« Le corbynisme est mort » – Entretien avec George Hoare

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©Sophie Brown

George Hoare est docteur en théorie politique à l’Université d’Oxford et a réalisé sa thèse sur les concepts de gauche et de droite à partir du cadre théorique gramscien. Il anime aussi le podcast Aufhebunga Bunga où il analyse régulièrement les soubresauts de la politique britannique. Membre de la campagne du Full Brexit, orientée à gauche, nous l’avons rencontré pour aborder ses travaux et les enjeux autour du Brexit. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Traduit par Emma Carenini.


LVSL – Vous avez réalisé une thèse en théorie politique à l’Université d’Oxford, examinant de façon critique les concepts de gauche et de droite, en vous inspirant de la notion gramscienne de sens commun et en utilisant le cadre théorique du populisme développé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Pourriez-vous nous exposer les principales conclusions de cette recherche, en termes de réflexion sur le sens du populisme, de la gauche et, le cas échéant, du populisme de gauche ? Comment exploiter ces connaissances pour mieux comprendre le moment populiste que nous semblons vivre en Europe et dans une grande partie du monde ?

George Hoare – Pour revenir rapidement sur les recherches que j’ai faites (autour de 2008 – 2011) : j’ai examiné l’histoire des idées de gauche et de droite dans la politique britannique d’après-guerre. Je pense d’ailleurs que ces recherches sont déjà dépassées aujourd’hui. La conclusion à laquelle j’étais arrivé sur ce thème est qu’il s’agit d’un enjeu à traiter sous la forme d’un récit politique. Ce que montre l’histoire de la gauche et de la droite, c’est qu’en fait la droite est une suite de réponses à la gauche. La gauche peut se définir comme une demande insistante de souveraineté populaire tout au long de l’histoire. C’est d’abord de la Révolution française qu’on tire le sens premier de ce mot, puis, au XIXème siècle, on observe l’extension de cette idée de souveraineté populaire à la sphère économique et, enfin, pendant l’après-guerre à travers les idées socialistes.

Je trouve que la situation actuelle est une inversion radicale de ce diagnostic. Du moins, en ce qui concerne la politique britannique, la gauche répond à la droite. Dans le contexte du Brexit, nous voyons c’est le parti conservateur qui tente de formuler une vision différente de la société, en particulier dans sa relation avec l’étranger. La plupart du temps, la gauche répond à la droite, notamment la gauche libérale. Elle se laisse ainsi conditionner par la droite, et il y a probablement un certain nombre de raisons à cela.

Il est très frappant de voir comment les conséquences différées de la crise financière de 2008 (différées probablement jusqu’à 2016, jusqu’au référendum sur le Brexit) ont révélé les vraies faiblesses de la gauche, plus précisément son incapacité à proposer et à formuler un autre modèle de société, auxquelles la droite allait devoir répondre.

Venons-en à Gramsci et au populisme. Les idées de Gramsci ont eu une énorme influence sur la gauche au Royaume-Uni, peut-être plus que dans n’importe quel autre pays européen, en dehors de l’Italie. D’ailleurs, je pense que la France offre un point de comparaison intéressant car la gauche française a rallié très récemment les idées gramsciennes, mais avec l’arrivée immédiate de deux théoriciens, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui détachent Gramsci de toute dimension de classe. Cela signifie que la dimension discursive de la politique est en train de prendre une importance croissante. On l’observe aujourd’hui par l’avènement de partis de gauche populistes, qui sont une des conséquences différées de la crise financière de 2008.

Le point de vue britannique, en la matière, est sûrement que Corbyn est le seul à tenir encore debout et à être en situation de conquérir le pouvoir, si on le compare aux autres populismes de gauche européens. Mais je crois que c’est une mauvaise interprétation de la situation. Je suis très pessimiste sur les perspectives de Corbyn et de la gauche populiste au Royaume-Uni. En fait, je pense que le « corbynisme » est mort et qu’il s’est brisé sur la pierre de l’UE.

LVSL – Stuart Hall a acquis une notoriété importante en analysant le tatchérisme à travers une grille gramscienne, c’est-à-dire comme projet hégémonique, qui embrassait non seulement des transformations de l’économie, mais aussi de la culture et de l’identité du pays. Le New Labour de Tony Blair semblait aussi hégémonique à son apogée, du moins comme tatchérisme à visage humain. Pourtant, la société britannique et son champ politique connaissent aujourd’hui une situation de polarisation profonde en raison du Brexit et de la distance forte entre le programme de Corbyn et celui des conservateurs. Peut-on considérer que l’hégémonie des années 1980 et 1990 s’est désintégrée ? Comment  les concepts gramsciens peuvent-ils nous éclairer sur la politique britannique contemporaine ?

GH – C’est encore une très bonne question, assez difficile, mais très importante ! Je crois nous sommes actuellement dans une situation de « fin de la fin de l’histoire. » Entre 1989 et 2008, l’idée qu’il n’y avait « pas d’alternative » était complètement hégémonique. Le théoricien Mark Fischer parle du réalisme capitaliste. Ce capitalisme occupe progressivement l’horizon du domaine de l’imaginaire : il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Vous en arrivez à une situation où l’atmosphère politique est très déprimante et offre de bonnes raisons d’être pessimiste. Au moment du référendum de 2016, cette idée qu’il n’y avait pas d’alternative restait très présente. Tout le monde a donc été extrêmement surpris quand les résultats sont tombés, d’ailleurs, nous n’en avons toujours pas vu la couleur puisqu’il faut encore se battre pour sortir de l’UE.

À ce moment-là, la gauche était extrêmement désorganisée et faible. La classe ouvrière a été battue par Thatcher, puis frappée au sol par Blair et Cameron. C’est pourquoi nous parlons du Brexit comme d’un « moment démocratique sans mouvement démocratique » et c’est exactement ce qui s’est passé. Le référendum était une expression, certes imparfaite, de la demande de plus de souveraineté populaire. Les sondages qui ont eu lieu après le référendum ont montré ceci : la première raison pour laquelle les Anglais ont voté Leave était pour exprimer leur demande de démocratie ; et celle pour laquelle ils ont voté Remain concernait la peur que les choses s’enveniment.

Deuxièmement, la classe politique britannique a considéré que c’était le scrutin per se qui avait créé de la polarisation au sein de la société. Mais en réalité, cette polarisation était déjà sous-jacente : le niveau croissant des inégalités, le divorce de la politique avec la vie des classes populaires étaient déjà là ! Le concept le plus important pour qualifier cette situation n’est pas un concept gramscien, mais un concept du scientifique Peter Mair lorsqu’il parle de gouverner le vide. C’est-à-dire que le facteur dominant de la sociologie politique dans le Royaume-Uni d’après-guerre et dans l’Europe de l’Ouest est la baisse de la participation et de l’adhésion aux partis politiques et aux syndicats. Tous les fondements de la politique se sont évanouis, il ne reste que le vide. Les gens ne font plus partie de ces organisations qui faisaient le pont entre eux et la politique. Donc on voit la classe politique recluse à Westminster géographiquement, culturellement, loin de la population et en outre se tournant vers l’UE afin d’éviter les contestations internes.

Où est-ce qu’intervient Gramsci là-dedans ? Malheureusement je crois que dans la situation politique actuelle, il est principalement mobilisé pour justifier la guerre culturelle contre les gens qui ont voté pour quitter l’UE. Pour les « gramsciens » anglais qui en ont fait un théoricien de la culture, ce qui est un contresens, l’enjeu est de démontrer que cette classe ouvrière et ces 17,4 millions de gens en Angleterre qui ont voté Leave sont racistes, xénophobes et hostiles aux possibilités d’un avenir européen. Beaucoup de gens qui sont fermement « anti-brexit » associent le Brexit à un mouvement d’extrême-droite, à la xénophobie et à toutes les choses qu’il n’est pas ! Car le Brexit est une décision purement politique dont on doit encore déterminer les conséquences et les modalités. Malheureusement, c’est la gauche libérale, et non la gauche socialiste, qui domine les études gramsciennes.

LVSL – Vous êtes membre fondateur de The Full Brexit, une initiative d’activistes et d’universitaires qui réclament un « Brexit socialiste et internationaliste ». Cet euroscepticisme de gauche est une position minoritaire dans le paysage politique britannique, où la plupart des dirigeants de la campagne du Leave en 2016 étaient issus de la droite. Beaucoup pourraient même trouver votre position incompréhensible, car le Brexit est considéré comme étant étroitement associé au nationalisme. Pouvez-vous résumer vos principaux arguments en faveur du Brexit ? Dans la mesure où un Brexit socialiste ne semble pas être une option sur la table, croyez-vous toujours que le Brexit est souhaitable tel qu’il est mis en œuvre selon les termes de Boris Johnson ?

GH – L’argument le plus pernicieux et le plus mal avisé consiste à dire que le Brexit n’aurait de valeur que s’il mène directement, sans détour et rapidement, à un gouvernement Corbyn. C’est une position gauchiste et erronée ! En tant que socialiste, je suis pour la démocratie, qui est le concept politique le plus important à mes yeux. Le Brexit, comme je l’ai dit, est un moment démocratique sans mouvement démocratique. Quels sont mes arguments ? En premier lieu, je pense que la nature de l’UE n’a pas été très bien comprise par beaucoup de monde à gauche, ce qui est assez surprenant mais qui s’explique par la complexité du sujet. Je dirais que ce qui est central à propos de l’UE, de est qu’elle est à la fois non-démocratique dans sa structure interne, ce qui fait consensus, mais aussi anti-démocratique. Ce point est le plus difficile et important. L’adhésion à l’UE a un effet sur la politique interne des pays membres. Il y a deux arguments-clés : le premier concerne l’idée du vide de Peter Mair ; le second renvoie la théorie des États-membres. Nous disposons actuellement d’États-nations qui rentrent et qui sortent de l’UE et d’États-membres qui sont produits par l’UE.  Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que l’adhésion à l’UE participe de la dynamique de réduction des capacités de décision de nos classes politiques et qu’elle constitue en elle-même un processus de transformation des États. Et c’est ce que l’adhésion à l’UE fait : elle réduit l’importance de la politique idéologique nationale et démocratique. Elle transforme le système en un gouvernement technocratique élevé au niveau européen.

Un argument courant est que l’UE serait un « super-État » qui brimerait radicalement notre souveraineté en nous disant quoi faire. Mais cette idée est fausse. Il faut plutôt s’intéresser à la relation entre l’UE et les États-membres.

Il y a deux autres éléments importants pour comprendre le Brexit. D’abord, la gauche a échoué à comprendre l’importance éventuelle du Brexit en tant qu’il aurait pu représenter un moment de repolitisation. La direction actuelle va au contraire dans le sens d’une tentative d’annulation du Brexit, ce qui serait à mon avis complètement dépolitisant et validerait complètement l’idée que les électeurs ne sont pas écoutés et que leur voix ne compte pas pour les élites. Ce que je ne peux pas approuver en tant que socialiste.

Deuxièmement, une annulation du Brexit serait un échec pour la classe ouvrière britannique et tendrait à accroître la frustration à l’égard de la démocratie parlementaire qui est en train de devenir une parodie de démocratie. Les gens ont voté, ils ont élu des représentants avec des instructions claires, mais celles-ci n’ont pas été mises en place car ces représentants n’aiment pas les instructions qui leur sont données. De ce point de vue, nous avons assisté ces dernières semaines à une reprise en main du pouvoir législatif, et il y a une dimension de classe dans ce processus. Dans ce scénario où on assiste à une tentative de contrer la composante populaire de la démocratie en utilisant sa composante légaliste, la gauche regarde actuellement du côté légaliste et non du côté du peuple qui a voté.

Il y a une dernière raison pour laquelle la gauche n’a pas été capable d’être plus attirante. On assiste à une scission profonde au sein de la gauche britannique entre sa composante socialiste et sa composante libérale. Beaucoup de gens qui occupent des places importantes dans les médias sont issus de la gauche libérale : ils ont des positions particulières qui conditionnent la manière dont ils vont répondre aux événements politiques futurs. Ils se voient comme des cosmopolites, des Européens, plutôt de la classe-moyenne, ils voient la démocratie comme un processus et une série de relations institutionnelles plutôt que comme un processus de participation de masse, de vote et de mobilisation populaire effective. Ils ont peur de la classe ouvrière du pays et pensent qu’elle est nationaliste, xénophobe et raciste. Ils s’appuient beaucoup sur l’antifascisme. Ils voient l’antifascisme comme l’une des tâches les plus importantes de la gauche alors qu’en fait le fascisme n’est pas du tout une menace pour la société britannique. Le nombre de fascistes est ridiculement bas. Les forces sociales fascistes n’existent pas à moins qu’elles n’émergent après la subversion du Brexit et après la prise de conscience que les leviers de la politique parlementaire ne sont pas suffisants pour satisfaire leurs intérêts. Quoiqu’il en soit, c’est une triste réalité à laquelle nous avons affaire parce que les gens qui se battent pour un gouvernement favorable aux travailleurs britanniques sont très peu nombreux.

LVSL – Vous êtes également l’un des co-animateurs d’Aufhebunga Bunga, autoproclamé « podcast politique mondial de la fin de la fin de l’histoire ». Pourquoi êtes-vous passé de la recherche universitaire au podcasting ? Quels sont les principaux thèmes sur le thème de la politique mondiale actuelle qui ont été traités dans le podcast jusqu’à présent ? Le nom « Aufhebunga Bunga » est surprenant : pourriez-vous nous aider à le comprendre ?

