine lors d’une parade militaire sur la Place Rouge en 2017 © kremlin.ru

De 2008 à 2022, l’État russe engage alors un « Programme national d’armement » auquel il alloue des milliards de roubles afin de moderniser et d’accroître les capacités opérationnelles de la Défense russe. Sur cette période, c’est approximativement 4% de son PIB qui est investi dans ce secteur. Sur la période 2015-2020, ces dépenses représentaient entre 150 et 180 milliards de dollars par an. [2] Derrière ce budget colossal se trouve alors une doctrine bien précise de l’État russe : l’idée est d’abord de mettre l’armée au niveau de ses homologues en matière de technologies de pointe, ce qui pousse au développement et à l’achat de matériel : « armes hypersoniques et de haute précision, systèmes de guerre électronique, drones et véhicules sous-marins autonomes, systèmes d’information et de contrôle ». [3]

Cette stratégie est associé à une politique de rationalisation de la structure militaire post-soviétique, visant à simplifier l’appareil de commandement et mettre en place des forces opérationnelles à tout instant. La Marine, l’aviation et l’artillerie russes sont alors les principaux bénéficiaires de la pluie de roubles destinés à l’armée.

Entre l’acquisition de navires de combat (50), de sous-marins (20), d’aéronefs (1000), de chars de combat (2300), de véhicules blindés (17000) et de système d’artillerie (2000), sans oublier les missiles balistiques intercontinentaux (300), la Russie n’a pas non plus négligé l’investissement dans ses forces terrestres et d’accroître la taille de ses troupes. À côté de sa quête de « missiles invincibles » [4] visant à redonner à la Russie son aura de superpuissance militaire, Vladimir Poutine n’a aucunement laissé de côté ces dernières. Bien au contraire, l’armée russe s’est considérablement agrandie en quinze ans : entre 2011 et 2017, les effectifs sont passés de 700 à 900.000 soldats et atteignent environ 1 million à l’aube de l’agression en Ukraine. [5]

Les manifestations au Kazakhstan, une contestation du pouvoir dans la périphérie de Moscou

Lorsqu’en janvier 2022 le Kazakhstan est traversé par un mouvement de contestation sans précédent dans la capitale économique du pays, la Russie n’est pas seulement au faîte de sa puissance militaire, elle a aussi patiemment assuré sa domination politique et économique sur ses anciennes républiques sœurs. Le Kazakhstan de Noursoultan Nazarbaïev et de son dauphin Kassym-Jomart Tokaïev dispose cependant d’un degré d’autonomie à l’égard de la Russie de Poutine.

NDLR : lire sur LVSL l’article du même auteur : « L’Asie centrale, autre arrière-cour de l’expansionnisme russe »

Plus grand pays d’Asie centrale, immense réservoir d’hydrocarbures et d’uranium tant à destination de la Russie que de l’Union Européenne, le Kazakhstan est parvenu à s’imposer comme un acteur important de la scène internationale depuis 1991 et l’indépendance. Sous l’égide de son premier président en place près de 30 ans, le Kazakhstan a mis en place une politique multivectorielle pour démultiplier ses débouchés commerciaux et développer son économie postsoviétique, gagnant ainsi une forme de stabilité notable. Malgré ses airs de bon élève, notamment en comparaison des régimes bélarusses ou ouzbeks, le Kazakhstan de Nazarbaïev est resté un pays peu démocratique où le pouvoir du président demeure difficilement contestable.

S’il démissionne de la présidence en 2019 au profit d’un de ses fidèles apparatchiks, Noursoultan Nazarbaïev reste l’homme fort du pays en gardant le contrôle du parti présidentiel et du Conseil de Sécurité, organe principal du pouvoir dans le pays. 

Le président du Kazakhstan Kassym-Jomart Tokaïev et Vladimir Poutine au Kremlin en 2019 © kremlin.ru

Le mouvement de contestation qui éclate le 2 janvier 2022 dans le pays, dont la hausse soudaine des prix du carburant fut l’élément déclencheur, est, à l’instar du mouvement des Gilets jaunes en France en 2018, un phénomène plus profond de défiance et révolte. En quelques jours, le mouvement gagne le centre névralgique du pays – l’ancienne capitale Almaty – où les revendications dépassent la simple question du pouvoir d’achat : les Kazakhstanais demandent un changement de régime. En plus d’exiger le départ de Tokaïev et de son gouvernement, les manifestants s’attaquent à la figure de l’ancien autocrate Nazarbaïev en déboulonnant certaines de ses statues dans le pays dont la capitale porte son prénom depuis 2019. [6]

L’intervention russe au Kazakhstan est demandée par Tokaïev au prétexte d’une attaque terroriste occidentale

Rapidement, le mouvement gagne en ampleur et menace pour la première fois un pouvoir central dont la stabilité était une caractéristique fondamentale. Complètement dépassé par la tournure des évènements, le président Tokaïev prend alors des mesures d’une violence inouïe pour tuer cette révolution dans l’oeuf. Le 4 janvier, l’État d’urgence est décrété et l’accès à Internet est limité. Le lendemain, répondant aux demandes des milliers de manifestants, le président exige la démission de son gouvernement et pousse Nazarbaïev vers la sortie en prenant lui-même la tête du Conseil de Sécurité. Le 6 janvier, face aux nombreux morts et blessés au sein des forces de sécurité – sans compter les dizaines de décès parmi les manifestants -, la décision est prise de faire appel à l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), pastiche russe de l’OTAN dans l’espace eurasiatique. Le 7 janvier, alors que les renforts de l’OTSC sont déjà arrivés dans le pays, Tokaïev donne l’ordre à l’ensemble des forces de sécurité présentes sur le territoire de « tirer sans sommation » [7] sur les émeutiers.

Pendant quatre jours, le gouvernement ordonne donc la traque de toute personne impliquée dans ces manifestations. Des milliers de journalistes, de militants ou d’opposants sont interpellés, arrêtés et parfois torturés. Lorsque les troupes de l’OTSC repartent le 11 janvier et que le « calme » est revenu, le bilan de ces quelques jours de contestation est lourd : plus de 10 000 arrestations dont au moins 18 journalistes, 225 morts dont 19 issus de la police ou de l’armée. [8] Et si le gouvernement a changé, que Nazarbaïev a perdu sa position privilégiée, le pouvoir de Tokaïev est resté solidement en place ; pas de « révolution de couleur » pour le Kazakhstan.

L’intervention russe, démonstration de force et prélude à la guerre ?

Un mois seulement avant l’invasion de l’Ukraine, l’intervention russe au Kazakhstan permet d’illustrer le rôle que la Russie de Poutine prétend jouer dans son étranger proche. Dans sa conception de l’espace eurasiatique, l’Ukraine et le Kazakhstan ont en partage de nombreuses similarités : partenaires commerciaux importants, anciennes républiques soviétiques, voisins directs du territoire russe. Ces deux pays ne doivent pas, pour la Russie, céder à l’influence occidentale.

Alors que la raison invoquée pour justifier les bombardements de bâtiments civils en Ukraine est la lutte contre un régime « pronazi » à la botte de Washington et Bruxelles installé à Kiev, l’intervention russe au Kazakhstan est demandée par Tokaïev au prétexte d’une attaque terroriste occidentale. Cet argument est d’ailleurs exigé par le traité qui fonde l’OTSC puisqu’une intervention de ces forces de sécurité n’est théoriquement possible, à l’instar des clauses de l’OTAN, qu’en cas d’agression d’un pays-membre par une entité tierce. [9] 

Soldats russes de l’OTSC en partance pour le Kazakhstan en janvier 2022 © odkb-csto.org

Si le déboulé des chars russes en Ukraine et le soulèvement des citoyens kazakhstanais contre le pouvoir central n’ont pas de liens directs, l’attitude de Moscou dans les deux cas répond à une même logique. Poutine souhaite établir que le centre de gravité de l’espace eurasiatique, reconstitution partielle d’un fantasme de la puissance soviétique, demeure Moscou. Si c’est officiellement l’OTSC et donc une force plurinationale qui vient pacifier violemment le Kazakhstan, les soldats déployés sont majoritairement russes. [10] 3000 soldats russes contre quelques dizaines d’Arméniens et de Kirghizes : le message envoyé est clair.

Reflet de la politique de militarisation enclenchée 15 ans auparavant, le travail des parachutistes russes dépêchés à Almaty est par ailleurs d’une efficacité redoutable. Sur le papier, l’opération est une réussite totale pour Poutine. En plus d’avoir éteint une potentielle « révolution de couleur », la détresse de Tokaïev a permis au président russe de confirmer son statut de protecteur, approfondissant la vassalisation du pays.

Bien que le Kazakhstan de Nazarbaïev n’ait jamais choisi de s’éloigner véritablement de la Russie comme l’a pu faire l’Ouzbékistan d’Islam Karimov (président de 1991 à 2016), cette crise permet à Poutine de resserrer encore la vis sur les orientations stratégiques d’Almaty – et de s’assurer un accès renforcé à ses hydrocarbures. Intégré à l’Union économique eurasiatique – pendant économique du projet eurasiatique – depuis 2014, le pays avait déjà démontré sa proximité économique et commerciale très forte avec Moscou dont la dépendance devrait encore s’accroître dans les années à venir. [11]

Initiée seulement quelques semaines après l’intervention au Kazakhstan, la guerre en Ukraine n’a très probablement pas été déclenchée par le succès militaire et symbolique en Asie centrale. En revanche, une fois son arrière-cour stabilisée et sécurisée, le maître du Kremlin avait les mains libres pour sa dernière pièce du puzzle. À cette heure-ci, il est beaucoup trop tôt pour analyser en profondeur la stratégie militaire russe en Ukraine et donc les conséquences de cette guerre. Si le Kazakhstan a perdu beaucoup en appelant la Russie à la rescousse, il est cependant impossible de savoir comment la dépendance politique vis-à-vis du Kremlin va s’affirmer dans les prochains mois et les prochaines années. 

Notes :

[1] Politkovskaïa, A. Tchétchénie, le déshonneur russe (Buchet/Chastel, 2003), p. 116

[2] Perrin, C. “La modernisation des forces armées russes, source de défis pour les membres de l’OTAN”, Commission de la Défense et de la Sécurité (DSC) de l’OTAN 030/DSC20/2 (2020), p. 2. En valeur relative, il s’agit d’une somme aussi colossale que celle allouée au budget américain de la Défense (bien qu’en valeur absolue, le budget russe lui soit environ cinq fois inférieur).

[3] Ibid. p. 5

[4] Ibid. p. 14

[5] Ibid. p. 21

[6] Lefèvre, T. & Deleve. E. « Manifestations, intervention russe : tout comprendre à la crise au Kazakhstan en trois questions » (2022) France Interhttps://www.franceinter.fr/monde/manifestations-intervention-russe-trois-questions-pour-comprendre-la-crise-au-kazakhstan

[7] « Manifestations au Kazakhstan : retour sur une crise sans précédent » Amnesty International (2022) https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/kazakhstan-manifestations-retour-sur-une-crise-sans-precedent

[8] Ibid.

[9] Loukianov, F. « Moscou collectivise la sécurité de l’Asie centrale », Courrier International (2022) https://www.courrierinternational.com/article/geopolitique-moscou-collectivise-la-securite-de-lasie-centrale

[10] Op. cit. Lefèvre & Deleve

[11] Poïta, I. « Intervention russe au Kazakhstan, quelles conséquences pour Kiev ? », Courrier International (2022) https://www.courrierinternational.com/article/vu-dukraine-intervention-russe-au-kazakhstan-quelles-consequences-pour-kiev

L’Europe de la défense dans l’impasse

Emmanuel Macron et Angela Merkel lors d’un sommet de l’OTAN en juillet 2018. © OTAN

Alors qu’Angela Merkel se montrait déjà peu enthousiaste sur la perspective d’une « Europe de la défense », la nouvelle coalition allemande a clairement annoncé son désintérêt pour les enjeux militaires, lui préférant des comptes publics bien tenus. Faute d’armée européenne, la France a forcé l’Allemagne à coopérer pour bâtir un avion de combat ensemble. Mais les chances que ce projet aille jusqu’au bout sont faibles. En filigrane, cette histoire illustre combien l’Allemagne préfère l’atlantisme à une hypothétique défense européenne ou franco-allemande. Article de Wolfgang Streeck, sociologue et ancien directeur de l’institut de recherche Max Planck, originellement paru dans la New Left Review, traduit par Giorgio Cassio et édité par William Bouchardon.

Qu’est-il arrivé à l’armée européenne ? Certains d’entre nous se souviennent peut-être encore de l’appel public lancé il y a trois ans par le philosophe Jürgen Habermas, qui invitait « l’Europe », identifiée comme l’UE, à s’armer afin de défendre son « mode de vie » contre la Chine, la Russie et les USA de Trump, et de faire progresser l’« union toujours plus étroite » vers un super-État supranational. Les cosignataires étaient une poignée de has-beens politiques allemands, dont Friedrich Merz (désormais nouveau président de la CDU, ndlr), alors encore à BlackRock. Mais pour une fois, nous pouvons célébrer une bonne nouvelle : « l’armée européenne » est morte et enterrée pour de bon.

Pourquoi la France veut une Allemagne réarmée

Qu’est-ce qui a scellé son destin ? De diverses manières, jamais discutées publiquement, comme le veut la coutume néo-allemande lorsqu’il s’agit de questions de vie ou de mort, le projet « d’armée européenne » était lié à la promesse faite de longue date par l’Allemagne à l’OTAN d’augmenter ses dépenses militaires à 2 % du PIB. Cette hausse de moitié, à une date non précisée dans l’avenir transatlantique, suffirait à ce que les dépenses de « défense » de l’Allemagne dépassent celles de la Russie, sans compter le reste de l’OTAN. De plus, les dépenses militaires allemandes ne peuvent porter que sur des armes conventionnelles et non sur des armes nucléaires. Dans les années 1960, l’Allemagne de l’Ouest fut l’un des premiers pays à signer le traité de non-prolifération nucléaire, à la condition que les Alliés occidentaux lui rendent une partie de sa souveraineté. En outre, il est évident que la Russie, avec sa coûteuse force nucléaire, serait incapable de suivre l’Allemagne dans une course aux armements conventionnels, ce qui la conduirait à investir dans l’amélioration de ses « capacités nucléaires ». Alors que cela devrait effrayer les Allemands les plus courageux, ce n’est pas le cas, car le simple fait de mentionner des questions de ce type vous fait passer pour un Poutinversteher (sympathisant de Poutine), et qui veut être considéré comme tel ?

L’utilité des fameux 2% ne fut jamais expliquée, à part à renforcer la puissance de feu de « l’Occident », mais l’idée sous-jacente est claire : transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale.

L’utilité des fameux 2% ne fut jamais expliquée, à part à renforcer la puissance de feu de « l’Occident », mais l’idée sous-jacente est claire : transformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale. Notez que l’ensemble de l’armée allemande, contrairement aux autres pays membres, est sous le commandement de l’OTAN, c’est-à-dire des États-Unis. Toutefois, les USA ne sont pas les seuls à demander une hausse des dépenses militaires allemandes : la France souhaite elle aussi que l’Allemagne atteigne les 2%, ayant elle-même a atteint cet objectif pendant des années, puisque, comme la Russie, elle maintient une force nucléaire coûteuse, et manque donc de puissance conventionnelle. Ainsi, pour la France, un renforcement militaire allemand non nucléaire ne bénéficierait pas nécessairement aux États-Unis mais, dans des circonstances favorables, pourrait profiter à la France, en venant compenser son déficit conventionnel causé par son excédent nucléaire.

C’est ici que l’armée européenne de Habermas et de ses proches entre en jeu. Pour les Français, ce que Macron appelle la « souveraineté stratégique européenne » ne peut être réalisée que si l’Allemagne n’est, totalement ou au moins partiellement, extraite de son enchevêtrement militaire atlantiste, en faveur d’un enchevêtrement franco-européen. Si un tel projet est déjà suffisamment difficile à mettre en œuvre en lui-même, il faut ajouter que celui-ci implique de nouvelles unités et « capacités » conçues dès l’origine pour des objectifs européens autodéterminés plutôt que pour des objectifs transatlantiques déterminés par les États-Unis.

