Bahreïn, le royaume en situation de dépendance face à l’Arabie Saoudite

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Manama, capitale de Bahreïn, en décembre 2014. © image libre de droits

Alors que l’Arabie Saoudite a lancé une guerre du prix de l’or noir dimanche 8 mars, affolant les marchés financiers mondiaux, les pétromonarchies du Golfe pourraient bien prochainement être confrontées au retour de flamme de cette ambitieuse stratégie. L’accroissement de la production pétrolière de l’Arabie Saoudite à 12,3 millions de barils par jour risque de bouleverser les équilibres économiques de la région. Le discret royaume sunnite du Bahreïn n’est pas en reste face aux événements. Cette crainte cache une autre réalité : l’inféodation de Bahreïn à l’Arabie Saoudite. 


« Politiquement, le Bahreïn apparaît comme le poisson pilote de l’Arabie » analyse Claire Beaugrand, chercheuse au centre d’études du Golfe de l’université d’Exeter. Le royaume de Bahreïn est dépendant économiquement de celle-ci, et ce lien complexe mène aujourd’hui le pays dans une impasse.

Une économie indexée sur la puissance saoudienne

Petit royaume de 760 kilomètres au cœur de la région du Golfe, stratégiquement situé entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, l’histoire de Bahreïn est profondément liée à la donne énergétique régionale. Le secteur pétrolier est entièrement détenu par l’État à Bahreïn. L’augmentation rapide de la dette publique, qui représentait 93% du PIB en 2018, met en évidence la fragilité de l’économie du pays. L’Arabie Saoudite s’impose comme le garant de sa stabilité. Ainsi, en octobre 2018, l’Arabie Saoudite débloque une aide conjointe avec les Émirats et le Koweït à hauteur de 10 milliards de dollars à destination de Bahreïn et sous réserve de réformes structurelles qui l’engage jusqu’en 2022. Bahreïn dispose paradoxalement de peu de réserves pétrolières, et s’est même retrouvé contraint de céder pour exploitation à l’Arabie Saoudite un champ pétrolier du royaume : le champ Abu Saafa. Plus de la moitié des revenus pétroliers du royaume proviennent pourtant de ce champ, ce qui souligne la relation de dépendance au royaume saoudien. Le royaume de Bahreïn, comme l’ensemble des pétromonarchies du Golfe, est aujourd’hui confronté à un tournant majeur du fait de l’épuisement du modèle de la rente pétrolière. Le pays se trouve face à la nécessité de diversifier structurellement son économie au plus vite afin de stabiliser celle-ci.

La politique de diversification nécessite une aide financière, voir un appui politique de l’Arabie Saoudite. Si les deux pays ont le qualificatif de « pétromonarchie » (monarchie dont les ressources financières proviennent de l’exportation de pétrole), les marges manœuvres entre les deux États sont clairement différenciées. Les revenus du pétrole représentaient 18,5 % du PIB du Bahreïn en 2018 d’après les chiffres du FMI (il produit environ 8 millions de tonnes de pétrole par an), alors que ceux-ci sont de 44% en Arabie Saoudite. Il apparaît d’un côté plus facile pour le Bahreïn, puisqu’étant moins dépendant des hydrocarbures, de réduire ses subventions publiques dans ce secteur. Mais les investissements considérables que nécessitent cette profonde restructuration sont permis en grande partie par le soutien financier de l’Arabie Saoudite.

Le royaume de Bahreïn mise sur divers secteurs de diversification. L’industrie de l’aluminium est ainsi devenue un secteur fort du Bahreïn grâce à d’investissements précoces de l’Arabie Saoudite, qui a notamment permis l’émergence de l’entreprise Alba, détenue à 20% par l’Arabie Saoudite. 15% de sa production d’aluminium est aujourd’hui exportée vers le royaume saoudien. Le secteur du tourisme est également un nouveau secteur clef, en plein essor avec plus de 11 millions de visiteurs en 2017. Une politique de grands travaux via des projets immobiliers et culturels a été amorcée, visant à conférer un rayonnement à l’international à Bahreïn. Le royaume saoudien a été à l’initiative en 1986 d’un pont de 25 km entre les deux pays, la chaussée du roi Fadh et 80% des touristes à Bahreïn sont des saoudiens. Pour cause : plus libéral que ses voisins du Golfe, le pays attire du tourisme régional venant profiter des loisirs, mais aussi d’activités illicites comme la consommation d’alcool, ou la prostitution.

