Que retenir de la campagne de Bernie Sanders ?

©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Que retenir de la campagne de Bernie Sanders ? Voilà la question à laquelle Simon Tremblay Pepin (Professeur à l’Université Saint Paul d’Ottawa) essaie de répondre, en s’appuyant sur les témoignages apportés par deux des principaux organisateurs de la campagne de Bernie Sanders : Becky Bond et Zack Exley. Leur livre, intitulé Rules for revolutionaries, how big organizing can change everything, apporte des clés de compréhension essentielles sur l’organisation de la campagne de Bernie Sanders lors des primaires démocrates de 2016Cet article, que LVSL reproduit en accord avec son auteur, a été publié à l’origine dans la revue en ligne québécoise Raison Sociale.


Tout le monde aime Bernie. Il est sympathique, il attire les foules et il dit des choses plus radicales que ce qui se dit habituellement au Parti démocrate. Plus encore, sa campagne donne de l’espoir, celui qu’on peut (presque) gagner sans vendre son âme, même aux États-Unis. Le danger à propos de la campagne de Sanders, c’est de tomber dans le piège communicationnel et de penser que tout est dû au personnage. Même si lui-même ne cesse de dire le contraire, il est facile de ne voir là qu’un propos symbolique ; surtout de l’extérieur, surtout avec les campagnes si personnalisantes que sont les primaires étasuniennes. Si on s’arrête là, on a peu de choses à apprendre. Le succès de sa campagne serait fondé sur le charisme de Sanders et un ensemble de circonstances favorables. Ce serait passer à côté de l’essentiel : l’organisation derrière la campagne.

Rules for Revolutionaries : How Big Organizing Can Change Everything, écrit par Becky Bond et Zack Exley, qui furent tous deux au cœur de la campagne web de Sanders, nous permet de jeter un œil sur cette organisation. Rules for Revolutionaries nous offre à la fois quelques éléments chronologiques et une série de règles à respecter pour faire du « big organizing ».

Certains traits de l’ouvrage sont agaçants. La propension des auteurs à nous vendre leur salade à grand renforts de superlatifs et des points d’exclamation n’est pas la moindre. L’attitude donneuse de leçon – difficile à éviter considérant la forme choisie – lasse aussi. Néanmoins, une fois qu’on est passé outre, les apprentissages à faire sont grands et les idées sont emballantes. Ils n’ont peut-être pas réalisé leur prétention d’écrire le nouveau Rules for Radicals (le célèbre ouvrage de Saul Alinsky), mais ils réussissent à nous en apprendre beaucoup sur la mobilisation politique aujourd’hui.

Le but de ce texte est d’extraire certains éléments qui m’ont marqué et de les rendre disponibles pour un lectorat francophone. Mon point de vue est évidemment centré sur le Québec et sa réalité politique, mais les idées transmises ici peuvent très bien inspirer ailleurs. On trouvera donc ici ma lecture très personnelle et très conjoncturelle du livre de Bond et Exley. J’y prends ce que j’aime et je l’interprète à ma façon, je laisse derrière ce qui ne m’intéresse pas. Le mieux est, bien sûr, d’aller lire le bouquin.

Contexte de l’ouvrage

Zack Exley est contacté pour travailler avec la campagne Sanders. Saisissant l’occasion, il quitte son boulot bien payé et embarque dans l’aventure avec enthousiasme, pour se rendre compte dès son arrivée qu’il a mis le pied dans une campagne de paumés. Il veut embaucher pour faire une stratégie web comme il a appris à le faire ailleurs, mais aucun nouveau salaire n’a été prévu.

Il est donc tenu de faire beaucoup avec peu d’employés et de compter d’abord sur des militants et des militantes. Il participe à monter une importante équipe de bénévoles sans que la direction de la campagne ne s’en rende vraiment compte. Une petite équipe d’employés s’est ensuite formée (dont Becky Bond) et a réussi à rassembler la plus vaste armée de bénévoles jamais vue aux États-Unis pour une campagne primaire. Pour réussir à la rassembler et à l’organiser il a fallu faire autrement que ce que veut la doxa du militantisme. L’objectif de Rules for Revolutionaries est de présenter de façon simple et accessible ces nouvelles pratiques.

Tout passe par du travail militant, mais pas celui que vous croyez

L’équipe de la campagne de Sanders a dû repenser l’action militante parce que le travail qu’ils avaient à accomplir n’avait aucune commune mesure avec leur nombre. Quelques dizaines de personnes pour couvrir le territoire des États-Unis, pour organiser des milliers de rencontre, faire des millions d’appels, cogner à des centaines de milliers de portes, concevoir des dizaines d’applications Web et pour, en même temps, réaliser une campagne de communication nationale ? Mission impossible. En fait, une seule de leurs tâches aurait normalement occupé l’ensemble de leurs ressources humaines.