Le retour de l’Allemagne frugale

Un rapide coup d’œil à la planification budgétaire allemande pour le futur proche suffit toutefois à écarter cette perspective. Adoptées sous Merkel, avec Olaf Scholz (nouveau chancelier, ndlr) au Ministère des Finances, les prévisions budgétaires quinquennales actuelles prévoient une baisse des dépenses de défense de 50 milliards d’euros en 2022 à 46 milliards en 2025, alors que pas moins de 62 milliards seraient nécessaires pour une augmentation à 1,5 % du PIB, ce qui serait toujours loin de l’objectif de 2 % fixé par l’OTAN. Lors des discussions pour former une coalition, les sources militaires ont fait savoir qu’elles n’avaient aucun espoir d’un retournement de situation sous un gouvernement dominé, selon elles, par « la gauche ». Dans ces conditions, le seul moyen pour les forces armées de réparer leur « état désastreux », dû à des décennies de négligence sous les gouvernements successifs de la grande coalition Merkel, était, selon elles, de réduire le personnel militaire de 13.000 personnes, contre 183.000 actuellement.

Les soldats, comme les agriculteurs, se plaignent toujours. Quelle que soit la somme d’argent que vous leur donnez, ils estiment qu’elle devrait être plus importante. Mais après les énormes déficits du budget fédéral allemand en 2020 et 2021, et étant donné la détermination du nouveau gouvernement Scholz, avec Lindner aux Finances (Christian Lindner, leader du parti libéral-démocrate (FDP) est un farouche partisan de l’austérité, ndlr), à maintenir le frein à l’endettement, sans parler des énormes investissements publics prévus pour la dé-carbonisation et la « transformation numérique », on peut supposer sans risque que les rêves de Habermas et Merz d’une « armée européenne » seront vains, et que ses dividendes espérés pour l’« intégration européenne » et l’industrie de l’armement ne se matérialiseront jamais. Il est intéressant de noter que l’accord de coalition évite la question des 2 % avec un culot presque merkelien : « Nous voulons que l’Allemagne investisse à long terme (!) trois pour cent (!) de son produit intérieur brut dans l’action internationale, dans une approche en réseau et inclusive (?), renforçant ainsi sa diplomatie et sa politique de développement et remplissant ses engagements envers l’OTAN ».

Rien sur la façon dont cela sera payé, et rien non plus qui permette à Macron, dont le mandat va être remis en jeu au printemps 2022, de convaincre ses électeurs d’un progrès vers la « souveraineté européenne », conçue comme une extension de la souveraineté française. La France post-Brexit étant la seule puissance nucléaire restante de l’UE, ainsi que le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, Macron espérait en effet que les chars allemands viennent joliment compléter les sous-marins nucléaires français et fasse oublier le fiasco AUKUS (alliance entre les USA, le Royaume-Uni et l’Australie qui a conduit à la rupture du contrat des sous-marins australiens, ndlr).

Le programme FCAS ne convainc pas

Y a-t-il une perspective de compensation ? L’espoir, comme le dit un dicton allemand, meurt le dernier, et cela pourrait être particulièrement vrai pour la France en matière européenne. Depuis quatre ans, l’Allemagne et la France parlent d’un chasseur-bombardier franco-allemand, le Future Combat Air System (FCAS), pour succéder au Rafale français et à l’Eurofighter allemand comme avion de combat de sixième génération des deux pays. À l’origine, le FCAS était un projet franco-britannique, mais celui-ci est tombé à l’eau en 2017 lorsque le Royaume-Uni a choisi d’opter pour un avion de son cru, le Tempest. Pressée par Macron, Angela Merkel a accepté de combler le vide. En 2018, Dassault et Airbus Defence se sont engagés comme principaux contractants, et la Belgique et l’Espagne ont été invitées à participer au projet. Pourtant, les travaux n’ont progressé que lentement, avec de graves désaccords notamment sur les droits de propriété intellectuelle, le transfert de technologie et les politiques d’exportation d’armes, un sujet important pour la France. Sous la pression de Paris, et probablement à la suite d’accords parallèles confidentiels conclus dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle de 2019, le gouvernement Merkel a obtenu de la commission budgétaire du Bundestag, en juin 2021, qu’elle autorise une première tranche de 4,5 milliards d’euros, afin de se prémunir contre un éventuel changement de majorité parlementaire allemande après les élections de septembre.

En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle.

Or, parmi la classe politique allemande, le FCAS a peu de partisans, voire aucun. Cela vaut également pour les militaires, qui le considèrent comme l’un de ces grands projets français trop ambitieux, voués à l’échec en raison d’une ambition technologique excessive. Le système, qui doit officiellement entrer en service vers 2040, se compose non seulement d’une flotte de bombardiers furtifs, mais aussi de nuées de drones qui doivent accompagner les avions dans leurs missions. Il comprend aussi des satellites pour soutenir les avions et les drones, généralement pour ajouter des capacités de cyberguerre au système, ce qui lui donne une touche de science-fiction que les généraux allemands impassibles ont tendance à trouver, a minima, superficielle. Dans un rapport confidentiel, la Cour des comptes fédérale allemande a récemment réprimandé le gouvernement pour avoir laissé en suspens des questions cruciales lors de la négociation de l’accord, tandis que le bureau des achats de la Bundeswehr a exprimé des doutes quant à la possibilité que le système devienne un jour opérationnel. Aucun doute en revanche sur le coût du FCAS qui sera nécessairement très élevé. À l’heure actuelle, les estimations officielles, ou semi-officielles, tournent autour de 100 milliards d’euros, tandis que des initiés bien informés chez Airbus estiment que la facture serait au moins trois fois plus élevée. À titre de comparaison, le fonds de relance européen suite au Covid s’élève à 750 milliards, à répartir entre 27 États membres.

Le FCAS serait-il un lot de consolation pour Macron, pour lui faire oublier « l’armée européenne » et « la souveraineté stratégique européenne » ? Peut-être s’il y avait encore de l’argent, mais, après la grande hémorragie financière suite au COVID, ce n’est plus vraiment le cas. En Allemagne, le FCAS est davantage considéré comme un embarras que comme une opportunité stratégique ou industrielle – l’un des nombreux problèmes laissés par Merkel, avec son inimitable talent pour faire des promesses incompatibles et irréalisables et s’en tirer à bon compte, tant qu’elle était au pouvoir. S’il reste quelques « gaullistes » dans la classe politique allemande pour qui l’alliance avec la France – et indirectement une Europe franco-allemande – prime sur l’alliance avec les États-Unis, on n’en trouve aucun dans le nouveau gouvernement.

L’atlantisme triomphe sur la coopération franco-allemande

En effet, là où il pourrait parler d’une « armée européenne », l’accord de coalition se contente de prévoir « une coopération accrue entre les armées nationales des États membres de l’UE… en particulier en ce qui concerne la formation, les capacités, les interventions et les équipements, comme l’Allemagne et la France l’ont déjà envisagé ». Et pour ne pas être mal compris, il ajoute que « dans tout cela, l’interopérabilité et la complémentarité avec les structures et les capacités de commandement de l’OTAN doivent être assurées », déclarant encore plus explicitement quelques pages plus loin : « Nous renforcerons le pilier européen de l’OTAN et œuvrerons en faveur d’une coopération plus intensive entre l’OTAN et l’UE ». Le FCAS n’est même pas mentionné, ou seulement indirectement, dans un langage qui ne peut que blesser les Français : « Nous renforçons la coopération en matière de technologie de défense en Europe, notamment par des projets de coopération de haute qualité, en tenant compte des technologies clés nationales et en permettant aux petites et moyennes entreprises d’entrer dans la compétition. Les achats de remplacement et les systèmes disponibles sur le marché doivent être privilégiés pour les acquisitions afin d’éviter les lacunes en matière de capacités ». Il y a fort à parier que le projet, s’il ne s’effondre pas en raison de problèmes technologiques ou d’une lutte acharnée pour le leadership industriel et les droits sur les brevets, sera à un moment donné abandonné pour ses coûts.

La nouvelle ministre des affaires étrangères, la candidate à la chancellerie des Verts, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste de type Hillary Clinton.

Les sceptiques du FCAS ne se retrouvent pas seulement au sein du SPD et du FDP. La nouvelle ministre des affaires étrangères, la candidate à la chancellerie des Verts, Annalena Baerbock, est une fidèle atlantiste de type Hillary Clinton qui a réussi à imposer ses vues sur le document de coalition tout au long du processus. Au cours des négociations de coalition, les Verts ont insisté pour que la flotte vieillissante de Tornado de la Luftwaffe soit rapidement remplacée par le chasseur-bombardier américain F-18. À ne pas confondre avec l’Eurofighter, les Tornados sont la contribution de l’Allemagne à ce que l’OTAN appelle la « participation nucléaire ». Celle-ci permet à certains États membres européens, et surtout à l’Allemagne, de livrer des ogives nucléaires américaines avec leurs propres bombardiers, avec la permission et sous la direction des États-Unis. (Pour autant que l’on sache, les États-Unis ou l’OTAN ne peuvent pas formellement ordonner aux États membres de bombarder un ennemi commun, mais les États membres ne peuvent pas bombarder un ennemi sans l’autorisation américaine). À cette fin, les États-Unis maintiennent un nombre non spécifié de bombes nucléaires sur le sol européen, en particulier allemand.

Récemment, des personnalités du SPD ont émis des doutes sur la sagesse de la doctrine de la participation nucléaire. Les États-Unis, pour leur part, se sont plaints de la vétusté des Tornado, mis en service dans les années 1980, et ont exigé des conditions de voyage plus confortables pour leurs ogives. À l’heure actuelle, les quelques Tornado encore capables de voler – moins de deux douzaines selon les dires – risquent de perdre leur permis de tuer (américain) en 2030. À moins de laisser le programme s’étioler, ce que certains membres de la gauche du SPD préféreraient, les Tornado pourraient en principe être remplacés par le Rafale français ou l’Eurofighter allemand (tous deux devant être remplacés, dans un avenir nébuleux, par des FCAS). Cependant, pour pouvoir transporter des bombes américaines, les avions non américains doivent être certifiés par les États-Unis, ce qui prend du temps, pas moins de huit à dix ans. C’est ainsi qu’est apparu le F-18, qui serait immédiatement disponible pour infliger l’Armageddon nucléaire à quiconque le méritera, du moins d’après les futurs présidents américains. Ainsi, le F-18 semble être le favori des militaires allemands, désireux de préserver leur réputation auprès de leurs idoles américaines et d’éviter les risques de diablerie technologique française.

À leur grand soulagement, l’acquisition rapide d’une flotte de F-18 de taille généreuse s’est avérée être l’une des demandes les plus vigoureusement défendues par les Verts de Baerbock lors des négociations de coalition. Après des négociations acrimonieuses, ils ont obtenu gain de cause. Dans l’accord de coalition, dans un langage compréhensible uniquement pour les initiés, les partis ont annoncé qu’ils allaient « acquérir un système successeur pour l’avion de combat Tornado » et « accompagner le processus d’acquisition et de certification de manière objective et consciencieuse en vue d’une participation nucléaire de l’Allemagne ». Le F-18 étant loin d’être bon marché pour un gouvernement à court d’argent, c’est une autre mauvaise nouvelle pour Macron et sa « souveraineté stratégique européenne ». Au final, si les États-Unis n’obtiennent pas leurs 2 %, ils pourront au moins vendre à l’Allemagne un bon nombre de F-18. La France, en comparaison, risque de se retrouver les mains vides, n’obtenant ni une armée européenne ni, en fin de compte, des FCAS.

Note : cet article a également été publié en anglais par la New left Review et en espagnol par El Salto.

Exportation d’armes, symptôme d’une dépendance

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Avion de chasse Rafale RIAT 2009 © Tim Felce

Le 7 décembre dernier, le média et ONG Disclose a révélé une note rédigée par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) « classifiée défense ». Celle-ci s’opposait vigoureusement à la mission d’information parlementaire proposant d’impliquer le Parlement dans le processus de contrôle des exportations françaises en matière d’armement. La révélation de cette note interroge sur le processus actuel et la position du gouvernement autour d’un secteur vital pour l’économie hexagonale. La question du contrôle des exportations d’armement se pose avec d’autant plus d’acuité après le scandale de l’utilisation des armes françaises par la coalition de pays menée par l’Arabie Saoudite contre les populations civiles dans la guerre au Yémen en 2018, qualifiée par le secrétaire général adjoint des affaires humanitaires des Nations Unies, M. Mark Lowcock, de « pire crise humanitaire au monde ».

Complexe, robuste, opaque. Ces trois qualificatifs reviennent tout au long du rapport de 157 pages des deux parlementaires M. Jacques Maire (La République en marche, LREM) et Mme. Michèle Tabarot (Les Républicains, LR) pour définir le processus de contrôle des exportations françaises d’armement. Ce rapport, remis le 18 novembre dernier, propose « la création d’une commission parlementaire » dans le cadre du processus de contrôle. La veille, le 17 novembre, arrive sur la table du cabinet de M. Emmanuel Macron, Président de la République, une note « confidentiel défense » du Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN) qui avant même la diffusion du rapport, s’oppose à tous les arguments qu’il soulève. « Sous couvert d’un objectif d’une plus grande transparence et d’un meilleur dialogue entre les pouvoirs exécutif et législatif, l’objectif semble bien de contraindre la politique du gouvernement en matière d’exportation en renforçant le contrôle parlementaire », indique notamment l’un des passages de la note publiés par Disclose. Plus en avant, les analystes du SGDSN conseillent les membres du gouvernement concernés par la note sur la stratégie à adopter vis-à-vis du rapport parlementaire et de sa reprise par les médias et les ONG en vue d’éluder les volontés de transparence qui pourraient émerger à sa suite dans le débat public.

Matignon, le ministère des Armées, le ministère des Affaires étrangères et celui de l’Économie sont également destinataires de la note. En France, la constitution de la Ve République, en faisant du Président de la République le chef des armées, entérine la prééminence de l’exécutif sur le Parlement en matière militaire ; partant, cette tension entre le Parlement et le pouvoir exécutif concernant les exportations d’armes, chasse gardée de la raison d’État, n’a rien d’étonnant. Toutefois, la marge de manœuvre du pouvoir législatif grandit, comme l’a déjà révélé l’adoption par le Parlement de la loi renseignement de 2015 – prise sur initiative du gouvernement – qui avait fait grincer des dents dans certaines sphères étatiques et dont le rendu de la mission d’évaluation, prévu après cinq années son adoption, continue à soulever des interrogations sur sa véritable portée démocratique. 

La révélation de cette note vient à nouveau nourrir les débats autour de l’un des secteurs les plus importants de la politique commerciale française et pourtant l’un des moins connus du fait de l’opacité qui l’entoure.

Secret défense : exécutif, industriels et partenaires-clients main dans la main

Pour comprendre plus en avant les enjeux du rapport de la mission d’information parlementaire, il est nécessaire de définir le fonctionnement du processus actuel d’autorisation de l’exportation d’armements. Aujourd’hui, le contrôle des exportations d’armement est entièrement organisé par l’exécutif et se déroule en deux phases : la délivrance de licence d’exportation (contrôle a priori) et le contrôle sur place de l’utilisation du matériel de guerre vendu (contrôle a posteriori). Il s’articule autour d’un processus interministériel de délibération et de consultation jusqu’à la délivrance des autorisations d’exportation par le Premier ministre. Ce processus est mis en œuvre par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG) qui réunit le ministère des Armées, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et le ministère de l’Économie et des Finances. Celle-ci est présidée par le fameux SGDSN, service rattaché au Premier ministre, qui a rédigé la note parvenue à Disclose. Les services de renseignement interviennent également à titre consultatif, ajoutent les rapporteurs.

Concernant le contrôle a priori, les avis pour l’instruction de licence de la CIEEMG se fondent sur plusieurs critères dont entre autres l’expertise technique sur les matériels, l’emploi possible des équipements dont l’exportation est envisagée, l’impact stratégique de la vente, la soutenabilité financière des acheteurs ou encore le respect par la France de ses engagements internationaux et européens… Tout ce travail d’analyse et de délibération est réalisé sous le couvert du secret défense et ne circule donc qu’entre les ministères et entités concernés, l’exécutif se retrouvant seul juge de la qualité du processus d’examen. En 2019, 2,5% des demandes de licence ont été refusées par la France d’après le rapport. La faiblesse de ce chiffre suggère, selon Benjamin Hautecouverture, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) « que le critère du respect du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’Homme n’est pas déterminant dans les décisions de la CIEEMG, alors même que plusieurs pays clients de la France sont réputés commettre de telles violations».

L’autre versant de cette activité est le processus a posteriori qui repose sur plusieurs points dont le respect par les industriels des conditions qui ont pu prévaloir lors de l’accord de la licence d’exportation, la maintenance sur place ou encore la formation au maniement du matériel livré.