GH – Commençons par le nom. Si vous avez écouté le podcast, vous savez peut-être que j’ai une petite inclination pour les jeux de mots et les blagues absurdes. On voulait que ce soit une fête, mais nous voulions aussi une fête hégéliano-marxiste. Nous voulions le « bunga bunga » en référence à Berlusconi, dont le visage, le logo, est notre phare dans la nuit, notre glorieux leader, sur le podcast, et on voulait l’aufhebung, ce moment hégélien de synthèse et de sublimation vers le dépassement dialectique. Ce mélange synthétisait ce qu’on voulait faire. Le podcast a pris une certaine ampleur. On a des invités de marque et on essaye d’avoir des discussions sérieuses et en même temps pas trop ennuyeuses. On souhaite s’amuser en parlant de politique parce que si vous n’avez pas un minimum de sens de l’humour à l’égard de la situation de la gauche européenne, vous allez vite perdre la tête. Il y a deux idées qui ont suscité des réactions au lancement qui a eu lieu juste après l’élection de Trump, car on sentait que la politique allait de nouveau bouger et devenir intéressante, même si c’était sous ses pires aspects. Cela me fait penser à une petite anecdote : quand j’étais à l’université, au début des années 2000, certaines personnes avec qui j’étudiais rejoignaient le parti travailliste. Mais sous Blair, sous Brown pourquoi est-ce qu’on aurait envie de rejoindre le parti travailliste ? Il n’y avait qu’une seule raison : c’était un geste de carriériste puisqu’il n’y avait pas d’idées intéressantes ou de contenu à partir duquel discuter. Avec la « fin de la fin de l’histoire », on a donc juste voulu sceller cette idée que la politique était potentiellement de retour.

La classe politique ne peut plus comprendre, expliquer, ou répondre au changement politique. Cela explique la multiplication d’individus hors-sol qui répondent aux événements politiques récents avec une hystérie excessive et des explications ubuesques du type Cambridge analytica. Ils cherchent à expliquer comment les gens ont pu revenir à la politique sans faire ce qu’eux attendaient qu’ils fassent. Comme ils n’acceptent pas que les gens ne soient pas des centristes néolibéraux, ils expliquent leurs choix par des thèses complotistes. C’est un signe que le néo-libéralisme est en train de mourir. Ceux qui l’ont investi matériellement et culturellement sont menacés et cherchent à confirmer leurs préjugés de classe.

LVSL – Vous avez fait une tournée avec le Full Brexit au printemps dernier pour sensibiliser le grand public du Royaume-Uni à la question du Brexit. Qu’avez-vous observé au cours de la tournée au sujet des perceptions dominantes sur le Brexit ? Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?

GH – C’était une expérience intéressante. Nous avons organisé quatre événements dans le pays, en partenariat avec d’autres organisations. Nous avons essayé de déployer la force intellectuelle d’un Brexit pensé à gauche. D’une certaine manière, nous avons enfoncé des portes ouvertes : les gens venaient, ils étaient d’accord avec tout ce qu’on expliquait, mais demandaient ce qu’il fallait faire par la suite. Il y avait évidemment quelques désaccords parmi le public, on voulait que les gens aient le temps de poser des questions et de les formuler. Ce qui nous a surpris, c’est que même quelqu’un qui avait sa carte au parti conservateur comme il se décrivait lui-même avait acheté un exemplaire du livre de Lapavítsas, The Left’s case against the EU ! Le Brexit est donc un enjeu capable d’unifier largement derrière lui, d’autant plus que la classe politique semble être incapable de traiter cette question. Cette situation offre à la fois des opportunités et des menaces, car nous allons peut-être arriver à une situation où un nouveau report du Brexit est demandé, voire un second référendum. C’est un grand danger qui met en péril notre démocratie. D’ailleurs, au cours du début, un certain nombre d’arguments ont émergé.

Les premiers concernaient les principes, principalement en matière de démocratie. Ensuite, les arguments étaient d’ordre politique et stratégique afin de permettre à la gauche de gagner. Les troisièmes portaient sur la faiblesse de l’UE. Je pensais que les premiers arguments seraient hégémoniques et que les gens ne comprendraient que le point sur la démocratie, comme dans le livre de Lapavítsas. Mais c’est plutôt le troisième, celui sur l’échec de de l’Europe, qui a fait consensus. Je ne m’y attendais pas. Les gens venaient de tous les bords politiques, même si la gauche était surreprésentée. L’objectif est aussi de parler à des personnes qui viennent des Tories, voire de l’UKIP, mais qui pourraient être gagnées aux idées socialistes. Ces personnes développaient des arguments sur les contradictions qui étaient au cœur de l’UE, notamment autour de l’immigration et des frontières, ce qui a déchaîné des échanges particulièrement agités. C’était une bonne leçon politique pour nous. Comment tirer quelque chose de cela en montrant que le problème réside plus dans la liberté de circulation en Europe et qu’une frontière externe dure a un coût exorbitant ? Notre rôle n’est pas encore décisif, certainement car nous n’avons pas de figure identifiée.

Mais pour finir sur une note plus positive : il y a une campagne de gauche en faveur du Brexit et je fais partie de son groupe de travail, c’est une initiative intéressante et excitante. Nous avons constitué un groupe d’universitaires pour expliquer comment fonctionne la domination de la classe dominante sur les travailleurs britanniques, la réalité de la politique britannique et les causes de l’incapacité de la classe politique à régler les problèmes qu’elle doit gérer. Notre campagne s’adresse en particulier à la gauche du Labour. Elle est à l’état d’ébauche et nous avons prévu une série d’événements organisés par des volontaires.

LVSL – Pourquoi dites-vous que le corbynisme est mort ?

GH – Ça ne me met pas vraiment en joie de le dire, mais malheureusement le potentiel de transformation radicale du corbynisme est irréalisable dans le cadre de l’Union européenne. En privé, Corbyn est probablement favorable au Brexit, mais regardez les positions du parti travailliste aujourd’hui. D’ailleurs, il y a certaines personnes qui sont incapables de le comprendre et qui insistent sur la complexité de la situation interne du parti. Mais ce n’est pas le cas ! C’est un parti clairement très divisé, entre son aile droite qui est blairiste, particulièrement forte dans le groupe parlementaire, et un petit nombre d’activistes et de députés qui sont pour le Brexit. Le labour est en train de devenir un parti centriste, comme les libdems qui veulent annuler le Brexit à n’importe quel prix, les Tories veulent absolument le finaliser. Cette centrisation est notable. On l’observe dans les sorties des médias de l’establishment. On a vu le Financial Times publier un éditorial flamboyant en faveur de Corbyn et News Night traiter Corbyn avec un respect qu’on lui déniait complètement jusqu’ici. J’ai évidemment de la sympathie pour Corbyn, mais le fait qu’il n’ait pas été capable de négocier en interne pour canaliser les divisions est un problème majeur pour le Labour Party. Il semble assez clair aujourd’hui que la seule manière pour eux d’arriver au pouvoir est que l’explosion des Tories ait lieu avant celle du Labour. C’est triste à voir. Allen Jones a publié de très bonnes choses à ce sujet sur le site du Full Brexit. C’est triste de voir qu’il y a eu ce moment de mobilisation et de radicalité, notamment de la part des jeunes qui ont mis Corbyn au pouvoir, mais il semble aujourd’hui que cela est en train de se retourner contre les travailleurs britanniques. Ceux qui ont conduit à l’échec diront que de toute façon que les travailleurs britanniques étaient racistes, qu’il était impossible de la gagner à partir de nos positions de classe. Je pense que l’UE est le problème le plus important pour la gauche européenne et qu’il y en a trop peu dans la gauche britannique qui souhaitent comprendre ce que cela veut dire et les conséquences que cela aura sur la politique britannique.

Laura Parker : « Momentum est une organisation d’origine populaire »

Laura Parker, coordinatrice de Momentum, à la manifestation Stop the coup.

Laura Parker est la coordinatrice de Momentum, le mouvement né dans la foulée de l’arrivée à la tête du Labour par Jeremy Corbyn. Organisation dans l’organisation, le mouvement a bousculé la politique établie à travers des campagnes efficaces qui ont su mobiliser massivement sur tout le territoire britannique. Traversé par des contradictions sur le Brexit, nous avons voulu revenir sur son histoire et son positionnement.


LVSL – Pour commencer, nous aimerions que vous puissiez présenter à nos lecteurs votre organisation Momentum. Outre ses liens avec Corbyn et le Labour party, est-ce que vous pourriez revenir sur ses modalités d’apparition et ses modes d’action ? Quels étaient les réseaux préexistants et constitutifs de l’organisation ?

Laura Parker – L’origine de l’organisation remonte à la campagne de Jeremy Corbyn pour l’élection à la présidence du Labour Party en 2015. La façon dont les élections fonctionnent au sein du Labour pour le leadership fait que tous les candidats ayant reçu suffisamment de nominations de la part du groupe parlementaire travailliste auront accès à toutes les données concernant les membres du Labour. Jeremy Corbyn était donc l’un des quatre candidats en lice et il a mis sur pied une équipe de campagne, puis nous avons téléphoné aux membres du Labour au cours de l’été 2015 pour leur demander s’ils voulaient soutenir Jeremy. Lors de cette opération, nous leur avons également demandé s’ils étaient d’accord pour que nous restions en contact avec eux. Même si l’on raconte souvent que Momentum est une organisation d’origine populaire, ce qui se vérifie à bien des égards, le fait est qu’elle s’est formée à partir d’un nombre important de personnes dont les données étaient déjà enregistrées parce qu’elles étaient membres du parti. Ceci étant, le Labour a modifié ses règles pour permettre d’adhérer à un prix réduit, ce qui a conduit à son développement, et nous avons donc pu accueillir beaucoup de nouveaux adhérents grâce à la campagne en faveur de Jeremy Corbyn. Surtout, nous avons pu bénéficier d’une avance considérable car nous connaissions déjà les coordonnées de tous ces membres du Labour, ce qui nous distingue des nombreux autres mouvements de ce genre qui ont pu voir le jour.

Des milliers de personnes qui ont pu se détourner du Labour – ou comme moi qui n’avais jamais adhéré au parti – voulaient avant tout soutenir le projet politique de Jeremy Corbyn, qui a ensuite été élu en septembre 2015. De nombreux groupes se sont formés dans tout le pays. J’étais dans le quartier de Lambeth dans le sud de Londres et nous avions « Lambeth for Corbyn » : il y avait des groupes comme « Leeds for Jeremy », ou « Bradford supports Jeremy Corbyn for Leader ». Dans tout le pays, de nombreux groupes ont été mis sur pied. Mais ce que Momentum représente aujourd’hui a émergé d’une équipe de bénévoles très réduite d’environ trois personnes. À l’automne 2015, nous avons contacté tous ces soutiens et leur avons demandé de se joindre à un réseau qui est par la suite devenu Momentum. Ainsi, au cours de l’été 2016, lorsque Jeremy a dû revenir aux urnes pour obtenir le leadership du parti et qu’il y a eu une deuxième campagne, Momentum a fait émerger des groupes de militants dans tout le pays formant un réseau suffisamment souple pour qu’ils puissent décider de leurs propres priorités de campagne. Ainsi, à Lambeth, nous étions occupés à mettre fin aux fermetures des bibliothèques, parce que le conseil municipal était sous pression et que nous essayions d’empêcher la réduction des services publics. Dans d’autres régions du pays, différents groupes avaient chacun leurs priorités. En 2016, Momentum a mis son poids dans la balance pour conforter Jeremy Corbyn dans sa position de leader, fournissant ainsi une base de volontaires pour porter sa campagne. Puis nous avons recommencé à nous regrouper pour les élections générales de 2017, lorsque Momentum a pu jouer un rôle clé en mobilisant des activistes dans tout le pays, à l’aide de nouvelles méthodes de campagne inédites pour le Parti. Nous sommes tous des membres du Labour, mais nous sommes tous autour de Jeremy.

Depuis cette élection que nous avons failli remporter, nous avons essentiellement continué à accroître notre force en tant que groupe militant à travers le pays. L’organisation a trois objectifs principaux. Notre objectif global est évidemment de voir un gouvernement socialiste être élu. Au-delà de ça, nous cherchons à remporter des campagnes lors des élections municipales ou lors des élections de l’assemblée du Grand Londres. Nous avons d’ailleurs fait élire récemment un maire dans le nord de Tyne. Notre second objectif est de transformer le Parti travailliste en changeant ses procédures démocratiques et ses méthodes. Enfin, le dernier objectif est de participer à la construction d’un mouvement social plus large – en créant des liens entre le Parti travailliste, le mouvement syndical et les organisations issues de la base qui militent pour les droits des locataires et pour le climat. Récemment, nous avons fait partie de la grande campagne sur « stop the coup » avec d’autres groupes de campagne. Par ailleurs, nous cherchons à faire de l’éducation politique – nous sommes des partenaires proches du festival The World Transformed. Cette initiative a été lancée par les membres de Momentum. Elle permet de donner aux gens l’occasion d’avoir des débats de qualité et de reconstruire un parti doté d’une base idéologique plus solide. C’est ce qui constitue l’essentiel des raisons d’être de Momentum.