La finance “islamique” est un autre axe de diversification de Bahreïn, où le secteur financier 16,5% de l’économie. Le royaume devient la première place financière dès 1975, ce qui lui permet d’accueillir un important afflux de pétrodollars. La finance islamique consiste en « l’absence d’intérêts, le fait que les profits et pertes doivent être partagés entre créanciers et débiteurs, et que les transactions financières doivent être adossées à des biens tangibles et identifiables » d’après la définition qu’en donne la chercheuse Lila Guermas-Sayegh. En cela, elle partage des caractéristiques communes avec la finance éthique. Jouer la carte de la finance islamique permet dès lors au Bahreïn d’investir un secteur stratégique qui ne nécessite pas l’appui de l’Arabie Saoudite. Cela permet au royaume d’attirer des investissements privés, même si la part de ceux-ci dans l’économie bahreïni reste aujourd’hui modeste. S’inspirant des politiques saoudiennes, c’est donc sur le secteur privé qu’essaie de miser le Bahreïn en faisant ce celui-ci un véritable moteur de croissance via de massifs investissements.

Jeux de pouvoir entre familles royales

Arrivé à la tête du Bahreïn en 1999, Hamad bin Isa Al Khalifa entame d’importantes réformes économiques dans le sens de la libéralisation du pays. Pour ce faire, il va chercher un équilibre entre ces politiques de libéralisation qui comprennent intrinsèquement l’ouverture du pays, tout en maintenant verrouillé le pouvoir politique. La libéralisation économique se doit d’être accompagnée d’une progressive ouverture politique, dont la marge doit rester strictement contrôlée par la famille régnante. À Bahreïn, la famille royale est particulièrement proche des grandes familles sunnites du Golfe. Si la famille Al Khalifa contrôle le pays depuis 1783, le pouvoir clanique n’est pas sans dissensions et conflits d’intérêts. Le pouvoir clanique est divisé entre le Roi, le prince héritier et le Premier ministre.

Depuis l’arrivée au pouvoir du roi Hamad bin Isa Al Khalifa et la mise en place de son projet de réformes économiques libérales, la famille royale Al Khalifa a été profondément divisée selon deux courants : réformiste et conservateur. Le roi a cherché à légitimer son pouvoir personnel en répondant à la crise sociale en axant ses réformes sur l’augmentation du niveau de vie de la population. Ces améliorations économiques, pilotées par son fils, permettent au roi d’asseoir son autorité politique. À contre-courant, le premier ministre, le cheikh Khalifa s’inscrit dans le courant conservateur. Réformer économiquement Bahreïn et libéraliser quelque peu sa politique apparaît pour cette frange comme une mise en danger des intérêts et relations clientélistes que cette vieille garde entretient étroitement avec les réseaux de pouvoir saoudien. Les réformes économiques s’inscrivent dans une perspective de réduction de la dépendance de l’économie de l’hydrocarbure vis-à-vis de l’Arabie saoudite et de rationalisation de la dépense publique qui mettent en péril les schémas et circuits de corruption et d’intérêts entre ces pays. La structure du clivage de la dépendance vis-à-vis de l’Arabie Saoudite est corrélée à des dynamiques de pouvoir politique et d’intérêts antagonistes qui traverse le pouvoir bahreïni. Ces antagonismes bloquent toute effectivité des réformes, qui restent pour la plupart des effets d’annonce ou des processus inachevés.

Bâillonner l’opposition politique pour préserver les intérêts

Le royaume de Bahreïn a été le seul pays du Golfe touché par la vague des printemps arabes de 2011. Les bahreïnis revendiquaient notamment l’établissement d’un régime démocratique. Cette revendication phare était accentuée par le fait que le lancement de la mobilisation coïncidait avec l’anniversaire de la Charte d’action nationale de 2001, qui entérine le processus de libéralisation politique du royaume. Il était essentiel pour le pouvoir royal que la crise politique n’affecte le secteur énergétique, sans quoi la crise aurait touché l’ensemble de la région du Golfe, menaçant alors la stabilité des relations d’interdépendances de ces pétromonarchies.

