Les cadeaux aux riches d’Attal et de Bardella : le choc fiscal dont on ne parle pas

© Kelly Sikkema

Cette campagne législative au pas de course s’est concentrée sur les questions économiques et fiscales, souvent pour insister sur la prétendue « insoutenabilité financière » du programme du Nouveau Front Populaire. Ce sont pourtant le RN et Ensemble qui multiplient les promesses de cadeaux fiscaux dans leurs programmes respectifs, sans expliquer comment ils seraient financés. Loin d’aider les « classes moyennes » comme ils le prétendent, ces réductions d’impôts bénéficieront principalement aux 10 % les plus aisés, au détriment de la majorité des Français.

Cette campagne législative aurait pu donner lieu à une confrontation intéressante de visions économiques opposées. Mais avant même la publication du programme du Nouveau Front Populaire (NFP), Bruno Le Maire et Jordan Bardella ont préféré jouer avec les peurs. L’actuel ministre de l’économie a par exemple déclaré que la victoire du Nouveau Front Populaire impliquerait la mise sous tutelle de la France par le FMI. La critique provenant d’un ministre de l’économie ayant accumulé 1 000 milliards d’euros de dette supplémentaire en 7 ans pourrait apparaître ironique. Alors pour appuyer son propos outrancier, il n’a pas hésité à publier un chiffrage faussé, indiquant par exemple que la réforme de la Contribution Sociale Généralisée (CSG) coûterait 39 milliards d’euros. Gabriel Attal indique quant à lui que les retraités gagnant 1.200 euros par mois payeront davantage de CSG avec cette réforme. Pour appuyer son propos, il publie même un simulateur truqué, comme révélé par le journal Le Monde.

Les fake news des deux ministres ne concordent pas – ou alors il faudrait imaginer que la réforme soit à la fois coûteuse pour les finances publiques et fasse payer davantage d’impôt à une large majorité de Français. La vérité est toute autre : le NFP propose une baisse de l’impôt sur le revenu et de la CSG pour 92 % des Français, financée par une hausse pour les plus riches, ce qui rend la réforme budgétairement neutre. Mais tout est bon pour embrouiller le débat et détourner l’attention de leur propre bilan, alors qu’ils ont justement augmenté la CSG sur les petits retraités ou encore prolongé la Contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS), qui représente un prélèvement de près de 10 euros par mois pour un salarié au SMIC.

L’argument du « sérieux économique » vise en outre à faire croire qu’aucune autre politique ne serait possible comme le rappelle le journaliste de Mediapart Romaric Godin : « Aucune transformation majeure ne s’est souciée d’une norme de finance, précisément parce que ces normes sont construites pour empêcher la possibilité d’une quelconque transformation sociale. Respecter le cadre financier, c’est respecter d’abord la hiérarchie sociale existante. […] Ce critère de « réalisme » lié à des « chiffrages » est proprement douteux. Ils reposent ainsi sur des hypothèses incertaines et toujours contestables, à la hausse comme à la baisse. Il est, à cet égard, amusant de voir les économistes doctes venir donner des leçons définitives sur ces programmes alors que leurs propres prévisions sont régulièrement défaillantes et en décalage constant avec la réalité. »

Il est par exemple piquant de noter que le journal Les Echos s’est permis de dénoncer le programme soi-disant infinançable du NFP, tout en publiant le jour suivant un article prodiguant des conseils à ses lecteurs pour échapper aux futurs impôts proposés par cette même coalition. S’affoler d’une hausse des déficits tout en prodiguant des conseils pour baisser les recettes de l’Etat est tout de même cocasse. Le programme du NFP est en réalité le seul entièrement chiffré et financé. Il est d’ailleurs soutenu par plus de 300 économistes renommés internationalement, dont la Prix Nobel Esther Duflo. A l’inverse, le RN et Ensemble proposent de nombreuses baisses d’impôts, sans aucun chiffrage ni piste de financement. Mais les éditorialistes peuvent dormir tranquille : ce sont bien aux plus riches du pays que s’adressent ces cadeaux fiscaux.

Les candidats du pouvoir d’achat… des plus riches !

Commençons par décrypter les mesures proposées par le RN à destination des jeunes. La suppression pure et simple de l’impôt sur le revenu pour les moins de 30 ans est sans doute la plus emblématique. Elle ne changera pourtant rien à la situation de la majorité des jeunes qui perçoivent des revenus trop faibles pour être assujettis à cet impôt. Cela représentera en revanche un cadeau de 1,3 milliard d’euros aux 10% des jeunes les plus riches. Dans la même veine, Jordan Bardella souhaite exonérer d’impôt sur les sociétés les patrons de moins de 30 ans. Mais en réalité, une infime minorité de jeunes entreprises payent l’impôt sur les sociétés puisque la plupart ne sont pas encore rentables ou bénéficient déjà de régimes fiscaux favorables. Cette mesure bénéficiera donc uniquement aux quelques jeunes patrons dont les entreprises sont particulièrement florissantes. Elle risque par ailleurs de créer des possibilités de fraude fiscale, des parents pouvant par exemple enregistrer leur entreprise au nom de leurs enfants. Ce cadeau leur permettra d’augmenter leurs marges nettes et donc leurs dividendes… qui ne seront eux-mêmes pas taxés pour les patrons de moins de 30 ans. La boucle est bouclée.

Est-ce vraiment la priorité d’aider les 10% de jeunes ayant déjà des situations d’emploi stables, un salaire confortable ou étant à la tête d’une entreprise déjà rentable ?

Gabriel Attal a eu des mots très durs contre ces mesures mais en reprend pourtant l’esprit en proposant la suppression des droits de mutation à titre onéreux (les « frais de notaire ») jusqu’à 250.000 euros pour les jeunes accédant à la propriété. Cette baisse d’impôt ne bénéficiera pas aux « jeunes de classes moyennes et populaires » comme il le prétend. Pour qu’un jeune puisse accéder à la propriété, il faut en effet que la banque lui accorde un prêt, ce qu’elle fera généralement pour des jeunes disposant déjà d’un patrimoine, d’une situation d’emploi stable et d’un revenu confortable supérieur à 3.800 euros par mois comme l’a montré un journaliste de France info. Par ailleurs, la mesure inquiète fortement les collectivités locales, en particulier les départements, qui récupèrent la grande majorité des recettes de cet impôt pour financer des besoins locaux.

Sans même aller jusqu’à dénoncer les cas les plus caricaturaux de jeunes traders se voyant offrir des baisses d’impôts spectaculaires ou du dernier fils de Bernard Arnault exonéré d’impôt sur les sociétés, il faut se demander : est-ce vraiment la priorité d’aider les 10% de jeunes ayant déjà des situations d’emploi stables, un salaire confortable ou étant à la tête d’une entreprise déjà rentable ? Est-ce bien raisonnable d’avoir baissé les aides personnalisées au logement (APL) pour les jeunes locataires comme l’a fait le Gouvernement pour ensuite utiliser cet argent pour baisser la fiscalité des jeunes propriétaires ?