Ce suivi de contrôle, en plus de vérifier le respect des règles internationales, remplit plusieurs objectifs. Il permet premièrement au pays vendeur d’évaluer l’efficacité de son propre matériel ; deuxièmement, la présence sur place des formateurs ou des agents de maintenance industriels sert des visées diplomatiques en développant des partenariats stratégiques avec les pays acquéreurs. Enfin, les contrats de maintenance représentent une grande part des exportations d’armement, et viennent donc appuyer une industrie nationale qui représente, selon les chiffres, entre 7 et 13% des emplois industriels en France. En ce sens, il est essentiel de noter que la France est dépendante de ses exportations. Les marchés domestiques et européens ne suffisent pas à couvrir les dépenses et investissements liés à cette industrie qui représentent quelques 40 milliards d’euros cumulés dont 10 milliards en investissements en 2018, selon les chiffres de la Direction générale de l’armement. La France se retrouve donc contrainte de se tourner vers d’autres pays du globe, notamment ceux des zones de conflits du Moyen-Orient. Cette dépendance justifie t-elle l’opacité qui s’exerce autour du processus de contrôle ? 

 D’autant que la concurrence sur le marché est de plus en plus importante avec l’émergence dans de nombreux pays d’industries d’armement soutenues par l’augmentation des dépenses militaires à l’échelle mondiale. Selon le classement annuel de l’Institut de recherche sur la paix internationale de Stockholm (Sipri) publié en 2019, le chiffre d’affaires des cent industriels les plus importants au niveau mondial avait augmenté de 47% par rapport à 2002 pour atteindre 420 milliards de dollars en 2018. En parallèle, les volumes d’exportations d’armes majeures (missiles, avions de chasse, navires de guerre) ont augmenté de 20% sur la période 2015-2019 en comparaison à la période 2005-2009, toujours selon le même rapport 2019 du SIPRI. Ces chiffres soulignent l’importance du contrôle à effectuer. Celui-ci est ainsi entrepris par l’exécutif au travers de la CIEEMG et ses mécanismes couverts du sceau « secret défense ». Le rapport parlementaire souligne par ailleurs que les entreprises considèrent le contrôle a priori comme « intrusif » et privilégient le contrôle a posteriori. Celui-ci se déploie sur les domaines de conformité aux règles d’exploitation et la vérification des problèmes éthiques.

La coopération des pays partenaires et clients est une autre dimension essentielle du contrôle. Or l’accord ou le refus d’une licence implique des répercussions géostratégiques : la politique française d’exportation d’armements est en effet un levier d’action diplomatique pour la France, qui à travers le commerce des armes, soutient certains intérêts stratégiques. Disclose a par exemple révélé en septembre 2019 que les Rafales vendus à l’Egypte en 2015 avaient été utilisés pour soutenir le Maréchal Haftar dans sa conquête du pouvoir. Paris soutenait discrètement Haftar, malgré les critiques de la communauté internationale : les exportations d’armement à destination de l’Egypte furent donc un moyen d’affirmer cette ligne sans qu’elle donne pour autant lieu à une prise de position diplomatique claire.

Avion de chasse Rafale RIAR 2009 © Tim Felce

La décision d’accorder une licence d’exportation vers un pays donné peut également être un moyen de pression comme dans le cas destensions entre la France et la Turquie. Le Premier ministre grec M. Kyriakos Mitsotakis a ainsi annoncé, le 12 septembre 2020, une importante commande d’armes à la France dont 18 rafales auprès de Dassault Aviation pour un montant de 2,5 milliards d’euros. Cette commande intervient alors que la tension monte entre le régime turc de M. Recep Erdogan et la Grèce, pays de l’Union européenne, à propos de gisement d’hydrocarbures en Méditerranée orientale. La ministre des Armées Florence Parly s’est félicitée dans un communiqué de ce choix de la Grèce qui « vient renforcer le lien entre les forces armées grecques et françaises, et permettra d’intensifier leur coopération opérationnelle et stratégique ». Elle doit se rendre à Athènes, le 23 décembre pour conclure la vente. En plus de renforcer le partenariat stratégique franco-grec et de servir l’industrie aéronautique française, ce contrat sert donc aussi une visée diplomatique : il affirme le soutien français à la Grèce dans les tensions qui l’opposent à la Turquie et en creux, permet à Paris de mettre la pression sur Ankara.

Les enjeux diplomatiques, économiques, et juridiques liés au contrôle des exportations d’armement sont donc pour l’instant entre les seules mains du pouvoir exécutif, à travers les procédures de contrôle opérées par la CIEEMG.

Définir une arme : un enjeu crucial

Dans le cadre du respect des engagements internationaux, les rapporteurs insistent également sur un point fondamental : la définition des objets. Le cadre juridique définit deux types de biens : les matériels de guerre ou assimilés et les biens à double usage. 

L’appartenance à la catégorie des matériels de guerre dépend des caractéristiques décrites dans l’arrêté du 27 juin 2012 relatif à la liste des matériels de guerre et matériels assimilés. Cet arrêté définit toute une liste de biens produits exclusivement pour l’usage militaire, comme les canons, les véhicules terrestres type char ou les navires de guerre. La catégorie des biens à double usage intègre un grand nombre d’objets utilisés dans le civil et militarisables comme les satellites et leurs principaux composants ou encore les drones et les radars. 

La qualification de bien à double usage est régie par le règlement européen du 5 mai 2009 du Conseil de l’Europe, dont l’annexe 1 consolide les listes des régimes des biens à doubles usage dont le régime de Wassenaar sur le contrôle des exportations d’armes conventionnelles et de biens et technologies à double usage de 1987. Le contrôle des technologies à double usage tient à ce que, comme le relève le rapport parlementaire du 18 novembre 2018, certains États tentent parfois de se doter « d’armes de destruction massive en pièces détachées via des réseaux d’acquisition sophistiqués », justifiant ainsi « la mise en place d’un contrôle en amont du cycle d’élaboration, de production et de transport de telles armes ». Le contrôle des biens à double usage est réalisé par une instance consultative distincte de la CIEEMG, la Commission interministérielle des biens à double usage (CIBDU) dont les membres sont désignés par le ministre chargé de l’industrie. En pratique, le processus d’examen de cette commission est le même que celui de la CIEEMG. La principale distinction est que les biens à double usage sont soumis à un régime d’autorisation sauf interdiction à l’inverse des matériels de guerre et assimilés, régis par un régime de prohibition sauf autorisation. 

L’importance de la qualification de certains biens comme arme ou non définie par les traités internationaux et notamment le régime de Wassenaar qui en établit la liste est interrogée par les rapporteurs. « Des biens conçus pour un usage civil peuvent être détournés à des fins militaires ou de répression interne », soulignent-t-ils. Ils s’inquiètent de « certaines polémiques [qui] ont par exemple vu le jour à la suite de la vente, par la France, de camions anti-émeutes avec canon à eau à Hong-Kong, employés pour réprimer les manifestants qui protestaient contre la remise en cause de l’autonomie de la région administrative spéciale ». Ces camions, pour n’avoir pas été définis comme des armes, ont par exemple échappé au contrôle de la CIBDU. Selon le rapport, la définition stricte d’une arme est celle d’un objet conçu pour « tuer ou blesser ». Ces ambiguïtés concernant la définition de l’armement se nouent donc sous le voile du secret défense, et sous le seul contrôle du pouvoir exécutif.

Des hommes et des lois, propositions et illusion

C’est suite à la révélation par Disclose de la présence d’armes françaises dans le conflit au Yémen, utilisées notamment par la coalition de pays menée par l’Arabie Saoudite en 2015 que la création en avril 2018 d’une commission d’enquête parlementaire sur les ventes d’armes française aux acteurs du conflit au Yémen a été proposée par vingt députés de la majorité. Cette demande n’a pas abouti. Mais au regard de l’importance du sujet, la commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale a crée, en décembre 2018, une mission d’information parlementaire sur le contrôle des exportations d’armement dont est issu le rapport publié le 18 novembre 2020 par M. Jacques Maire (LREM) et Mme. Michèle Tabarot (LR). Long de quelque 157 pages, celui-ci après avoir défini de manière détaillée les conditions actuelles du processus de contrôle émet diverses propositions et en argumente les enjeux.

La première et principale d’entre elles est la création d’une délégation parlementaire au contrôle des exportations d’armement dotée d’un droit d’information et d’un droit à émettre des recommandations dans le cadre d’une base juridique retenue et sous couvert de confidentialité lors de certaines situations spécifiques dans le processus a posteriori. Outre sa mission principale de contrôle, les rapporteurs ajoutent que cette commission pourrait également enrichir le débat public en produisant un rapport annuel, contribuer aux échanges avec le Gouvernement au sein des commissions concernées de l’Assemblée nationale et animer un débat « hors-les-murs ». Le pouvoir législatif se verrait ainsi doté d’un droit de regard et de conseil sur des décisions prises aujourd’hui en toute opacité par le seul pouvoir exécutif. 
Concernant les biens à double usage, les rapporteurs préconisent la création d’une liste nationale de bien inclus dans cette catégorie. Celle du régime de Wassenaar, du fait de son caractère international, étant contrainte « par les vicissitudes des négociations ». Pour appuyer cette proposition, les deux députés soulignent que le fonctionnement actuel fait courir des risques à la France sur plusieurs points. Sur son sol, la sensibilisation de la population par les médias et ONG, comme cela a été le cas avec le scandale du Yémen.

Selon Amnesty International, 83 % des Français pensent que le commerce d’armement manque de transparence et 77 % que le commerce des armes devrait faire l’objet d’un débat public en France.

Selon les auteurs du rapport Jacques Maire (LREM) et Michèle Tabarot (LR) en n’intégrant pas le Parlement à l’inverse d’autres pays, comme par exemple l’Allemagne, dont l’armée n’agit que sous mandat parlementaire ou la Suède, la France crée un sentiment de défiance à son égard du fait de son statut de puissance militaire. La France est aujourd’hui la cinquième puissance militaire mondiale, et est devenue, à la faveur d’une augmentation de 77 % de ses ventes en 2019, le numéro 3 mondial des vendeurs d’armes.

Mais de manière plus contestable et moins réaliste, les députés mentionnent également la relation de la France avec les pays européens : les rapporteurs insistent particulièrement sur ce point en agitant le miroir d’une Europe de la défense. S’ils reconnaissent le caractère fantaisiste d’un vote à l’unanimité sur chacune des exportations d’armement nationales, ils n’en plaident pas moins pour le renforcement de la Position Commune sur les exportations d’armement. Cette « mise en commun normative et pratique » servirait, selon les députés, à faire pièce à la concurrence internationale de pays comme la Chine ou les États-Unis. Pour ces derniers, le marché intérieur européen couvre les investissements dans le domaine de l’armement. Un dialogue interparlementaire pourrait ainsi, selon les rapporteurs, prévaloir afin de renforcer la coopération européenne. Cette question d’une éventuelle européanisation du contrôle du commerce des armes est balayée par la note du SGDN, qui souligne la position réelle de la France à ce sujet, et craint « le risque d’un effet de bord qui exposerait notre politique à des enjeux internes propres à certains de nos voisins européens », comme le précise le document révélé par Disclose. Pour le gouvernement, les domaines de la défense sont un des piliers de souveraineté nationale à défendre absolument. Cette question de l’européanisation du contrôle des exportations fait resurgir les débats sur l’Europe de la défense : si cette idée est presque irréaliste dans la pratique, elle n’en constitue pas moins un vocabulaire très utilisé par les dirigeants politiques, détournant par des effets d’annonce l’attention des questions sociales dans l’espace de l’Union, et permettant à peu de frais d’afficher des convictions européistes. 

Bras de fer avec l’Allemagne

Par rapport à cette question, l’opacité du système français fait défaut, signalent les députés. Ils citent en exemple l’Allemagne, qui plaide tout simplement pour une européanisation du contrôle des exportations d’armement. La question est souvent soulevée outre-Rhin dans le débat public notamment par le SPD, Die Linke et les Verts. Cette radicalité, précisent-t-ils, est le fait de la volonté allemande d’amener la responsabilité sur l’UE de « décisions nationale très impopulaires auprès de l’opinion publique ». Pour l’Allemagne, il s’agirait ainsi de détourner des décisions difficiles à prendre sur les épaules de l’Union Européenne dans la mesure notamment où celle-ci est moins dépendante économiquement que la France de ses exportations d’armement et se retrouve en concurrence avec la France, dans un domaine où la diplomatie militaire française pèse bien davantage dans les enceintes internationales. La difficulté de réunir les votes des pays de l’Union Européenne à l’unanimité constituerait pour la France une concession de souveraineté inconcevable. 

Si une démocratisation des exportations d’armement est bien nécessaire, il faut donc analyser la position allemande de manière réaliste : derrière les arguments de pression populaire, l’Allemagne cherche dès lors à maximiser ses intérêts. Et son cas est significatif de la lutte autour des enjeux de l’européanisation de la défense, source traditionnelle de dissensions entre la France et l’Allemagne. Un bras de fer se joue depuis des années entre les deux pays, oscillant entre opposition et coopération. Le récit de cette lutte démarre avec les accords « Debré-Schmidt » de 1972 dont l’article 2 prévoyait, que sauf cas exceptionnel, « aucun des deux gouvernements n’empêchera l’autre gouvernement d’exporter ou de laisser exporter dans des pays tiers des matériels d’armement issus de développement ou de productions menés en coopération ».

L’accord est significatif car de nombreuses armes produites par la France sont dotées de composantes de fabrication allemande. Cet accord préserve donc la souveraineté nationale des deux pays en matière d’exportation. Toutefois l’Allemagne a progressivement remis en cause ce principe au fil des années, en particulier après la crise au Yémen en 2018. Par le blocage de ses exportations de composants, en 2019, l’Allemagne a ainsi contraint la société MBDA dans son désir d’exporter le missile Meteor vers l’Arabie Saoudite. Le contournement par la France du problème se réglerait par des commandes auprès des États-Unis, confie M. Daniel Argenson, directeur de l’Office français des exportations d’armement (ODAS). Un pari perdant-perdant dans le recherche d’une entente européenne commune. Car les États-Unis, forts de la réglementation ITAR (International Traffic in Arms Regulations), peuvent imposer leurs contraintes à la France et gagner en influence, tout en s’octroyant des parts de marché. Les règles ITAR stipulent notamment « que dès lors qu’un sous-ensemble de produit entre dans le champ ITAR, c’est l’ensemble du produit qui est soumis au contrôle américain », comme le précisent les deux députés français. 

Missile Meteor

Pour résoudre la tension de ce blocage, qualifiée par les industriels auprès des rapporteurs de « plus problématique » que la réglementation états-unienne, les deux parties ont tenté de nouveaux rapprochements. En 2019, le traité d’Aix-la-Chapelle est signé le 22 janvier 2019. Il définit alors la volonté politique commune dans la définition d’un cadre d’exportation. Quelques mois plus tard, le 16 octobre 2019, à la sortie du Conseil des ministres franco-allemand, est annoncé un accord juridiquement contraignant reposant sur la confiance mutuelle pour les programmes conduits en coopération et les systèmes contenant des composants de l’autre pays. L’article 3 de cet accord stipule en particulier que « dès lors que la part des produits destinés à l’intégration des industriels de l’une des parties contractantes dans les systèmes finaux transférés ou exportés par l’autre partie contractante demeure inférieure à un pourcentage arrêté au préalable par accord mutuel entre les partie contractantes, la partie contractante sollicité délivre les autorisations d’exportation ou de transfert correspondantes sans délai, sauf de façon exceptionnelle, lorsque ce transfert ou cette exportation porte atteinte à ses intérêts directs ou à sa sécurité nationale ». L’annexe 1 de l’accord fixe à 20% le seuil de la valeur du système final en projet d’exportation.

Sous cet angle, les raisons commerciales et géostratégiques semblent prévaloir de la part des deux pays. L’Allemagne, malgré les prises de position du gouvernement de la chancelière Angela Merkel, a en effet été également secouée par des affaires liées à ses exportations. En 2012, par exemple, les tractations autour de la vente de 800 chars allemands Léopard 2 à l’Arabie Saoudite pour 10 milliards d’euros ont été l’objet d’une forte opposition de la part des mouvements pacifistes et écologistes d’Outre Rhin. L’argument d’opposition était le non-respect des droits humains par l’Arabie Saoudite. Soumise à la pression populaire et aux anathèmes des partis d’opposition, Angela Merkel renonça à ce contrat, à l’approche des élections législatives. En 2018, la position allemande se durcissait face à Ryad après le meurtre du journaliste Jamal Kashoggi et proclamait un embargo sur l’exportation d’armements à destination de l’Arabie Saoudite. Or selon un article du Centre de ressource et d’information sur l’intelligence économique et stratégique, l’Allemagne a permis à ses industriels la livraison d’armes aux saoudiens par l’entremise de leurs filières à l’étranger.

