Art contemporain : pourquoi l’ouverture de la Pinault Collection à Paris est problématique

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Capture d’écran du site de la Pinault Collection de Paris, (l’ouverture est finalement reportée au printemps 2021)

L’ouverture de la Pinault Collection dans le bâtiment de la Bourse de commerce prévue au printemps 2021 va permettre au milliardaire français, François Pinault, d’exposer ses collections en France et de venir concurrencer la Fondation Louis Vuitton. À quelques pas du Louvre et du Centre Pompidou, ce nouveau musée semble être une bonne nouvelle pour les amateurs d’art contemporain. Cependant, il apparaît que François Pinault utilise cet espace promotionnel pour enrichir ses propres marques de luxe et la cote de ses artistes et ce, avec le soutien financier de l’État. C’est en partie grâce à la loi Aillagon sur le mécénat, qu’une nouvelle pratique d’artketing est en train d’apparaître. Une pratique qui nuit à l’art contemporain et appauvrit les finances de l’État.


La Bourse de commerce et la Pinault Collection

Les milliardaires français investissent dans l’art contemporain pour des raisons qui ne sont pas proprement financières. En effet, des économistes [1] ont calculé le taux de rendement d’une œuvre d’art considérée comme un actif financier : il s’avère que les œuvres d’art sont moins rentables que les autres actifs, à peine 3,5%. Il y a pourtant un avantage fiscal indéniable qui est permis par la loi relative au mécénat, dite loi Aillagon de 2003. En échange d’un investissement dans la culture, l’État s’engage à réduire l’impôt à hauteur de 60% du don. C’est ainsi que la Fondation Louis Vuitton, si elle a coûté 780 millions d’euros à LVMH, a donné un lieu à une réduction d’impôt de 518,2 millions d’euros [2]. En bref, elle n’a coûté que 261 millions à LVMH, pourtant leader mondial du luxe et qui a bénéficié de ce qu’on appelle un « effet d’aubaine » [3].

Concernant la Bourse de commerce de Paris, elle appartenait alors à la Chambre de commerce et de l’industrie (CCI), qui l’a cédée pour 86 millions d’euros à la Ville de Paris. La mairie a ensuite décidé de « prêter » le lieu pour une durée de 50 ans à la Pinault Collection en échange de la prise en charge des travaux de rénovation du lieu, qui s’élèvent à 120 millions d’euros. Notons que François Pinault possède à Venise deux musées : le Palazzo Grassi et la Punta della Dogana, ainsi que le Teatrino, petit amphithéâtre transformé en auditorium pour accueillir des colloques.

Qu’est-ce que François Pinault gagnerait à exploiter un lieu pour 50 ans afin de ne gagner qu’une dizaine de millions d’euros par an, ce qui ne rembourserait les travaux qu’au bout de 10 ans ? En fait, il faut comprendre que la Collection ne fonctionne pas comme un musée mais plutôt comme une galerie. Ses missions sont d’abord d’exposer et de vendre, contrairement au musée qui doit conserver. Si le musée est investi d’une mission d’intérêt général, les Collections Pinault ont un profil mercantile. Regardons tout cela plus en détails.

François Pinault et la Collection

François Pinault, à travers les holdings Artémis et Kering, possède de très nombreuses marques de luxe, telles que Gucci, Yves Saint-Laurent, Balanciaga et Alexander McQueen pour ne citer qu’elles. L’industriel qui a fait fortune dans le commerce de bois a mis au point un système très performant de valorisation de ses industries du luxe par ses collections artistiques, et réciproquement. En effet, s’implanter à la Bourse de commerce n’est qu’un moyen supplémentaire de valoriser la totalité des entreprises de Kering et d’Artémis.

Comment s’y est-il pris? Premièrement, François Pinault s’est institutionnalisé en tant que collectionneur d’art. Après plusieurs achats isolés dans les années 1970 et 1980, il décide d’acheter la maison de vente aux enchères Christie’s en 1998. Ce n’est pas qu’une simple acquisition financière, elle permet de crédibiliser le positionnement de Pinault dans le monde de l’art. C’est aussi une manière pour Pinault d’asseoir les œuvres de sa collection personnelle à une institution sérieuse afin de pouvoir « objectiver » leur valeur. En effet, Christie’s étant la deuxième maison de vente aux enchères derrière Sotheby’s, elle a le pouvoir d’évaluer la valeur esthétique d’une œuvre et d’en apprécier, de facto, sa valeur marchande. Puis, la troisième étape est symbolisée par le recrutement de Jean-Jacques Aillagon comme conseiller de la Pinault Collection. Ancien ministre de la Culture entre 2002 et 2004, il est celui qui a porté la loi relative au mécénat, qu’il connaît donc parfaitement. Il a également un très bon carnet d’adresses dans le monde de la culture et dans la sphère publique. Enfin, dernière étape, l’achat de 8 000 m2 de lieux d’exposition à Venise, là où a lieu la prestigieuse Biennale internationale de l’art contemporain.