Mais les baisses d’impôts sur le revenu ne s’adressent pas qu’aux jeunes pour le RN, qui propose également d’instituer une part fiscale complète dès le deuxième enfant, au nom de la relance de la natalité. Là encore, la majorité des familles qui ne payent déjà pas l’impôt sur le revenu n’en bénéficieront pas. Et plus la famille sera aisée, plus le cadeau sera élevé. Le RN veut même supprimer l’impôt sur le revenu des médecins retraités reprenant du service. Cette mesure a de quoi étonner : s’il est évident qu’il faut trouver une solution au problème des déserts médicaux, l’outil fiscal ne paraît pas le plus adapté. Mais ce que souhaite en réalité le RN apparaît alors clairement : détricoter petit à petit l’impôt sur le revenu, l’un des seuls impôts progressif de notre système fiscal. Lorsqu’il dirigeait le Front National, Jean-Marie Le Pen proposait sa suppression pure et simple. Jordan Bardella s’inscrit dans cette lignée, avec comme à son habitude, un enrobage plus présentable. Il convient par ailleurs de noter que le RN poursuit la même logique qu’Emmanuel Macron, qui avait lui-même déjà affaibli l’impôt sur le revenu au moment des gilets jaunes, alors même qu’il s’agissait d’une réponse complètement inadaptée à leur demande de justice fiscale.

Ce que souhaite en réalité le RN apparaît alors clairement : détricoter petit à petit l’impôt sur le revenu, l’un des seuls impôts progressif de notre système fiscal.

En outre, Jordan Bardella maintient la « flat tax » mise en place par Emmanuel Macron et dont la conséquence est qu’en France, les revenus du travail sont bien davantage taxés que les revenus du capital. Alors même que depuis 2017, le salaire horaire réel dans le secteur marchand a baissé de 4,8% tandis que les dividendes augmentaient de 85%. Et que cette politique de baisse de la fiscalité du capital n’a eu aucun effet bénéfique pour l’économie, de l’aveu même du comité d’évaluation de France Stratégie mis en place à la demande du président de la République.

Jordan Bardella promet également de supprimer l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), qui a remplacé l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Ici, le RN ne cache même pas le public visé, décrit dans le nom même du prélèvement : cet impôt est actuellement payé par les propriétaires d’une résidence principale valant plus de 1,9 million d’euros… Rappelons ici que 50% des ménages français ont un patrimoine net quinze fois moins important que ce seuil. C’est donc un cadeau de 2 milliards d’euros pour les 0,4% les plus riches que nous propose l’autoproclamé « candidat du pouvoir d’achat ». Les 500 plus grosses fortunes de France sont passées d’un total de 454 à 1.170 milliards d’euros depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Mais la priorité de Jordan Bardella est donc de leur venir en aide.

Pour se différencier sur le papier de Gabriel Attal, il propose par ailleurs de rétablir un impôt sur la fortune financière. Cela sonne bien. Mais il s’agit d’une opposition de façade : les deux candidats proposent donc de ne taxer qu’une partie du patrimoine des très riches. Par ailleurs, de très nombreux biens ne seront ni taxés par Gabriel Attal, ni par Jordan Bardella : les yachts, les jets privés, les montres et bijoux de luxe, les crypto-monnaies, les lingots d’or, les œuvres d’art, etc. Leurs groupes parlementaires respectifs se sont d’ailleurs toujours associés à l’Assemblée nationale pour rejeter toutes les taxes sur ces produits de luxe proposées par les groupes de gauche. Il s’agit pourtant de biens que l’on retrouve, il faut le dire, assez peu chez les « classes moyennes » qu’ils prétendent vouloir protéger… Un riche n’aura alors qu’à répartir son patrimoine sur des investissements non taxés pour échapper à toute imposition sur celui-ci. Une manœuvre si simple que les conseillers fiscaux risquent même de se retrouver au chômage.

Opération séduction des héritiers

Ces détenteurs de gros patrimoines peuvent aussi compter sur ces deux partis pour leur permettre de transmettre leurs possessions sans payer le moindre impôt. Ainsi, le RN propose « d’exonérer les donations des parents et des grands-parents à leurs enfants et petits-enfants jusqu’à 100.000 € par descendant tous les 10 ans ». Faisons un simple calcul. Un couple avec deux enfants et cinq petits-enfants – ce qui correspond à une famille française moyenne – pourra transmettre 100.000 euros par parent et enfant et petit-enfant, soit au total 1,4 millions d’euros tous les 10 ans, sans payer d’impôt. Et ce alors même que 87% des successions sont inférieures à 100.000 euros et sont donc déjà largement exonérées d’impôt actuellement.

Ce beau cadeau ne vient pas de nulle part : Eric Ciotti, le nouvel allié du RN signait il y a un mois une tribune pour demander la « mort de l’impôt sur la mort » et donc permettre aux milliardaires de faire vivre des générations entières de rentiers sans qu’ils n’aient à participer à l’effort fiscal national. Le parti présidentiel n’est pas en reste : il propose une exonération de 150.000 euros par enfant et 100.000 euros par petit-enfant, tout en gardant la remise à zéro actuelle qui intervient tous les 15 ans. La même famille prise en exemple précédemment pourra donc transmettre 1,6 million d’euros tous les 15 ans sans payer d’impôt. Dans les deux cas, cela permettra à des multimillionnaires de transmettre la totalité de leur fortune, en anticipant et optimisant les donations à intervalles réguliers, alors même qu’il existe un quasi consensus des économistes pour demander le renforcement de l’impôt sur l’héritage des plus riches. Et comme ils ne remettent pas en question la logique même du système actuel, certains petits héritages, en ligne indirecte ou n’ayant pas été anticipés à l’aide de conseillers fiscaux, continueront d’être très fortement taxés.

Une politique « pro business » assumée qui gonflera les marges des très grosses entreprises

Sur le volet entreprises, Jordan Bardella assume directement de s’inscrire dans la continuité fiscale d’Emmanuel Macron : son programme propose ainsi de « poursuivre la baisse des impôts de production » entamée par ce dernier. Il répond ici à une demande de longue date du MEDEF, alors même que cela profitera surtout aux très grosses entreprises et que les effets économiques d’une telle réforme sont remis en cause par de nombreux économistes.

Les principaux gagnants de la baisse de TVA sur l’énergie risquent d’être les énergéticiens comme Total, qui pourront baisser très légèrement les factures, tout en augmentant sensiblement leurs marges.

Au vu du public bénéficiaire de telles réformes, la discrétion de Jordan Bardella sur l’ensemble de ces mesures fiscales n’est pas surprenante. Le président du Rassemblement National préfère en effet mettre en avant sa seule mesure qui bénéficiera à l’ensemble des Français : la baisse de TVA sur les produits énergétiques. Si cette mesure choc parle à tout le monde, l’absence de contrôle réel des prix de l’énergie dans le programme de l’extrême droite interroge. Comme avec la baisse de la TVA dans la restauration instaurée sous Nicolas Sarkozy, il est peu probable que les prix payés par le consommateur baissent significativement. Les principaux gagnants risquent d’être les énergéticiens comme Total, qui pourront baisser très légèrement les factures, tout en augmentant sensiblement leurs marges, absorbant ainsi une bonne partie du cadeau fiscal promis aux consommateurs finaux.

Et à la fin, qui va payer ?

Tout en proposant de nombreuses baisses d’impôts aux plus aisés, les candidats du RN et d’Ensemble sont formels : ils respecteront la trajectoire de baisse des déficits imposée par la Commission européenne dans le cadre de la procédure pour déficit excessif qui vient d’être initiée contre la France. C’est donc bien l’ensemble des Français qui devra financer ces cadeaux, à travers des coupes budgétaires dans les services publics et les aides sociales. Deux économistes ont fait le travail d’évaluation : le programme du RN conduirait à une hausse du revenu disponible net de 1.160 euros par an pour les 10% les plus riches et à une baisse pour 70% de la population. Les 30% les plus pauvres perdront en moyenne 230 euros par an.