 

LVSL – Comment vous est venue l’idée du festival The World Transformed  ? Quel est l’objectif ?

LP – Deux militants de Momentum d’une vingtaine d’années sont à l’origine de la fondation de The World Transformed car ils ont estimé qu’il fallait constituer un espace pour avoir un débat politique digne de ce nom. L’appareil du Labour n’était pas favorable à Jeremy Corbyn, de telle sorte qu’une partie du débat politique que nous voulions avoir n’était pas si facile à obtenir au sein du parti. Ces deux personnes, avec d’autres, dirigeaient une série de débats appelée « Brick Lane Debates » dans le sud de Londres pour enseigner aux gens les principes de l’économie. C’était un groupe de gens qui avaient fait partie de Momentum ou qui gravitaient autour et qui ont tout simplement eu l’idée, probablement assis un soir autour d’un verre. Il y avait un appétit énorme pour le débat, alors que la machine du parti était opposée à Jeremy Corbyn, que cela semblait logique qu’une telle initiative émerge, même si cela représentait une quantité de travail considérable. En tout cas, il y avait un espace politique et une demande parallèle à la conférence du Labour, qui portait majoritairement sur le fonctionnement du parti.

The World Transformed a seulement fourni un espace différent où ceux qui avaient rejoint le Labour et qui étaient enthousiasmés par la victoire de Jeremy Corbyn puissent réellement parler de politique. Maintenant, au fil du temps et au fur et à mesure que la politique de Jeremy s’est enracinée et s’est intégrée au sein de la majorité du Parti, les relations se sont évidemment facilitées. L’autre aspect de cet évènement, c’est qu’il rassemble aussi des gens qui font partie de notre troisième objectif – la construction d’un mouvement social. Donc si vous allez à un événement de The World Transformed, vous rencontrerez beaucoup de gens qui ne font pas partie du Labour. J’ai pris la parole lors d’un événement l’année dernière, il y avait environ 120 personnes dans la salle, et quand j’ai demandé combien étaient adhérents au parti, ils ne représentaient même pas la moitié. Certains d’entre eux appartenaient au parti Vert, d’autres à une tradition anarchiste. Certains n’avaient aucune appartenance partisane voire étaient peut-être même d’anciens adhérents ayant quitté le Labour. The World Transformed est donc un espace pluraliste. Je dirais que nous sommes comme des cousins. C’est presque comme si nous [à Momentum] réalisions l’essentiel du travail concernant le Labour, et qu’ils réalisaient le travail à destination de l’extérieur du parti. Ce lien qui nous unit nous permet de construire ce mouvement social plus large.

LVSL – Depuis sa naissance, Momentum cherche à influencer la ligne politique du Labour, notamment en essayant de promouvoir des profils politiques marqués à gauche contre les députés issus du blairisme. De telle sorte que des figures centristes vous ont régulièrement attaqués et ont pointé votre « entrisme » dans le Labour. Où en est cette « guerre de position » dans le parti ?

LP – C’est une énorme hypocrisie de la part des gens que de laisser entendre que nous faisons de l’entrisme alors qu’il y a déjà eu des exemples de groupes similaires au sein du Labour. Il y a eu un groupe appelé Progress et qui a été fondé par Tony Blair. Il s’agissait davantage d’un groupe de relais avec le Parlement, mais axé autour du parti, de sorte que l’essentiel du pouvoir revenait aux députés. Notre approche relève d’une toute autre forme, visant à donner le pouvoir aux militants. Il a existé d’autres groupes comme Labour First et encore d’autres à différentes époques, et nous ne sommes en rien différents de ceux-ci – excepté que nous ne poursuivons pas un objectif étroit et intéressé, la preuve en est que nous avons fait campagne pour le Labour. En effet, lors des élections de 2017, nous avons fait campagne pour tous les députés travaillistes qui se présentaient partout dans le pays et pas seulement pour ceux qui étaient des soutiens de Corbyn. Malgré tout, beaucoup de gens apprécient vraiment Momentum et qu’ils comprennent que cette énergie militante est positive.

Bien sûr, si vous êtes contre la politique de Corbyn, vous serez contre Momentum. Par ailleurs, nous sommes devenus une cible facile, donc si quelqu’un de Momentum fait quelque chose d’un peu imprudent, un député de l’opposition aura tôt fait de s’exclamer : « Regardez, vous voyez ces gens de Momentum derrière Jeremy Corbyn ; ils mènent de terribles politiques d’intimidation, de haine… », ce genre d’inepties. De toute évidence, les choses se sont un peu calmées. Certes le moment est un peu tendu parce qu’il y a un processus en cours par lequel certains députés pourraient être ou non désignés comme candidats à leur propre réélection. Évidemment, dans certaines régions du pays, les militants du parti ne veulent pas toujours que leurs députés se maintiennent alors que les places sont rares, ce qui suscite évidemment l’inquiétude de ceux qui ne veulent pas perdre leurs sièges. Les choses sont en train de mûrir. Nous sommes invités à participer à un grand nombre d’activités officielles du Labour. Cette semaine, par exemple, je prendrai la parole au cours de sept débats, dont seulement deux d’entre eux sont au World Transformed. Tous les autres sont à la conférence officielle aux côtés des députés travaillistes. Cet après-midi, je m’exprime sur l’importance du vote pour la réforme électorale avec Steven Kinnock, qui est un député d’une aile très différente du Parti. Donc je pense que les gens se sont habituée à notre présence.

LVSL – Nés en 2015, vous avez réussi à fournir un souffle important en faveur de l’engagement politique des jeunes et du soutien à Jeremy Corbyn. La campagne de 2017 a été l’apogée de ce moment. Momentum revendiquait alors le fait de s’engager politiquement dans toutes les sphères de la société, au-delà de l’agenda du Labour. Par exemple, en organisant des crèches populaires pour pallier l’absence de l’État. Aujourd’hui, votre organisation semble s’être institutionnalisée à l’intérieur du parti et jouer avant tout le rôle de groupe d’influence. Partagez-vous cette lecture ?

LP – Au cours des différentes phases de notre courte histoire, nous avons eu diverses priorités. Il est vrai nous sommes moins dans une phase de construction du mouvement. C’est le reflet du travail considérable que nous sommes obligés de faire au sein de l’appareil du Labour afin de garantir que la politique de Corbyn reste mainstream dans les rangs du parti. Après tout, le Labour a un énorme passif institutionnel. La grande majorité des conseillers du Parti a été élue avant que Jeremy Corbyn ne prenne le pouvoir. Certains sont à gauche mais beaucoup d’autres ne le sont pas. Un nombre important de personnes qui travaillent pour le parti au sein de ses déclinaisons territoriales sont là depuis très longtemps. Certains d’entre eux changent de position pour être plus accommodants avec Corbyn, d’autres ne le font pas. Si nous n’exerçons pas d’influence envers les organes institutionnels du parti comme le Comité exécutif national [NEC], le Comité d’organisation de la conférence où les gens décident de ce qui doit être débattu au sein des conférences du Labour et au sein d’autres structures importantes du parti, cela limite notre impact extérieur. Malgré ce travail, nous devons continuer à exercer une pression populaire sur le pouvoir. Or, à certains moments, nous n’avons pas su gérer cet équilibre car nous avons cédé à la tentation immédiate de faire élire des gens dans les organes internes, parce que les élections fournissent un résultat rapide et tangible.

Nous avons mené ces activités dans le sens d’une réflexion sur la construction d’un mouvement externe plus long et plus lent, et c’est une tension constante entre ces deux objectifs. Finalement, la manière dont notre organe dirigeant fonctionnera sera déterminante. Nous avons un organe de direction, le National Coordinating Group et une équipe de bénévoles dont je suis à la tête, ce qui fait en quelque sorte de moi le lien entre ces deux pôles. Cependant, notre organe directeur a estimé dernièrement que nos priorités devaient consister à nous concentrer sur le travail interne au Labour. Pour ma part, j’aimerais que nos objectifs soient construits de façon plus équilibrée. Nous sommes en train de nous restructurer et de développer notre capacité à mener des campagnes externes en investissant davantage vers nos groupes et nos membres. Alors je pense que l’équilibre peut changer un peu, mais, encore une fois, il s’agit d’une tension constante. Je vois cela comme le signe que, depuis 2015, nous prenons à peine la mesure de tout ce qu’il y a à faire pour changer ce parti. Car que le blairisme a régné de 1997 à 2015, ce qui représente près de deux décennies. Renverser la situation prend du temps.

LVSL – Votre position sur la question du Brexit n’est pas évidente. D’une relative position de neutralité, de nombreuses figures de Momentum semblent désormais soutenir explicitement la demande d’un second référendum au cours duquel il faudrait faire campagne pour le Remain. Qu’est-ce qui a conduit à ce changement de ligne ?

LP – Momentum, historiquement, si on peut qualifier d’historique quelque chose qui a commencé il y a 4 ans, n’est pas un organe à caractère législatif. Il soutenait uniquement la politique du leadership du Labour. Personnellement, je dirais surtout que la ligne politique du leadership du parti n’a pas toujours été très claire. Par voie de fait, la position de Momentum n’a pas semblé claire non plus. Fondamentalement, nous avons essayé de soutenir la direction en tant qu’organisation qui avait cette tâche délicate d’équilibre, et tenté d’honorer le résultat du référendum qui, comme chacun sait, était très serré. Ce n’était pas une victoire décisive, ni pour le camp du Leave, ni pour celui du Remain. De toute évidence, au fur et à mesure que les négociations ont été menées par les Tories, ces derniers se sont radicalisés. De la même façon, beaucoup de ceux qui sont du côté du Remain s’accrochent vigoureusement à cette position. Ce que la direction du Labour essaye de faire a été de rester proche d’une position intermédiaire. De notre côté, nous avons, de façon générale, appuyé la direction.

Désormais, les dirigeants disent dans leur majorité qu’on devrait organiser un deuxième référendum. C’est la seule façon de résoudre l’impasse actuelle. Personnellement, j’en suis arrivé à la conclusion que nous aurions probablement dû avoir un deuxième référendum il y a un certain temps déjà. Même si, comme la plupart des gens, je ne suis pas très enthousiaste à l’idée d’assister à un autre référendum dont l’issue pourrait s’avérer terrible. À moins que ce référendum soit très bien tenu, il pourrait être source de division et ne pas nécessairement produire un résultat différent. Mais tant le parti travailliste que Momentum ont fait face à une position complexe parce que, contrairement aux Libdems qui ont juste à soutenir les 48 % de remainers, dans un contexte où le parti conservateurs n’incline plus seulement vers Leave mais désormais vers un Hard Brexit. Le Labour a tenté avec sincérité, sans grand succès, de combler la brèche qui divise les britanniques. Évidemment, les membres du Labour sont majoritairement favorables au Remain, mais les électeurs du parti, comme le reste de la Grande-Bretagne, ont des opinions très différentes. Certains sont focalisés sur l’idée que nous ne pourrons pas gagner une autre élection générale si nous n’occupons pas certains sièges dans le nord de l’Angleterre, qui appartiennent en théorie à la frange Leave du parti.

Dans la pratique, même au sein des circonscriptions traditionnellement travaillistes ayant votés Leave, la grande majorité des électeurs du Labour ont finalement voté Remain, parce que les leavers, qui l’ont emporté, sont des électeurs de l’UKIP, des gens qui n’avaient jamais votés auparavant, et seulement une petite partie de l’électorat du Labour. Mais pour ce qui est de gagner de nouveau ces sièges, il est clair que les dirigeants du Labour craignent que ce ne sera pas le cas s’ils ne maintiennent pas leur position initiale. Je dirais aussi que nous devons être très prudents avec ces régions du pays où le point de vue des leavers est écrasant. En fin de compte, la seule façon de s’en sortir malgré le gâchis actuel est d’organiser ce second référendum. Le Labour, contrairement aux autres grands partis, est doté d’un programme national de réformes massives. Je crois que nombre de nos électeurs qui ont votés Leave sont davantage intéressés par le programme politique national des travaillistes en faveur des services publics, des investissements, des réformes, des transports, de l’éducation, de la santé et du logement.

Nous sommes maintenant proches de la fin de ce qui aura été un processus très complexe et très désordonné. Mais lorsque nous avons sondé nos propres adhérents en 2018 sur la question du Brexit, la majorité des membres du parti et de de Momentum pensaient de façon écrasante (82%) que le Brexit serait nuisible pour nos quartiers, nos amis et nos familles, et ce avant même que n’arrive cet horizon du No-deal. De façon générale, les membres de Momentum sur la même longueur d’onde que la grande majorité des membres du Parti. Mis à part que nous mettons davantage l’accent sur le fait de s’assurer que peu importe la ligne que prendra le parti autour de la question du Brexit cela ne doit pas entraver le maintien de la ligne socialiste Labour. Nous ne voulons vraiment pas être de connivence avec des gens qui figurent à la droite du parti et qui ont utilisé le Brexit comme levier pour attaquer Jeremy Corbyn. Nous ne partageons pas leur ligne politique.

LVSL – Votre slogan « For the many, not the few » trace une démarcation nette entre la minorité privilégiée et la grande majorité du peuple britannique. Cette référence au peuple vous est disputée par Nigel Farage et Boris Johnson, qui pointent le refus des élites d’accepter le verdict du référendum de 2016 sur le Brexit. Votre parti, le Labour, mène actuellement une stratégie de blocage du Brexit au Parlement. N’avez-vous pas peur de renforcer la rhétorique de la droite radicale qui dénonce un complot des élites contre le vote populaire, et les laisser ainsi hégémoniser la référence au peuple ?