 Impliquer le Parlement, un remède démocratique

« La guerre, ce mal insupportable parce qu’il vient aux hommes par les hommes », écrivait Jean-Paul Sartre, semble alors mieux encadrée quand la responsabilité populaire à travers le Parlement est invoquée. Aux Pays-Bas, le contrôle parlementaire a par exemple empêché, en 2012, la vente de chars à l’Indonésie après la crainte que ceux-ci soient utilisés contre le mouvement séparatiste de Papouasie-Nouvelle-Guinée, comme l’expose l’Observatoire des armements, dans une note analysant le fonctionnement des contrôles parlementaires néerlandais, britanniques et allemands. À cet égard, le pouvoir législatif se retrouve pleinement dans son rôle de contre balancier du gouvernement et de support démocratique majeur. Enfin, sauf quand la CIA intervient. En faisant un pas de côté, l’exemple de tentative de blocage de la commission de contrôle des exactions commises a Guantánamo par l’agence de renseignement états-unienne interroge sur les limites que peut rencontrer un Parlement sur des sujets qui révèlent de la raison d’État.

Néanmoins, démocratiser le processus de contrôle des exportations d’armement en y incluant une commission parlementaire peut apparaître comme un remède supplémentaire à « ce mal insupportable » qu’évoque Sartre. Car la guerre brise les vies et c’est sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale que nombre des engagements internationaux de la France se sont fondés. La Déclaration des droits de l’Homme de 1948 de l’ONU, ou la Convention européenne des droits de l’Homme de l’Union européenne de 1950 en sont les actes fondateurs. Entretemps, en 1949, les accords de Genève sont signés et mettent l’accent sur l’importance de la protection des civils en temps de guerre.

Depuis la France a ratifié, à travers l’adoption par le Conseil de l’Union européenne en 2008, la Position Commune qui régit le contrôle des exportations de technologies et d’équipements militaires. Ce texte stipule notamment que « les États membres sont déterminés à empêcher les exportations de technologies et d’équipements militaires qui pourraient être utilisés à des fins de répression interne ou d’agression internationale, ou contribuer à l’instabilité régionale ». En 2014, enfin, une ratification a été faite du Traité sur le commerce des armes (TCA), adopté en avril 2013 par l’Assemblée générale des Nations-unies. Ce dernier a pour but la régulation du commerce des armes et notamment l’importance de l’évaluation par le gouvernement des risques de l’exportation et interdit tout transfert de matériel sujet à des risques de violation du droit humanitaire. Il s’avère toutefois non contraignant…

Les ONG comme palliatif ?

La mission parlementaire de M. Jacques Maire et Mme. Michèle Tabarot est ainsi comme un prémisse de remède qu’on ne teste sous peur des effets secondaires et dont s’inquiètent la note du SGDSN. Parmi ces principes actifs, se trouve le travail des ONG. En particulier, la campagne Silence ! on arme d’Amnesty International dénonce «l’omerta » autour du processus de contrôle des exportations et revendique que « la question de la vente des armes doit devenir un enjeu du débat démocratique ». Face à cette prise de position radicale, des questions se posent. Et ce sont des enjeux plus globaux de société qui transparaissent en ligne de fond. 

Avec près de 60 milliards d’euros de déficit commercial en 2019, l’économie française se retrouve dopée par son industrie d’armement. La note du SGDSN publiée par Disclose souligne ainsi que la démocratisation de la question pourrait « entraîner des effets d’éviction de l’industrie française dans certains pays », évoquant le risque que « les clients» puissent être « soumis à une politisation accrue des décisions », nuisance pour les affaires, par la « fragilisation de notre crédibilité et de notre capacité à établir des partenariats stratégiques sur le long terme, et donc de notre capacité à exporter ». Le rapport parlementaire insiste sur la dépendance de la France dans le secteur. En 2019, les ventes d’armes ont atteint 8,3 milliards d’euros selon rapport au Parlement 2020 sur les exportations d’armes du ministère des armées. Et la loi de programmation 2019-2025 prévoit une augmentation des moyens financiers consacrés à l’industrie de défense. Dès 2022, le soutien à l’innovation par le ministère des Armées sera porté à 1 milliard d’euros par an. 

Ces informations là, quant à elles, sont publiques et témoignent de la direction politique et économique du gouvernement dans sa dépendance. En 2019, contrainte de s’expliquer devant la commission de défense et des forces armées de l’Assemblée Nationale après l’affaire du Yémen, la Ministre des Armées Florence Parly a déclaré lors de cette séance houleuse, « l’Europe, on peut le regretter, ne peut être le seul marché de substitution du marché national : elle dépense trop peu pour sa défense, et quand elle le fait, elle achète encore trop peu au sein de l’Union européenne, et plutôt en dehors de l’Union européenne. Nous n’avons donc pas le choix : il nous faut exporter »Le CNRTL définit la dépendance comme « l’état d’une personne qui est ou se place sous l’autorité, sous la protection d’une autre par manque d’autonomie ». L’implication du Parlement dans le processus de contrôle pourrait soulager cet état. Pour en sortir, certains parlent de décroissance. Il faut toutefois craindre que les exportations d’armement, en plus de représenter parfois des entorses aux droits humains, ne finissent par constituer un handicap stratégique : les coups médiatiques portés à l’exécutif suite à la révélation de la présence d’armes françaises au Yémen semblent bien plus élevés que les avantages financiers retirés de la conclusion de ces contrats.

Sources :

– Maire Jacques et Tabarot Michèle, Rapport d’information sur le contrôle des exportations d’armement, 18 novembre 2020.

– « Ventes d’armes : en secret, l’executif déclare la guerre au Parlement », Disclose, 7 décembre 2020.

– Dancer Marie, « L’armement, une industrie jugée stratégique pour la France », La Croix, 10 juillet 2019.

– SIPRI 2019 Yearbook.

– « Libye : Haftar et le soutien des rafales égyptiens », Disclose, 15 septembre 2019.

– « La Grèce commande des Rafales à la France, sur fond de tensions avec la Turquie », Capital

– Federico Santopinto, Crise libyenne, rôle et enjeux de l’UE et de ses membres, Notes du GRIP, 29 janvier 2018.

– Baeur Anne, « Rafale : la Grèce souhaite conclure l’achat de 18 avions avant Noël », Les Echos, 18 décembre 2020.

– Tristan Lecoq, François Gaüzère-Mazauric Défense de l’Europe, défense européenne, Europe de la défense –Cahier de la RDN, préface p. 5-10, 5 septembre 2019.

– Cabirol Michel, « L’Allemagne bloque l’exportation du missile Meteor de MBDA vers L’Arabie Saoudite », La Tribune, 5 février 2019.

– Schnee Thomas, « Scandale autour de la vente de 800 chars allemands à l’Arabie Saoudite », L’Express, 22 juin 2012.

– Lopez Thimothé, « Allemagne : des ventes d’armements à haut risque ? », Centre de ressources et d’information sur l’intelligence économique et stratégique, 14 novembre 2019.

– Fortin Tony, « Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni : quand le débat parlementaire fait reculer le gouvernement », Observatoire des armements, 16 novembre 2020.

– Bonal Cordélia, « Comment la CIA a délocalisé ses centres de tortures », Libération, 14 décembre 2014.

– « Silence ! on arme », Amnesty International

Rapport au Parlement 2020 sur les exportations d’armement de la France, Ministère des Armées, 29 août 2020.

Entretien avec Arthur Rizer : « C’est dans la mentalité des policiers américains que se trouve le véritable danger »

Screenshot from The Square One Project
https://www.youtube.com/watch?time_continue=7&v=8UaWaERR6yM&feature=emb_logo

Arthur Rizer est membre du think tank R Street Institute et a travaillé au Columbia Justice Lab de l’Université de Columbia (New York). Ses contributions sont singulières dans le paysage universitaire des travaux sur la police, en ce qu’il s’intéresse aux mentalités autant qu’aux pratiques des agents sur le terrain. Une de ses thèses principales est celle de la redéfinition de l’habitus des forces de l’ordre par le biais de leur militarisation aux États-Unis. Conservateur revendiqué, il n’en demeure pas moins très critique à l’égard de l’arbitrage entre sécurité et liberté et rappelle combien l’on ne saurait sacrifier la seconde à la première. Entretien réalisé, à distance, par Marion Beauvalet et traduit par Rémy Choury.


Le Vent Se Lève – Pouvez-vous au préalable présenter le think tank dont vous faites partie : est-il affilié aux démocrates ou aux républicains ? Plus largement, auprès de qui bénéficie-t-il d’une audience aujourd’hui ? Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux questions de militarisation et de police ?

Arthur Rizer – Nous ne nous alignons absolument pas sur un parti ou un autre. Néanmoins, nous nous situons au centre-droit de l’échiquier, à l’échelle duquel nous portons les idées de la droite conservatrice. Cette dernière recouvre plusieurs significations selon l’endroit où vous êtes dans le monde.

Pour simplifier, pour ce qui est des États-Unis, mon idéal est de croire en des questions comme la gouvernance limitée, la responsabilité fiscale, l’utilisation intelligente de l’argent des contribuables, etc. Ce sont, selon moi, des valeurs qui transcendent l’échiquier. Avant, j’étais professeur dans une université. J’aimais enseigner, j’enseigne toujours, mais je voulais vraiment mener des actions qui avaient la capacité de changer les choses par l’intermédiaire de personnes réelles et me détacher des seuls bancs universitaires parfois déconnectés. Je me suis donc consacré à un travail plus politique.

J’enseigne toujours dans l’université George Mason et je donne aussi des cours à l’université de Londres. À Oxford, j’étudie les questions liées au maintien de l’ordre, à la violence policière et à la militarisation de la police. Mon intérêt pour la police et sa militarisation réside dans le fait que j’étais soldat et j’ai combattu en Irak. Quand je suis revenu d’Irak en 2005, j’ai atterri à l’aéroport de Minneapolis. Le hasard a fait que j’ai vu un policier qui se tenait là avec un fusil M4. Il s’agit justement  du modèle de fusil que j’avais en Irak. Je me suis demandé dans quelle situation il pouvait avoir besoin d’une telle arme, quel était l’intérêt d’avoir cela pour patrouiller dans les rues aux États-Unis. Je précise qu’il ne s’agissait pas d’un officier du SWAT (Special Weapons And Tactics) ou d’un policier qui recherche des terroristes.

J’ai écrit un article dans The Atlantic en 2008 qui parlait de la façon dont nous brouillons les frontières entre la police et l’armée. Je suis allé dans plusieurs pays en Europe, au sein desquels j’ai parfois élu domicile : je note qu’il y a une différence historique entre la police et l’armée en Europe. Aux États-Unis, nous sommes censés avoir une démarcation très claire entre les deux.

LVSL – Qui parle aujourd’hui aux États-Unis de ces sujets ? En quoi considérez-vous votre voix comme singulière ? Quelles sont les lignes structurantes du débat et les positions des différents acteurs ?

A. R. – La singularité de mon propos réside essentiellement dans le fait que j’ai été soldat. J’ai combattu, été sur le terrain, j’étais un officier de police civile et j’ai également été officier de police dans l’armée. J’ai aussi étudié la police d’un point de vue académique et j’enseigne à l’UCL un cours appelé « Éthique de la police ». Cela me mène à penser que j’ai une vue d’ensemble sur la question… Enfin, j’ai interrogé un grand nombre de policiers dans le cadre de mes travaux à Oxford. Je suis allé à Los Angeles, à Miami ou à Montgomery en Alabama. J’ai passé près de 320 heures avec ces officiers à les interroger et à leur parler.

Aux États-Unis, comme je l’ai mentionné, nous ne sommes ni républicains ni démocrates, mais nous sommes censés croire en un gouvernement limité, un gouvernement qui est contrôlé par des civils, mais la police est la chose la plus puissante et la plus réelle que le gouvernement puisse vous faire éprouver.

C’est pourquoi mon opinion a toujours été que si vous voulez dire que vous êtes un conservateur ou de droite, vous devez vraiment estimer que les civils doivent contrôler la police et que, dans le même temps, la police doit servir le peuple. Si vous ne le faites pas, vous n’êtes pas vraiment un conservateur.

LVSL – Qu’entendez-vous par « les civils doivent contrôler la police » ?

Capture d'écran d'un tweet d'Obama dont le matériau est une interview de Rizer
Barack Obama, mentionnant les analyses d’Arthur Rizer.

A. R. – Ce que je veux dire c’est que, dans ce pays, pour être une société libre, les gens qui sont élus devraient être ceux qui décident de la façon dont nous allons être gouvernés. Pensez à l’affaire George Floyd. Ce policier agissait en dehors de la politique ainsi que de ses prérogatives. Il n’avait pas le droit de faire cela. Nous sommes dans une situation où, heureusement, il a été poursuivi, mais il y a une centaine d’autres cas où l’agent de police ne le sera pas ou ne l’a pas été. Il en est ainsi dans ce système. Les gens votent et les personnes qui sont élues doivent décider de l’apparence et du comportement des forces de police.

Trop souvent dans ce pays, à cause des syndicats de police et d’autres éléments qu’il conviendrait également d’appréhender, la police semble agir de façon presque indépendante et sans beaucoup de déférence envers ses maîtres civils élus, et je pense que cela a causé beaucoup de problèmes.

LVSL – Pourriez-vous décrire les différentes étapes qui ont conduit à la militarisation de la police ?

A. R. – C’est un problème de longue date aux États-Unis et vous pouvez remonter jusqu’à la prohibition. À un moment donné, dans ce pays, l’alcool était illégal. Nous avons eu plusieurs années où l’alcool n’était pas servi. Nous avons donc eu la mafia et le crime organisé qui se sont développés pour vendre de l’alcool, faire de l’argent, et la possession d’armes s’en est trouvée changée.

C’est là que la militarisation a débuté : vous pouvez regarder n’importe quel film américain des années 1920, vous voyez le « méchant » avec un pistolet automatique, tandis que le policier a un petit groupe de six tireurs. Je remonte à cette période, mais la militarisation est devenue réelle lorsqu’une vraie guerre contre la drogue a été enclenchée.

Nous combattions des cartels qui avaient des armes de qualité militaire. Nous voulions riposter, mais les services de police ont appris qu’ils pouvaient obtenir plus d’argent et de ressources s’ils ressemblaient davantage à des officiers militaires et s’ils agissaient dans le cadre de ces groupes de travail. Il faut ajouter à cela la guerre contre la terreur et le terrorisme.

Après le 11 septembre, nous avons constaté une augmentation très importante des types d’équipements dont dispose la police dans ce pays. Il y a également eu cet événement appelé le North Hollywood shootout, une fusillade qui sert de sujet au film Heat. Lorsque cet incident a eu lieu en 1994, les braqueurs de banque avaient des fusils mais les policiers ne disposaient que de gilets pare-balles.

Cela a provoqué un nouveau pic dans l’appel à donner à la police des armes plus importantes. À cela s’ajoute le programme appelé 1033 qui a permis de transférer beaucoup d’équipements de l’armée vers la police. Ce que je décris ici constitue un moment crucial. Vous aviez ce graphique qui montre qu’à chaque étape nous avons eu de plus en plus de soldats dans les forces de police. Il est extrêmement important de s’en souvenir car la mission de la police dans le monde entier est de protéger et de servir.

« Pour la Patrie, ils veillent », voilà la devise de la police française. Il s’agit précisément de protection ! Pour le soldat, la devise de l’armée américaine est : « Je suis prêt à engager l’ennemi dans un combat rapproché et à le détruire ». Ce n’est pas ce que les policiers devraient faire. C’est pourquoi c’est si dangereux. C’est un peu comme cela que nous avons militarisé les États-Unis. Une grande partie de tout cela est également lié à des enjeux budgétaires.

Beaucoup de services de police ont pu obtenir plus d’argent pour leur département en faisant ce type de travail. En Amérique, la criminalité est en fait au plus bas. New York est l’une des villes les plus sûres au monde. Per capita, il y a moins de crimes violents à New York que presque partout ailleurs. Elle n’est pas si éloignée de Tokyo et de villes comme celle-là. La criminalité était très élevée dans les années 1980, et elle a diminué depuis. Cependant, le recours au SWAT a augmenté de 1400 % entre les années 1980 et aujourd’hui.

Les services de police ont expliqué qu’ils avaient besoin de matériel supplémentaire et ont débloqué des crédits en plus. C’est l’utilisation de ces derniers qui a posé problème quant à l’équipement.

LVSL – En plus de faire partie d’un think tank, vous avez également travaillé les questions de militarisation et de sécurité à Oxford et à l’UCL. Quel est l’état de la recherche sur ces sujets à l’heure actuelle ? Quelles grilles de lecture dominent dans le champ universitaire ?