Ainsi, le RN propose en réalité de poursuivre la politique des macronistes, qui se sont illustrés par la baisse des aides au logement des plus précaires pour financer la suppression de l’ISF dès leurs premiers mois au pouvoir. Dernièrement, c’est même au budget dédié au financement de la transition écologique que Bruno Le Maire s’est attaqué en urgence pour compenser des recettes fiscales plus faibles que prévu. La dépense publique par étudiant à l’université française a également baissé de 15% en 10 ans. Les besoins vitaux de la population deviennent alors une variable d’ajustement pour financer les baisses d’impôts pour les plus aisés.

Alors même que la logique pourrait être inverse : partir des besoins de la population et des investissements nécessaires pour endiguer la crise écologique et demander à ceux qui ont les moyens de les financer. En outre, l’augmentation significative des investissements publics et des revenus des ménages conduirait à une relance économique keynésienne, dont l’économie française a besoin pour sortir de la stagnation. Tel serait justement un cap économique « sérieux ».

Vague bleu marine : le RN conquiert-il la France d’outre-mer ?

Marine Le Pen en meeting à Mayotte en avril 2024. © Capture d’écran Mayotte la 1ère

Depuis 2017, Marine Le Pen a considérablement augmenté ses scores dans la France d’outre-mer, longtemps très réticents à voter pour l’extrême droite. Bien que le vote pour la France insoumise et l’abstention demeurent les principaux choix des électeurs ultra-marins, cette progression, particulièrement marquée au second tour de la présidentielle 2022, illustre la normalisation du Rassemblement National. Pour le parti dirigé par Jordan Bardella, ce basculement de territoires marqués par la traite négrière et la colonisation représente une victoire symbolique majeure.

Alors que le Rassemblement National pourrait remporter une majorité pour la première fois de l’histoire dans quelques jours, la généralisation du vote RN dans toutes les couches de la société fait l’objet d’âpres débats dans les médias et les cénacles politiques. Comme souvent, une partie de la France est ignorée par ces analyses : la France d’outre-mer. Pourtant, la bascule y a déjà eu lieu : il y a deux ans, au second tour de la présidentielle, Marine Le Pen a largement battu Emmanuel Macron dans presque chaque territoire d’outre-mer. Si chaque territoire ultra-marin a ses spécificités, la dynamique de progression du RN ces dernières années y est spectaculaire. Comment comprendre cette percée ?

Jusqu’aux années 2010, le vote d’extrême droite dans la France d’outre-mer reste toujours cantonné à un chiffre. Sans surprise, l’histoire de ces territoires, durement marqués par l’esclavage et la colonisation, explique largement le rejet des idées portées par le Front National. Au-delà du souvenir de la conquête coloniale et de la traite négrière, d’autres événements plus contemporains restent ancrés dans la mémoire collective des populations ultra-marines. Pour ne citer qu’un seul exemple, en Guyane et dans les Antilles françaises, et tout particulièrement en Martinique, le régime dictatorial de l’amiral Robert, représentant de l’Etat sous le régime de Vichy, est encore dans toutes les têtes. An tan Robè (au temps de l’amiral Robert), les humiliations sont en effet généralisées, les pénuries et disettes omniprésentes et toute contestation politique violemment réprimée.

En 1987, lors d’une des rares tentatives de Jean-Marie Le Pen à se rendre dans les Antilles, l’aéroport Aimé Césaire en Martinique est envahi par les manifestants pour empêcher l’atterrissage de son avion.

Durant de nombreuses années, la famille Le Pen n’a donc pas droit de cité outre-mer. En 1987, lors d’une des rares tentatives de Jean-Marie Le Pen à se rendre dans les Antilles, l’aéroport Aimé Césaire en Martinique est envahi par les manifestants pour empêcher l’atterrissage de son avion. Dix ans plus tard, en 1997, une seconde tentative donne lieu à de violentes altercations avec les militants indépendantistes locaux. La figure du fondateur du Front National, défenseur de l’inégalité entre les « races », fait figure de repoussoir absolu.

Dans les années 2010, une forte montée des eaux bleu marine

Lorsqu’elle succède à son père en 2011, Marine Le Pen fait de la « dédiabolisation » de son parti sa priorité. A cet égard, la France d’outre-mer fait figure de laboratoire. Si les scores de Marine Le Pen restent particulièrement faibles lors de la présidentielle de 2012 (8 % en moyenne), une première percée intervient en 2017. La candidate du Front National arrive première lors du premier tour, avec une moyenne (21,9 %) légèrement supérieure à score national. En Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et à Mayotte, elle approche déjà les 30 %. Si elle est sèchement battue par Emmanuel Macron au second tour, ses scores restent comparables à ceux observés en métropole. Le rejet catégorique de l’extrême droite par l’outre-mer n’est plus d’actualité.

Les nombreux renoncements et trahisons du Parti Socialiste de François Hollande, qui avait été plébiscité par les ultra-marins, ont pesé lourdement dans ce premier basculement. Le sentiment d’abandon s’est notoirement amplifié avec l’absence de réponse aux mouvements sociaux inédits en Guyane (2017), à Mayotte (2016), à La Réunion (2009) ou encore en Guadeloupe (2009). Dans chacun des territoires paralysés par des grèves générales, les habitants réclament un meilleur pouvoir d’achat (le coût de la vie en outre-mer étant supérieur à celui en métropole) et des investissements dans les services publics pour assurer leur bon fonctionnement. La question de l’eau, fortement polluée par l’usage du chlordécone (pesticide utilisé sur les cultures de bananes jusqu’en 1993 dans les Antilles, alors que sa toxicité était connue depuis longtemps, ndlr) et extrêmement chère, est également un enjeu majeur.

Plus largement, les citoyens exigent une égalité réelle avec la France métropolitaine. Du fait de leur éloignement géographique avec la métropole, ils sont en effet largement perdants de la mondialisation néolibérale. La nécessité d’importer de nombreux produits depuis l’Europe et la dépendance à la voiture – les transports en commun restant très peu développés – conduit ainsi à un coût de l’alimentation et des carburants hors de prix. En outre, les inégalités restent considérables : quelques grandes familles, dont le pouvoir remonte souvent à la période coloniale, continuent d’exercer un pouvoir considérable sur l’économie locale et de prélever leur rente, tandis que le reste de la population peine à vivre. Alors que la départementalisation de l’après-guerre avait été accompagnée d’un certain rattrapage économique, depuis les années 1980, l’Etat français n’a cessé de se désinvestir et de compter sur le marché pour faire progresser l’outre-mer.

Le premier mandat d’Emmanuel Macron s’inscrit dans la continuité totale de ces politiques condamnées à l’échec. Alors que les besoins en service public sont criants et qu’une vraie planification est indispensable pour diversifier ces économies périphériques, le Président s’y refuse. De manière plus générale, il semble totalement méconnaître et mépriser l’outre-mer. Cet abandon est sanctionné dans les urnes dès les élections européennes de 2019 : la liste de Jordan Bardella arrive largement en tête dans l’outre-mer, avec 11 points d’avance sur le camp présidentiel.

La déflagration du second tour de la présidentielle 2022

Durant les deux années qui suivent, la crise sanitaire marque un tournant. Du fait de la déliquescence et de l’éloignement des services de santé, la mortalité y est beaucoup plus forte que dans l’Hexagone. Le manque d’accès à des ressources de bases comme l’eau y rend aussi plus difficile l’application des gestes d’hygiène recommandés. Complètement dépassé, le gouvernement y impose des mesures répressives – confinement, couvre-feux… – encore plus dures et longues qu’en métropole. Fin 2021, des émeutes interviennent pour dénoncer les restrictions de liberté et l’abandon de l’outre-mer à son sort par Paris. En Guadeloupe, le gouvernement dépêchera le GIGN en seulement 48h pour rétablir l’ordre, alors que l’envoi de bouteilles d’oxygène pour les hôpitaux a pris plusieurs semaines ; tout un symbole.