L’instrumentalisation du clivage entre sunnites et chiites a ainsi été activée et réactivée stratégiquement par le pouvoir politique. Traditionnellement, le royaume a toujours bâillonné l’opposition chiite. Le chef de l’opposition chiite Cheick Salmane a ainsi été condamné à la prison à vie début 2019. Les chiites sont totalement neutralisés politiquement par une ingénierie politique huilée. À titre d’exemple, l’octroi de la nationalité à des sunnites étrangers dans le but de leur donner un plus gros poids politique. L’activation du clivage confessionnel permet de polariser les tensions politiques en dehors de la lutte clanique qui divise profondément le pouvoir bahreïni et porte le risque d’un éclatement de la dynastie. Encore une fois, l’alliance avec l’Arabie Saoudite s’avère incontournable puisque c’est l’intervention des troupes saoudiennes qui permet de réprimer violemment le mouvement, en envoyant en mars 2014 plus d’un millier de soldats, pendant que dans le même temps l’état d’urgence est déclaré.

Aujourd’hui, l’Arabie Saoudite et le Bahreïn sont confrontés au même défi : faire face au fait que les États-Unis sont devenus le plus grand producteur d’hydrocarbures grâce à l’extraction de gaz et de pétrole de schiste. Ils font également face à une consommation excessive d’énergie à cause des subventions qui engendrent un prix faible de celle-ci. Pour ce faire, le Bahreïn vise 5% d’électricité renouvelable d’ici 2020 et les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont développé parallèlement un plan de réforme du secteur électrique. Réduire la production et diversifier l’économie comporte un risque pour les revenus et l’équilibre de ces pays. Les pays du CCG sont très dépendants des fluctuations des prix du pétrole, en termes économique mais aussi en termes de société (puisque l’équilibre de la société repose sur une politique de prix énergétiques bradés).

Le royaume bahreïni demeure lié aux orientations politico-économiques de l’Arabie Saoudite, notamment en ce qui concerne l’investissement. Les intérêts clientélistes et rentiers d’une certaine élite bahreïnis nuancent l’idée d’une dépendance passive à l’Arabie Saoudite. L’effondrement des prix du pétrole risque cependant de mettre à mal la « vision 2030 » de l’Arabie Saoudite, au risque de creuser son déficit budgétaire. La guerre des prix du pétrole qui se joue actuellement intronise une nouvelle phase test décisive pour le futur des pétromonarchies du Golfe, en particulier celles comme Bahreïn qui sont liés aux orientations stratégiques du puissant royaume.

Mohammed Ben Salman : la fin de l’illusion du “prince réformateur” d’Arabie Saoudite

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©U.S. Department of State

L’assassinat du journaliste d’opposition Jamal Khashoggi fournit une manifestation supplémentaire de l’autoritarisme sans freins qui caractérise le pouvoir saoudien. Jusqu’à présent, le prince héritier Mohammed Ben Salman jouissait d’une image relativement positive dans les chancelleries et médias occidentaux ; il apparaissait comme le “réformateur” qui allait mener le royaume saoudien sur la voie d’une démocratisation progressive. Cette image prend l’eau. La réalité du pouvoir saoudien, bien différente, apparaît au grand jour. Retour sur la fin d’une illusion qui devrait interroger les chancelleries occidentales, à l’heure où Riyad se lance dans un affrontement géopolitique d’ampleur avec ses voisins.


Le 5 octobre dernier, le Washington Post publie une colonne blanche sous la photo d’un de ses journalistes, Jamal Khashoggi. Le Saoudien de 59 ans n’est plus réapparu depuis le 2 octobre, date à laquelle il est allé retirer au consulat saoudien d’Istanbul un document prouvant son divorce. L’homme n’est jamais sorti du consulat. Au bout de trois semaines, les Saoudiens ont officialisé la mort du journaliste, causée selon eux par une rixe qui aurait mal tournée. Il faudra sans doute du temps avant que toute la vérité n’éclate au grand jour sur cette affaire – les médias turcs mettant en avant des versions impliquant le pouvoir saoudien. Cet acte ne saurait se limiter au seul cas de Jamal Khashoggi : il est symptomatique des évolutions internes saoudiennes.