Ils ont donc décidé de remplacer les employés par des bénévoles. C’est-à-dire qu’ils ont donné à des bénévoles des tâches – complexes, répétitives, qui s’étendent sur le long terme, qui demandent une certaine continuité, etc. – qu’on laisse généralement à des employés salariés. Ce faisant, ils ont pu repérer ceux et celles qui s’en tiraient le mieux et qui y prenaient goût pour leur donner encore plus de responsabilités. Ainsi, ils ont donné à des bénévoles la responsabilité de programmer des outils web entiers, de diriger des équipes de centaines d’autres bénévoles et de s’occuper de leur formation, d’organiser des événements de grande ampleur sur leur propre base et, surtout, d’organiser ce qu’ils veulent, tant que cela permettait de mobiliser davantage d’électeurs et électrices pour la primaire.

Il y a ici une proposition qui dépasse, me semble-t-il, l’opposition classique base/sommet : d’un côté les bureaucrates réformistes qui décident de tout, de l’autre la base radicale qui n’est jamais écoutée. Cette opposition classique a d’ailleurs son revers – qu’on dit moins fort mais qui circule quand même – : les employés et élus qui prennent toutes les responsabilités et les membres qui ne font que “chialer” sur Facebook (NDLR : chialer en québécois signifie râler). Ces deux schèmes sont en bonne partie des fabulations, mais ils sont surtout le résultat des rôles que chacun se donne.

Si l’équipe Sanders nous permet de penser comment la dépasser, c’est qu’au lieu de rejouer la séparation membres = décision / élus et employés = exécution ; elle transforme la dynamique en donnant des responsabilités d’exécution aux membres les plus impliqués. En mettant les deux mains à la pâte très concrètement, en étant eux-mêmes confrontés aux choix qu’imposent l’organisation de terrain, cela leur donne à la fois du pouvoir politique et l’obligation de tenir compte de gens, de situations et de contextes qui ne sont visibles que quand on agit concrètement, mais qui nous échappent si on n’est pas dans l’action.

La pratique que la campagne de Sanders a développé vient croiser une notion qui circule ces temps-ci – et qui trouverait ses origines à droite – la “do-ocracie” : l’idée selon laquelle le pouvoir vient avec l’action, avec le fait d’accomplir des choses. Si la notion est imparfaite et critiquable, elle met cependant le doigt sur un problème de bien des organisations politiques qui sont orientées vers les débats internes plus que vers l’action externe. Donner son opinion et se prononcer sur les orientations c’est fort bien, mais l’objectif d’une organisation politique n’est pas la discussion entre membres, mais d’agir collectivement pour changer la société.

Faire totalement confiance et ne pas attendre la perfection

Donner plus de responsabilités aux militants exige cependant de faire grandement confiance. En fait, cela demande, pour traduire l’expression de Bond et Exley de « donner tous vos mots de passe ». Établir clairement les besoins de l’organisation et laisser ensuite les gens s’organiser de la façon qui leur convient pour atteindre ces objectifs, sans tenter de les faire entrer dans un cadre ou de les surveiller. Arrêter, donc, de penser que nous sommes des guides politiques essentiels et que si les gens font des activités politiques autonomes, celles-ci vont immanquablement mal virer. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faut a posteriori tout appuyer. Laisser de l’autonomie, c’est aussi laisser les gens prendre leurs responsabilités s’ils font des erreurs.

Donc, oui, il y aura des erreurs. Donc, oui, il faudra parfois dire : ce qu’a fait ce militant était une erreur et nous ne l’appuyons pas dans ce geste. Mais l’expérience de Sanders nous dit que ces situations seront très rares et, la plupart du temps, moins dommageables qu’on ne l’aurait cru au départ.

Par contre, la multiplication des actions, elle, est exponentielle. Entre autres, parce qu’on n’attend pas que tout soit parfait. Plein d’actions partout, constamment, aussi imparfaites soient-elles, sont mieux qu’un seul événement bien léché pour lequel on a démobilisé plein de gens parce qu’ils ne faisaient pas les choses assez bien. En laissant l’initiative à tous ceux et toutes celles qui veulent embarquer, mais aussi en prenant des risques et en organisant des choses plus grosses que ce que notre équipe peut humainement réaliser, on se met en danger, mais cette prise de risque nous permet potentiellement de dépasser nos difficultés actuelles.