Après cette gestion calamiteuse, Emmanuel Macron est très sévèrement sanctionné par les ultra-marins lors des élections présidentielles de 2022,. D’abord, l’abstention reste très forte, entre 50 et 70 % selon les territoires, témoignant avant tout de l’absence de confiance dans les institutions. Au premier tour, Jean-Luc Mélenchon réalise en moyenne un score de 40 % – loin devant Marine Le Pen – et même de plus de 50 % en Martinique, en Guyane et en Guadeloupe. Au second tour, contrairement à cinq ans auparavant, la candidate du RN bat nettement le président sortant, avec des scores atteignant jusqu’à 70 %. Même en Martinique où la résistance au RN est habituellement plus virulente, le RN termine avec plus de 60%.

Etant donné les scores de la France insoumise au premier tour, en particulier dans les Antilles, en Guyane et à la Réunion, il est difficile de conclure à un vote d’adhésion au programme du Rassemblement national. Vraisemblablement, les électeurs votent surtout contre Emmanuel Macron plutôt que pour Marine Le Pen. Ce vote est motivé par l’abandon économique et l’obligation vaccinale. Cette dernière est rejetée plus fortement dans l’outre-mer qu’ailleurs en raison d’une forme de suspicion généralisée contre l’Etat et d’une concurrence des thérapies (traditionnelles vs occidentales). En effet, la crise sanitaire a été un moment marquant l’expression d’une forme de résistance identitaire, mêlée aux conséquences et à la crainte de l’empoissonnement généralisé en lien avec le scandale du chlordécone. Ce contexte a convaincu une partie de la population que l’extrême droite pouvait être un meilleur rempart pour leur dignité.

Le rôle symbolique de l’outre-mer pour le RN

Résumer la percée de l’extrême-droite dans l’outre-mer au seul rejet du macronisme serait toutefois trompeur. Plusieurs territoires, notamment la Guyane et Mayotte, sont confrontés à une immigration de subsistance importante, qui fragilise encore davantage des services publics et des infrastructures déjà sous-dimensionnés. Marine Le Pen l’a bien compris et a fait de l’outre-mer un avant-poste de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, permettant ainsi une escalade dans les propositions les plus radicales. Bien que représentant une part modeste de l’électorat national, l’outre-mer jouent ainsi un rôle crucial pour le RN. D’une part, en réalisant une percée dans ces territoires marqués par l’esclavage et la colonisation, le parti tente de sortir des stigmates de parti raciste. D’autre part, en plaidant pour des mesures d’exception extrêmement strictes en matière migratoire et sécuritaire, il en fait un terrain d’expérimentation pour les mesures destinées à s’appliquer ensuite sur tout le territoire national.

Marine Le Pen a fait des Outre-Mer des avant-postes de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, permettant ainsi une escalade dans les propositions les plus radicales.

Un exemple frappant est Mayotte, où les problématiques d’immigration et d’insécurité sont particulièrement criantes. Le 101ème département français, totalement dépassé par la situation car abandonné par la République, montre depuis longtemps une adhésion plus forte au RN que les autres Outre-Mer. Le Rassemblement national y a remporté une vraie victoire en début d’année, lorsque Gérald Darmanin a annoncé une réforme constitutionnelle pour y supprimer le droit du sol, revendication de longue date de l’extrême-droite et de certains élus locaux de l’archipel qui remet en cause le principe même de la citoyenneté française. Cette mesure, bien que non encore votée en raison de la dissolution, illustre comment le RN utilise ces territoires comme laboratoires politiques pour des idées autrefois marginales.

Comme sur la loi immigration, l’extrême droite a là encore réussi à rendre ses revendications majoritaires au Parlement, grâce au suivisme des Républicains et de la majorité présidentielle. Cette course à la fermeté a pourtant déjà des effets particulièrement néfastes : au nom de la lutte contre l’immigration illégale et les bidonvilles, le gouvernement a fait fermer plusieurs points d’eau indispensables à la population de Mayotte, qui subit déjà des coupures très fréquentes. Une mesure draconienne qui empêche les habitants de pratiquer une hygiène élémentaire et a conduit, selon des documents du ministère de la santé dévoilés par L’Express, à l’émergence de l’actuelle épidémie de choléra, qui a déjà fait deux morts. Un prélude aux conséquences de la fin de l’aide médicale d’État que réclame le RN depuis des années ?

Si l’Outre Mer fait donc figure de laboratoire de l’extrême droite française, un doute important demeure pour ces élections législatives anticipées : un député ultramarin avec l’étiquette RN sera-t-il élu ? Nonobstant les résultats du RN dans les élections nationales, le parti n’a en effet jamais su s’implanter localement et aucun parlementaire issu des territoires d’outre-mer n’a jamais siégé avec le RN. A l’Assemblée nationale, la plupart des députés ultra-marins se retrouvaient plutôt, avant la dissolution, dans les groupes communiste, insoumis et LIOT. Alors qu’elle se prépare à affronter frontalement le RN, la gauche, et notamment la gauche radicale incarnée par la France insoumise, a donc une occasion de faire mentir le pronostic d’un basculement de l’outre-mer vers l’extrême droite. Réponse le 8 juillet prochain.

Tri social des élèves et abandon des profs : le programme commun de Macron et du RN pour l’école

© Quentin Gibert pour LVSL

Alors que l’Education nationale s’effondre, le Rassemblement National promet un « redressement » de ce service public en reprenant les mêmes recettes que le camp présidentiel. Généralisation du tri social dès le plus jeune âge, obsession pour les sanctions, destruction du collège unique, enseignement privé florissant hors de tout contrôle… Les deux partis ont pratiquement un programme commun sur la question, dont l’enjeu des moyens accordés aux enseignants est quasi-absent. A l’inverse, le Front populaire entend lancer un choc de moyens pour l’éducation dès son arrivée au pouvoir, avec le double objectif d’une école vraiment gratuite et beaucoup plus égalitaire.

« Mère de nos batailles », l’école française devait constituer une « priorité absolue » du gouvernement de Gabriel Attal, selon les mots du Premier ministre lors de sa nomination à Matignon. Après le passage éclair d’Amélie Oudéa-Castéra à la tête du ministère, le bilan en la matière est si mauvais que le camp présidentiel se refuse à l’aborder durant la campagne. La perception des Français sur ce service public consubstantiel à l’idéal républicain est en effet très négative : à la rentrée 2023, à peine 33 % des Français considéraient que le collège fonctionne bien, 35 % pour le lycée et 60 % pour le primaire. Pas de quoi enthousiasmer les électeurs pour les prochaines législatives.

Une école de plus en plus dysfonctionnelle et inégalitaire

Contrairement aux propos lénifiants des macronistes sur le « manque de pédagogie » autour de réformes qui seraient incomprises, il ne s’agit pas juste d’un avis subjectif : de nombreux indicateurs prouvent que l’état de l’Education nationale s’est dégradé ces sept dernières années, notamment du fait des réformes conduite par Jean-Michel Blanquer (ministre de l’Education nationale de 2017 à 2022, ndlr). Tout d’abord, le bilan général du niveau des élèves français n’a pas augmenté. Selon la Depp (Direction de l’Évaluation de la Prospective et de la Performance, ndlr) le dédoublement des classes de CP et CE1 – qui figure également dans le programme du Rassemblement National -, n’a eu aucun effet sur les zones d’éducation prioritaire par rapport aux autres écoles hors éducation prioritaire. Sur les programmes de mathématiques, les élèves français décrochent : du CM2 à la 3ème, les résultats sont en baisse. 