Pinault possède donc des structures importantes où exposer ses œuvres et accueillir des expositions, son auditorium lui permet de recevoir des colloques scientifiques liés à l’art contemporain. De plus, ses musées sont situés à Venise et Christie’s peut objectiver puis maintenir la valeur des œuvres et la cote des artistes promus par Pinault. Enfin, son conseiller Jean-Jacques Aillagon a une connaissance fine du monde de l’art contemporain grâce à son expérience de directeur du Centre Pompidou et de ministre de la Culture, un tissu relationnel très important et facilement mobilisable.

Une nécessaire artification des artistes défendus par Pinault

Le concept d’artification est, d’après Nathalie Heinich, l’institutionnalisation d’une pratique, qui fait passer un objet de son statut d’objet à celui d’objet-art de façon définitive, tout en entraînant un « déplacement durable et collectivement assumé entre art et non-art » [4].

François Pinault a recours à ce procédé d’artification afin d’augmenter la légitimité, et donc la cote, des artistes desquels il possède des œuvres. C’est le cas avec l’artiste américain Jeff Koons. Par exemple, lorsque Aillagon partit quelques années de la Collection pour aller présider le musée et le domaine du Château de Versailles, il accueillit dans la galerie des Glaces une exposition de Koons, entièrement financée par Pinault qui prêta généreusement (sic) six œuvres de l’Américain. Lorsque par la suite trois de ces six œuvres furent revendues par Pinault via Christie’s, leur cote avait augmenté suite à l’exposition à Versailles. De fait, on peut penser qu’Aillagon n’avait pas cessé de travailler pour l’industriel français. Ceci est un exemple typique d’artification dans ce qu’elle a de plus scandaleuse, car elle est basée sur des critères de popularité et de visibilité, et non pas sur des critères esthétiques.

Pourquoi ces artistes-là et pas d’autres ? En fait, ce sont des artistes qui promeuvent des valeurs libérales, décomplexées socialement, voire méprisantes ou vulgaires qui ont été « artifiés ». Les « méga-collectionneurs » milliardaires ont intérêt que l’art contemporain incorpore de nouvelles valeurs en phase avec le néolibéralisme ambiant. Ces valeurs sont incarnées par des artistes comme Jeff Koons, Takashi Murakami, Damien Hirst, ou encore Yayoi Kusama. Il n’est pas besoin d’être un spécialiste en histoire de l’art pour remarquer que cette nouvelle vague d’artistes n’incarnent pas des valeurs d’autonomie, de bon goût, de désintéressement, d’heuristique, mais plutôt celles de douceur, de consensus, de couleur, de sourire, de positif, d’enfantin, de flashy, bref de kitsch. Le kitsch est ce qui est acceptable par tout le monde, plaisant, la « négation absolue de la merde » [5], il est artificiel, faux, il est « l’ennemi principal de l’art », écrivait Milan Kundera [6].

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“Pumpkin” du Japonais Yayoi Kusama, exemple d’une œuvre kitsch

De plus, il y a en creux de cette artification une transition idéologique à l’œuvre qui a récupéré l’art (sur ce sujet, voir cet article) et sa critique possible. Cela peut expliquer pourquoi nombre d’industriels comme François Pinault ou Bernard Arnault sont tant intéressés par l’art contemporain.

La luxurisation de l’art

La « luxurisation de l’art » [7] est un mécanisme induit par la gestion des collectionneurs privés qui proviennent du monde du luxe. En fait, on applique des schèmes de rentabilité, d’exceptionnalité et d’ostentation dans l’art, qui n’allaient pas de soi et lui sont même antithétiques.