L’activité qui permet de gagner : parler à du monde

Bond et Exley nous rappellent aussi quelque chose qui nous sort parfois de la tête : notre but c’est de parler à des inconnus pour les convaincre de faire d’autres choix politiques. Tout ce qu’on fait d’autre n’est qu’un outil pour parvenir à ce moment. Bien sûr, ces deux auteurs présentent le contexte particulier d’une primaire étasunienne où il faut, pendant des mois, convaincre des millions d’électeurs et électrices dans le but de les faire appuyer une candidature. Toutes les campagnes politiques ne fonctionnent pas selon cette logique et n’ont pas nécessairement cette intensité. Cependant, il est vrai que nous oublions rapidement que nous avons le moyen de rejoindre facilement des centaines de personnes dans notre poche, tous les jours. Prendre le téléphone et appeler des gens pour les convaincre de travailler avec nous est souvent la chose plus utile à faire pour une organisation politique. Le but du militantisme politique n’est pas de parler entre nous, mais d’aller parler aux autres, aux gens qui ne sont pas avec nous, qui ne réagiront pas toujours bien à nos appels. Plus risqué que de publier un autre statut Facebook, plus directement engageant, mais plus efficace aussi.

Le but de nos activités, c’est de parler à ceux et celles qu’on ne connaît pas. Prendre le téléphone et appeler des gens, ou aller cogner à leur porte sont des gestes simples, mais qui demandent un peu de courage. Bond et Exley soutiennent qu’en période de mobilisation : tout le reste est accessoire.

Donc, on fait confiance. On donne les mots de passe pour laisser les gens s’organiser à faire quoi ? À appeler des gens qu’ils ne connaissent pas pour les convaincre de rejoindre notre camp en venant participer à une activité, en mettant leur nom sur une liste, en organisant eux-mêmes ou elles-mêmes quelque chose, etc. Ce recentrage permet de mieux évaluer ce que nous sommes en train de faire à partir de la question : suis-je en train de convaincre des gens directement ou d’aider concrètement à ce que ça se fasse mieux ? En période de mobilisation intense, les actions pertinentes sont celles pour lesquelles on répond « oui » à ces questions.

Bond et Exley le disent et le répètent, ce qu’on a besoin de faire c’est de parler à des gens qu’on ne connaît pas et de les convaincre. Ça peut paraître simple, mais c’est lourd de conséquences en termes organisationnels.

Des structures qui se multiplient d’elles-mêmes

En ouvrant la porte à l’implication militante autonome organisée vers un but commun – appeler des gens, par exemple – on rend possible l’auto-multiplication des structures militantes. Au début, l’équipe de Sanders invitait à participer à des rencontres où les nouveaux bénévoles devaient faire des appels. Ensuite, ils ont développé l’idée du barnstorm : un grand rassemblement à partir duquel s’organiseraient pleins de petits rassemblements dans des maisons privées pour faire des appels. Bref, une action qui produit des centaines d’actions à venir. Ainsi, ils réunissaient des inconnus intéressés par leur campagne et les mettaient immédiatement en mouvement en les invitant à organiser eux-mêmes des soirées d’appels, chez eux et chez elles, sur une base régulière ou, tout au moins, à participer à l’une de celle qui s’organisait ce soir-là. Rapidement, les barnstorm se sont multipliés et les salariés de l’équipe parcouraient le pays pour organiser de plus en plus de gens.

La magie a opérée quand ils ont formé des bénévoles pour organiser les barnstorms eux-mêmes, sans salariés. Les grandes lignes étaient établies, il fallait simplement l’adapter aux particularités locales et à la situation. Dès que des bénévoles ont pris en main des structures qui généraient de nouvelles structures militantes, la mobilisation se répandait comme un virus, sans même que l’organisation centrale en ait le contrôle : et c’est tant mieux, car elle n’aurait jamais été capable de même tenir le compte de tout ce qui se produisait. Côté militants, non seulement le nombre a grandi, mais l’engagement aussi. Des gens non-payés ont commencé à prendre des congés pour travailler pendant trois, quatre ou cinq mois sur la campagne, parce qu’elle donnait plus de sens à leur action que leur travail rémunéré. On oublie parfois ce que l’engagement peut amener comme don de soi et comme professionnalisme, Bond et Exley le rappellent brillamment.