En matière budgétaire, les dépenses du ministère sont certes en hausse, mais la dépense intérieure d’éducation restait en 2021 plus faible d’un point de PIB – soit 25 milliards d’euros – que pour la génération des années 1990. En outre, comme l’a illustré l’affaire Oudéa-Castéra, l’enseignement privé est particulièrement privilégié par rapport au public. Financé à 75 % par l’argent public, le privé est en outre peu contrôlé : un rapport de l’Assemblée nationale rappelle ainsi que les établissements privés sont en moyenne contrôlés tous les 1500 ans ! Comme dans bien d’autres domaines, la Macronie n’aura donc fait qu’accentuer les inégalités, alors même que l’école est un pilier central de la citoyenneté depuis les grandes lois de la Troisième République.

La mise en concurrence généralisée des élèves a d’ailleurs été une obsession des macronistes en matière éducative depuis 2017. La réforme du baccalauréat de Jean-Michel Blanquer, avec notamment la suppression des filières du bac général, a ainsi creusé les différences entre établissements. Combinée à l’instauration de Parcoursup, ces changements ont abouti à un véritable tri social des élèves en fonction du lycée où ils ont étudié. La même logique est en train d’être mise en œuvre au collège, avec l’obligation d’obtention du brevet pour accéder au lycée dès 2025. La mesure figure également dans le programme du Rassemblement national, qui prévoit en plus un examen pour l’entrée en sixième

Tri social généralisé

En triant les élèves tout au long de leur scolarité, la concurrence entre différents enseignements – général et technologique pour les meilleurs, professionnel ou apprentissage pour les moins bons – ne fera que s’accentuer. L’enseignement professionnel reste en effet une filière particulièrement dévalorisée aux moyens insuffisants. Alors même qu’il pourrait correspondre aux souhaits et aux besoins de nombreux élèves, il est pour l’instant une « voie de garage » vers laquelle sont envoyés par défaut les jeunes ayant les moins bons résultats. Une logique dans laquelle le Rassemblement National entend persister : reçu par le MEDEF avec Eric Ciotti, Jordan Bardella a ainsi indiqué vouloir « orienter plus tôt, plus vite les élèves vers des filières professionnelles » le 20 juin.

Renaissance et le Rassemblement National s’accordent également sur la volonté de mettre fin au collège unique. Hérité du ministre de l’Éducation nationale René Haby en 1975, ce modèle prévoit, dans un souci d’égalité des chances, un enseignement égal et homogène pour tous.

Renaissance et le Rassemblement National s’accordent également sur la volonté de mettre fin au collège unique. Hérité du ministre de l’Éducation nationale René Haby en 1975, ce modèle prévoit, dans un souci d’égalité des chances, un enseignement égal et homogène pour tous. Mais les programmes de la droite attachent une importance nette à la notion de mérite, ignorant sciemment que celui-ci est largement lié au milieu social d’origine. Roger Chudeau, le spécialiste éducation du RN et ancien conseiller de François Fillon, veut ainsi instaurer un « collège modulaire » et très fortement restreindre les dispositifs REP (réseaux d’éducation prioritaire, ndlr), qui accorde des moyens supplémentaires aux établissements situés dans des quartiers défavorisés. Du côté du parti présidentiel, le même objectif de séparation des élèves sera instauré à travers la création de groupes de niveau pour les élèves de 6ème et 5ème dès la rentrée 2024. Contre l’avis quasi-unanime des professeurs, des parents d’élèves et des chercheurs spécialistes de l’éducation, le gouvernement persiste. Faute de suffisamment de professeurs, les groupes seront trop chargés, les horaires prolongés, et la séparation des élèves accentuera les stigmatisations et les écarts de niveaux.

Cette stigmatisation des élèves les plus en difficulté irrigue d’ailleurs d’autres propositions de l’actuel gouvernement et de l’extrême-droite. Le RN propose ainsi la mise en place de sanctions financières contre les familles d’élèves trop absents – suspension des allocations familiales et des bourses scolaires – et des sanctions contre les encadrants des établissements qui ne ferait pas appliquer des « sanctions plancher » aux élèves perturbateurs. La majorité sortante a repris la même rhétorique depuis les émeutes de l’été 2023, en annonçant étudier des amendes pour manque d’assiduité – une mesure qui n’a aucun effet sur l’absentéisme lorsqu’elle fut appliquée entre 2011 et 2013 – et à travers la création de « stages de rupture » dans des internats pour les élèves « perturbateurs ». Dans un cas comme dans l’autre, l’effet de la classe sociale et des inégalités sur les comportements et résultats des élèves n’est jamais pris en compte.

Les enfants handicapés, dont le nombre a plus que triplé suite à la réforme instaurant « l’école inclusive » en 2005, sont eux aussi largement délaissés par le RN et Renaissance. Le premier n’aborde tout simplement pas leur situation dans son programme alors que plus de 400.000 jeunes sont concernés. Quant au parti présidentiel, il a continuellement rechigné à offrir de meilleures conditions de travail et rémunérations aux AESH qui aident ces élèves et s’est un temps déchargé sur les collectivités territoriales en ce qui concerne le paiement de leurs heures de travail sur la pause méridienne. Avec le RN comme avec Macron, les élèves en situation de handicap continueront donc de subir une éducation incomplète et de changer régulièrement d’AESH, tandis que ces derniers seront toujours déconsidérés.

Salaires et recrutements insuffisants

Ce refus d’accorder des moyens suffisants à l’éducation est d’ailleurs une politique globale partagée tant par l’extrême-droite que les macronistes. Lors de la campagne présidentielle 2022, le RN proposait d’augmenter les salaires des professeurs de 15% sur cinq ans, Macron l’a fait dans une moindre mesure, à travers une hausse de 10 % via différents leviers en 2023. Mais cette augmentation n’a pas couvert les pertes dues à l’inflation et au gel du point d’indice des années précédentes. Malgré ce léger rattrapage, le salaire des enseignants français reste ainsi inférieur à la moyenne de l’OCDE, particulièrement en milieu de carrière (15 % d’écart selon un rapport du Sénat). Par ailleurs, les effets de ces dernières augmentations n’ont pas eu le résultat recherché : le taux de démission des professeurs est toujours en hausse, particulièrement chez les enseignants stagiaires. Même si ce taux reste en dessous de 1%, il constitue un signal d’alarme sur la tendance. Autre alerte : le nombre de candidats aux concours de l’enseignement est en chute libre dans toutes les catégories : en quinze ans, leur nombre a baissé de plus de 30 % pour les concours du second degré (collège et lycée, ndlr) ! Des difficultés de recrutement qui ont abouti au recours aux job datings de dernière minute juste avant la rentrée.

Le manque d’enseignants ne semble pourtant inquiéter ni le RN, ni le camp présidentiel. Aucun des deux programmes ne propose en effet d’augmenter l’embauche des équipes d’encadrement des élèves. Pire : depuis les coupes budgétaires annoncées par surprise en février, le ministère de l’Éducation nationale prévoit de supprimer quelque 11.000 postes, dont 6.400 d’enseignants ! Outre les économies, le gouvernement s’appuie sur une baisse de la natalité depuis les années 2000 – qui fait mécaniquement baisser le nombre d’élèves – pour justifier sa décision. Alors que la France a déjà les classes les plus surchargées d’Europe (25,6 élèves par classe en moyenne dans le secondaire et 22,1 dans le primaire), il aurait pourtant été opportun de profiter des évolutions démographiques pour réduire le nombre d’élèves par classe afin d’assurer des meilleures conditions d’enseignement.