LP – Oui, c’est un grand risque et l’un des principaux débats au sein du Parti a été de savoir comment trouver une position concernant le Brexit qui n’encourage pas la droite et ne lui permette pas d’affirmer qu’elle est l’alternative populaire et radicale. Il s’agit d’un véritable combat pour nous du fait de la structure de la propriété des médias dans ce pays. Ces derniers sont détenus à environ 85% par la droite, qui est évidemment très favorable à Boris Johnson. Cependant, toute analyse rigoureuse de ces leaders montre l’imposture totale qu’ils représentent. Boris Johnson, Nigel Farrage et Jacob Rees-Mogg sont tous multimillionnaires. Ce sont eux qui gagneraient de l’argent avec un Hard Brexit.

Leur existence reste un défi pour nous et il y a eu de grandes tensions au sein du parti parce que certains ont préféré soutenir que nous ne devions pas nous éloigner des gens qui ont été tentés de voter pour le Brexit Party mené par Nigel Farage. Selon eux, si nous employions un certain langage trop pro-Remain, nous encouragerions l’extrême droite. L’autre école de pensée, dont je fais partie, estime que nous ne pouvons pas céder un seul pouce à l’extrême droite. Je pense que nous devrions aller dans les quartiers afin d’avoir des échanges avec les gens et de leur expliquer que leurs salaires ne sont pas faibles à cause des migrants mais parce que leur employeur ne les a pas payés : « votre grand-mère n’a pas obtenu sa prothèse de hanche non pas parce qu’un polonais l’aurait eue à sa place, mais à cause des diminutions de l’investissement dans le système de santé national au cours des dix dernières années. Votre salaire stagne depuis dix ans et ça n’a rien à voir avec l’immigré lituanien. » Ces questions ont représenté une source de tensions et de discussion continue sur la façon dont nous devions gérer la situation. HOPE not Hate organise d’ailleurs une conférence à laquelle je vais participer sur la façon de battre le Brexit Party. L’idée que si nous faisons preuve d’une certaine retenue, nous regagnerons des électeurs n’est pas forcément efficace. Vous ne pourrez jamais faire mieux que la droite sur son terrain, mais il s’agit là sans aucun doute d’une question importante sur laquelle il faut débattre.

Retranscription et traduction par Eugène Favier-Baron

Des européennes au Brexit : 20 ans de recompositions politiques au Royaume-Uni

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Image d’illustration

De l’introduction du scrutin proportionnel aux Européennes de 1999 à l’irruption du Brexit Party : les scrutins européens ont chamboulé le système politique britannique. Retour sur ces évolutions, accélérées ces cinq dernières années.


Les élections européennes de 1999 sont les premières élections à la proportionnelle au Royaume-Unis De nouveaux partis percent à cette occasion, comme l’UKIP avec 6,5 % des voix mais aussi les Verts avec 5,3% des voix. Grâce au scrutin proportionnel, ces partis obtiennent des élus. Ce que n’avaient pu avoir les Verts en 1989 malgré leur score de 14,5% des voix. Le vote pour ces partis devient perçu comme utile et fournit des élus européens qui leur permettent d’avoir un noyau dur de professionnels de la politique.

L’effet sur les partis traditionnel est non négligeable. Le Labour et les conservateurs passent de 59% des voix en 1999 à 48% en 2004 puis à 42,6 % des voix en 2009 avant en 2014 de remonter à 47%. Si on ajoute à ce total les libéraux démocrates, seul autre parti fortement représenté au Parlement britannique, on arrive certes à 71% en 1999 mais on tombe à 62,5% en 2004, à 56% en 2009 et enfin à 53, 6 % des voix en 2014. On note d’ailleurs que la remontée de 2014 du total des deux partis traditionnels de gouvernement s’explique par la cannibalisation des libéraux démocrates.

Les européennes ont donc habitué une proportion non négligeable des Britanniques à voter pour des partis non représentés à Westminter et a renforcé ces partis. Il s’agit de l’UKIP, parti eurosceptique de droite radicale, du BNP, parti d’extrême droite dure identitaire et raciste et des Verts sur une ligne de gauche libertaire favorable à l’Union Européenne.

Plus habituel au Royaume-Uni, le scrutin majoritaire favorise une offre politique binaire, sauf s’il existe des partis régionalistes assez forts qui peuvent s’implanter. Le parti national écossais (SNP) et le Plaid Cymru gallois ont profité tout à la fois d’une réaffirmation régionaliste celtique et de la création d’une gauche alternative au Labour. Dès 1974, ces partis ont obtenu quelques élus à la chambre des communes et se sont imposés en Écosse ou au pays de Galles comme un vote utile.

Les élections européennes de 2014 sont marquées par un séisme électoral. Ce n’est pas lié à la chute du bloc des partis traditionnels. L’important est qu’avec l’effondrement du BNP, l’UKIP franchit un cap et devient le premier parti en termes de voix. Peu après, le référendum d’indépendance en septembre 2014 obtenu par le parti national écossais polarise le débat politique en Écosse sur la question de l’indépendance. Les indépendantistes perdent avec 44.70% des voix. Le parti national écossais est le seul parti d’importance qui soutient l’indépendance de l’Écosse. Il est donc un débouché naturel pour cet électorat. Le SNP engrange des adhésions massives après le référendum et devient un  parti de masse en Écosse.

2015 ou l’élément déclencheur d’une recomposition en profondeur

Les élections de 2015 marquent un net bouleversement du paysage politique. Certes, le Labour et les conservateurs augmentent légèrement leur pourcentage de voix. Mais les libéraux démocrates disparaissent quasiment avec 8 élus et 8% des voix alors que le parti national écossais obtient 56 élus. S’il n’obtient que 4,7% des voix, son électorat est concentré en Écosse où il obtient 50% des voix. Enfin, l’UKIP n’obtient qu’un élu mais récolte 12,6% des voix.

Les analyses par classe sont encore plus intéressantes. En effet, les conservateurs gagnent un point mais en perdent 4 chez les ouvriers non qualifiés et 5 chez les ouvriers qualifiés. Au contraire, ils gagnent 4 points chez les classes moyennes et supérieures. Le Labour progresse légèrement chez les ouvriers. Enfin, avec 8% chez les classes moyennes et supérieures, 19% chez les ouvriers qualifiés et 17% chez les ouvriers non qualifiés, l’UKIP signale l’émergence d’un parti de droite radicale à l’électorat plus ouvrier que bourgeois.

L’émergence de l’UKIP signe le terme provisoire du clivage de classe comme structurant les clivages politiques en Grande Bretagne.

C’est une première au Royaume Uni pour un parti de droite. On peut relier cette force de l’UKIP dans l’électorat populaire à l’émergence locale antérieure du BNP dans certaines circonscriptions ouvrières. Celle-ci et la percée plus conséquente de l’UKIP peuvent s’expliquer par une opposition plus forte à l’UE et par des excès du modèle communautariste britannique dont témoigne de manière aiguë peu avant 2015 l’affaire de Rotherham. Si on additionne conservateurs et UKIP, ceux-ci obtiennent 51% des voix, 53% des voix chez les classes moyennes et supérieures, 51% des voix chez les ouvriers qualifiés et 44% chez les ouvriers non qualifiés. L’émergence de l’UKIP signe bien le terme provisoire du clivage de classe comme structurant les clivages politiques en Grande Bretagne.

Un Brexit qui rebat encore les cartes

Cameron a promis un référendum sur l’appartenance du Royaume Uni à l’aile eurosceptique de son parti. Il l’organise dès après les élections. Le score de l’UKIP inquiète alors les conservateurs. La campagne du référendum sur le Brexit bouleverse les appartenances partisanes. En effet, si les libéraux démocrates et les Verts s’engagent pour le Remain et l’UKIP s’engage pour le Leave, les conservateurs et les travaillistes sont profondément clivés. Le Labour prend officiellement position pour le Remain mais plusieurs députés forment un groupe en faveur du Leave. Corbyn, tout en prenant officiellement position pour le Remainn garde un profil très bas durant la campagne. Une grande partie des cadres conservateurs soutient un vote Leave, bien que la majorité reste fidèle à la position de David Cameron qui soutient un vote Remain.

Les résultats marquent une victoire pour les partisans du départ du Royaume Uni de l’Union Européenne qui obtiennent 51,89% des suffrages. Cependant, ils montrent aussi un Royaume-Uni clivé. La métropole du Grand Londres de même que l’Écosse ont voté massivement en faveur du Remain avec respectivement 60 et 62% des voix. Le clivage par classe réapparaît de manière flagrante avec 55,5% des classes moyennes et supérieures votant pour le Remain contre 63% des membres des classes populaires pour le Leave. Si la majorité de l’électorat conservateur, 59%, ont voté Leave, 64 % de l’électorat du Labour a voté Remain. C’est presque autant que les 69% de libéraux démocrates ayant voté Remain. Cela pose un réel problème au Labour d’autant que les deux tiers des circonscriptions ayant voté Labour ont quant à elles voté Leave.

Le retour trompeur d’un système partisan bipolaire classique

Dans ce contexte, les élections de 2017 traduisent une repolarisation paradoxale. En effet, depuis l’élection de Jeremy Corbyn, le Labour a connu un net tournant à gauche. Il s’est traduit par un afflux de jeunes militants qui en refont un parti de masse. Les résultats aboutissent à une repolarisation très forte avec une augmentation de 9,6 points pour le Labour et de 5,5 points pour les conservateurs. L’UKIP et les Verts s’effondrent avec 1,8% et 1,6% des voix. Cependant, bien que le Labour ait eu une nette évolution programmatique vers un discours plus à gauche, ce sont les conservateurs qui progressent le plus chez les classes populaires. Le Labour obtient 41% comme moyenne nationale mais 38,5% chez les classes moyennes et supérieures. C’est un pourcentage supérieur au score obtenu par le Labour de Tony Blair auprès du même groupe social en 1997. A l’inverse le Labour n’obtient que 41% chez les ouvriers qualifiés et 47% chez les ouvriers non qualifiés (contre 49 et 57% chez ces mêmes groupes en octobre 1974).

Si le Labour ne perd que 6 circonscriptions au profit des conservateurs et leur en prend 28, il s’agit de circonscriptions ouvrières qui furent des bastions du Labour comme Stoke-on-Trent South.

Inversement les conservateurs progressent de 12 points chez les ouvriers qualifiés ou non qualifiés et obtiennent 45% chez les ouvriers qualifiés et 38% chez les non qualifiés. Ce sont les meilleurs scores jamais atteints par les Tories auprès de ces groupes. Le Labour progresse particulièrement dans les zones ayant voté Remain et les conservateurs dans les zones ayant voté Leave.

Le vote UKIP puis le vote Leave ont pu servir de sas pour des classes populaires passant du Labour aux conservateurs. Cela est montré par les bascules de circonscriptions. En effet, le bastion historique et bourgeois de Canterbury bascule pour la première fois de son histoire au Labour. Si le Labour ne perd que 6 circonscriptions au profit des conservateurs et leur en prend 28, il s’agit de circonscriptions ouvrières qui furent des bastions du Labour comme Stoke-on-Trent South. Une circonscription que le Labour remportait avec 58.75% des voix en 1979 en pleine vague Thatcher. Le Labour est donc déchiré entre une aile souvent jeune et assez aisée favorable au Remain et un électorat ouvrier traditionnel favorable au Leave. Malgré son virage à gauche, son électorat en termes de classe sociale n’a jamais été aussi blairiste.

Vers l’intégration du Brexit comme élément structurant de la vie politique britannique

Enfin, les élections européennes récentes révèlent de nouveau le potentiel de recomposition de la vie politique britannique qu’avait révélé le Brexit et que l’élection de 2017 avait semblé enrayer. Entre temps, Nigel Farage a quitté l’UKIP, devenue un parti d’extrême droite anti-immigration et anti-islam traditionnel. Il a fondé le Brexit Party, dont le nom indique le programme.

De plus, excédé par l’absence de position pro-Remain affirmée par le Labour et par le virage à gauche de Corbyn, des députés du Labour ont fait scission. Rejoints par des députés conservateurs , ils ont fondé ChangeUK. Le Labour a en outre été affaibli par des accusations persistantes d’antisémitisme. Dans ce contexte, le Brexit Party a mené une campagne simple et efficace centrée sur Brexit means Brexit. Il cible les électeurs ouvriers du Labour ayant voté Leave ainsi que les conservateurs qui ne comprennent pas pourquoi leur parti n’est pas sorti de l’UE malgré le résultat du référendum.

Les conservateurs ont quant à eux offert un spectacle d’une division permanente, le cabinet de Theresa May étant devenu le lieu d’une guerre de tranchée entre Remainers et Brexiters. Les européennes ont marqué un triomphe pour le Brexit Party. Il obtient 30,5% de voix, soit 5 248 533 électeurs. Les partis clairement positionnés en faveur du Remain (libéraux démocrates et verts) s’en sont aussi bien sortis avec 19,6% et 11,8% des voix. Inversement, le Labour s’effondre avec 13,6% et les conservateurs subissent une déroute électorale avec 8,8% des voix. On peut enfin noter le bon score du SNP avec 37,8% des voix en Écosse. Enfin, Change UK fait un score très en dessous de ses attentes avec 3,6% et semble vouloir fusionner avec les libéraux démocrates. L’UKIP obtient un score équivalent mais ne va pas fusionner avec le Brexit Party car il occupe maintenant le créneau d’un parti d’extrême droite dure.