Exilé aux états-unis depuis décembre 2016, Jamal Khashoggi était l’une des voix d’opposition les plus connues. Ses tribunes dans le Washington Post étaient particulièrement virulentes à propos de la répression interne mise en place à Riyad ainsi qu’envers la guerre au Yémen. Le parcours du personnage a de quoi étonner. En 1982, le jeune Jamal sort diplômé d’une Business School de l’Indiana. Il se lance pourtant dans le journalisme, et fait une carrière remarquée de reporter au Moyen-Orient. Il affirmera plus tard avoir travaillé et notamment participé à des rencontres pour le compte des services saoudiens et américains pendant ses reportages en Afghanistan. C’est dans ce contexte que Khashoggi interviewa Oussama Ben Laden à plusieurs reprises dans le début des années 1990. Pour les services saoudiens, l’objectif de ces rencontres était  d’influencer le djihadiste, qui était loin d’être le jeune homme docilement idéologisé que l’on avait envoyé combattre les Soviétiques. Depuis la participation de l’Arabie Saoudite à la coalition de 1991 contre Saddam Hussein, la mouvance que l’on appellera plus tard Al-Qaida commence à radicaliser son discours vis-à-vis de l’Arabie Saoudite. La crainte des services saoudiens et d’une partie des cercles dirigeants du pays était que l’hostilité et le recours à la violence du groupe qu’ils ont en partie contribué à faire émerger ne dégénère, crainte qui se révélera comme on le sait hautement justifiée. Khashoggi était à la fois proche du pouvoir et des services pour effectuer cette mission. Le 11 septembre va marquer un changement dans les orientations politiques de Khashoggi. Devant le manque de contrôle des services saoudiens sur les mouvements salafistes qu’ils ont contribué à faire éclore, il va définitivement s’opposer aux religieux saoudiens – wahhabites, et se rapprocher des mouvements islamiques – proches des frères musulmans. Opposant au pouvoir saoudien, aux diatribes de plus en plus virulentes, Khashoggi est donc à mille lieues de l’image du journaliste libéral qui apparaît dans les médias occidentaux.

En 2003, après un premier exil à Londres, il commence à apparaître aux yeux des Occidentaux comme une voix réformatrice. En réalité, cet exil est en partie un leurre.  Khashoggi rejoint au Royaume-Uni le prince Turki Bin Fayçal, ambassadeur à Londres, et surtout ancien directeur des services saoudiens. Le journaliste reste le conseiller du Prince saoudien jusqu’en 2007, date à laquelle Turki Ben Fayçal, victime de ré-équilibrage interne à la famille royale, fut contraint à démissionner. Il paya sans doute sa tiédeur vers un alignement sur les ambitions américaines aux Moyen-Orient, ainsi que ses déclarations réformatrices qu’il présenta comme une nécessité absolue pour le pays.

En 2010, Jamal Khashoggi doit démissionner une nouvelle fois de son journal pour une critique ouverte du salafisme d’un poète. Dès lors, il intervient sur les plateaux de télévisions comme commentateur reconnu de l’Arabie Saoudite et de la région. En 2015, Il tentera de créer une chaîne de télévision indépendante au Bahrein. Financée par un prince de la famille royale saoudienne (Alwaleed Bin Talal), cette chaine est fermée après seulement 11 heures d’activité par la police bahrainïenne à cause d’importantes pressions issues du gouvernement saoudien et d’autres membres de la famille royale. En 2016, il ne sera plus autorisé a s’exprimer sur les chaines du Royaume.

C’est donc aux États-Unis que le journaliste retrouve une voix indépendante pour pouvoir critiquer ouvertement le pouvoir saoudien ainsi que la proximité américaine avec un tel pouvoir, jusqu’à son assassinat.

MBS : l’ascension fulgurante

Après son accession au trône en janvier 2015, le Roi Salman Ben Abdelaziz nomme son fils Mohammed Ben Salman, surnommé MBS, comme Ministre de la Défense. Encore peu connu, ce dernier a été son conseiller pendant 6 ans. Âgé de seulement 30 ans, sa jeunesse surprend dans un gouvernement formé de princes de la famille royale et dont la moyenne d’âge des nommés était allègrement plus élevé. Il bat d’ailleurs un record mondial : celui de plus jeune ministre de la Défense. Très vite, il s’impose comme une forte tête. Deux mois après sa nomination, l’armée saoudienne s’engage dans la guerre civile yéménite pour réduire à néant les rebelles Houthis. Ces derniers sont chiites et suspectés d’être armés et soutenus par Téhéran, contre qui Riyad est déjà engagé dans plusieurs conflits par procuration.