Le RN et Renaissance cherchent à augmenter la main d’œuvre éducative en baissant les niveaux d’expertise des professeurs.

Face aux difficultés grandissantes de recrutement, illustrées par le recours aux job datings juste avant la rentrée, Emmanuel Macron a annoncé une nouvelle réforme du recrutement des enseignants. Censée entrer en vigueur à partir de 2025, celle-ci prévoit d’abaisser le niveau de formation des professeurs de Bac+5 à Bac+3. Les nouvelles recrues poursuivront leur entrée dans le monde du professorat en devenant élèves fonctionnaires, pour deux ans, dans un « master professionnalisant ». Sous prétexte de pluridisciplinarité, les futures professeurs verraient leur spécialité disparaître au profit d’une formation généraliste au « cahier des charges » imposé, s’inquiète le syndicat Fnec FP FO. Cette nouvelle réforme ressemble également au programme de Marine Le Pen en 2022. Celui-ci prévoit notamment de supprimer les INSPE (Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation) pour former les professeurs directement « sur le tas » auprès de leurs « pairs expérimentés ». Les deux partis cherchent ainsi à augmenter la main d’œuvre éducative en baissant les niveaux d’expertise des professeurs, une sorte de taylorisation de l’Éducation nationale, au détriment des travailleurs et des élèves.

Pour le Front populaire, priorité à l’égalité et au choc de moyens

En opposition frontale au projet du RN et d’Emmanuel Macron, le Nouveau Front Populaire promet au contraire un renforcement significatif des moyens alloués à l’éducation et des mesures fortes pour renforcer l’égalité entre les élèves. L’abrogation des réformes d’Emmanuel Macron, largement partagées par le RN, sera la première priorité. Parcoursup et le « choc des savoirs » instaurant les groupes de niveaux seront ainsi supprimés. Un vaste choc de moyens est également prévu, comprenant des revalorisations de salaires, une titularisation des AESH, la création d’un service public d’accompagnement du handicap et des embauches. Différentes mesures qui doivent permettre d’améliorer les conditions d’enseignement et de baisser le nombre d’élèves par classe à 19, objectif que se donne l’alliance de gauche pour sa « grande loi éducation ».

Deux choix sont proposés aux électeurs. Celui du RN et de Renaissance, autour de la séparation des classes sociales et de la course au mérite dans un monde toujours plus inégalitaire, où le service public de l’éducation est délaissé au profit du privé. Et celui du Front Populaire, qui vise une plus grande égalité entre élèves et une liberté de choix de leur avenir quel que soit leur milieu social d’origine.

Au-delà de ces réformes, le Front Populaire attache aussi une grande importance à l’égalité des chances entre les élèves, en contrôlant plus fortement l’enseignement privé, dont les dotations seraient modulées en fonction du respect ou non d’objectifs de mixité sociale. Par ailleurs, il prévoit aussi de rendre l’école véritablement gratuite dès les 15 premiers jours au pouvoir s’il remporte les élections : cantine scolaire, fournitures, transports et activités périscolaires seraient entièrement pris en charge, afin de ne plus exclure les enfants dont les parents n’ont pas de moyens suffisants pour ces différentes dépenses. Ce faisant, il reprend ici la demande de très nombreux parents d’élèves et de syndicats, qui n’ont cessé d’alerter sur ces besoins d’urgence pour renforcer le service public. 

Bien que trois blocs se distinguent dans l’arène politique, seuls deux choix en matière d’éducation sont proposés aux électeurs : celui de l’extrême-droite et du camp présidentiel, ou celui du Front Populaire. Le premier est celui de la séparation des classes sociales et de la course au mérite dans un monde toujours plus inégalitaire, où le service public de l’éducation est délaissé au profit du privé. Le second est celui d’une plus grande égalité entre les élèves et d’une liberté de choix de leur avenir quel que soit leur milieu social d’origine. Finalement, ce clivage revient aussi à poser la question de la finalité de l’école : doit-elle avant tout former au monde de l’entreprise et servir la reproduction sociale ou doit-elle aussi viser l’ouverture d’esprit ? Ce débat est aussi vieux que le ministère lui-même et n’a jamais été véritablement tranché : de Condorcet et Victor Hugo à nos jours, l’instruction et l’éducation sont deux choses différentes. L’Éducation évoque le domaine des valeurs, tandis qu’instruire évoque la transmission des connaissances. Comme l’indiquait Jean-Paul Rabaut Saint-Etienne, député du Tiers-État en 1789 : « L’instruction publique éclaire et exerce les esprits, l’éducation forme les cœurs ».

Le tournant patronal du Rassemblement National

Jean-Philippe Tanguy, Marine Le Pen et Jordan Bardella, figures majeures du Rassemblement National. © Joseph Edouard pour LVSL

Déjeuners avec les grands patrons français, positionnement géopolitique de plus en plus atlantiste, opposition au libre-échange largement adoucie… Porté par d’excellents sondages, le Rassemblement National prépare activement sa potentielle arrivée au pouvoir en se rapprochant des milieux économiques et en tournant définitivement la page de l’ère Philippot. Qu’il s’agisse de rencontres avec des figures du monde des affaires, de changements programmatiques ou de refonte des alliances avec les autres partis d’extrême-droite, le RN est toujours discret sur ces évolutions. Il sait en effet que son électorat populaire en sera la première victime.

Mais où était Jordan Bardella ? Pendant des semaines, l’ultra-favori de l’élection européenne a séché tous les débats télévisés, envoyant ses lieutenants à sa place. Certes, en acceptant les invitations, il aurait été la cible de toutes les attaques et avait donc plus à perdre qu’à gagner. Bien sûr, il a aussi fait quelques meetings et tourné des vidéos pour ses réseaux sociaux. Mais le dauphin de Marine Le Pen semble surtout s’être employé à convaincre un groupe jusqu’alors assez réticent à l’arrivée du pouvoir du RN : le patronat.

Opération séduction devant les patrons

En plus des discours officiels adressés au MEDEF, à la confédération des PME, aux mouvements des entreprises de taille intermédiaires (METI), à FranceInvest ou à Croissance Plus, le jeune prodige lepéniste et sa patronne ont multiplié les déjeuners secrets avec nombre de figures du monde des affaires français. De Pierre Gattaz, ancien président du MEDEF, à Henri Proglio, ancien PDG d’EDF et Veolia, en passant par des membres du clan Dassault, de plus en plus de personnalités du monde de l’entreprise veulent échanger avec les deux têtes du Rassemblement National. Sophie de Menthon, dirigeante du mouvement patronal Ethic, Alexandre Loubet, directeur de campagne de Jordan Bardella et Sébastien Chenu, député RN, se chargent alors de caler les rendez-vous et de réserver des restos chics et discrets.

Certes, les motivations des intéressés divergent : certains sont déçus par Macron – qui a pourtant redoublé d’efforts depuis 10 ans pour séduire ce groupe social – tandis que d’autres cherchent surtout à nouer des contacts « au cas où ». Habitués à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier, les grands chefs d’entreprises ont longtemps entretenu des contacts tant avec le Parti Socialiste (PS) qu’avec la droite (UMP/Les Républicains), avant que Macron ne rassemble ces deux écuries autour de sa personne. Mais cette ère semble sur sa fin : ne pouvant se représenter, le chef de l’Etat fait face à une guerre des égos entre ses successeurs potentiels. Édouard Philippe, Gabriel Attal, Gérald Darmanin, Bruno Le Maire… les candidats sont nombreux, mais aucun ne se détache vraiment du lot. Pour les grands patrons français, qui ont toujours vécu en grande partie de la commande publique, il serait donc hasardeux de tout miser sur le camp macroniste. Dès lors, prendre attache avec le Rassemblement National est une façon d’assurer la préservation de leurs intérêts.