On assiste en fait à une luxurisation massive et qui ne touche pas que l’art. Après avoir luxurisé les musées, on luxurise le quartier qui l’encercle, puis Paris tout entière. Cette dynamique est particulièrement visible dans les huit premiers arrondissements. Le centre de Paris est schématiquement divisé en un quartier de luxe et un quartier d’art de luxe. Le quartier de luxe est formé par un quadrilatère avenue Montaigne, avenue Matignon, Champs-Élysées et Concorde. Le quartier d’art s’étend du Louvre au Marais. Et la Ville de Paris est en train de transformer les huit premiers arrondissements en un musée grandeur nature dédiés aux touristes riches uniquement. En effet, on appelle des top-artists de l’art contemporain pour refaire le rond-point des Champs-Élysées (frères Bouroullec), l’Église de la Madeleine (James Turell), illuminer l’Arc de Triomphe (Olafur Eliasson), etc.

Capture d’écran Google Maps, avec la Bourse de commerce entourée en vert

Mais pourquoi la Ville de Paris, l’État et toutes les collectivités publiques acceptent cette dépossession de la ville afin d’attirer des touristes étrangers au détriment des habitants-mêmes ? Le Fonds pour Paris apporte une première réponse. Créé en mai 2015 à la demande d’Anne Hidalgo, cette structure de droit privé s’occupe de réunir les fonds privés à la destination de projets publics. Cette fondation réunit à elle seule Jean-Jacques Aillagon, dont on a déjà parlé, Rémi Gaston-Dreyfus, président du conseil d’administration, également membre de celui de Christie’s, qui appartient à Pinault, et Anne Meaux, directrice d’Image 7 et amie de Pinault. Alors que cette structure est censée aider les pouvoirs publics à trouver des fonds, elle a tout d’un rassemblement d’une « élite de pouvoir » [8]. Pourquoi a-t-on choisi une œuvre de Jeff Koons pour honorer les morts des attentats de 2015 [9] ? Parce que les décideurs sont proches de Pinault, que Pinault possède de nombreuses œuvres de Koons, dont il a intérêt d’accroître leur valeur, alors c’est une œuvre de Koons qui fut choisie. Avec l’exploitation de la Bourse de commerce permise gratuitement, on a sous les yeux un exemple supplémentaire de la collusion phénoménale entre les élites du privé et les décideurs publics.

On a sous les yeux une dynamique d’un État qui subventionne de moins en moins la création artistique et fait de plus en plus appel au privé, un affaiblissement symbolisé notamment par la loi de 2003 relative au mécénat, aussi appelée… Loi Aillagon. En clair : l’État et ses collectivités publiques se tirent une balle dans le pied, et c’est le privé qui a appuyé sur la détente.

L’artketing

On assiste à l’émergence d’une pratique réellement inquiétante. En faisant appel à des artistes « artifiés » afin de mettre en valeur des produits de la marque, l’industrie du luxe pratique ce qu’on appelle l’« artketing ». Par exemple, LVMH a demandé à Murakami, Kusama et à Koons de décliner selon leurs vues des produits Louis Vuitton. Par ailleurs, l’exposition, Voguez, Volez, Voyagez organisée par Louis Vuitton au Grand Palais exposait les premières malles de la marque qui datent de la fin du XIXsiècle. Le storytelling est ici axé sur la notion d’unique, d’exception, sur l’art. L’objectif est ici de faire de la marque un art à part entière, d’où l’utilisation du substantif de « créateur » pour des concepteurs et des designers, d’exposer ses produits dans un lieu normalement dévoué à l’art (le Grand Palais) ou de faire appel à de grands architectes pour construire des lieux d’expositions (Frank Gehry pour la Fondation Louis Vuitton et Tadao Andō pour les musées Pinault).

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Jeff Koons présentant “Balloon Venus” pour accompagner le champagne rosé Dom Pérignon.

L’« artketing » est poussé par LVMH à son paroxysme. La marque a demandé à Jeff Koons de concevoir un « écrin » pour accompagner la sortie du champagne rosé de Dom Pérignon, marque qui appartient au groupe (voir ci-contre). Avec la création d’un packaging original par Koons, pour la somme de 15 000 €, on a le sentiment d’acheter une œuvre d’art, alors qu’on achète du champagne rosé. L’« artketing » n’est pas qu’une simple utilisation de l’art par une marque à des fins de marketing, il est aussi le brouillage de la frontière qui existait alors entre le luxe et l’art. En brouillant volontairement les contours de l’art par des artistes « artifiés » et les contours du luxe par des produits « artialisés », le luxe et l’art ne font plus qu’un. En d’autres termes, l’« artketing » contribue à une dépréciation de l’art et à une appréciation du luxe et ce, toujours au profit des individus les plus riches et des industries milliardaires.