A. R. – C’est le problème auquel nous sommes confrontés dans le domaine du maintien de l’ordre, je pense. La plupart des recherches portent sur des questions qui, à mon avis, ne changeront rien. La plupart des recherches sur la police portent sur les nouveaux agents de police et leur formation et sur les chefs de police. Mais il y a très peu de recherche sur ce qui se passe au sein des services de police. Afin de changer réellement la culture policière – ce que nous devrions faire – nous ne pouvons pas simplement changer de direction, nous ne pouvons pas simplement engager plus de policiers. Nous devons changer la façon dont les policiers envisagent leur rôle, mais nous ne comprenons pas vraiment bien comment ils le perçoivent.

La plupart des recherches dans ce domaine portent spécifiquement sur des chiffres comme « à quelle fréquence la police commet-elle des actes de violence ». C’est important. Cependant, les lacunes de la recherche concernent spécifiquement la compréhension de la culture policière et la tentative faite pour comprendre comment les cadres moyens de la police, comme le sergent, pensent leur rôle et comment nous pouvons les amener à penser différemment.

Mes recherches portent précisément sur ce sujet, à travers l’étude des agents de formation sur le terrain (FTO) : ce sont les formateurs directs des nouveaux agents. Toutes les recherches sur les FTO portent sur le programme de formation, et non sur les pratiques et ressentis réels des FTO. Or, là réside tout l’intérêt : mes recherches portent alors sur ces dernières questions et cherchent à identifier concrètement ce qu’il se joue dans la tête des forces de police.

LVSL – Comment les médias traitent la question de la police ? Est-ce que cela a changé à l’aube des mouvements Black Lives Matter ?

A. R. – C’est une excellente question. Dans l’histoire du journalisme, le maintien de l’ordre a toujours été un moyen de vendre des journaux. L’adage dit que « si le sang coule, le sujet sera plus porteur ». Montrer de la violence permet de vendre des journaux. C’est un domaine très médiatisé parce qu’il permet d’obtenir facilement des clics. En même temps, chaque fois que j’ai lu quelque chose sur le maintien de l’ordre sur des sujets que je maitrisais, c’était faux.

Des erreurs, parfois importantes, parfois minimes, mais des erreurs, toujours et encore. Je pense que les médias ont causé un préjudice considérable en faisant du sensationnalisme sur la police. Je voudrais m’étendre un peu sur le mot « médias ». Quand je pense à ce mot, je ne pense pas seulement aux nouvelles du journalisme. Il faut également penser aux émissions, aux films.

Dans ces derniers, je suis prêt à parier que vous avez des références dans lesquelles les policiers font des choses qui sont probablement répréhensibles. Mais ils peuvent le faire et agissent ainsi car ils ont le beau rôle, et cela ne choque pas le spectateur. Aux Etats-Unis, et je sais que c’est aussi le cas en France, dans les services de police, il y a les affaires internes. Ce sont les agents de police qui contrôlent les autres agents de police. Si vous pensez à tous les films ou émissions de télévision américains où il y a des agents des affaires intérieures, ce sont toujours eux les méchants. Ce sont toujours eux qui essaient d’empêcher la justice de se faire, qui empêchent les policiers de faire leur travail correctement.

Nous avons fait du sensationnalisme avec l’idée qu’un policier peut faire du mal s’il pourchasse un « méchant ».

C’est un problème majeur. Je vais à nouveau m’intéresser à la culture populaire : si vous regardez le film Training Day, Denzel Washington incarne un policier sans foi ni loi. Pourtant, c’est lui qui retient la sympathie du spectateur. Nous voyons en fait des policiers qui agissent en dehors de l’éthique et qui sont rendus sensationnels. On fait du sensationnalisme avec l’idée qu’un policier peut faire du mal s’il pourchasse un « méchant ».

Nous regardons parfois ces émissions en direct où nous voyons des policiers être agressifs envers la population. C’est scandaleux. Je pense que le journalisme a alimenté tout cela parce qu’il a fait du sensationnel dans la violence et a donné l’impression que le mauvais travail de la police était « amusant ».

Concernant les Black Lives Matter, les blancs n’ont pas la même interaction avec la police que les autres personnes. Tant que nous n’aurons pas compris cela, nous aurons toujours des problèmes. Je vais prendre mon exemple : mes enfants sont noirs, mon ex-femme est noire, et la façon dont ils voient le monde est différente de la mienne. Si je ne comprends pas cela, je vais être un mauvais père, assorti d’un mauvais citoyen. Si je ne suis pas en accord avec tout, j’ai néanmoins conscience de la grandeur de ce mouvement. Je pense que ceux qui y prennent part mettent en lumière de vrais sujets, notamment cette égalité prétendue, parce que si c’était le cas, les choses ne seraient pas ce qu’elles sont.

Quand un policier vous pousse contre le mur et vous donne un coup de poing derrière la tête, cela n’est pas enregistré.

Regardez la façon dont nous rendons compte des violences policières. Beaucoup de médias relativisent le sujet en assénant qu’il y a autant de fusillades pour les blancs que pour les noirs, et d’une certaine manière, ils agissent comme si cela prouvait qu’il n’y a pas de problème. Cela ne prend en compte que les fusillades qui sont enregistrées. Quand un policier vous pousse contre le mur et vous donne un coup de poing derrière la tête, cela n’est pas enregistré, et je vous garantis que cela arrive bien plus souvent aux pauvres, aux noirs, pas seulement aux États-Unis mais partout dans le monde. Nous devons regarder cette réalité en face et la reconnaître.

Aujourd’hui, je pense que beaucoup de blancs dans le monde sont paralysés. Il faut s’affirmer sur cette question et dire « le droit c’est le droit ». Ce n’est pas une question de droite, ni de gauche, ni démocrate, ni républicaine, c’est une question de justice.

LVSL – La militarisation permet de passer du paradigme d’un maintien de l’ordre, de la tranquillité publique à une opposition entre l’ami et l’ennemi, ce dernier étant donc, de fait, une menace à éliminer. Quelle est la doctrine à l’oeuvre ? Y’a-t-il une idéologie derrière cela ? Pensez-vous que cela puisse mener à une forme de guerre civile, qui sont des choses très présentes dans l’imaginaire américain ?

A. R. – La guerre civile est certainement présente dans l’imaginaire américain, et nous avons tant de séries télévisées et de films sur la guerre civile. C’est une question très pertinente, qui me ramène à certaines des choses que j’ai dites plus tôt. J’ai écrit un article qui traite spécifiquement des « raisons pour lesquelles les équipements militaires sont mauvais pour le maintien de l’ordre ». L’article défend l’existence de la police. Il dit que les policiers doivent être protégés et qu’ils doivent avoir les outils dont ils ont besoin, mais ces outils sont mauvais pour le maintien de l’ordre.

Cependant, ce que je fais vraiment dans cet article, si vous regardez les mentalités, c’est que la mentalité de la police est censée être « protéger et servir ». La police est censée protéger les gens, indépendamment de ce qu’ils ont pu faire, même quand il peut s’agir d’un crime ou d’une infraction grave. En revanche, quand j’étais soldat en Irak, mon travail consistait à tuer certaines personnes. C’est le rôle du soldat. Cela peut choquer, mais c’est comme ça depuis que les civilisations ont organisé les armées.

En brouillant les frontières entre la police et l’armée, vous causez vraiment d’énormes problèmes dans un pays. Si vous formez un policier comme un soldat, que vous l’équipez comme un soldat, et que vous lui dites ensuite que sa mission est essentiellement militaire, pourquoi être surpris qu’il agisse comme un soldat ?

Regardez ce qu’ils ont fait à Buffalo quand ils ont poussé cet homme au sol et qu’ils sont passés devant lui sans s’en soucier. De toutes vos questions, c’est la plus importante pour moi. C’est dans la mentalité des policiers que se trouve le véritable danger.

Est-ce que je pense que la militarisation peut conduire à une guerre civile ? Non. Beaucoup de gens sont très frustrés par le système américain, parce qu’il est si lent et qu’il semble mis sur écoute par tant de choses différentes, mais c’est fait exprès. Notre système a été conçu pour être lent et très monotone. Franchement, à quoi pourrait ressembler une guerre civile ? Cependant, cela pourrait-il conduire à plus de troubles civils, plus de gens dans les rues et plus d’émeutes ?

Si vous formez un policier comme un soldat, que vous l’équipez comme un soldat, que vous lui dites ensuite que sa mission est essentiellement militaire, pourquoi sommes-nous surpris qu’il commence à agir comme un soldat ?

Nous n’en avons cependant pas fini avec cette question. Est-ce que je pense que nous risquons la guerre civile ? Non. L’Amérique est très douée pour trouver le prochain bouc émissaire. Après le 11 septembre 2001, c’était le fondamentaliste musulman. Puis quand Donald Trump a été élu, il s’agissait des migrants à la frontière. Nous sommes vraiment bons pour cela : nous trouvons toujours la prochaine personne sur laquelle nous allons mettre notre haine.

Donc pour l’instant, c’est eux qui concentrent les critiques, mais il s’agit d’eux avant la désignation d’un autre bouc émissaire. Il y aura d’autres menaces qui vont surgir et auxquelles les gens vont donner la priorité. Pour citer Benjamin Franklin, « ceux qui sont prêts à renoncer à la liberté pour la sécurité ne méritent ni l’un ni l’autre ». C’est à cela que nous sommes confrontés dans ce pays.

Il y a des gens qui disent que nous avons besoin de la police, et que nous avons besoin qu’elle soit militarisée pour la sécurité. Et ce que je réponds c’est que si vous êtes prêt à abandonner votre liberté pour cette sécurité, vous ne méritez ni l’un ni l’autre. Dans l’histoire, cela a toujours été le cas. Est-ce que je pense que nous allons avoir un dictateur en Amérique ? Non. Mais je pense que nous allons lentement nous frayer un chemin vers la perte de la protection de notre Constitution.

LVSL – Pensez-vous que la situation actuelle, et plus largement les situations dites de « crise », peuvent constituer des temps où les citoyens sont enclins à tolérer davantage de surveillance ou qu’il s’agit d’un moment où des évolutions plus profondes dans le rapport à la surveillance prennent forme ? Comment arbitrer entre liberté et sécurité ?

A. R. – Je pense que nous l’avons montré dans notre histoire. Dans la période qui suit le 11 septembre, personne n’a remis en question les lois relatives à la surveillance et à la sécurité et à l’espionnage des Américains, personne n’a rien dit à ce sujet. Quand nous sommes allés en Afghanistan, personne n’a rien dit à ce sujet, je veux dire que vous êtes venus avec nous. Il faut du temps pour que ces choses se rattrapent, mais ce que je crains, c’est que chaque fois que vous avez ce genre de montagnes russes, vous vous retrouvez toujours dans le pire des cas. Si votre liberté est ici, et qu’ensuite il y a le 11 septembre et que les choses s’effondrent, vous ne revenez jamais au point de départ.

Dans la période qui suit le 11 septembre, personne n’a remis en question les lois relatives à la surveillance et à la sécurité et à l’espionnage des Américains, personne n’a rien dit à ce sujet.

En plaçant votre liberté à un certain niveau puis que vous viviez le 11 septembre, les choses s’écroulent, et vous ne revenez jamais au niveau de liberté initiale. Cette dernière se trouve rognée. Il en va de même pour les questions de militarisation.

Finalement, nous arrivons à un point où cela devient la norme. Je pense que c’est effrayant, et qu’en tant que peuple libre, nous devrions agir. Regardez toutes les caméras en Europe, en France, en Angleterre. Les gens n’auraient pas toléré cela il y a 40 ans. Mais aujourd’hui, c’est un peu normal : vous êtes dehors, vous êtes devant la caméra. Je ne dis pas que c’est une mauvaise chose, peut-être juste que nous ne devrions pas être aussi disposés à être d’accord avec cela.

Pour aller plus loin, références :

https://www.theatlantic.com/national/archive/2011/11/how-the-war-on-terror-has-militarized-the-police/248047/

https://www.vox.com/policy-and-politics/2020/7/7/21293259/police-racism-violence-ideology-george-floyd

https://www.youtube.com/watch?v=KOAOVbyfjA0&t=415s

14. Le général : Emmanuel De Romémont | Les Armes de la Transition

Après 36 années passées sous l’uniforme, le Général de corps aérien Emmanuel de Romémont a quitté le service actif en 2015. Au cours d’une riche carrière, il fût successivement pilote de reconnaissance et de chasse, commandant de deux escadrons, d’une base aérienne, chargé de mission puis général adjoint à la Délégation pour les Affaires Stratégiques, rapporteur auprès de la commission chargée du Livre Blanc sur la défense et la Sécurité nationale de 2008, et enfin en charge de la planification et de la préparation des opérations interarmées françaises (Serval en particulier). Conscient de l’importance du changement climatique, et notamment de la question de l’accès à l’eau, il a lancé depuis deux ans l’Initiative Plus d’Eau pour le Sahel. C’est avec une approche singulière, héritée de son expérience opérationnelle qu’il aborde ces problématiques avec nous, dans ce 14ème et dernier épisode de la série.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL – Vous êtes général quatre étoiles de l’armée de l’air et vous dirigez, par ailleurs, l’initiative Plus d’Eau pour le Sahel. Que peut un général dans le cadre du changement climatique ?

Emmanuel de Romémont – Une des réponses au changement climatique, quelles que soient les origines, c’est la question de l’eau. C’est en ce sens là que ma présence est pertinente ici pour en parler et pour parler d’une autre question, celle de mon expérience. Ce qu’on peut dire, c’est qu’un général est quelqu’un qui a une vision du monde, qui a été confronté avec ce qui va ou ne va pas et qui a aussi une vision de l’impact que peuvent avoir les hommes quand ils veulent changer le monde : soit vers plus de bien, soit vers plus de mal. C’est un citoyen lucide sur l’évolution du monde, sur les facteurs perturbants qu’on voit à l’œuvre. Je crois comprendre assez bien les dynamiques des systèmes humains qui caractérisent le fondement de notre planète et ce sont ces systèmes-là qui peuvent évoluer, que l’on doit faire évoluer pour aller vers plus de paix et ça a été mon travail pendant plusieurs années.

C’est aussi un homme d’action qui agit en homme de pensée pour reprendre la fameuse phrase de Bergson, si on comprend bien les dynamiques de ces systèmes mis à l’œuvre, on peut trouver des voies pour améliorer et aller vers plus de paix. On connaît le prix de la guerre, on doit tout faire pour l’éviter. Dans les quelques années que j’ai passées sous l’uniforme (36 !), il y a une phrase qui m’a toujours marqué qu’utilisait souvent le général Georgelin : « vivre en surface vous punira d’avoir ignoré l’avenir qui toujours hérite. ». On hérite toujours des situations, des crises, des actes qu’on a faits ou pas faits et donc pour nos enfants à qui on emprunte la planète, pour reprendre l’expression de Saint-Exupéry, pour leur offrir quelque chose de plus beau, prospère, stable et développé, il faut bouger et réfléchir.

Mon grand sujet est de réfléchir à la façon dont on conduit des actions collectives, comment on fait œuvre collective. C’est tout le défi du changement climatique et toutes les conséquences à terme : passer à une réelle mise en application et à de réels progrès. Pour être concret, ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est l’eau. Ayant été en Afrique, j’ai été frappé par le fait que c’était l’eau et l’éducation qui étaient à la racine de beaucoup de crises. Or, l’eau c’est la vie. On observe que le manque d’eau mène aux migrations, à l’instabilité, à l’insécurité. Garantir l’accès à l’eau c’est un rapport harmonieux à l’environnement : quand il existe, il y a de la paix, quand il n’existe pas, il y a insécurité, il y a un lien direct. Ce qu’on a pu observer en Afrique, notamment dans les zones qui m’intéressent, c’est que le militaire que je suis, le responsable d’opérations qui a été obligé de gérer des systèmes, perçoit qu’on peut essayer de changer certains paramètres de ce système eau et faire en sorte que les choses évoluent.

C’est vraiment mon cri depuis cette initiative que j’ai lancée en mars 2018 de façon tout à fait humble, de voir que le constat que j’avais posé initialement était conforté par certains et d’ouvrir peu à peu des portes, essayer d’ajouter une plus-value, mais en secouant un peu des idées reçues et en sortant de certaines logiques, en faisant du system thinker. Vous me demandiez ce qu’un général comme moi peut apporter : un opérationnel, quelqu’un qui a pensé le système peut apporter une capacité à faire du lien, à penser inter ligere, à faire de l’intelligence de ce qui met en lien. Personne n’a raison tout seul et n’apportera de réponse seul, c’est collectivement qu’on l’apportera, donc il faut penser « dynamique de système » à court, moyen et long terme, c’est la clef. L’eau est souvent un problème qui est traité parce qu’il y a urgence et les solutions sur l’urgence exigent qu’on réfléchisse sur les solutions à moyen et long terme.