De Pierre Gattaz, ancien président du MEDEF, à Henri Proglio, ancien PDG d’EDF et Veolia, en passant par des membres du clan Dassault, de plus en plus de personnalités du monde de l’entreprise veulent échanger avec les deux têtes du Rassemblement National.

Pour les séduire, le parti d’extrême-droite redouble d’efforts. Sur les salaires d’abord, le parti s’oppose résolument à leur hausse, alors qu’il prétend pourtant défendre le pouvoir d’achat des Français. Le parti s’est ainsi systématiquement opposé à la hausse du SMIC ou à l’indexation des salaires sur l’inflation et préfère promettre une hausse des salaires obtenue en baissant les cotisations sociales qui assurent pourtant le bon fonctionnement de la Sécurité sociale. Une position identique à celle du camp présidentiel. Toujours en matière de pouvoir d’achat, le groupe s’oppose aussi au blocage des prix proposé par la France insoumise et ses alliés et s’est abstenu lors du vote sur l’instauration d’un prix minimum sur les produits agricoles, demande centrale des paysans mobilisés début 2024. Citons également la ferme opposition du RN à la loi Zéro Artificialisation Nette et plus largement aux règles environnementales, dont les patrons ne cessent de se plaindre qu’elles entravent leur business. Le parti s’est aussi fait le relai à de très nombreuses reprises des demandes des lobbys, par exemple dans les domaines de la santé, du bâtiment ou de l’automobile. Enfin, bien qu’il se déclare pour le retour partiel à la retraite à 60 ans, le RN n’a jamais soutenu les mobilisations syndicales pour s’opposer à la réforme conduite par Macron. 

L’enterrement définitif de l’ère Philippot

Outre cette défense constante des intérêts des grands groupes, le camp lepéniste envoie également d’autres signaux remarqués aux patrons français. Citons en particulier la tribune de Marine Le Pen sur la dette publique dans Les Echos, quotidien économique de Bernard Arnault, dans laquelle elle reprend tous les poncifs libéraux entendus depuis des décennies. Surtout, le parti semble avoir enfin réussi à s’entourer d’un aréopage de conseillers de l’ombre aux CV bien remplis. Ce « cercle des Horaces », qui rassemble hauts-fonctionnaires, anciens conseillers ministériels et cadres de grandes entreprises, fournit aux leaders du parti des notes oscillant entre guerre de civilisation et plaidoyer du libéralisme économique. Ce cabinet secret est chapeauté par François Durvye, directeur général d’Otium Capital, le fonds d’investissement du milliardaire ultra-conservateur Pierre-Edouard Stérin, un exilé fiscal en Belgique candidat au rachat de l’hebdomadaire Marianne. Durvye a notamment accueilli Marine Le Pen dans son manoir en Normandie pour préparer le débat de second tour en 2022, avec quelques conseillers clés, dont Jean-Philippe Tanguy. Issu des rangs de l’ESSEC et du parti de Nicolas Dupont-Aignan, le député RN de la Somme est l’un des plus actifs du groupe à l’Assemblée et dans les médias, en particulier sur les questions économiques.

Dès le départ de Philippot et de ses troupes, la sortie de l’euro et le référendum sur le Frexit sont abandonnés, car ils effraient les électeurs issus de la droite traditionnelle, notamment les retraités obsédés par la stabilité, dont le parti essaie de capter les votes.

Avec cette équipe de grandes fortunes et d’obsédés de la dérégulation, Marine Le Pen et Jordan Bardella sont enfin parvenus à tourner la page de l’ère Florian Philippot. Fidèle lieutenant de Marine Le Pen jusqu’en 2017, cet énarque n’avait pas seulement contribué à la fameuse « dédiabolisation » : il avait aussi lourdement pesé sur le programme du RN en l’articulant autour du souverainisme, avec une volonté explicite de dépasser le clivage gauche-droite et de réunir le camp du « non » au référendum de 2005. Jusqu’en 2017, le FN défend donc une forme de sortie de l’euro, un référendum sur le Frexit ou encore le retrait du commandement intégré de l’OTAN. Sans défendre explicitement une sortie du cadre européen et atlantiste, le parti est alors, avec la France Insoumise, très critique de ces pertes de souveraineté monétaire, militaire, économique et politique. Cet héritage est désormais très largement liquidé. Dès le départ de Philippot et de ses troupes, la sortie de l’euro et le référendum sur le Frexit sont abandonnés, car ils effraient les électeurs issus de la droite traditionnelle, notamment les retraités obsédés par la stabilité, dont le parti essaie de capter les votes.

L’opposition au libre-échange, qui a toujours été une des craintes majeures des patrons vis-à-vis du RN, notamment ceux tournés vers l’export, est elle aussi en train d’être largement adoucie. Certes, le parti est contraint à un jeu d’équilibriste sur cette question, tant elle est fondamentale pour les milieux populaires victimes de la mondialisation. Dans son programme européen, le RN plaide ainsi pour une « concurrence loyale » au sein du marché européen, sans préciser ce que recouvre cette notion, ainsi que pour la « priorité nationale » dans la commande publique, formellement interdite par les traités de l’UE. Une profonde réforme de ces derniers sera donc nécessaire pour appliquer ces promesses. Le RN ne manque certes pas d’idées sur la question, notamment un référendum pour faire à nouveau primer la Constitution française sur le droit européen et la transformation de la Commission européenne en secrétariat du Conseil, institution réunissant les chefs d’Etats. Des propositions plutôt intéressantes pour que l’Union européenne soit une véritable « Europe des nations » plutôt qu’un proto-Etat supranational, mais qui nécessitent d’avoir des soutiens dans les autres Etats pour aboutir.

Or, si le RN peut théoriquement s’appuyer sur ses alliés d’extrême-droite à travers le continent, tous ne soutiennent pas une politique protectionniste. En témoigne ainsi le fait que 60% des eurodéputés du groupe Identité et Démocratie, auquel appartient le RN, ont voté pour le récent accord de libre-échange entre l’UE et la Nouvelle-Zélande ! De même, lors du vote sur les accords avec le Chili et le Kenya fin janvier, en pleine mobilisation des agriculteurs : le RN s’est abstenu, tandis que ses partenaires étrangers approuvaient largement les deux textes. De quoi sérieusement douter des promesses protectionnistes du parti.

Sur le plan géopolitique, l’évolution du Rassemblement National est également notable. Sans doute redevable au pouvoir russe, qui lui a accordé deux prêts en 2014 pour un total de 11 millions d’euros, Marine Le Pen a longtemps défendu un rapprochement avec le Kremlin, tout comme son allié italien Matteo Salvini. Cette position se matérialise notamment par le soutien à l’annexion de la Crimée et une série de rencontres, notamment une entre Marine Le Pen et Vladimir Poutine en mars 2017, juste avant l’élection présidentielle. Longtemps admiratrice du dictateur russe, Marine Le Pen a finalement été contrainte de défendre du bout des lèvres l’Ukraine depuis deux ans. Si elle a critiqué l’inefficacité des sanctions économiques contre Moscou et l’instrumentalisation du conflit à des fins politiciennes, ses propositions sur le sujet restent vagues et pleines de contradictions. Ces hésitations sont sans doute le reflet de la guerre d’influence que livre Jordan Bardella à sa patronne : le président du parti s’est, à plusieurs reprises, positionné explicitement dans le camp atlantiste et pour le maintien dans toutes les instances de l’OTAN, alors que Marine Le Pen est plus nuancée sur la question.