Toutes ces équipes qui se multipliaient se coordonnaient par l’entremise d’applications web (Facebook ou Slack) et organisaient la croissance de l’organisation militante d’elles-mêmes. Elles ne faisaient pas d’ailleurs que des appels, elles concevaient des applications, organisaient des événements, concevaient des stratégies locales, etc. Toutes leurs activités n’avaient qu’un objectif : augmenter le nombre de gens qui pourraient être “rejoints” (NDLR : contactés). Ce qui ne veut pas dire que l’équipe de salariés ne faisait rien. Au contraire, ils avaient justement toute la croissance et ses problèmes à gérer, sans compter la formation des formateurs et formatrices.

Faire attention aux gens, en particulier aux nouveaux et nouvelles

Or, former des formateurs, c’est à la fois être clair dans ses idées et objectifs et faire attention aux gens. Il faut en somme que les employés salariés croient à l’idée que la transformation sociale à laquelle ils participent n’émergera pas d’eux, mais bien des autres. En conséquence, il faut qu’ils prennent soin et chérissent les gens qui viennent donner de leur temps et de leur énergie pour l’équipe. Ce n’est pas un travail pour tout le monde que de prendre soin des autres – bien que tout le monde puisse faire un effort sur cette question –, mais il est impératif de reconnaître l’importance des personnes qui le font, ce sont elles qui nous permettent d’aller de l’avant.

Ces personnes qui prennent soin des autres sont aussi importantes parce qu’elles permettent l’intégration des nouveaux. Or, ce sont souvent les gens qui n’ont jamais fait de politique qui sont les meilleurs pour en faire sur le terrain. C’est leur fraîcheur, leur spontanéité qui convainc les autres d’embarquer. Ils viennent d’être happés par un mouvement, ils voient grand, ils rêvent et ne portent pas la mémoire de toutes les défaites militantes ou de tout le cynisme des trahisons. Ils amènent aussi des façons de faire, des manières de s’organiser qu’on ne connaît pas toujours et aussi des compétences qui ne sont pas largement partagées. Ces apports sont précieux. Les militants récents sont donc ce à quoi il faut faire le plus attention, non pas en les protégeant, mais en les stimulant, en leur donnant sans cesse de nouveaux défis et de nouvelles responsabilités.

Parmi les nouveaux, on trouve souvent des gens issues de communautés qui n’étaient pas actives dans les projets de départ. Leur apport est nécessaire et permet de changer nos façons de faire pour mieux les accueillir dans nos organisations, mais aussi de parler à des groupes qui ne connaissent pas nos idées. Il est nécessaire d’être à l’écoute de ces personnes issues des communautés qui ne sont pas majoritaires et qui se joignent à nos mouvements, notre objectif est de mettre fin aux dynamiques qui les excluent, pas de les reproduire.

Pour Bond et Exley, il faut encourager les personnes qui se joignent à nos rangs à aller parler à d’autres rapidement, sans se sentir incompétents ou inaptes parce qu’ils viennent d’arriver. L’important n’est pas de connaître en détails tout le programme politique et il n’y pas de diplôme qui nous autorise à parler en faveur d’une organisation. En fait, les personnes les plus convaincantes politiquement sont souvent celles qui parlent avec cœur de ce pourquoi elles ont choisi de s’y impliquer. Voilà la force d’engagement qu’il faut faire rejaillir. On est convaincu politiquement par des gens qui nous ressemblent et avec qui on partage des expériences communes, pas par des zélotes qui viennent répéter un texte appris par cœur ou qui passent leur journée à parler politique avec des termes jargonneux. Pour le dire autrement, en parlant de ce qui nous pousse à consacrer notre dimanche après-midi à des appels téléphoniques plutôt que d’écouter Netflix, on permet que d’autres s’identifient à notre réalité et rejoignent l’organisation.

Ne pas céder la place aux fatiguants

À l’inverse, Bond et Exley nous disent qu’il ne faut pas hésiter à montrer la porte aux gens qui minent l’atmosphère. Militer n’est pas un droit imprescriptible. Être membre d’une organisation ne permet pas à qui le veut bien de nuire à toute une équipe parce qu’il ou elle a décidé de s’impliquer à sa manière et que cette manière est agressive, revancharde, amère, chicanière ou, simplement, bête. Il faut bien sûr d’abord aborder le problème avec la personne concernée et tenter de faire évoluer la situation. Toutefois, si des démarches pour résoudre les attitudes désagréables restent vaines, on peut dire à quelqu’un : on ne veut plus militer avec toi. C’est dur à entendre. C’est très dur à dire, mais parfois c’est nécessaire.