C’est quelqu’un qui est habitué à passer de la pensée à l’agir, à traduire les intentions en réalité et à éviter que les choses n’empirent et en l’occurrence, on est là dans la volonté de rompre un cycle qui tend à plutôt se dégrader puisqu’il y a une perte de connaissances. En partant du principe qu’il y a un espoir, qu’on peut améliorer et qu’on peut sortir de ce paradoxe qui fait qu’aujourd’hui il y a des gens qui ont moins de six litres d’eau par jour, – non potable – alors que sous leurs pieds, il y a de l’eau souterraine. Il me semble aussi que le défi de l’Afrique est de passer à un usage plus marqué de l’eau souterraine et c’est à cette situation qu’on s’est attaqué. Il y a donc des solutions qui supposent qu’elles soient suffisamment exploitées, qu’on connaisse mieux les aquifères, les dynamiques de recharge et ça suppose qu’on remette la science, qu’on replace dans le système, qu’on mêle des temporalités différentes. C’est un système très complexe avec des gens qui agissent sur des temporalités différentes, et faire comprendre qu’aujourd’hui le fait de le penser en mélangeant les spécialités pouvait nous faire arriver à quelque chose, c’est ce que j’ai créé.

Si on se réfère à Lyautey, le lien entre sécurité et développement est acté, évident dans les zones rurales et il ne faudrait pas, qu’au motif qu’il n’y a pas de sécurité, laisser tomber les gens. De plus, il faut se rappeler que la paix romaine, la « Pax Romana » a été faite par un apport des aqueducs, donc ce n’est pas le rôle des armées qui est directement en cause. Le rôle des armées dans le soutien, la mise à disposition, etc., oblige une coordination sur le terrain entre les gens en charge de la sécurité et ceux en charge du développement. C’est vraiment le défi majeur, un défi pluridisciplinaire par essence. C’est là où je reviens à mon idée centrale, ce que peut apporter un général, c’est de revenir à la notion de strategos ou de stratos ageîn au temps des grecs. Dans la racine de strategos, agos c’est augmenter, c’est l’idée – pour les armées, on pourrait dire qu’il faudrait des « hydragos » – d’augmenter une capacité de coordonner l’ensemble des actions et c’est la difficulté d’aujourd’hui, on vit dans un monde cloisonné où chacun a une partie des savoirs. Néanmoins, nous pouvons aider à structurer une convergence des savoirs, mais cela suppose de se remettre en cause, ce à quoi on s’essaye. Un militaire sur un terrain en opération est un chimiste, quelqu’un qui change les données d’un système, on lui demande d’apporter la paix, la sécurité et donc il faut changer les facteurs et c’est ce qu’il faut faire aujourd’hui pour améliorer et sortir du cadre. C’est en ce sens-là que je fais le lien avec le climat pour qu’on puisse passer à une action positive, en appliquant ce que j’appelle l’intelligence opérative.

LVSL – Est-ce que vous pourriez nous décrire votre journée-type, en quoi consiste votre activité concrètement et quelle est votre méthode de travail ?

E.R. – Il n’y a pas de journée-type parce que c’est difficile : j’avance sur un terrain compliqué, nouveau, je ne prends la place de personne, j’essaie d’ajouter. Si on vient, c’est qu’il y a quelque chose d’utile et s’il faut coordonner, encore faut-il que les gens acceptent de se laisser coordonner. Et donc, il y a eu des phases :  la phase de lobbying et la phase politico-stratégique avec notre participation au Forum sur la Paix et au Forum de Dakar où on a pu s’exprimer, ce n’est pas suffisant, mais ça permet de mobiliser les acteurs. La difficulté principale vient du fait de mobiliser les acteurs qui sont tout à fait différents, qui obligent même à des logiques capitalistiques, de business qui sont différentes. Comment mêler ça, c’est mon travail principal : assurer l’animation de réseau, de chercher et ensuite de porter les plaidoyers dans des enceintes différentes, créer de la confiance aussi parce qu’on vit dans un monde où la défiance règne et expliquer pourquoi.

En fait, je suis un peu le porte-parole d’un enjeu qui est supérieur, qui va paraître évident au bout d’un moment aux gens qui ne comprennent pas que finalement pour défendre, protéger, leur activité, ils ont intérêt à se connecter à quelque chose de supérieur et c’est ce qui se passe. C’est un travail de forme aussi, de présence, et depuis qu’on a mis en place tout ça, on essaie de faire vivre administrativement l’association et de participer, de travailler, sur ce qu’on appelle une zone-projet, c’est-à-dire des projets de zone. C’est ce qu’on essaie de mettre en place et d’acter : donner corps à l’idée et de structurer ces interactions.

Ma méthode de travail, ce n’est pas de faire un coup pour réussir, c’est d’apporter de la vérité et la vérité apportée par la science, mais on voit que la science est le paradoxe : on est dans un monde où les gens n’écoutent pas ceux qui savent. Il y a parfois des agences de développement humanitaire qui ne respectent pas ce temps, il est plus important de bâtir quelque chose de solide et surtout il faut bien poser le problème : à chaque zone, chaque pays, il y a des problèmes différents.

Alors, la journée-type, il n’y en a pas et aujourd’hui, c’est principalement de concevoir et essayer de convaincre les gens qu’il y a des solutions, un espoir. Il y a une phrase du maréchal Foch qui dit « ne pas subir » : on peut ne pas subir le destin, le monde change, évolue et nous sommes confrontés à un déficit d’adaptation donc ne restons pas les bras ballants, stop à l’aquoibonisme. Il y a des solutions et celles-ci passent par une approche du système : ça commence par expliquer aux gens que le système peut être revu, mais que ça prend du temps, ça commence à percoler, les gens voient l’ensemble du système et voient leur rôle positif, et ça suppose aussi des manières de faire un peu différentes.

Quelqu’un avait fait l’allusion que ce n’est pas l’anthropocène qu’on vivait, c’était le capitalocène, une époque capitalistique. Ce qu’on fait ou ne fait pas sur l’eau, pour revenir à ce qu’on hérite en termes d’histoire, est lié au fait que nous sommes des structures capitalistiques qui ont dominé. Dans cette économie du système-monde, l’eau n’a pas la place qu’elle mérite d’avoir, notamment au regard de l’impact de l’eau ne serait-ce que pour boire, pour vivre, pour la santé. De fait, nous sommes au début de quelque chose d’important, donc, mes journées, c’est parler aux gens, expliquer, participer à des soirées, faire venir des intervenants, motiver. Nous allons organiser une soirée avec Voix Africaines qui s’appelle « L’eau, une solution pour le Sahel », sans point d’interrogation. C’est un travail de pilote d’hélicoptère, on essaie de se situer à tous les niveaux et de créer humblement un momentum autour de moi et de trouver les ressources pour pouvoir avancer sur ce sujet passionnant, mais très complexe.

LVSL – Vous êtes bien toujours général de l’armée de l’air plus en service, mais en réserve ?

E.R. – Je suis en réserve de la République, je serai retraité à 67 ans ayant été pilote de chasse et de reconnaissance. Je suis parti à 55 ans, je ne suis plus en service actif, je suis en deuxième section ainsi en réserve, rappelable, et je peux apporter mon soutien aux services de la République. Je ne suis pas formellement en retraite, mais n’empêche que je peux m’exprimer et mener mes activités pour le bien commun, en tout cas, c’est ce qu’on essaie de faire.

Emmanuel De Romémont, photo © Clément Tissot

LVSL – Quel est votre but ?

E.R. – Mon but c’est de faire en sorte de mettre en place une structure qui permette de convaincre qu’il existe des solutions aux problèmes que l’on rencontre dès lors qu’on accepte de les regarder : le problème de l’accès à l’eau, de la gestion de l’eau, l’accès à la connaissance, la gouvernance et l’éducation… Mon but principal est de faire comprendre que si les réponses sont d’ordre systémique, le problème est systémique avant tout et ça tient à l’organisation des réponses que l’on peut apporter et à la façon d’orchestrer. C’est pour cette raison que je voudrais parler à la fois de méthode, de forme et de fond parce que tous ceux qui ont étudié savent et ont connaissance qu’il y a des eaux souterraines au Sahel, qu’on peut mieux faire en matière d’éducation, de gouvernance, qu’il faut un peu changer la manière de faire, que tous ces grands programmes se heurtent à un cloisonnement excessif des zones et qu’il manque cet agrégat, cette assurance de continuité. Bien sûr, le contexte est difficile, mais on peut y arriver en pensant les choses notamment au travers de zones-projets.

La deuxième conviction dans l’idée qu’il y a de l’espoir, c’est que l’histoire passe par la science. La science de l’eau peut être placée au cœur du dispositif, mais comme on n’investit pas et que le monde économique n’a pas suffisamment investi, on se retrouve souvent avec un monde du développement, un monde humanitaire, qui ne prend pas assez en compte les analyses scientifiques. Il y a, de fait, un décalage qui se fait, et c’est très dommage, parce que vous répétez les mêmes choses, les mêmes causes reproduisent les mêmes effets, donc on répète les mêmes erreurs. Avec la pression démographique, le réchauffement climatique, etc., on ne peut plus considérer que ce qui a marché jusqu’à maintenant va continuer de marcher, ce serait ignorer l’avenir qui, toujours, hérite et donc, nous sommes en devoir d’utiliser des possibilités. Aujourd’hui, même à distance, avec les satellites, les analyses, l’onde radar, les croisements de bases de données, etc., il y a des découvertes scientifiques qui ont montré que l’on pouvait mieux connaître les dynamiques de recharge, les flux, les transferts verticaux et que ça peut être modalisé de façon différente. On peut transmettre ce savoir et l’acquérir, pour que les gens puissent se l’approprier.

Sur la méthode, mon objectif c’est de convaincre que si nous voulons faire collectif, il faut changer les modes de coopération, que tout le monde y trouve son intérêt. La compétition, c’est bien, mais pour fabriquer sur le sujet, il faut peut-être qu’on arrive à penser, à croiser les savoirs et qu’on mette les gens au service de la science dans une logique de service. C’est pour cette raison que j’ai proposé un concept il y a un an et demi, au Forum de la Paix, d’opérations de Paix et Eau associées sur une zone-projet qui visent à faire converger l’ensemble des actions et à mettre le système sous contrainte. C’est une logique de science appliquée, mais appliquée sous contrainte puisque l’argument c’est que la science serait sur le long terme et qu’à court terme, on ne ferait que les actions d’urgence, ce qui est faux.

Ma conviction, c’est qu’il y a deux mondes : de la paix et de l’eau. Le monde de la paix, c’est le monde d’où je viens, le monde de la sécurité, des colloques politico-militaires-stratégiques et tout le reste. Ce monde ignore les possibilités qu’a l’eau, ne connaît pas les contraintes et toutes les protections obligées alors que le monde de l’eau est très technique. Tout le monde a besoin de se rejoindre et donc on peut agir collectivement et faire en sorte que ça marche. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai développé un concept qui s’appelle l’intelligence opérative qui consiste à avoir quelque chose où vous êtes sûrs d’appliquer sur le terrain – ce qu’on fait en opérations militaires, mais ce n’est absolument pas réservé au monde militaire. Cette capacité de passer de la pensée à l’action, c’est ce qu’une de vos personnes interviewées a exposé dans le fameux GAP (Projet d’Anatolie du Sud-Est).

Pour ce faire, on peut penser de façon intelligence opérative, c’est-à-dire, au moment où on planifie, où on conçoit une opération, une action, que ce soit en termes d’éducation ou de connaissances. Il faut déjà prendre en compte la possibilité qu’elle a de s’appliquer sur le terrain, ses conséquences et cette connexion avec les populations, le local est fondamental. C’est, de fait, le paradoxe de l’eau : c’est un enjeu local, mais les réponses qu’on pourra apporter doivent être globales. Ce n’est donc pas une globalisation, mais c’est un mélange à orchestrer et ça suppose, encore une fois, l’humanité de manière générale. Si on y réfléchit, au-delà des barrières classiques en tant qu’être humain, on doit et on peut faire preuve et bâtir une œuvre collective, mais ça suppose qu’on remette en cause certaines barrières assez classiques qui n’ont plus lieu d’être pour moi, qui pourtant existent et perdurent, et surtout que les mondes se parlent et que les sphères communiquent. Moi, qui suis un peu un spécialiste des neurosciences à ma manière, je suis convaincu que c’est lié à un déficit de connexion entre les différentes psychés des uns et des autres, mais dès lors que les gens font un effort pour se comprendre en prenant en compte les contraintes culturelles, on peut s’y structurer, si chacun peut y trouver sa place. C’est compliqué, mais c’est l’objectif concrètement.

LVSL – Compliqué ou complexe ?

E.R. – C’est complexe et compliqué à la fois. Le problème est complexe parce qu’il est multidimensionnel et compliqué à organiser, à structurer, mais face à un problème complexe, il y a des méthodes pour le résoudre comme l’intelligence opérative, l’analyse par les systèmes. Quelque chose m’interpelle beaucoup quand on analyse, c’est la logique de cause à effet. Les actions que l’on fait ont des impacts à l’horizon 5 ans, 10 ans… Il y a toute une série de causes qu’on identifie qui peuvent générer des effets, c’est ce qu’on peut atténuer. Il faut penser à toutes les interactions et s’asseoir face à une complexité, mais est-ce que ce n’est pas notre rôle d’homme de rendre lisibles des systèmes complexes et de trouver des réponses ? En tout cas, ça, c’était mon métier, de rendre les choses lisibles et de trouver une action. En tant qu’hommes, nous sommes astreints à la simplicité : dans l’action, on est simple. Nous devons essayer de faire en sorte que l’action que nous menons soit la plus dirigée et la plus pertinente au regard de ce double « complexe et complexité ».

LVSL – Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées tout au long de votre carrière ?

E.R. – L’art de discourir, comme disait Jean Guitton, c’est de répéter ce que l’on vient de dire, « Le secret de tout art d’exprimer consiste à dire la même chose trois fois : on dit qu’on va la dire, on la dit, on dit qu’on l’a dite. ». Qu’il y a des solutions et qu’on peut sortir du paradoxe, c’est une certitude, j’en suis intimement convaincu. Je suis rentré à la faculté, j’ai obtenu un master où j’ai pu discuter avec des scientifiques : il y a des solutions et on peut dépasser le débat des origines du réchauffement climatique, la question de l’eau est centrale, c’est ma première certitude.

La deuxième, c’est qu’il faut lobbyer et je remercie LVSL de m’aider à lobbyer parce qu’il faut absolument mobiliser les gens qui commencent à le comprendre. Depuis deux ans, les gens s’aperçoivent qu’on manque d’eau en France, on parle de plus en plus de la guerre de l’eau, on voit des articles apparaître, les événements de canicule ont montré qu’on avait besoin d’eau et c’est quelque chose qui nous interpelle dans notre quotidien. C’est ce qu’on vient de vivre en Australie et c’est la preuve qu’il y a quelque chose, qu’il y a un investissement, une structuration de l’économie et du politique, qui est en inadéquation complète avec les besoins vitaux auxquels nous sommes confrontés. Il faut donc que ça redevienne une priorité, il faut replacer l’eau sur l’agenda politique.

Ensuite, la troisième partie, ce sont les concepts que nous avons développés, basés sur une vision des systèmes qu’on a mise en place et sur l’idée que les systèmes peuvent évoluer, et pour ce faire, je vous ai parlé de l’intelligence opérative : c’est l’exigence permanente de prendre en compte les contraintes-terrains à tous niveaux.

On a développé ce concept opérations de Paix et Eau et de zones-projets, en prenant acte qu’aujourd’hui – et c’est paradoxal –, aucun appel d’offres n’est structuré par rapport à cette logique là. Nous avons une règle en aviation qui dit « keep it simple so that things work » : pour que les choses marchent, il faut les simplifier, et ce qu’on a proposé est assez simple, mais c’est tellement simple que ce n’est pas comme ça que les choses se font (administrativement notamment). Je dirais donc que les concepts, pour moi, c’est concevoir les opérations de Paix et Eau, réaliser les zones-projets et penser intelligence opérative. Chaque système a ses difficultés et il faut mener des actions de lobbying, essayer de travailler sur les causes qui produisent les mêmes choses. Le conservatisme n’est plus de mise, il y a vraiment quelque chose auquel il faut réfléchir et nous nous situons à travers ces concepts dans l’idée d’amener les gens par eux-mêmes à trouver des solutions de façon différente, de les mettre autour de la table pour qu’ils puissent réfléchir. Mais ce n’est pas nous qui avons les solutions, il serait bien arrogant de penser qu’on les a depuis Paris, donc il faut considérer que c’est une initiative complètement africaine : elle est au service de l’Afrique et des besoins de l’Afrique, c’est comme ça qu’elle a été conçue.