Un mois plus tard en avril 2015, le jeune prince est nommé président du conseil économique et du développement. Cela signifie qu’il est désormais en charge de la politique économique et surtout pétrolière du royaume. Il crée ainsi l’Agenda 2030, dont l’objectif est la transformation profonde de l’économie saoudienne en se détachant progressivement du modèle rentier pour aller vers une économie moderne, pionnière en nouvelles technologiques. Mohammed Ben Salman va ainsi créer autour de lui un pôle de pouvoir et de responsabilité ainsi que les soutiens qui vont avec. Le moment est le bon.

Le royaume wahhabite traverse une période de crise due à son système de succession. Ce dernier est adelphique, c’est-à-dire de frère en frère. MBS a beau être le fils du roi, cela ne fait pas de lui son successeur. Le prince héritier est en réalité le prince Moukrine, dernier fils d’Ibn Saoud le fondateur du royaume et sa 24ème femme. Cependant, cette dernière était yéménite, le rendant théoriquement inéligible selon la coutume. De plus il devient officiellement prince héritier au moment de l’implication saoudienne au Yémen. Un premier coup de force organisé par plusieurs groupes de la famille royale l’évince en avril 2015 de sa position. Le roi Salman impose son fils comme vice-prince héritier. Un second coup de force plus imposant en juin 2017 de Mohammed Ben Salman, cette fois dirigé contre les autres groupes influents de la famille royale, va lui permettre de faire accepter sa nomination comme prince héritier. MBS devient définitivement l’homme fort du pays, jouissant du soutien sans faille de son père, le roi Salman. Les occidentaux qui observent de près ce nouveau prince héritier vont apprécier l’offensive de charme de première classe qui leur est destinée : ouverture de cinémas, autorisation pour les femmes de conduire, volontés affichées de modernisation de la société. Ces signes sont salués par de nombreux observateurs, notamment Khashoggi, et MBS va même faire la une du Time. Cependant, les méthodes vont vite choquer.

Une campagne anti-corruption ?

Mohammed Ben Salman se fait un plaisir d’enfermer dans le Ritz de Riyad les membres des clans de la famille royale qui s’opposent à lui. Il réduit violemment leur opposition et par la même occasion, leur extorque des sommes d’argent considérables dont il peut user pour son Agenda 2030. La répression s’abat aussi férocement sur les militants des droits de l’homme et tout contestataire public. L’assassinat de Khashoggi va dans ce sens. Ce dernier n’était pas un simple journaliste d’opposition. C’était le contact de différents clans de la famille royale prêts à saisir n’importe quelle opportunité de pouvoir inverser le rapport de force interne qui penche de plus en plus dangereusement en leur défaveur. Pour eux, il en va surement de leur survie politique. Il était utile à la fois pour alimenter la critique envers MBS, mais aussi pour influencer l’opinion américaine et ses décideurs. Il est aussi permis de penser qu’un tel homme avec de tels contacts aurait pu aisément informer quelques personnes haut-placées de Washington sur les personnalités de poids (y compris princières) qui pourraient gérer autrement les affaires à Riyad ou soutenir d’éventuelles pressions américaines d’assouplissement.

L’image de prince réformateur, de despote éclairé, capable de changer profondément la société saoudienne, que Mohammed Ben Salman a voulu construire vole en éclat. La répression sans retenue, toujours aussi violente mais surtout toujours plus visible, impactera durablement le pouvoir saoudien. Le bourbier yéménite, dans lequel Ben Salman a entrainé son pays, a lui aussi contribué à ternir l’image du prince héritier. Malgré un armement moderne acheté à grand prix aux puissances occidentales, malgré une maitrise aérienne totale, malgré une campagne intensive et très meurtrière de bombardements, les forces saoudiennes ne progressent que très difficilement. De larges parties du Yémen sont toujours aux mains des rebelles Houthis dont la capitale Sana’a.