Certes, nous avons vu que les européennes se traduisaient depuis longtemps par des scores très inférieurs à leurs scores lors des élections générales pour le Labour et les Tories. Mais la différence est que leur base s’est tellement effondrée lors de ces élections européennes que cette fois ci le vote utile pour les élections générales pourrait être perçu comme le vote pour le Brexit Party pour les électeurs du Leave ou pour les libéraux démocrates alliés aux Verts pour les électeurs du Remain.

Les européennes ont déjà eu un impact : Change UK a implosé, la moitié des députés le quittant pour rejoindre les libéraux démocrates. Mais l’évènement le plus attendu a été l’élection partielle de Peterborough (où l’ancienne députée Labour a du démissionner suite à des affaires judiciaires). Une circonscription qui avait massivement voté pour le Leave et que le Labour avait remportée de justesse face aux Tories. Finalement et malgré des accusations d’antisémitisme à l’encontre de la candidate du Labour, celle-ci a gagné l’élection avec 31% des voix et 683 voix d’avance sur le Brexit Party. Celui-ci a affecté les conservateurs qui n’ont fait que 21% contre 29% pour le Brexit Party. Enfin, les libéraux démocrates n’ont fait que 12% (dans une circonscription peu favorable). La recomposition autour du clivage sur le Brexit semble donc se voir opposer un clivage socio économique réactivé par le Labour de Corbyn. C’est un problème vital pour les conservateurs : ils ne sont positionnés sur aucun des deux clivages. L’élection de Boris Johnson permet cependant aux conservateurs de se positionner sur un créneau favorable à un hard Brexit.

De même, le Labour tente d’imposer un clivage socio économique comme prioritaire. Il est cependant sous la pression de ses militants les plus favorables au Remain pour se positionner définitivement dans le camp du Remain. Cela force Corbyn à faire des concessions à cette aile.

L’élection partielle à Brecon et Radnoshire, dans une circonscription historiquement disputée entre les libéraux démocrates et les conservateurs se solde par une victoire des libéraux démocrates réduisant la majorité parlementaire de Boris Johnson à un siège. Mais les conservateurs obtiennent près de 40% des voix et les libéraux démocrates gagnent en grande partie grâce au soutien des verts, des régionalistes. Boris Johnson dont le parti s’envole dans les sondages pourrait faire jouer le vote utile pour siphonner le Brexit Party. Enfin, le Labour a un score anormalement bas de 5% (même dans une circonscription où il est historiquement faible) qui devrait inquiéter ses stratèges.

L’avenir de la vie politique britannique a donc 4 options : un quadripartisme aléatoire entre Brexit Party , conservateurs , Labour et libéraux démocrates (avec le SNP ayant aussi un certain nombre d’élus), un tripartisme où les conservateurs absorberaient le Brexit Party et où les libéraux démocrates seraient aussi forts que le Labour et un retour au bipartisme antérieur.

Triomphe du Brexit Party : jusqu’où ira Nigel Farage ?

Nigel Farage en 2017. © Gage Skidmore via Wikimedia Commons

Il y a quelques semaines, Nigel Farage faisait son grand retour au Parlement européen où il promettait « de revenir encore plus nombreux » avec ses soutiens. Son Brexit Party, surgi de nulle part seulement 6 semaines avant le scrutin du 26 mai, a emporté haut la main des élections européennes qui ne devaient pas avoir lieu, avec près d’un tiers des voix. Alors que le discours des travaillistes sur le Brexit ne convainc pas et que les conservateurs sont occupés à se choisir un nouveau leader pour remplacer Theresa May, Farage semble avoir un boulevard devant lui. Mais d’où vient un tel succès et quelles en sont les conséquences sur l’avenir du Royaume-Uni ?


Aux origines du Brexit Party

Sans Nigel Farage, le Brexit Party n’existerait pas. Le grand retour de l’ancien leader du UKIP n’a lieu qu’en début d’année, alors que Theresa May essuie les défaites les unes après les autres et finit par implorer Bruxelles de lui accorder plus de temps. Le parlement de Westminster est incapable de réunir une majorité sur un quelconque projet (second référendum, accord de Theresa May, sortie sans accord, union douanière, etc.) et de plus en plus de voix s’élèvent pour annuler purement et simplement le Brexit. Les Britanniques qui ont voté pour le Brexit perdent patience et se sentent trahis. Farage sent son heure venue : pendant qu’il prépare la création du Brexit Party, il renouvelle son image.

En décembre 2018, il quitte le UKIP, devenu un parti rabougri, en proie aux difficultés financières et sans leader stable. Surtout, il souhaite prendre ses distances avec le tropisme anti-musulman notoire du UKIP, qui n’a cessé de dériver toujours plus à l’extrême-droite et s’est rapproché du nationaliste Tommy Robinson, le fondateur de la milice English Defence League, plusieurs fois condamné pour ses actes. Il participe ensuite à l’organisation de la Brexit Betrayal march, qui aboutit à Londres le 29 Mars 2019, jour où la Grande-Bretagne est censée sortir de l’UE. Cette marche de deux semaines, qu’il n’effectue qu’en partie, lui permet d’attirer l’attention des caméras et de s’opposer aux parlementaires qui cherchent un compromis capable de réunir une majorité de voix. Enfin, il annonce la création du Brexit Party le 12 Avril et présente une liste de 70 candidats pour les élections européennes sur laquelle figure Annunziata Rees-Mogg, la soeur du très eurosceptique député conservateur Jacob Rees-Mogg. Le Brexit Party a également su jouer habilement de l’image confuse de Claire Fox, une ancienne militante du Revolutionary Communist Party devenue fervente défenseur des marchés libres et de la liberté d’expression, qui a été présentée comme un soutien de Nigel Farage venu de la gauche.

Les élections européennes non prévues de mai 2019 permettant aux Britanniques d’exprimer tout le mal qu’ils pensaient du Brexit ou de l’absence de sortie effective, Farage savait qu’il n’avait nullement besoin de programme. Le même message a donc été répété en boucle : la démocratie britannique est en train de mourir, les élites politiques conservatrices et travaillistes ont trahi le vote de la majorité de 2016 et préfèrent rester dans une Union européenne anti-démocratique, tandis que les alliés traditionnels de la Grande Bretagne s’attristent de voir ce grand pays être devenu si faible. Ce message très simple d’invocation de la souveraineté, du patriotisme et de la démocratie, associé à la figure emblématique de Farage, a suffi à réunir 31,6% des voix, reléguant le Labour Party de Jeremy Corbyn à la 3ème place et les conservateurs de Theresa May à la 5ème. Pour parvenir à ce résultat, Farage a complètement siphonné le UKIP (qui avait déjà réuni 26,6% des voix en 2014) et bénéficié du soutien de nombreux sympathisants conservateurs et d’une partie des électeurs travaillistes. Le discours anti-élites de Farage, lui-même élu au Parlement européen depuis 1999 et ancien trader, semble donc avoir fonctionné à plein régime. Il faut dire que l’homme n’est pas avare de critiques percutantes sur les technocrates européens non-élus, comme dans ce célèbre discours de 2010 où il accuse Herman Van Rompuy, président du Conseil européen sans aucun mandat démocratique, d’avoir le « charisme d’une serpillière humide et l’apparence d’un petit employé de banque ».

La démocratie digitale, cache-sexe du césarisme

Jusqu’à présent, Nigel Farage a très bien joué ses cartes, en focalisant son discours sur l’exigence d’un Brexit rapide et sans accord, et en se présentant comme le recours contre le bipartisme traditionnel auxquels les électeurs avaient largement fait confiance en 2017. Exit les discours anti-musulmans, anti-immigration ou pro-austérité qui caractérisaient le UKIP : le Brexit Party se pose en parti attrape-tout capable de séduire tous les soutiens du dégagisme et du Hard Brexit, quelles que soit leur affiliation idéologique. Pour y parvenir, le Brexit Party maintient le flou sur tous les autres enjeux auquel le Royaume-Uni est confronté : pauvreté galopante, désindustrialisation, logement hors-de-prix, services publics détruits… Si le parcours professionnel et politique de Farage se situe clairement du côté de la finance et du thatchérisme, il préfère donc ne plus en parler afin de maximiser ses voix.

Exit les discours anti-musulmans, anti-immigration ou pro-austérité: le Brexit Party se pose en parti attrape-tout capable de séduire tous les soutiens du dégagisme et du Hard Brexit, quel que soit leur affiliation idéologique.

En attendant la première convention du parti le 30 Juin à Birmingham où la ligne politique sur de nombreux enjeux devrait être définie, Nigel Farage fait miroiter un système de démocratie participative en ligne à ses sympathisants, de façon similaire à ce que fait le Mouvement 5 Étoiles en Italie. Non concrétisée pour l’instant, cette démocratie digitale, probablement limitée à des sujets secondaires, devrait surtout servir de façade pour dissimuler le contrôle total de Farage sur le Brexit Party, comme l’explique le chercheur Paolo Gerbaudo, déjà interrogé dans nos colonnes. Ce parti est en réalité enregistré sous le nom de l’entreprise The Brexit Party Limited et ne compte que des soutiens, pas des membres, de la même manière que le PVV de Geert Wilders. La direction du parti ne peut échapper des mains de Farage que si un conseil nommé par ses soins (qui compte actuellement 3 personnes dont Nigel Farage), le décide. Ce cadenassage absolu de l’appareil partisan lui permet de s’isoler de toute menace interne, notamment si des figures dissidentes ou trop ambitieuses émergeaient au sein de son parti, pour l’instant bâti autour de la seule personnalité de son leader. Un leader tout puissant donc, mais pas nécessairement indépendant.

Un Hard Brexit pour milliardaires

Derrière cette façade de combat pour la souveraineté et la démocratie se cache cependant la défense d’intérêts très particuliers: ceux de quelques grandes fortunes qui espèrent profiter d’un Hard Brexit pour s’enrichir. Un nom revient en particulier, celui d’Arron Banks, homme d’affaire multimillionnaire qui a fait le plus gros don de toute l’histoire politique britannique, 8,4 millions de livres sterling (environ 9 millions et demi d’euros), à la campagne Leave.EU en 2016. Après avoir déjà offert 1 million de livres à UKIP en 2014, ce spécialiste de l’évasion fiscale cité dans les Panama Papers a également financé le luxueux train de vie de Farage à hauteur d’un demi-million de livres. Chauffeur, garde du corps, voyages aux États-Unis pour rencontrer Donald Trump, maison estimée à 4 millions de livres, voiture ou encore bureau proche du Parlement : rien n’est trop beau pour son ami de longue date forcé de vivre avec les près de 9000 euros mensuels de son mandat de parlementaire européen. Farage est également proche de Tim Martin, propriétaire de la chaîne de pubs Wetherspoon qui compte 900 établissements à travers le pays. Martin, qualifié de « Brexit legend » par Farage, ne cesse lui aussi de promouvoir un Brexit dur, en distribuant des dessous de verres et un magazine gratuit (400.000 exemplaires) en faveur du Leave, mais aussi en éliminant les alcools européens de ses bars et en prenant fréquemment position pour des accords de libre-échange sauvages avec le reste du monde.

Contrairement aux élites économiques sur le continent européen, les grandes fortunes britanniques sont nombreuses à soutenir le Brexit dur défendu par Farage, mais aussi nombre de conservateurs dont Boris Johnson, favori à la succession de Theresa May. Ces ultra-riches rêvent de transformer le Royaume-Uni en « Singapour sous stéroïdes », c’est-à-dire en paradis pour businessmen, enfin débarrassés de toute régulation, notamment financière, et des rares précautions (sanitaires en particulier) qu’impose l’UE dans les accords de libre-échange qu’elle signe. En somme, une ouverture totale aux flux de la mondialisation sauvage qui achèverait ce qu’il reste de l’industrie britannique et ferait du pays un immense paradis fiscal. Le projet phare de ces Brexiters ultralibéraux est un accord de libre-échange avec les USA de Donald Trump. Le patriotisme des grandes fortunes pro-Brexit est tel que Jim Ratcliffe, magnat de la pétrochimie et homme le plus riche de Grande-Bretagne avec 21 milliards de livres qui a soutenu la sortie de l’UE, s’est récemment installé à Monaco. Pendant longtemps, ces grandes fortunes eurosceptiques construisaient leur réseau au sein des Tories, notamment à travers l’European Research Group de Jacob Rees-Mogg (la fraction la plus europhobe des parlementaires conservateurs), un excentrique héritier qui a lui aussi ouvert 2 fonds d’investissements en Irlande récemment. Désormais, ces ploutocrates préfèrent de plus en plus le Brexit Party de Farage aux conservateurs en pleine perte de vitesse.

Après les européennes, quelles conséquences à Westminster ?