Emmanuel De Romémont, photo © Clément Tissot

LVSL – Si on devait transformer ces certitudes en politiques publiques, ça donnerait quoi ?

E.R. – Les politique publiques, c’est quelque chose que je connais assez bien pour avoir participé au livre blanc sur la défense de la sécurité nationale. Si on situe l’eau comme un objectif de la sécurité nationale et que celle-ci exige que plusieurs politiques publiques concourent à ce besoin-là, on a besoin d’Affaires étrangères, de Défense, de protection des installations pour protéger l’accès des gens et leurs données, etc. Ça implique le Ministère de la Santé, le Ministère de la Recherche, de l’Enseignement supérieur etc., c’est un défi interministériel. Avant même de chercher à le traduire, je le traduirai en termes de sécurité au sens où la sécurité est la finalité, mais n’amène pas forcément des moyens militaires. Pour avoir la sécurité, il faut du développement, de l’éducation, de l’eau, il faut de tout. Les points d’application, c’est justement de trouver des zones-projets et c’est ce qu’ont fait les nigériens à travers ce qu’ils appellent leur complexe d’eau et sur lequel ils font converger des actions qui sont à la fois sociales, sociétales, etc.

Les Nigériens ont développé un concept qui fait intervenir à la fois une dimension sécuritaire (c’est-à-dire la dimension des militaires pour protéger), des hydrogéologues, des géologues, des ingénieurs, des sociologues, etc. Leur vision est une vision multidisciplinaire qui cherche à croiser les disciplines et c’est pour cette raison que ce défi est « politiques publiques » au pluriel.

La plus-value, elle sera non seulement de penser les politiques publiques, mais de penser à la mise en œuvre des politiques publiques. C’est aujourd’hui le défi de tous les pays : l’intergouvernemental, l’interagence, la coordination entre les différentes actions. Pour traduire cet état de fait, si on devait faire un livre blanc sur l’eau et le parallèle avec ce que j’ai fait, l’eau devrait être considérée comme une priorité par tous les ministères, il faudrait remettre l’eau dans l’agenda. Le ministère de la Défense est aussi concerné par le fait que le coût du transport de l’eau pour les soldats est à plus de 50% du coût de la logistique, c’est énorme, et donc rien que ça justifie un investissement et de repenser les choses.

Si on calcule en termes de coût, vous avez un coût à ne pas investir sur la connaissance qui se traduit à terme. On prend souvent l’exemple des forages, mais celui-ci a un coût mêlé, il y a un taux d’échec d’à-peu-près 75%. Ce qu’on dit dans notre démarche, c’est qu’il faut investir sur la connaissance pour réduire le coût général, donc, il y a une réflexion sur l’économie. Pour l’eau, trouver des mécanismes de manœuvre d’application, faire un investissement ad hoc, s’interroger sur le rôle des armées au sens de la Pax Romana – pas un sens direct comme la construction d’aqueducs qu’ils avaient fait mais au sens de la contribution et du soutien des actions de développement –, faire des choix de priorités et peut-être faire un livre blanc et acter que l’eau est un enjeu de crise.

Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est qu’on n’accepte pas de considérer que l’eau est un enjeu de crise et pour moi, il n’y a pas de crise : il y a crise et post-crise. La crise est permanente, il faut la traiter comme telle, les militaires ont l’habitude d’aller sur le terrain de crise et d’y rester 5 ou 10 ans. Donc, on intègre cette notion de durée et il y a des réponses qui peuvent être apportées dans le court, le moyen et le long terme en espérant que la cohérence des actions qu’il y a entre les trois domaines fera qu’à la fin, les choses auront progressé. Nous sommes dans la construction de cathédrales, ce sont des constructions à long terme à l’instar de ce qui s’est fait pour le canal de Provence.

Pour aller loin, je propose dans le cadre de politiques publiques de créer des « water crisis teams », des équipes de crise eau, de penser des choses, d’avoir une logique plus opérationnelle et englobante en tenant compte de toutes les dimensions. C’est le concept de « total force », que les Australiens ont utilisé, où il y a un leadership qui est assuré par certains organismes. Ce ne sont pas les militaires qui ont le leadership, ils viennent en soutien. Il y a des gens du acting, du leading et du supporting dans le monde militaire, on agit souvent avec une logique de supporters-supporting, le soutenu et le soutenant, et sur ces questions-là, il y a une vraie réflexion sur qui apporte quoi, il y a une question de structuration. Le ministère le plus concerné par les questions d’eau, c’est le ministère de l’Agriculture et je pense que c’est à lui de créer ce genre de structure, d’être le leader et d’être soutenu par les autres.

LVSL – Pour la France, on imagine une structure interministérielle qui conduirait une telle politique de l’eau, mais par rapport au Sahel, admettons que des ONG ou même l’AFD investissent dans des stations de forage, vous parliez du rôle de l’armée pour notamment protéger ces stations, est-ce que ça présuppose une présence française accrue au Sahel par exemple, pour protéger les stations de forage de Boko Haram, dans le cadre où une force G5 Sahel n’est pas encore structurée. Comment vous articulez l’urgence qu’il y a à établir ces stations de forage avec l’urgence sécuritaire et la présence française ?

E.R. – Il y a plusieurs questions qu’il faut séparer. Le rôle des militaires est différent dans les pays, les pays africains sont souverains et il y a des zones où seuls les militaires ou les forces de sécurité peuvent aller. Les militaires français doivent rester dans ce que, par mandat, ils ont à faire. Qu’ils conçoivent le besoin de protéger, de mieux prendre en compte les besoins de moyen terme et de long terme dans la planification, que les militaires qu’ils soient africains ou européens qui participent à cette opération prennent en compte les contraintes d’eau et de facto, la question de la survie des populations et leurs conditions de vie me semblent tout à fait légitimes.

LVSL – Est-ce qu’ils ont les moyens, à court terme ? Au Mali, nous sommes confrontés à une percée des forces djihadistes qui empêchent de conduire à bien certains projets de développement. Est-ce qu’on peut dire aux armées du Sahel de prendre en compte cette réalité ?

E.R. – Oui, nous avons les moyens. Le problème, c’est une question de choix, mais encore une fois, attention à ne pas focaliser l’image de l’eau sur le forage. Si l’idée générale est de faire quelque chose qui permette de créer des conditions, il y a des zones secure et il suffit de faire la théorie de la tache d’huile. Vous avez une zone que vous sécurisez, vous créez un havre de paix, ça évolue peu à peu et on en fait de plus en plus. Il n’y a pas des zones d’insécurité permanente partout, il faut commencer à rompre ce cycle et c’est exactement ce que font les Nigériens à travers le complexe d’eau, c’est-à-dire la capacité qu’ils ont à penser dans les zones rurales, à sécuriser, à mettre des endroits où on apporte aux populations une certaine garantie et une sécurité à travers un accès à l’eau vérifié. La sensibilisation des militaires et des gens qui sont chargés de protéger à ces questions là est tout à fait normale. Il faut effectivement protéger ces infrastructures, mais le fait de connaître en amont l’endroit où on va forer, ce sont des choix stratégiques.

Dans la région du lac Tchad, où il y avait une partie de Boko Haram, il y a des endroits où on peut décider de créer des zones plus stables en fonction de la connaissance de l’eau. On parle de migration des populations, du déplacement des villes comme Nouakchott à cause de la montée des eaux, de structurer, anticiper le déplacement des populations ce qui n’avait pas été bien fait dans la crise des Grands Lacs puisque l’une des raisons de la mort de certaines personnes, c’est qu’on les avait amenées, aidées, à migrer dans des zones où il n’y avait justement pas assez d’eau. Le besoin de connaissance en eau devient une dimension stratégique et qui dit stratégie dit forcément implication du monde de la sécurité et du monde militaire.

LVSL – Quel devrait être le rôle de votre discipline dans la planification de la transition écologique ? À quel niveau votre discipline devrait intervenir par rapport à la décision publique ? Vous parliez d’intergouvernementalité, mais est-ce qu’on pourrait penser une institution qui pourrait faciliter cette prise de décision ?

E.R. – Je pense que là on se retrouve dans la même difficulté qu’on a de penser les choses au sens strategos, de l’action, comment on peut mettre en place et coordonner, ce n’est pas une discipline en tant que telle. La question clé, c’est la multiplication des disciplines et leur orchestration qui est nécessaire, on a la même difficulté sur la stratégie, mais sur celle-ci on a la science politique au-dessus et le stratège est au service du politique.

On pourrait d’ailleurs, si on fait le parallèle avec les armées, mettre en place des hydragos ; si on considère qu’agos c’est agir, c’est organiser, et dans le mot stratégie il y a stratos, c’est la dimension armée et là, il s’agit d’organiser, de leader, de diriger quelque chose à court, moyen ou long terme au profit de questions d’eau. Donc, y réfléchir à la place de la discipline et proposer une façon de le penser, c’est ce qu’on propose : penser système, penser intelligence opérative, penser la mise en œuvre et penser à organiser à travers ce concept d’hydragos, une hydrogouvernance, un peu plus large que la seule gestion intégrée des ressources qui ne me semble pas couvrir tout ça. On est renvoyé à la capacité d’agir. Idéalement, il faudrait une structure qui éduquerait – autrefois, on avait les administrations d’outre-mer qui formaient les gens à gérer des projets collectifs –, et on pourrait réfléchir à quelque chose qui permettrait de former les gens.

Il faut faire du ad hoc et si on l’applique à l’Afrique, ce sont des pays souverains donc ce sont à eux de décider. La question c’est comment – et en n’ayant pas de discours colonialiste – ils ont besoin d’aide, nous pouvons apporter la science, mais tout dépend du contexte. Il y a des zones différentes, donc il faut adapter à chacun des contextes et c’est pour ça que l’idée de monter des consortiums est une des raisons principales pour lesquelles on aborde les zones-projets en lien avec l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement). Je travaille de plus en plus aussi avec des organismes comme Up2green qui font de la reforestation parce que je suis convaincu qu’on peut appliquer des connaissances scientifiques en trois ans, cinq ans, des durées assez courtes, les mettre en œuvre, les développer, les renforcer, mieux connaître les ressources en eau pour faire les bons choix en termes d’agriculture, de reforestation, et avoir des effets positifs. Ce qui intéresse la population c’est de voir le positif. Ceci suppose encore une fois qu’il y ait une cascade – on emploie le mot dans l’intelligence opérative – de bons choix stratégiques, c’est ce qu’il faut organiser et c’est difficile. C’est pour cette raison que je pense que le multiaxe est important. Alors, faudrait-il une structure ? Peut-être que des « water crisis teams » pourraient être une partie de la réponse.

LVSL – Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’aider à élaborer son programme, très concrètement, quelles sont les idées que vous lui soumettriez ?

E.R. – Si on réfléchit aux objectifs, il faut que ce soit un programme réaliste, qui plaise, qui soit populaire, qui marche. Pour qu’il marche, il faut garantir aux populations l’accès à l’eau, la garantie de sa qualité, qu’on puisse réhabiliter et protéger les ressources. Un livre blanc sur l’eau, ça a déjà été testé et ça pourrait être une première approche politique pour sensibiliser. Un chercheur (Patrick Flicoteaux) a développé l’idée d’avoir un wikiwater, c’est-à-dire d’avoir un partage de données et de structurer la donnée. Aujourd’hui, et c’est paradoxal, le monde de l’eau n’est pas structuré, les normes ne sont pas les mêmes et les données ne sont pas structurées de la même façon. On pourrait envisager de structurer ce partage, d’améliorer et de créer une banque de données, ça, c’est une première idée qui serait centrale et qui plairait. On pourrait créer aussi une espèce de « multi-home », un centre de multicompétences qui réfléchirait sur la dimension recherche et application de la recherche. Il y a un Water Management Institute qui pourrait faire réfléchir, qui soit une sorte de Futuroscope, un « Wateroscope », un endroit qui réunit les gens et qui les implique sur des modes d’enseignement, qu’on retrouve en Finlande, en Israël, en Angleterre dans les universités de Cambridge et d’Oxford où on multiplie les savoirs et où on croise, d’entrée de jeux, les compétences.

Ce que le futur candidat pourrait proposer aussi c’est un rôle des armées : les mettre dans une logique de soutien, de concevoir les opérations. Aujourd’hui, le Sahel renvoie cette question là et c’est une des choses qui est sortie du sommet de Pau, le besoin de trouver des solutions différentes. On sait très bien qu’il n’y a pas de solution militaire à une crise, les militaires répètent sans cesse que c’est lié à des questions de développement et qu’il faut lier les deux. Ce que le futur candidat aura à faire, c’est réfléchir à la question économique de l’eau. La gratuité ou le faible coût de l’eau reste un problème et des études montrent que même si le prix de l’eau à la consommation par les habitants n’a pas augmenté de facto, le coût des infrastructures et de leur entretien augmente et de fait, il y a des modèles économiques qui ne sont pas viables à long terme et qu’il faudra revoir. La question de l’eau est donc importante.

Emmanuel De Romémont, photo © Clément Tissot

Pour revenir et porter un tropisme qui est le mien plus sur les relations internationales, je reviendrai sur cette idée de proposer une action internationale sur l’eau en disant que si l’eau est bien managée, si elle est bien conçue, c’est un problème stratégique qui doit être traité comme tel. L’investissement qu’on fait sur la dissuasion nucléaire et sur un certain nombre de choses, pourquoi ne pas le faire sur l’eau ? Un candidat à l’élection présidentielle motivé, ayant des idées modernes, pourrait trouver là quelque chose de motivant et aller aussi vers, peut-être, une idée d’acceptation plus facile. On parle souvent d’ingérence, d’armée d’occupation, de fait, quand on va dans un pays, au début on aide et ensuite, on devient une partie du problème. Une contribution – un peu ce qui vient de se faire en Australie où les moyens se sont mobilisés mais encore une fois indirects – pourrait être réfléchie et pensée et on pourrait apporter une capacité à travers le génie dans certaines zones où il n’y a que les militaires qui peuvent aller. Je sais qu’au Canada, quelqu’un a créé une association d’anciens du monde du génie militaire pour apporter des solutions, il y a un savoir-faire extraordinaire et surtout une réactivité très forte et ça pourrait être une source de progrès. En fait, on se heurte dans ces mondes-là, dans ces zones (rurales et insécurisées) à un défi de réactivité et il ne faudrait pas que ce soit que militaire. Le rôle fondamental des militaires c’est d’apporter les conditions pour que l’humanitaire puisse apporter quelque chose. Cette réactivité que peut apporter le monde militaire doit être réfléchie et sur les questions d’eau, il faudrait éviter encore une fois qu’on intervienne qu’au dernier moment et qu’on apporte de l’eau aux gens que quand ils sont en train de mourir. J’espère que nous ne serons pas obligés de chercher de l’eau sur Mars avant d’avoir exploité tous les aquifères qu’on a sous la terre ou qu’ils soient complètement dilapidés.

LVSL – Est-ce que vous travaillez avec des gens de disciplines différentes et si oui, comment ?

E.R. – Oui, parce que l’ADN de notre initiative c’est de mêler les disciplines, des juristes, des militaires, des spécialistes au niveau international du développement, de l’informatique, de tout. Par essence, on est dans un contact, on est dans le pluridisciplinaire voire plus. On est en contact avec des mondes qui ont des logiques différentes et c’est là où je suis plutôt optimiste parce que quand les gens comprennent l’enjeu, on peut dépasser la logique de l’organisation où l’on est. En ce sens là, oui, on est en contact avec des gens différents et je note aussi avec bonheur que le monde de l’eau est un monde agréable parce que ce sont des gens – peut-être parce que la logique de profit n’est pas évidente – qui sont retraités, engagés, et restent mobilisés sur ces questions là et on peut capitaliser sur le savoir.

Je formule le vœu que ces opérations de communication, comme celle que je suis en train de faire ici, puissent servir à faire comprendre qu’il faut élargir la réflexion à plus de milieux, à plus de gens concernés, comprendre les dons qu’ils font, donner pour l’eau en amont en sachant que l’eau est à la racine, à l’origine, de tous les problèmes y compris des problèmes de santé. Ainsi, on découvre maintenant les qualités et les défauts d’eau, et on sait très bien que la qualité de l’eau de surface en Afrique est à l’origine de plein de maladies et si nous voulons agir sur la prévention, il faut agir en amont. Nous sommes appelés à appliquer de plus en plus de disciplines, la preuve : tous les spécialistes reconnaissent les conséquences sur l’étude du réchauffement climatique, mais dès qu’on réfléchit aux solutions, on tombe sur l’eau.