Cette pratique de l’« artketing » permet aux œuvres de soutenir la marque et à la marque de soutenir les œuvres. Dans la pétition « L’art n’est-il qu’un produit de luxe ? » [10], les auteurs s’insurgaient contre « un monde où la marchandise serait de l’art parce que l’art est marchandise, un monde où tout serait art parce que tout est marchandise ». D’après la Cour des comptes, on assiste à l’apparition « d’un nouveau type de mécénat. Ce dernier est conçu comme un vecteur essentiel de l’image de l’entreprise et s’intègre pleinement, par ses retombées médiatiques qui peuvent être considérables, dans une politique de communication globale. » [11] C’est tout cela que l’« artketing » : une façon de considérer que marchandise et art dans le domaine du luxe ne font plus qu’un, tout en bénéficiant des lois sur le mécénat afin de profiter de retombées médiatiques énormes.

En bref, l’ouverture de la Bourse de commerce de Paris n’est pas à la gloire de Kering ou de François Pinault, enfin pas directement. Il est à la gloire (et à la cote sur le marché) des artistes dont il a acquis les œuvres. Il utilise l’aura des œuvres pour nourrir l’image de ses marques. C’est ce qui se fait avec Yves Saint-Laurent et son site internet qui annonce de nouveaux vêtements comme des expositions d’art, dont l’une des collaborations avec la marque de sport Everlast consacre Warhol et Basquiat.

Concernant la personne même de Pinault, il a su se construire une image de collectionneur et de mécène, une image distanciée de celle de l’industriel milliardaire. En utilisant son réseau d’élite politique, il est parvenu à implanter un musée dans l’extrême centre de Paris, à deux pas du Louvre, du Ministère de la Culture et du Centre Pompidou et qui vient concurrencer les musées publics. Grâce à son entourage, il est parvenu à intégrer la décision culturelle en matière de politique publique. En plaçant son musée dans le 1er arrondissement, Pinault s’est offert gratuitement une vitrine exceptionnelle pour ses marques de luxe et qui va, a fortiori, lui permettre de valoriser la cote de ses artistes et donc, de l’enrichir encore plus.

Il n’y a aucun doute pour qu’au printemps 2021, la Pinault Collection réussisse un véritable tour de force et explose les records de fréquentation, tout cela, au détriment des musées publics. Avec l’aide de l’État et les impôts des citoyens français, Pinault finance un art de piètre qualité et qui véhicule une idéologie néfaste.


 

[1] cf. les travaux de William Baumol, in Françoise Benhamou, Économie de la culture, « Les marchés de l’art et le patrimoine », pp. 44-62

[2] Hervé Nathan, Alternatives économiques, « Comment le luxe a domestiqué l’art ? », Juin 2019, p. 60

[3] « Il y a effet d’aubaine si l’acteur qui bénéficie de cet avantage avait eu, de toute façon, l’intention d’agir ainsi même si l’avantage n’avait pas été accordé » (Alternatives économiques, « Dictionnaire en ligne »), consulté sur : http://www.alternatives-economiques-education.fr/Dictionnaire_fr_52__def609.html

[4] Nathalie Heinich, Nouvelle revue d’esthétique, « L’artification, ou l’art du point de vue nominaliste », 2019/2, n°24, pp. 13-20

[5] Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être, Folio, p. 357

[6] Milan Kundera, L’Art du roman, Folio

[7] Nous devons l’idée de « luxurisation de l’art » et d’« artialisation du luxe » au philosophe Yves Michaud, cf. Yves Michaud, Ceci n’est pas une tulipe. Art, luxe et enlaidissement des villes, Fayard, 2020

[8] Concept du sociologue américain Charles Wright Mills

[9] Il s’agit de Bouquet of tulips, dont la laideur ne sera pas commentée ici

[10] La pétition est à retrouver ici : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/201014/lart-nest-il-quun-produit-de-luxe

[11] Cour des comptes, « Le soutien public au mécénat des entreprises : un dispositif à mieux encadrer », novembre 2018, cf. https://www.ccomptes.fr/system/files/2018-11/20181128-rapport-soutien-public-mecenat-entreprises.pdf