Si le Brexit Party n’a pour l’instant aucun élu au Parlement britannique, cela ne l’empêche pas de peser désormais très lourd dans le jeu politique outre-Manche. Les conservateurs se savent très menacés par Farage dont le logiciel idéologique, économiquement libéral et conservateur sur les questions de société, est proche du leur. Le successeur de Theresa May, qui qu’il soit, va devoir une issue rapide à l’enlisement du Brexit qui exaspère ses électeurs s’il ne souhaite pas voir son parti marginalisé pour longtemps. Bien que le Labour Party ait moins à perdre dans l’immédiat, grâce à la ferveur de ses militants et à la confiance envers Jeremy Corbyn pour sortir du néolibéralisme, son socle électoral s’érode également. Près des deux tiers des sièges de députés travaillistes sont dans des circonscriptions qui ont choisi la sortie de l’UE en 2016, ce qui explique la poussée du Brexit Party dans les terres représentées par le Labour. Toutefois, l’hémorragie électorale des travaillistes aux européennes s’est aussi faite au profit des libéraux-démocrates, largement rejetés pour leur alliance avec David Cameron entre 2010 et 2015 et désormais fer de lance du maintien dans l’UE, et du Green Party, une formation europhile. Toutes les cartes du jeu politique sont donc en train d’être rebattues autour d’un clivage sur le Brexit où dominent les opinions radicales (maintien dans l’UE et sortie sans accord). Tant que le Brexit n’a pas eu lieu, le Brexit Party et les Lib-Dems devraient donc continuer à affaiblir le bipartisme traditionnel revenu en force à Westminster aux élections de Juin 2017.

On ne saurait toutefois être trop prudent en termes d’impact du Brexit sur le nouveau paysage politique à Westminster. D’abord car les élections européennes, et en particulier au vu du contexte dans lequel elles se sont tenues en Grande-Bretagne, ne sont jamais représentatives des intentions de vote au niveau national. Ensuite parce que le Brexit peut advenir dans les mois qui viennent, notamment si Boris Johnson accède au 10 Downing Street et parvient à trouver une majorité législative, et refermer la phase de chaos politique ouverte par Theresa May. Mais surtout, le système électoral britannique, un scrutin à un tour qui offre la victoire au candidat en tête, complique les prédictions. Certes, l’élection législative partielle de Peterborough du 6 juin dernier, où le député travailliste sortant a dû démissionner, a vu la candidate Labour l’emporter, par seulement 2 points d’avance sur son rival du Brexit Party, et a permis à Jeremy Corbyn de réaffirmer son positionnement : unir le pays autour d’une politique écosocialiste. Mais ce scrutin très médiatisé n’a même pas mobilisé la moitié des inscrits et ne peut servir de base à une stratégie électorale. Même si le socle électoral du Labour est moins exposé que celui des Tories à la menace Farage, il n’est en réalité guère plus solide, tant le mécontentement envers la position molle de Corbyn (ni no-deal, ni Remain, mais une union douanière avec l’UE) est fort. Tant qu’il se refuse à choisir entre son électorat jeune et urbain pro-Remain et son électorat populaire pro-Brexit, Jeremy Corbyn ne sera pas plus audible qu’aujourd’hui. Or, vu le succès inquiétant de Nigel Farage et l’hostilité notoire de l’Union européenne envers toute politique alternative au néolibéralisme, il est surprenant que le choix paraisse si compliqué.

La vie politique britannique : de Thatcher à la polarisation autour du Brexit

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Margaret_Thatcher_near_helicopter.jpg
Williams, U.S. Military / Wikimedia commons

Le Brexit a marqué le retour en force des clivages de classe au sein de l’électorat du Royaume-Uni. Pour autant, ce clivage ne se retrouve pas dans la répartition des votes pour les différents partis : l’appartenance sociale est en effet de moins en moins déterminante dans le résultat des élections au Royaume Uni.


Après 1945, la vie politique anglaise était structurée électoralement par un clivage de classe très fort, mais aussi par un relatif consensus autour de l’État-providence. En effet, après que Churchill fut, en 1945, mis en échec sur son opposition à cet l’État-providence, les Tories (Parti conservateur) acceptèrent dans leur charte de 1947 un certain degré d’interventionnisme keynésien d’une part, et le service national de la santé d’autre part. La différence entre eux et le Labour était alors davantage devenue une différence de degré que de nature.

La vie politique anglaise avant Thatcher : un clivage de classe prédominant

La vie politique anglaise a longtemps été structurée par un clivage de classe très fort. Le Labour (Parti travailliste) était historiquement, bien plus que la SFIO française, le parti de la classe ouvrière du fait de ses liens historiques avec les syndicats. Il avait d’ailleurs directement été créé par ces derniers comme une organisation politique représentant la classe ouvrière, et son congrès de fondation promettait d’établir « un groupe distinct des travailleurs au Parlement, qui aura ses propres consignes de vote et s’accordera sur ses politiques qui intégreront la possibilité de coopérer avec tout parti qui serait engagé dans la promotion de lois dans les intérêts des travailleurs » . D’autre part, certains marqueurs comme la prononciation donnaient à l’appartenance sociale un rôle plus tangible qu’en France. On peut penser à l’accent « posh » des classes supérieures ou à l’accent « cockney » des classes populaires qui, immédiatement, identifient socialement les locuteurs. Le Labour a fédéré ses militants en priorisant le clivage de classe, faisant du critère de classe un critère déterminant pour ses militants, et donc son électorat. Avec plusieurs centaines de milliers d’adhérents, le Labour est un parti de masse, au sein duquel la politisation spécifique des adhérents impactera de ce fait nécessairement la politisation de leur électorat. Enfin, les antagonismes religieux, ethniques et régionaux ont été limités entre 1918 et 1974 : du fait de l’affaiblissement des clivages entre catholiques, anglicans et églises protestantes non anglicanes ; du fait également de la mise en sommeil du nationalisme gaélique après l’indépendance de l’Irlande (sauf pour l’Ulster) et de l’homogénéité ethnique de la Grande-Bretagne, laissant libre cours à une polarisation du comportement électoral sur la base d’un clivage de classe.

Les élections d’octobre 1974 sont emblématiques de ce phénomène : le Labour reçoit 40% des voix contre 37% pour les conservateurs, mais au sein des classes moyennes et supérieures le Labour n’obtient que 19%, soit 21 points de moins que sa moyenne nationale, et les Tories 56%, soit 19 points de plus que leur moyenne nationale. À l’inverse chez les ouvriers qualifiés, les Tories obtiennent 26% contre 49 % chez le Labour et chez les ouvriers non qualifiés, les Tories n’ont que 22% de l’électorat contre 57% pour le Labour. Le vieux parti libéral, enfin, a quant à lui un électorat issu de divers horizons sociaux.

Thatcher ou l’hégémonie électorale du bloc conservateur et le désalignement entre classe ouvrière et vote Labour

Cependant, ce clivage de classe va subir une première érosion entre 1979 et 1992. En effet, Margaret Thatcher prend la tête des conservateurs et engage une bataille culturelle et idéologique visant à transformer le champ politique anglais : elle impose le néolibéralisme et brise le consensus d’après-guerre, appuyée intellectuellement par l’école monétariste et néolibérale de Chicago. Elle va réussir cela en brisant les syndicats par une série de mesures : l’immunité syndicale lors des grèves de solidarité est abolie, et les piquets de grèves de plus de 6 personnes interdits. De même, l’instauration, pour les grèves, d’un vote à bulletin secret plutôt qu’à main levée, rendu obligatoire par une loi gouvernementale, permet d’isoler les salariés en les mettant seuls face à l’isoloir. Enfin, les grèves de 1984 à 1985 et la fermeture des mines de charbon qui leur succède permettent aux conservateurs de briser le mouvement des mineurs, jusqu’alors fer de lance de la classe ouvrière britannique.
Mais sa politique vise aussi à rendre dominant le bloc conservateur, en y attirant une partie des classes populaires séduites par un discours plus traditionnel sur les mœurs ou une perspective d’ascension individuelle. Un élément crucial dans la réussite du thatchérisme a été la récession économique de la fin des années 1970, qui a laissé l’impression que ni le labour ni les conservateurs classiques ne pouvaient résoudre la crise, et affaibli les allégeances traditionnelles aux deux partis politiques. Cela a laissé le champ libre à Thatcher pour présenter son discours politique comme une offre nouvelle, et attirer les jeunes générations de la classe ouvrière dont le soutien au Labour n’était pas structuré par le souvenir des luttes sociales des années de l’entre deux guerres. Ainsi, dans les élections qui ont lieu entre 1979 et 1992, les conservateurs obtiennent entre 45 et 43 % des voix au plan national, et leur pourcentage de voix chez les classes moyennes et supérieures culmine en 1979 à 59% des voix (une progression moindre par rapport aux autres couches de la société) et redescend ensuite à 55 ou 54%. Au contraire de leurs scores au sein de la classe ouvrière qualifiée qui durant cette période augmentent de 13 points pour atteindre autour de 40%. Enfin, ils obtiennent entre 30 et 34% au sein de la classe ouvrière non qualifiée, une progression moindre mais significative. L’hégémonie tchatchérienne se construit donc électoralement grâce aux progrès des conservateurs au sein de la classe ouvrière.
À l’inverse les scores du Labour restent stables auprès les classes moyennes et supérieures (à un niveau très bas) et perdent du terrain au sein de la classe ouvrière, dans des proportions symétriques aux gains des conservateurs. Enfin, si la scission de l’aile droite du Labour et son alliance avec les libéraux fait subir de lourdes pertes électorales au Parti libéral, les scores de ce dernier (26% en 1983 et 23% en 1987) se font néanmoins au détriment du Labour, et ce dans toutes les couches sociales. L’électorat du Labour ne se trouve donc pas déserté par une classe sociale en particulier.

Le New Labour ou la rupture entre les classes supérieures et moyennes et le vote conservateur

En 1997, le New Labour de Tony Blair remporte un triomphe électoral avec 44% des voix,  lissant les conservateurs à 31% et les libéraux démocrates 17%. Le New Labour suite à un effort de renouvellement idéologique du parti, écarté du pouvoir depuis 18 ans, en s’appuyant sur des intellectuels modernisateurs opposés au lien historique avec les syndicats. Ce bouleversement se fait via une approche sociale-libérale convainc à 34% les classes moyennes et supérieures de voter Labour : un score jamais atteint jusque là (au mieux un quart des voix). À l’inverse ce groupe fait pour la première fois relativement défaut aux conservateurs, ne représentant que 39% de leurs voix. L’hégémonie du Labour se note aussi à nouveau chez les ouvriers qualifiés et non qualifiés avec respectivement 50 et 59% de voix. Les élections suivantes, en 2001 et 2005, confirmeront la domination du New Labour. Entre 1997 et 2005 la part de classes moyennes et supérieures votant Labour baisse légèrement de 34 à 30%, mais reste donc largement supérieure à tout score au sein de cette classe sociale au temps du Old Labour. À l’inverse la part d’ouvriers qualifiés ou semi qualifiés votant pour Le Labour est semblable à ses défaites de 1979 ou de 1992. Ceci est visiblement la conséquence directe des évolutions idéologiques du Labour blairiste, qui abandonne les éléments les plus marxistes de son programme et entend tracer une « troisième voie ». Celle-ci s’inscrit à mi-chemin entre la « vielle gauche », entendue comme la social-démocratie classique, étatiste et redistributive, et le « fondamentalisme du marché », soit le libéralisme économique, dérégulateur et inégalitaire. Le Labour produit donc un discours global, et fédère une majorité autour du blairisme en attirant une partie des classes moyennes et supérieures. Mais cela s’est fait au prix d’un abandon :  celui de renverser le paradigme libéral, dominant depuis Thatcher la politique économique du Royaume-Uni, et dont le Labour ne propose désormais qu’une version plus sociale.
Par ailleurs, les conservateurs obtiennent dans les années 2000 des scores de moins en moins inférieurs à leur moyenne au sein des classes sociales les plus populaires. Dans le même temps, le Parti libéral démocrate, à l’électorat traditionnellement issu de divers horizons, devient un parti de plus en plus bourgeois.

De fait, la majorité des cadres du Labour ne cherchent plus à penser une rupture avec la logique néolibérale, devenu consensuelle. Le clivage se situant désormais entre des conservateurs ultra-libéraux et des travaillistes sociaux-libéraux.

Enfin, en 2010, la dernière élection avant le référendum pour le Brexit voit ces évolutions atteindre leur paroxysme. Les conservateurs n’obtiennent que 37% des voix, le Labour 30% (son pire résultat depuis 1983) et les libéraux démocrates 24%. Les conservateurs font 39% au sein des classes supérieures et moyennes, 37% auprès des ouvriers semi qualifiés et 31% auprès des ouvriers non qualifiés. À l’inverse le Labour obtient encore 27 % auprès des classes moyennes et supérieures, 29% auprès des ouvriers qualifiés, qu’il n’attire plus en nombre, et 40% chez les ouvriers non qualifiés. Enfin , les libéraux démocrates sont devenus un parti aussi bourgeois que les conservateurs avec 26% au sein des classes moyennes et supérieures, 22% auprès des ouvriers qualifiés et 17 % auprès des ouvriers non qualifiés.
Le clivage de classe existe donc encore entre Labour et Tories en 2010, mais est devenu une donnée bien moins déterminante du vote. Du point de vue de leur base le Labour est devenu un parti inter-classes avec un plus fort vote ouvrier, et les conservateurs un parti inter-classes avec une plus forte base bourgeoise. C’est dans ce contexte que le système partisan du Royaume-Uni va pouvoir être bousculé par de nouveaux acteurs, tels que l’UKIP, et par une polarisation dépassant désormais le simple clivage de classe.