Une des grandes questions de l’agriculture de demain, c’est la consommation en eau donc, oui, il faut confronter et multiplier les savoirs. Pour reprendre un terme militaire, dans notre monde, on est marqué par la friction clausewitzienne, c’est-à-dire la friction des points de vue, il faut accepter que les gens se frictionnent entre eux, c’est de la friction que sort la vérité. Si chacun reste dans son tuyau avec ses certitudes et travaille dans son coin, c’est l’eau qui commande et quand on voit les taux de pollution générée à certains endroits par une application excessive de pesticides ou autres, ça ne peut qu’interpeller. Il y a donc une histoire de proportions et il me semble essentiel de mettre le politique en position d’arbitrer de façon juste sur ces questions là.

LVSL – Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

E.R. – Pour moi, c’est un non-sujet. De fait, je n’ai le choix que d’être optimiste, de préférer l’optimisme de la pensée, l’optimisme de la volonté ou le pessimisme de l’humeur, et de refuser une forme d’aquoibonisme. En tout cas, on ne peut pas rester les bras croisés, l’humanité est faite de groupes humains qui se sont organisés, qui ont fait preuve d’œuvres collectives, qui ont construit des cathédrales au sens propre comme au sens figuré. Ainsi, nous n’avons pas le droit d’ignorer qu’il y a des situations qui peuvent être améliorées, nous n’avons pas le droit d’ignorer cette phrase d’un auteur inconnu « Vivre en surface vous punira d’avoir ignoré l’avenir qui toujours hérite ». Nous n’avons pas le droit de vivre en surface, donc, que nous soyons optimistes ou pessimistes, il faut retrousser ses manches, l’homme a créé par son activité, aujourd’hui, des impacts qu’on mesure, qui nous amènent à chercher de l’eau, alors, il faut le faire le plus intelligemment possible.

Là où je suis peut-être un peu plus nuancé ou un peu pessimiste, c’est qu’effectivement, nous avons une vraie réflexion de système. Quand vous entendez aujourd’hui des gens qui vous disent que ce qui était fait dans les années 50 pour le canal de Provence par des politiques, le choix d’investir pour les générations d’après et de créer des choses qui permettent aujourd’hui à toute la région de Marseille et de Provence de bénéficier d’un niveau d’eau suffisant, ne serait pas possible pour des questions de temporalité, ça interpelle et laisse pantois. On risque d’être passif et d’assister benoîtement à une catastrophe. Je ne suis pas un adepte des révolutions, le monde a besoin d’évolutions, mais il faut les penser. Les hommes à certains moments ne se comprennent pas et ça pose un problème, d’où l’impact des neurosciences, de réfléchir sur le langage et ainsi de vous remercier pour m’avoir permis d’essayer d’expliquer une démarche qui vise à coordonner et à structurer l’émergence du savoir et la création d’un collectif. Je suis donc optimiste, mais dans l’eau, dans les questions stratégiques, vous avez la notion d’intention mêlée de plusieurs intentions, celles de nature stratégique, dans une logique de pouvoir. Il faut tout prendre en compte, ne pas faire preuve de naïveté, mais la création d’une voix politique structurée, comme l’a fait en son temps Churchill dans « never surrender », est possible, il ne faudrait peut-être pas attendre que ce soit le dernier moment pour le faire et c’est le message : agir avant les souffrances engendrées. L’humanité a le choix de souffrir un peu, beaucoup ou pas du tout et il faudrait éviter qu’elle souffre beaucoup. Il faut qu’on change notre regard par rapport à la souffrance de certains, qu’on revoie certains paradigmes, certaines visions des relations internationales et du monde, c’est ce que nous essayons de faire modestement à travers cette démarche de l’eau.

 

Retranscription : Dany Meyniel et Malak Baqouah

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

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Service militaire : une armée pour le peuple ?

Copyright : Ecole polytechnique

Le service militaire obligatoire a été supprimé par le président Jacques Chirac au tournant des années 2000, étant devenu obsolète dans sa forme. L’idée resurgit pourtant aujourd’hui. Emmanuel Macron a fait de sa restauration une promesse de campagne. Un projet qui semble difficilement réalisable tant il remet en cause le modèle actuel de notre armée professionnalisée et interroge la nature de notre défense nationale. 


Au-delà des effets d’annonce, on peut constater une certaine cacophonie autour du projet du président de la République. Les déclarations contradictoires se suivent. La dernière version réside dans la publication d’un rapport parlementaire bien éloigné de la proposition d’origine du candidat Macron, celle d’un service national obligatoire pour les 18-21 ans. La représentation nationale y préférait un « parcours citoyen » commençant dès le collège et jalonné de quelques stages encadrés par l’armée. Le retour d’un service national obligatoire est un symbole politique fort et populaire que le président agite habilement : 60% des sondés y sont favorables d’après un récent sondage. Pourtant, son principe est en contradiction avec le rôle et la nature actuelle de nos armées. Ce débat peut-il être l’occasion de démasquer ce jeu de dupe et de proposer un modèle d’armée différent ?

Un impossible retour à l’ancienne formule

Une chose est certaine, le retour à un service militaire obligatoire, a fortiori mixte, est inenvisageable pour le budget des armées. Chez les militaires, on parle d’au moins 3 milliards d’euros par an ; et certaines estimations montent jusqu’à 15 milliards. Un service militaire d’un seul mois impliquerait l’encadrement de 50 000 jeunes, soit le double de la capacité actuelle de l’Armée de Terre. Le projet du président semble donc en contradiction totale avec sa volonté de resserrement du budget des armées qui avait, on s’en souvient, conduit à la démission très médiatisée du général De Villiers en juillet dernier.

“L’augmentation de ces dépenses servira en priorité à renouveler la dissuasion nucléaire vieillissante et à financer les opérations extérieures.”

Entre temps, le projet de quatorzième Loi de programmation pilitaire (LPM 2019-2025) est revenu sur ces économies pour prévoir une augmentation progressive des dépenses militaires pour atteindre 2% du PIB par an après 2022, objectif d’ailleurs mis en avant par l’OTAN. Cela représenterait 50 milliards d’euros, contre 34,2 milliards cette année. Cependant, l’augmentation de ces dépenses servira en priorité à renouveler la dissuasion nucléaire vieillissante et à financer les opérations extérieures.

Toute loi de programmation militaire est un arbitrage entre différentes priorités militaires qui traduisent le modèle d’armée souhaité par le pouvoir, bien plus que ne le font les déclarations officielles. On voit mal comment un service militaire obligatoire et universel pourrait être financé, en personnel, en équipements et en infrastructures, dont la plupart on étés bradés ces dernières années.

Il existe un autre obstacle de taille à l’instauration d’un service national, de nature juridique : la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) interdit le travail forcé, auquel un service obligatoire pourrait être assimilé. Un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme est largement envisageable. La parade envisagée serait d’intégrer une partie du parcours militaire à la scolarité.

Outre l’interdiction du travail forcé, la CEDH reconnaît également le droit à l’objection de conscience, c’est-à-dire le refus individuel d’obéir à une autorité pour des raisons d’éthique personnelle. Pour tenter d’endiguer le nombre de déserteurs, une loi reconnaissant l’objectivité de conscience dans le cadre du service militaire, votée en 1963, permettait déjà aux jeunes qui le souhaitaient de ne pas suivre un service militaire recourant à la violence, en étant assignés aux postes d’infirmiers. Là encore, l’obstacle pourrait être contourné en proposant des alternatives civiles au service national.

Choisir entre défense nationale ou armée interventionniste  

“La structure de l’armée française conventionnelle n’est pas conçue pour défendre le territoire national. Nous ne disposons pas du matériel et des hommes nécessaires pour cela.”

La structure de l’armée française conventionnelle n’est pas conçue pour défendre le territoire national. Nous ne disposons pas du matériel et des hommes nécessaires pour cela ; tout du moins pas en nombre suffisant. La protection du territoire échoit totalement à la dissuasion nucléaire, qui repose sur l’idée qu’en cas d’invasion, la France serait capable de vitrifier son adversaire. Une idée qui n’a pas été remise en cause lors du débat sur la loi de programmation militaire.

Accaparée par certaines missions coûteuses, l’armée française est d’ailleurs à peine en mesure de contrôler notre propre territoire. En témoignent les besoins criants de la Marine nationale pour couvrir notre immense espace maritime, la deuxième zone économique exclusive du monde. D’après l’amiral Prazuck, d’ici 2021 nous ne devrions plus disposer que de deux bâtiments pour surveiller nos eaux, soit 100 fois moins que les Etats-Unis. Les zones maritimes sont de plus en plus disputées par les grandes puissances. Faute d’investissement, nous sommes pourtant incapables d’assurer notre souveraineté sur ces espaces ; et encore moins d’en exploiter les nombreuses possibilités.

Une armée outil de puissance… mais pas de souveraineté

Les arbitrages politiques du budget consacrent donc une orientation en faveur d’une armée perçue comme instrument de prestige et d’influence diplomatique. Une orientation qui pourrait avoir une certaine cohérence, si elle n’était pas remise en cause par une quasi vassalisation de notre politique étrangère par celle de l’OTAN depuis la présidence Sarkozy, et par l’influence croissante de l’industrie dans les choix stratégiques.

“Le développement prochain de l’Europe de la défense risque d’accentuer cette perte d’indépendance.”

Notre industrie d’armement ne vise plus à garantir notre souveraineté militaire, elle s’est mutée en industrie tournée vers l’export. L’ancienne Direction de la Construction Navale (DCN) héritée des arsenaux nationaux est ainsi devenue en 2017 « Naval Group » société anonyme détenue en majorité par l’Etat. Cela implique que la rentabilité de l’entreprise prime sur les besoins militaires. Ainsi les navires produits et les compétences qui vont avec ne sont pas nécessairement celles dont la France a besoin, mais celles qui se vendent.

Le développement prochain de l’Europe de la défense risque d’accentuer cette perte d’indépendance puisqu’elle prévoit le développement et la production commune de matériel avec engagement d’achat, potentiellement au détriment de notre industrie et de notre autonomie stratégique. Un rapport du Parlement européen adopté le 13 mars sur la politique industrielle de défense commune, présenté par Françoise Grossetête (LR), confirme la primauté donnée aux industriels, y compris non-européens, sur les besoins des États. Concrètement, nous serions obligés d’acheter les matériels issus des programmes communs européens et cette décision s’appliquerait même à de futurs gouvernements.

La France s’est déjà totalement dépourvue de sa capacité à produire ses munitions qu’elle achète à l’étranger pour répondre aux standards de l’OTAN. Le fusil du fantassin français, l’HK416, qui va remplacer le FAMAS (Fusil Automatique de la Manufacture d’Armes de Saint-Etienne), sera allemand. C’est même en réalité le dérivé d’une arme américaine.

Le service militaire mobilise l’imaginaire républicain 

On peut donc se demander ce qui motive les déclarations du président de la République sur la création d’un service militaire obligatoire qu’il sait irréaliste. Certainement l’état de l’opinion à ce sujet et la volonté de ne pas enterrer trop ouvertement une promesse de campagne. Dans un sondage publié récemment, 60% des personnes interrogées se disent favorables à un service national obligatoire d’une durée de 3 à 6 mois, mais une majorité de sondés lui préfèrent une version civile.

“Le modèle d’une armée composée de citoyens par la conscription plutôt que par le mercenariat a été une véritable avancée politique.”

Dans une France qui apparaît de plus en plus divisée, l’idée d’un service obligatoire peut sembler séduisante afin de cultiver la cohésion nationale. Une idée qui remonte loin dans l’imaginaire collectif et que le président semble habilement invoquer.

Célèbre représentation de la bataille de Valmy, par Horace Vernet, 1826

L’armée citoyenne est fortement associée à l’imaginaire républicain depuis la bataille mythique de Valmy qui a opposé les troupes de la Révolution aux armées coalisées des monarchies européennes le 20 septembre 1792. Pour faire suite à la levée en masse des révolutionnaires, la Loi Jourdan-Delbrel adoptée le 5 septembre 1798 institue la « conscription universelle et obligatoire » dont le principe fut appliqué de façon presque constante jusqu’à la fin du service militaire en 2001. Le devoir de défendre la patrie, longtemps associé à la citoyenneté active est contenu par l’article 1 de la loi en question : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie ».

Le modèle d’une armée composée de citoyens par la conscription plutôt que par le mercenariat a été une véritable avancée politique à une époque où la noblesse avait le monopole des offices militaires, et où le gros des troupes se composait de mercenaires. Cette question peut trouver une résonance actuelle avec le développement d’armées privées et la professionnalisation des armées étatiques.

Repenser une armée nouvelle ?

L’armée est un des corps de métier les plus respectés des Français, à l’inverse des médias et des politiques… D’après un sondage IFOP-DICoD de mai 2017, 88 % des sondés déclarent avoir une bonne opinion de leurs armées. Un soutien qui s’explique certainement plus par l’attachement à l’État incarné par l’armée que par un réflexe militariste.

“Jean Jaurès n’avait pas rechigné en son temps à traiter la question militaire à travers le prisme du socialisme.”

Pourtant, la défense reste un des grands impensés des forces politiques de progrès social. Il est vrai que l’antimilitarisme et le pacifisme ont imprimé l’histoire de la gauche française. Néanmoins, ces philosophies, outre le fait qu’elles soient déconnectées du sens commun, semblent surtout s’être muées en postures. Ce positionnement de principe a abouti à marginaliser les opinions progressistes sur les questions militaires et in fine à décrédibiliser les tenants du pacifisme.

Il faut cependant se souvenir que l’un des plus illustres avocats de la paix, Jean Jaurès, n’avait pas rechigné en son temps à traiter la question militaire à travers le prisme du socialisme dans L’Armée Nouvelle, en 1911. Dans cet ouvrage, Jaurès voulait montrer qu’il pouvait inclure la problématique militaire dans la construction d’un socialisme en France afin de légitimer ce projet.

Son ambition, qui doit certes être replacée dans le contexte de l’époque, n’en reste pas moins inspirante aujourd’hui. Il s’agit en effet d’envisager une armée populaire et citoyenne dévouée à la défense de la paix et de l’intérêt général. Une perspective qui s’oppose à l’armée interventionniste et professionnelle de notre temps.

“Comment porter au plus haut, pour la France et pour le monde incertain dont elle est enveloppée, les chances de la paix ? Et si, malgré son effort et sa volonté de paix, elle est attaquée, comment porter au plus haut les chances de salut, les moyens de victoire ?” Voilà la question que posait Jaurès et à l’aune de laquelle l’enjeu du militaire pourrait être analysé par les forces qui aspirent à l’hégémonie.

Démocratiser les affaires militaires 

Un service militaire repensé pourrait-il permettre de réinvestir les Français de leur défense et d’opérer un brassage social qui semble de plus en plus inopérant dans d’autres institutions ?

Malgré certains défauts, et en premier lieu l’archaïsme de sa non-mixité, l’ancien service militaire accomplissait avec un  certain succès cette fonction de mélange social et de promotion des classes populaires. C’est notamment ce qu’a démontré l’étude réalisée par les universitaires Pierre Granier, Olivier Joseph et Xavier Joseph en 2011 : « Le service militaire et l’insertion professionnelle des jeunes suivant leur niveau d’étude. Les leçons de la suspension de la conscription », où l’on peut lire que “L’impact [du service militaire sur le parcours professionnel] est significativement positif pour les sortants sans qualification et pour ceux de niveau bac”.

“Difficile d’établir un lien direct entre bellicisme et service militaire obligatoire.”

On compte parmi les pays européens appliquant un service militaire obligatoire la Norvège, la Suède, la Finlande, l’Autriche ou encore la Suisse. Des pays dont on s’accordera à dire que la société est modérément militarisée… À l’inverse, les États-Unis d’Amérique utilisent une armée de métier. Il est donc difficile d’établir un lien direct entre bellicisme et service militaire obligatoire. Dans le cas suisse, le service militaire est même intrinsèquement lié au principe de neutralité.

Ce qui apparaît finalement, c’est qu’à refuser de penser la démocratisation de la défense nationale, le risque a été pris de la livrer à des intérêts particuliers. Le front populaire en 1936 avait tenté de retirer leur monopole aux généraux, alors tout-puissants. La question reste ouverte aujourd’hui avec l’influence des intérêts privés et étrangers.

S’il faut certainement s’émanciper d’une fétichisation du « service militaire à la papa », écarter d’office l’option d’un service obligatoire semble néanmoins déraisonnable, si l’on souhaite inventer des formes nouvelles d’implication citoyenne, et promouvoir une conception de l’armée comme garante de la souveraineté et de la défense du territoire national.

Crédits photos :

Flickr – Ecole Polytechnique

U.S. Navy photo by Photographer’s Mate Airman Doug Pearlman.