Recomposition de l’extrême-droite européenne

Ce tournant atlantiste et pro-européen est une forme de retour à la ligne originale du parti lorsqu’il était dirigé par Jean-Marie Le Pen. Se présentant alors comme le « Reagan français » et assumant un programme très libéral sur le plan économique, le père de Marine Le Pen était également un fervent défenseur de l’OTAN et de la construction européenne, qu’il voyait comme des remparts contre le communisme alors en place à l’Est de l’Europe. A l’époque, cette opposition frontale à la gauche permet au Front National de sortir brièvement de l’isolement politique, entre 1986 et 1988, lorsque le parti obtient ses premiers députés et apporte un soutien décisif à la droite traditionnelle pour gouverner cinq régions, qui lui offre quelques vice-présidences en échange. Excepté ce bref interlude, et malgré un affaiblissement continu depuis l’ère Sarkozy, le « cordon sanitaire » empêchant l’union des droites tient toujours de manière officielle.

Sur ce plan, l’élection européenne de 2024 pourrait marquer un tournant. L’extrême-droite progresse en effet sur tout le continent et les gouvernements reposant sur des accords entre la droite traditionnelle et l’extrême-droite se multiplient (Italie, Suède, Finlande, Croatie…). Fragilisée par plusieurs scandales, la Présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen, issue du Parti populaire européen (PPE, droite) n’exclut d’ailleurs pas de conclure une alliance avec le groupe des Conservateurs et Réformistes Européens (CRE, extrême-droite) pour se maintenir au pouvoir. Depuis plus d’un an, elle ne rate ainsi jamais une occasion d’afficher sa proximité avec la Première ministre italienne Giorgia Meloni, dont le parti Fratelli d’Italia détient l’une des plus importantes délégations d’eurodéputés du groupe CRE.

Rassemblant également le parti Droit et Justice polonais (PiS), les Démocrates de Suède et le parti espagnol Vox, ce groupe se distingue de l’autre groupe d’extrême-droite au Parlement européen, dénommé Identité et Démocratie (ID), sur deux aspects : la politique étrangère et la volonté de s’allier avec la droite traditionnelle. Tandis que les partis membres du groupe CRE ont toujours affirmé leur atlantisme et leur ouverture à l’union des droites, ceux du groupe ID sont davantage pro-russes et souvent isolés par leur radicalité. On retrouve notamment dans ce second groupe le Rassemblement National et la Lega de Matteo Salvini, ainsi que l’AfD allemande. Cette dernière est de plus en plus infréquentable : après les révélations sur une réunion secrète destinée à planifier un plan de « remigration » de deux millions de personnes d’origine étrangère vivant en Allemagne, l’AfD s’est à nouveau illustrée récemment en tentant de réhabiliter une partie des SS… 

La présence remarquée de Marine Le Pen au forum « Viva 2024 » à Madrid indique sa volonté de se rapprocher de partis notoirement atlantistes comme Fratelli d’Italia ou Vox.

Face à cet allié encombrant dont les outrances desservent sa stratégie de notabilisation, le RN a décidé de quitter le groupe ID et de rejoindre les CRE après le 9 juin, tout comme la Lega et le Fidesz de Viktor Orban. Des ralliements qui ont été mis en scène lors d’un grand rassemblement à Madrid le 19 mai, où les leaders de l’extrême-droite européenne étaient rejoints par des figures latino-américaines dont le Président argentin Javier Milei et un ministre du gouvernement Nethanyahou. Intitulée « Viva 2024 », cette démonstration de force a permis de renforcer les liens autour d’un agent réactionnaire commun. La présence remarquée de Marine Le Pen sur place indique sa volonté de se rapprocher de partis notoirement atlantistes comme Fratelli d’Italia ou Vox, ce qui peut rassurer un certain pan de l’électorat jusqu’alors inquiet des accointances russes du RN.

Un électorat moins populaire mais toujours plus large

Cette stratégie de respectabilité s’est également incarnée par l’arrivée de plusieurs personnalités sur la liste européenne du Rassemblement National, notamment Fabrice Leggeri, ancien directeur de l’agence de gestion des frontières extérieures de l’UE Frontex, énarque, normalien et haut-fonctionnaire au Ministère de l’intérieur. Ce ralliement largement médiatisé a été mis en avant par le RN comme une preuve de plus de sa capacité à gouverner grâce à des profils expérimentés et donc supposés « sérieux ». Sauf que cette « expérience » pose question : Fabrice Leggeri est visé par des plaintes pour complicité de crimes contre l’humanité et complicité de tortures en raison de la coopération de Frontex avec les gardes-côtes libyens, qui appartiennent pour beaucoup à des milices pratiquant le trafic d’êtres humains. Pour le sérieux, on repassera aussi : le RN demandait la suppression de Frontex, qu’il qualifiait de « supplétif des passeurs », lorsque Leggeri la dirigeait…

Malgré les énormes incohérences du RN, notamment entre les postures prétendant défendre les Français populaires face aux riches et la réalité de son programme et de ses votes, le pari semble fonctionner. En plus de conserver son socle populaire de vote contestataire, le parti d’extrême-droite attire de plus en plus de classes moyennes et de retraités. Cette dernière catégorie d’électeurs est souvent décisive : alors que les jeunes et les plus pauvres votent peu, les seniors se déplacent massivement. Un phénomène d’autant plus fort lors d’élections intermédiaires comme les européennes, où environ 50% des électeurs s’abstiennent. Avec cette progression chez les retraités, Bardella ferait donc sauter le « plafond en béton armé » qui a longtemps empêché son parti de remporter les élections. Si une victoire du RN à la prochaine présidentielle n’est pas encore acquise, sa probabilité ne fait donc que grandir.

Si le rejet viscéral du macronisme et l’argument du « le RN, on a pas encore essayé » jouent bien sûr un rôle important, résumer l’addition de votes populaires et de votes bourgeois en faveur du parti lepéniste à la seule volonté de « renverser la table » est trop simpliste. Comme l’explique le chercheur Félicien Faury, qui a interrogé nombre d’électeurs frontistes dans le Sud de la France, le parti parvient à fédérer différentes classes sociales autour d’un discours commun visant à faire porter la douleur des réformes néolibérales sur les étrangers, qui seraient aujourd’hui « assistés ». Ainsi, le parti refuse par exemple de construire plus de logements sociaux, mais entend en expulser les immigrés pour que davantage de Français en bénéficient. Au-delà du racisme, la popularité croissante de ce genre de thèses est directement corrélée à la résignation des Français : quoi que l’on fasse, les réformes libérales finissent par s’appliquer. 

Le RN parvient à fédérer différentes classes sociales autour d’un discours commun visant à faire porter la douleur des réformes néolibérales sur les étrangers, qui seraient aujourd’hui « assistés ». 

Pour convaincre les Français qu’une autre société est possible, la gauche aura donc fort à faire. Avec une telle popularité des idées défendues par Bardella et Le Pen, invoquer la peur de l’inconnu et l’histoire du parti ne fonctionne plus. Plus que jamais, il lui faut pointer les contradictions du RN et son agenda anti-social afin de démontrer quels intérêts l’extrême-droite défendra réellement si elle parvient au pouvoir. Mais pour cela, encore faut-il que la « gauche » en question soit crédible. Les trahisons et attaques anti-sociales des parangons de la « mondialisation heureuse », du « rêve européen » et autres sociaux-démocrates rêvant de renouer avec le hollandisme sont en effet les premières raisons de l’essor initial du RN.