La situation humanitaire est catastrophique. Le blocus et les bombardements touchent durement la population civile. Au moins 6 600 d’entre eux, selon le Haut-commissariat des Nations-Unis aux droits de l’homme, ont été tués par des bombes saoudiennes, dont environ 1000 enfants. Officiellement, l’Arabie Saoudite reconnait 90 civils morts au cours de ses frappes. La dégradation du système sanitaire a entrainé le retour de maladies telles que le choléra. Depuis 2016, ce dernier aurait touché plus d’un million de Yéménites et les estimations de personnes décédant de la maladie sont de l’ordre de plusieurs milliers. Un enfant Yéménite mourrait toute les 10 minutes de maladie et plus d’un million d’entre eux souffrent de famine. La violence de la guerre a bel et bien tout emporté et l’urgence humanitaire yéménite ne va qu’augmenter. D’après un rapport du congrès américain, 22 millions de Yéménites sont en situation d’urgence humanitaire sur une population de 30 millions. Et tout cela sans parler de l’instabilité générée dans le pays. Cette situation le rend évidemment fragile face à d’éventuelles infiltrations djihadistes.

Entre la répression d’État et le désastre yéménite, on pourrait penser Mohammed Ben Salman en difficulté. L’affaire Khashoggi a suscité pour la première fois une vague de désapprobation de la part des occidentaux. Cependant, la réalité est sans doute un peu à nuancer. Tout le paradoxe Ben Salman réside dans son positionnement international. C’est sa première faiblesse et sa plus grande force. MBS apparaît comme incontrôlable, d’un caractère impulsif et agressif. Toutefois, il dispose du soutien indéfectible du roi Salman, ce qui lui assure toute même une protection de premier plan.

En 2016, il a coupé tout lien avec le Qatar, accusé de soutenir Téhéran. Ainsi il fait voler en éclat le conseil de coopération du Golfe, pourtant traditionnel lieu d’échanges entre les pays de la région. Il est allé jusqu’à faire construire un canal ridicule à la frontière avec la presqu’ile qatari, afin de la couper physiquement du reste de la péninsule arabique.

Dans le même temps, le prince héritier a renforcé plus que jamais ses liens avec les Émirats Arabes Unis qui ont même accepté de participer au conflit yéménite.

Ni l’enlèvement du Premier ministre libanais, Saad Hariri, ni la guerre au Yémen n’ont déclenché de réelles réponses des puissances occidentales. L’Arabie Saoudite reste un partenaire commercial majeur pour beaucoup de pays. MBS vend du pétrole et achète des armes, beaucoup d’armes. Rien que pour l’industrie française de l’armement les contrats saoudiens représentent au moins 1 milliard d’euros par an selon Amnesty international. En tout Riyad investirait 16 milliards de dollars par an en armement étranger.

L’alignement total de MBS sur les positions américaines dans la région lui ont aussi permis de s’assurer une bienveillance américaine. Washington est partie en croisade contre Téhéran et compte sur ses deux alliés historiques dans la région : Riyad et Tel-Aviv. C’est sans doute là que MBS peut jouer sa plus grande carte. Très proche de Jared Kushner, le prince saoudien à déjà exprimé plusieurs fois son souhait de voir l’Arabie Saoudite apporter une caution musulmane et arabe au plan de paix trumpien sur la question palestinienne. L’idée de Washington serait aussi d’utiliser des pétrodollars saoudiens pour acheter une paix sociale peu probable auprès des Palestiniens. Toutefois, le Roi Salman a tempéré les ardeurs de son fils, jugeant un tel projet de rapprochement officiel avec le voisin hébreu bien trop risqué pour le Royaume. Car malgré la présence médiatique et politique de MBS, son pouvoir n’est pas personnel. C’est celui de son clan, et le jeune prince, tant qu’il ne sera pas sur le trône, ne pourra pas imposer ses vues. Le Roi Salman entend bien défendre MBS, mais surtout profiter de la situation pour asseoir encore plus son groupe. Les rumeurs de la nomination du frère de MBS, Khaled Ben Salman, comme vice-prince héritier ont repris depuis la reconnaissance de la mort de Khashoggi. Il s’agit de présenter cette manœuvre comme l’installation d’un contre-pouvoir au Prince héritier, même si d’un point de vue interne cette nomination peut être analysée comme un renforcement supplémentaire de la mainmise du clan Salman sur le pouvoir.

Mohammed Ben Salman reste donc une valeur sûre pour l’administration américaine, bien que son impulsivité soit désormais connue. Si la situation générale au Moyen-orient demeure aussi tendue, notamment autour de la question iranienne, une Arabie Saoudite stable sera l’un des rares atouts de poids suffisamment fiable pour l’administration Trump. Tant qu’une réelle alternative saoudienne à MBS n’émergera pas, ce dernier peut s’estimer sauvé.