Source

https://www.ipsos.com/ipsos-mori/en-uk/how-britain-voted-october-1974

Corbyn face à son parti et à l’Union européenne

Jeremy Corbyn à un meeting suite au Brexit © Capture d’écran d’une vidéo du site officiel du Labour Party

“Rebuilding Britain. For the Many, not the Few” : tel est le slogan mis en avant par le Labour de Jeremy Corbyn depuis quelques mois. Objectif : convaincre les Britanniques que son parti est capable de remettre sur pied un pays que quarante ans de néolibéralisme ont laissé en ruine. L’intégrité de Jeremy Corbyn et la popularité de son programme lui permettent pour l’instant de rester le leader de l’opposition. Mais les fractures avec sa base militante pro-européenne et les parlementaires blairistes contraignent la liberté de ce “socialiste” eurosceptique. Pour réindustrialiser le pays et redistribuer les richesses, il ne devra pourtant accepter aucun compromis sur la sortie de l’Union européenne et avec les héritiers de Tony Blair.


Finance partout, industrie nulle part

L’impasse actuelle s’explique en effet par le choix d’un nouveau modèle économique du Royaume-Uni depuis la crise des années 1970. Les mines, l’industrie, et les travailleurs syndiqués furent balayés par la concurrence internationale et européenne introduite par le libre-échange, tandis qu’un nouveau monde émergea : celui de la City et la finance. Plutôt que de combattre la hausse du chômage, Margaret Thatcher et ses successeurs firent le choix de s’attaquer à la forte inflation en combattant sans vergogne les syndicats gourmands de répartition des richesses et en relevant les taux d’intérêt. Le haut rendement des placements au Royaume-Uni attira les capitaux du monde entier autant qu’il rendit le crédit aux entreprises coûteux. La dérégulation et les privatisations de services publics rentables firent le reste : il suffisait pour les investisseurs de s’accaparer d’anciens fleurons en difficulté, de faire de grandes coupes dans la main-d’oeuvre et de revendre l’entreprise lorsque sa valeur est gonflée par la perspective de meilleure productivité. Les “sauveurs” autoproclamés de l’industrie des années 1980, arrivant avec leurs millions et leur soi-disant expertise de management, furent en réalité ses fossoyeurs : ils n’investirent nullement dans l’appareil productif, dépècerent les sociétés en morceaux plus ou moins rentables, forcerènt des sauts de productivité en exploitant davantage les employés et recherchèrent avant tout à revendre la compagnie avec une grosse plus-value. En France, Bernard Tapie est devenu l’incarnation de ces “années fric” où ces patrons d’un nouveau genre étalaient leur richesse avec faste au lieu de résoudre les vrais problèmes des entreprises qu’ils possédaient.

“Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 !”

Le poids du secteur manufacturier s’est effondré de 32% en 1970 à à peine plus de 10% aujourd’hui. Des régions entières ont été dévastées, au Nord de l’Angleterre et au pays de Galles notamment. Les importations de produits manufacturés creusent inexorablement le déficit commercial du Royaume-Uni, aujourd’hui établi à 135 milliards de livres, avec le reste du monde et en particulier avec l’espace économique européen. Brexit ou non, l’industrie britannique souffre de toute façon des maux apportés par le choix de la financiarisation. Les investissements représentent aujourd’hui environ 17% du PIB, cinq points de moins que la moyenne de l’OCDE, et sont excessivement concentrés dans le Sud-Est du pays. Parmi ces 17%, la recherche et développement ne touche que 1,6%, contre 2% pour la zone euro et la Chine, presque 3% aux USA et même 4,2% en Corée du Sud. La productivité horaire est bien plus faible que celle des pays européens, qui sont aussi les premiers partenaires commerciaux de Londres.

Dans son manifeste de 2017, le Labour promet 250 milliards d’investissements sur 10 ans par une Banque Nationale d’Investissement, un montant supérieur aux 100 milliards sur 5 ans défendus par Jean-Luc Mélenchon en 2017, mais absolument nécessaire au regard de la situation. La Royal Bank of Scotland, partiellement nationalisée depuis la crise de 2008, serait quant à elle décomposée en plus petites entités pour soutenir PME et coopératives, tandis que banques de dépôt et banques de crédit seraient séparées. Si ces mesures relèvent du bon sens, elles semblent pourtant insuffisamment ambitieuses : les paradis fiscaux de l’outre-mer Britannique ne sont nullement inquiétés et la nationalisation du secteur bancaire, pourtant renfloué à grands frais après la crise, n’est pas envisagée. Dans un article de fond, le professeur Robin Blackburn propose d’aller plus loin, en créant par exemple un fonds souverain qui regrouperait les titres de propriété de l’État dans le secteur privé pour investir sur le long-terme dans des projets bénéfiques à la société plutôt que d’en avoir une gestion passive. L’exemple le plus connu est celui du fonds norvégien, qui a accumulé plus de 1000 milliards de dollars grâce aux dividendes de l’exploitation pétrolière. Cette idée avait été proposée au début de l’extraction du pétrole de la Mer du Nord, dans les années 1970, par le ministre de l’énergie de l’époque et figure de la gauche radicale britannique Tony Benn. Une récente étude estime à 700 milliards de dollars la valeur d’un tel fonds aujourd’hui, mais Margaret Thatcher préféra utiliser cet argent pour réduire les impôts et financer les licenciements dans le secteur public.

Deux tours, deux mondes. A Grenfell, les précaires ont été abandonnés aux incendies tandis que The Tower, plus haut immeuble d’habitation est détenu par des étrangers fortunés qui y habitent très peu. ©Nathalie Oxford et Jim Linwood

Cependant, on est encore bien loin d’un dirigisme économique. Pour l’heure, les investissements sont surtout le fait du privé, et visent la spéculation de court-terme plutôt que le soutien à des secteurs vraiment productifs. Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 ! Alors que les conservateurs se contentent de se plaindre d’un nombre de nouveaux logements insuffisants, les chiffres attestent d’une autre réalité : celle de la spéculation. En 2014, le pays comptait 28 millions d’habitations pour 27,7 millions de ménages, tandis qu’à Londres, où le logement abordable a pratiquement disparu, le nombre d’habitations a cru plus vite que celui des ménages entre 2001 et 2015. Conséquences : Le nombre de personnes à la rue explose – +160% en huit ans -, tandis que l’endettement des ménages, principalement dû aux emprunts immobiliers, demeure à plus de 125% du revenu disponible.

Alors que les luxueux penthouses construits dans les nouveaux gratte-ciels londoniens sont rarement habités, le logement est devenu hors de prix pour beaucoup, ce qui entrave la mobilité des individus et le bon développement de l’économie. Les 79 morts et 74 blessés de l’incendie de la tour Grenfell en 2017 ont suscité une immense vague de colère dans tout le pays. Le choix de panneaux inflammables de polyéthylène pour réaliser une maigre économie de 6000£ et les menaces de poursuites contre deux habitantes de la tour qui militaient pour une meilleure sécurité incendie ont démontré à quel point le bilan catastrophique de l’austérité laisse les conservateurs de marbre. Contre ce problème de disparition du logement abordable de qualité décente, les travaillistes proposent de construire un million de logements supplémentaires, mais surtout d’encadrer les hausses de loyer, de durcir les conditions minimales d’habitabilité des logements et de réintroduire des aides au logement pour les jeunes de 18 à 21 ans. Une taxe basée sur la valeur du sol serait également considérée.  Néanmoins, il n’est pas certain que ces mesures suffisent au vu de la situation tragique. Une limite sur les achats de logement par de riches étrangers, à l’image des mesures prises en Nouvelle-Zélande et à Vancouver, au Canada, mériterait d’être discutée sérieusement.

Privatisations : plus cher pour moins bien !

Un train au dépôt de maintenance de Grove Park. ©Stephen Craven

Au-delà d’investissements massifs pour relancer la production industrielle et rendre le logement plus abordable, c’est l’Etat britannique lui-même qu’il faut rebâtir. 9 ans d’austérité très dure, qui n’ont pas permis de ramener le déficit à 0 dès 2015 comme promis par David Cameron, ont causé de profonds dégâts dans le système social. Les privatisations en cascade des conservateurs de Margaret Thatcher, puis la multiplication des partenariats public-privés par les néo-travaillistes de Tony Blair pour donner l’illusion d’investissements massifs dans les services publics ont dérobé l’État au bénéfice de quelques grandes sociétés privées. Les Private Finance Initiatives sur-utilisés par le New Labour permettent à l’État de maintenir les services publics sans en payer le prix réel à court terme, mais la rente détenue par le privé lui permet ensuite de se gaver aux frais du contribuable pendant de nombreuses années.

Aujourd’hui, le résultat est visible : la rapacité des investisseurs a systématiquement dégradé la qualité des services publics tout en augmentant leur coût. Le secteur ferroviaire est devenu le symbole de cette faillite à grande échelle, découverte en France à l’occasion du débat autour de la SNCF le printemps dernier. Alors que la ponctualité des trains britanniques est au plus bas depuis 12 ans, les tarifs des billets ont encore grimpé de 3,1% en moyenne, tandis qu’une partie du réseau a été temporairement renationalisé après que les compagnies Virgin et Stagecoach aient accumulé les pertes. Suite à l’austérité budgétaire, l’entreprise Carillion, un des plus gros sous-traitants de lÉtat, a quant à elle fait banqueroute. Son “modèle économique”? Racheter des sociétés bénéficiant de contrats avec l’État britannique et dissimuler les dettes via des entourloupes comptables.

L’exaspération des Britanniques contre la privatisation est donc au plus haut : 75% d’entre eux souhaitent renationaliser entièrement le secteur ferroviaire, et ce chiffre atteint 83% pour la gestion de l’eau, dont la fin des dividendes versés aux actionnaires et la baisse de taux d’intérêt pourrait faire économiser 2,3 milliards de livres par an. Grâce aux faibles taux d’intérêt en vigueur pour le moment, John McDonnell – chancelier fantôme, c’est-à-dire ministre de l’économie et des finances et numéro 2 de l’opposition – promet de revenir à une propriété entièrement publique de ces secteurs, ainsi que ceux de l’énergie et de la poste. Dans ce dernier domaine, réinstaurer un prix forfaitaire du timbre pour le secteur financier pourrait rapporter entre 1 et 2 milliards de livres par an en plus de rendre plus coûteuse la spéculation à tout va. Les idées pour financer le rachat des concessions et faire des économies sur la rente parasitaire des actionnaires et des banques ne manquent donc pas. Par ailleurs, Corbyn et McDonnell insistent régulièrement sur la gestion plus démocratique qu’il souhaitent faire des entreprises publiques, contrairement à la gestion technocratique d’après-guerre.

Toutefois, l’arrivée prochaine d’une nouvelle crise financière et la durée de certaines concessions risquent de compliquer sérieusement les plans des travaillistes. En termes d’éducation, la fin des frais de scolarité dans le supérieur, qui sont extrêmement élevés, fait consensus. Mais le parti ne va guère plus loin et ne prévoit pas de s’attaquer aux charter schools. Quant au NHS, le service de santé britannique au bord de l’explosion, Corbyn promet des investissements importants, des hausses de salaires et des mesures positives pour les usagers, mais la logique de New Public Management – l’obsession de mesurer la performance via des indicateurs imparfaits – n’est pas remise en cause.

Brexit : l’arme à double tranchant

Un graffiti de Banksy sur le Brexit à Douvres. ©Duncan Hull

Inévitablement, s’attaquer à ces problèmes structurels bien connus du capitalisme britannique à l’ère néolibérale pose la question de la compatibilité avec les traités européens, alors que le Brexit entre dans sa phase finale. Depuis le début de la campagne du référendum, l’establishment médiatique a largement soutenu le maintien dans l’UE, et promis un “Armageddon” en cas de sortie de l’Union sans accord. Après la défaite historique de l’accord proposé par Theresa May au Parlement de Westminster, un Hard Brexit est de plus en plus envisagé. Étendre la période de transition pour rouvrir des négociations ne servirait à rien : l’UE domine les tractations et toute participation des Britanniques à l’espace de libre-échange européen sans pouvoir à Bruxelles et Strasbourg serait ridicule. Quant aux soi-disants “protections sociales” minimales garanties par l’accord proposé par May, l’Union ne les a concédées que par peur de voir Corbyn devenir Premier ministre.

Les embouteillages de semi-remorques aux postes frontières, la pénurie de certains aliments et la destruction d’emplois dans les secteurs dépendants de l’ouverture internationale est certes réelle, mais elle s’explique principalement par la gestion déplorable des Tories qui ont nié jusqu’au bout l’hypothèse d’un retour aux règles commerciales de l’OMC et enchaînent désormais les bourdes monumentales. Au lieu d’avoir préparé sérieusement cette situation depuis 2 ans et demi, les conservateurs ont préféré dépenser 100.000 livres d’argent public en publicités Facebook pour promouvoir leur accord deal mort-né et signent dans la précipitation un contrat avec une entreprise maritime qui ne possède aucun ferry et n’a jamais exploité de liaisons à travers la Manche.

“Sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux, renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté.