Des exemples de fatiguants ? Celui qui prend toute la place et ne laisse personne parler, ce qui fait fuir les nouveaux. Celle qui “picosse” (NDLR : picosser en québécois signifie lancer des paroles blessantes, des piques) et cherche des poux plutôt que faire grandir l’organisation. Celui qui n’a qu’une idée en tête, qui y rapporte tout constamment et refuse de parler de quoi que ce soit d’autre. Celle qui torpille toutes les prises de décisions qui ne correspondent pas exactement à ses positions. Ça arrive à tout le monde d’être fatiguant parfois, mais certains le sont systématiquement et nuisent aux projets collectifs.

Nous oublions trop souvent le dommage que peuvent faire de tels trouble-fêtes. Bond et Exley ont raison de nous le rappeler. Des organisations ont été ravagées par des attitudes de ce genre. Parfois des équipes entières, comprenant une bonne douzaine de personnes ont été paralysées pendant des mois. Et personne ne parlait à la personne concernée de peur de lui faire de la peine. Au lieu d’exclure les fatiguants on préfère souvent s’en aller nous-mêmes et laisser nos projets politiques tomber à l’eau.

Des propositions concrètes et ambitieuses plutôt que le recentrage ou les grandes idées

Bond et Exley parlent très peu de contenu politique. Ils mentionnent une idée fondamentale : arrêter d’être modérés, ne pas proposer des petites solutions acceptables de peur de choquer et d’être décrédibilisé. En fait, la mobilisation massive vient justement du fait de présenter des idées à la fois ambitieuses et concrètes, d’où la gratuité scolaire et le système de santé public pour Sanders. Lisez bien : ni sauver les services sociaux ; ni donner un crédit d’impôt de 50$ par année pour l’équipement sportif des jeunes de 4 ans à 9 ans et demi. De l’ambitieux et du concret.

Cela veut dire pas de recentrage politique, mais cela veut aussi dire de lâcher les grandes promesses générales que personne ne comprend. Le recentrage politique transforme la gauche en une pâle copie du centre. Les promesses générales, elles, donnent l’impression d’une déconnexion complète de la réalité des gens et ce, même si elles sont issues de la plus fine et de la plus complète analyse politique.

Là aussi, Bond et Exley invitent à avoir des propositions ou des revendications qui parlent à tout le monde, même à ceux et celles qui ne sont pas politisés, mais il ne faut pas hésiter à viser gros. Selon leur analyse, quand Bernie a invité la population à réaliser une révolution politique aux États-Unis il a été davantage pris au sérieux que vilipendé, car la plupart des gens savent que si on veut changer les choses, c’est d’une révolution dont on aura besoin. Mais sa révolution proposait des changements clairs qui touchaient au quotidien des étasuniens, pas de grands projets vagues.

Quelques nuances

Rules for Revolutionaries, se présente comme une série de règle anhistorique qui libéreraient les forces du big organizing et qu’il faudrait appliquer à la lettre comme les paroles enchantées d’un puissant sortilège. Si l’effet rhétorique opère, il faut néanmoins prendre un peu de recul. Cette proposition est certes stimulante, mais elle est située dans une pratique sociale précise (une campagne de primaire étasunienne) et dans une époque précise (celle d’une grande polarisation politique).

Le big organizing n’est pas pour les époques de politique normale. Personne ne survivrait à deux ans du régime proposé dans ce bouquin. Les organisations qui durent ont leurs cycles : des périodes de militantisme plus intenses, d’autres plus tranquilles. La vie démocratique interne, les travaux politiques de grande ampleur, la structuration et la consolidation organisationnelle : tout cela aussi demande de l’énergie et est utile, mais ça ne peut pas être fait selon les règles de Bond et Exley.

De même, une centralisation de la décision politique totale comme celle mise en place dans la campagne de Sanders n’est intéressante que pour de courtes périodes d’intense mobilisation, comme une campagne électorale ou une grève. Les mouvements sociaux ont, à juste titre, leurs instances démocratiques et leurs débats internes. Ces espaces sont précieux et permettent justement d’arriver avec les idées à mettre sur le terrain ensuite.

Enfin, la campagne de Bernie telle que vécue par Bond et Exley a une particularité, c’est qu’ils n’ont pas eu à créer d’enthousiasme, il était déjà là quand Bond et Exley sont arrivés. Or, l’enthousiasme est nécessaire pour aller voir les gens ou pour les appeler. Parfois, créer l’enthousiasme demande un travail préalable qui n’est pas abordé dans leur texte.

Aucune de ces nuances ne viennent contredire les enseignements principaux du passionnant Rules for Revolutionaries, elles permettent seulement de le situer. Une fois ces nuances faites, il me semble justement que pour des campagnes intenses, courtes et avec des objectifs très précis, ces réflexions sont d’une très grande pertinence.