Sauf que la droite espère ne peut avoir à payer le prix de cet amateurisme : Défendre une sortie sans accord fait oublier leur vrai bilan et les place en position de défenseurs du résultat d’un référendum qui a très fortement mobilisé –  72% de participation contre 66% en 2015 et 69% en 2017 – contre une caste défendant becs et ongles le Remain. D’autant que l’extrême-droite la plus rance enregistrera un succès fulgurant dans le cas contraire, comme l’espère le leader du UKIP Nigel Farage et le très dangereux Tommy Robinson, qui cherche à devenir un martyr grâce à sa peine de prison. Faute d’ambition intellectuelle, le projet vendu par les Tories est celui d’un “Singapour sous stéroïdes”, c’est-à-dire de faire du pays un paradis de la finance sans aucune régulation, ce que la sortie de l’UE permet d’envisager. La catastrophe sociale serait alors totale: ce même modèle poursuivi par l’Islande et ses 300.000 habitants a fini en cataclysme en 2009, alors que dire des conséquences pour un pays de 66 millions de personnes dont le salaire réel est en baisse continue depuis la dernière crise?

L’impossibilité d’un nouvel accord et la monopolisation de la défense du résultat par la droite extrême devrait encourager le Labour à proposer un plan sérieux de “Lexit”, c’est-à-dire de sortie de l’UE sur un programme de gauche. Durant les années 1970, une partie de la gauche britannique demandait d’ailleurs le retrait du marché commun, qui eut même sa place sur le programme travailliste de 1983, trop facilement caricaturé de “plus longue lettre de suicide” outre-Manche. Sauf que l’équation électorale actuelle du Labour, que Corbyn tente de maintenir de façon précaire, rend la chose impossible sans risquer de scission. Pourtant, sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux – la fuite de capitaux est aux capitalistes ce qu’est la grève aux travailleurs – renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté. Même si la transition s’avère chaotique, le Brexit est donc une nécessité pour mettre en place n’importe quel programme un peu ambitieux de relance keynésienne, sans parler de politiques plus radicales. S’apitoyer sur les emplois mis en danger sans évoquer le bilan du néolibéralisme, seul système possible dans l’Union européenne, relève alors de l’hypocrisie. À défendre un nouveau référendum ou un accord avec l’UE pour se maintenir dans le marché unique, le Labour trahirait les classes populaires en demande de souveraineté et rendrait impossible l’application de son programme. Cela serait un cataclysme politique comparable à celui de Syriza qui achèverait l’espoir porté par la gauche radicale sur tout le continent.

Et en pratique?

Jeremy Corbyn avec John McDonnell, son numéro 2 en charge des questions économiques. ©Rwenland

Corbyn dispose de deux solides atouts : son charisme personnel et sa figure d’homme intègre, infatigable soutien de nombreuses causes depuis plusieurs décennies. Ce type de personnalité tranche avec la politique professionnalisée et opportuniste rejetée dans tous les pays occidentaux. Les campagnes médiatiques contre lui s’avèrent d’ailleurs de plus en plus contre-productives tant elles deviennent risibles telles les accusations d’antisémitisme pour son soutien à un État palestinien ou les accusations d’espionnage pour la Tchécoslovaquie communiste sans la moindre preuve. À court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?

“A court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?”

D’abord, malgré les tentatives répétées de profiter des divisions internes à la majorité conservateurs-unionistes d’Irlande du Nord, le gouvernement tient et les élections anticipées demandées par Corbyn peuvent être oubliées. Même si celles-ci avaient lieu, la monopolisation du débat politique par le Brexit fragilise encore plus le Labour que les Tories. Pour gagner, Corbyn devrait à la fois maintenir la cohésion de son bloc électoral, bénéficier d’un vote stratégique de la part d’électeurs de petits partis comme en 2017 et profiter d’une faible performance du bloc conservateur, la vraie raison des victoires de Tony Blair. Problème : la peur de le voir au 10 Downing Street suffit à limiter l’éparpillement des voix entre Remainers et Brexiters de droite. Et s’il fallait passer par une alliance avec le Scottish National Party pour exercer le pouvoir, ce qui demeure officiellement exclu pour l’instant, l’alliance risque d’être instable : Les nationalistes écossais conservent pour but premier l’indépendance par un nouveau référendum, n’oublient pas que les écossais ont choisi de rester dans l’UE en 2016, et sont parfois qualifiés de “Tories en kilt” au regard de leurs positions économiques.

Sans nouvelle élection, Corbyn va donc continuer à encaisser les conséquences de sa stratégie floue sur le Brexit. Reconstruire un large bloc de gauche – composé d’électeurs de la classe laborieuse et de jeunes urbains progressistes – dans un système bipartisan s’est avéré très efficace à court terme pour Jeremy Corbyn, mais l’empêche désormais de défendre la sortie de l’UE qu’il appelle de ses voeux depuis des décennies. De même, s’il a renouvelé l’appareil du parti et cimenté son contrôle, Corbyn doit plus que jamais composer avec le Parliamentary Labour Party, bastion de l’aile droite depuis longtemps. Or, la “souveraineté parlementaire” chère aux Britanniques – c’est-à-dire la liberté de vote d’un élu – empêche de compter sur la discipline partisane de vote à la française. Le récent départ de 8 députés, sans cohérence idéologique et sans charisme, pour s’opposer à la gestion du parti par Corbyn rappelle la fragilité du contrôle de ce dernier sur les parlementaires.

L’obligation du passage par des primaires internes pour les élus sortants avant chaque élection ayant été bloquée à Liverpool en septembre dernier, Corbyn a les mains liées. Parmi les parlementaires travaillistes, on peut schématiquement compter une quarantaine de lieutenants de l’aile gauche, une soixantaine de blairistes déterminés et un gros bloc central d’environ 160 députés dont la loyauté est sensible aux vents du moment. Pour maintenir la cohésion du parti à tout prix, il faut avaler des couleuvres. Par exemple, la sortie de l’OTAN et la fin de l’armement nucléaire – combat de longue date de l’aile gauche travailliste mis en avant par Tony Benn dans sa stratégie économique alternative pour éviter de faire appel au FMI durant la crise de 1976 – sont des lignes rouges pour le centre-gauche pro-américain qui demeure en charge de la politique étrangère du Labour.

Si l’exercice du pouvoir est remis à plus tard, la sécurité relative de la position de Jeremy Corbyn permet d’aller au-delà d’une simple mise sous contrôle du parti. En l’absence d’élections majeures, l’heure doit être à l’émergence de nouvelles figures et à une plus grande radicalité intellectuelle et programmatique. La reprise par McDonnell d’une vieille idée de socialisation progressive des entreprises, développée par le plan Meidner en Suède des années 1970, laisse entrevoir un sursaut d’audace. Malgré sa place sur le banc de touche dans le dossier du Brexit et limité par la droite de son parti, Corbyn continue de traverser le pays pour défendre un autre système économique. Limité au keynésianisme pour l’instant, cette alternative ne doit pas être enterrée si vite, entre autres parce que même il y a 5 ans, peu auraient osé en rêver.

L’introuvable peuple européen

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Le continent européen ©European Space Agency

Depuis plusieurs années déjà, la construction européenne a du plomb dans l’aile. Désamour des peuples, recrudescence des États, difficultés structurelles à gérer les crises du continent, divorce britannique : l’Union européenne fait face aujourd’hui aux plus grandes difficultés. Un spectacle de divisions et de mésententes chroniques assez déroutantes pour le reste du monde, qui croit parfois voir l’Histoire bégayer : serions nous définitivement incapables de nous entendre ? A cela sans doute existe-t-il une explication plus terre-à-terre : et si, nous, Européens, nous ne nous connaissions pas ?


C’est désormais un consensus de plus en plus large. L’Europe politique s’est peu et mal faîte. La réalisation du marché commun, la monnaie unique, les libertés de circulation n’ont pas suffit à faire l’union du continent. Et la perspective des prochaines élections européennes laisse prévoir l’habituel mélange de tensions interétatiques et d’indifférence citoyenne qui marque d’ordinaire les enjeux politiques européens. Les turbulentes exigences de l’Italie, les incertaines modalités du Brexit, les intransigeances migratoires de la Hongrie et de la Pologne sauront-elles ramener l’électeur européen vers les urnes ? Rien n’est moins sûr. Se voulant pourtant la gardienne de l’héritage démocratique européen, l’Union européenne s’est montrée incapable d’intégrer dans son fonctionnement la vie démocratique de ses États membres. Depuis une vingtaine d’années le taux de participation aux élections européennes n’a fait que baisser, pour se stabiliser, lors des deux dernières échéances, autour de 43% [1], soit une minorité du corps électoral européen. Les institutions européennes risquent fort de canaliser une fois de plus frustration et abstention.

Un espace politique européen hautement fragmenté

Mais, au-delà du périmètre très large des griefs que l’Union européenne a réussi à accumuler, ce qui frappe c’est l’apathie et la faiblesse du débat proprement européen. À la construction d’un ordre institutionnel européen ne correspond en effet aucun espace autonome de vie politique européenne. Près de quarante ans après la première élection du Parlement européen au suffrage universel (1979), ce sont toujours les différentes vies politiques nationales qui prennent en charge la quasi-totalité du débat européen. Et à l’heure où les États organisent des débats télévisés pour toute élection nationale d’importance, il n’existe pas de média européen d’envergure qui puisse accueillir une confrontation internationale et plurilingue entre différents élus ou candidats européens. Le principe des listes transnationales cher à M. Macron serait-il adopté un jour que celles-ci ne trouveraient pour l’instant aucun canal médiatique européen pour débattre. La démocratisation progressive de la gouvernance européenne – encore toute relative à ce jour – n’ayant su susciter une transformation d’ampleur des cultures politiques nationales, le dialogue international entre les électorats, les personnels politiques, les journalistes, les syndicats – et tous les acteurs traditionnels d’une vie politique – est resté relativement marginal.

“À l’heure où les États organisent des débats télévisés pour toute élection nationale d’importance, il n’existe pas de média européen d’envergure qui puisse accueillir une confrontation internationale et plurilingue entre différents élus ou candidats européens”

Certes, la construction d’une conscience politique entre différents peuples ayant chacun une histoire, une langue, une culture propre doit nécessairement prendre du temps. Un temps d’autant plus indispensable qu’une telle entreprise procède au moins partiellement de forces historiques relativement incontrôlables et qu’en la matière il n’est pas de base historique sérieuse sur laquelle s’appuyer. La culture et la civilisation dites « européennes » n’ont jamais suffit à faire l’unité du continent. À cet égard, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que même aux glorieux temps des cathédrales, où le latin unissait les élites culturelles, où la foi catholique fédérait les masses, l’Europe n’en était pas moins divisée politiquement et en proie à toutes sortes de conflits militaires. Par la suite, outre la dislocation de l’unité religieuse du continent, les choses ne se sont pas arrangées sur le plan politique. Pire, les phénomènes d’unifications territoriales et linguistiques les plus marquants ont été la naissance des nations dont les contextes et les moyens de constitution diffèrent profondément de l’idéal européen historique. Ainsi, nombre de nations européennes – parmi lesquelles des acteurs majeurs du jeu européen comme l’Allemagne, ou l’Italie – se sont constituées sur la base d’une volonté d’unification linguistique et contre un ennemi extérieur. Or, si l’histoire semble laisser penser que la guerre à l’extérieur et l’uniformisation linguistique à l’intérieur peuvent constituer des moyens d’unifier politiquement un territoire, le projet européen, de par sa nature et sa vocation, est forcé d’inventer pour cela des moyens différents.

Le grand brassage n’a pas eu lieu

Ces moyens, s’ils se veulent conformes aux principes démocratiques et pacifiques que nous a légué le siècle précédent, ne peuvent dès lors que résider dans la fréquentation assidue des peuples européens entre eux, d’où, par la connaissance mutuelle, peut peut-être émerger une culture politique commune. Qu’en est-il cependant à ce jour ? Les Français connaissent-ils les Allemands ? Les Polonais côtoient-ils les Italiens ?

Dans une récente note de synthèse, la base de données Eurostat [2] a étudié du point de vue statistique la mobilité intra-européenne des citoyens européens « en âge de travailler » (c’est-à-dire âgés de 20 à 64 ans). Il en ressort que sur une population active européenne d’environ 333 millions, un peu plus de 12 millions et demi d’Européens résidaient pour l’année 2017 dans un État membre de nationalité différente de la leur. Une situation résultant d’une dynamique assez timide puisque la part des européens « mobiles » dans la population active européenne est passée de 2,5% en 2007 à 3,8% en 2017. Outre les incomplétudes d’une telle étude – qui ne nous dit pas si ces européens « mobiles » s’installent durablement dans leur pays d’accueil – elle nous permet cependant de prendre la mesure de la lenteur du processus. Par exemple, pour atteindre une mobilité de 25% de la population active européenne – soit un brassage conséquent des peuples européens – il nous faudrait attendre… environ 170 ans !

Par ailleurs, en plus de sa lenteur, la mobilité européenne souffre de déséquilibres et d’asymétries qui laissent présager des difficultés supplémentaires. Entre une périphérie qui affichait en 2017 d’importants taux de mobilité [3] et un noyau historique beaucoup moins mobile [4], on retrouve en effet le reflet migratoire des rapports de forces économiques du continent. Les travailleurs européens se déplacent vers les économies les plus attractives. Dès lors, les principaux poids lourds de l’économie européenne – qui sont aussi les principaux poids lourds démographiques – restent marginalement investis dans le jeu de la mobilité européenne. Les Français, les Allemands, les Italiens, les Espagnols fréquentent ainsi majoritairement les autres citoyens européens sur leur propre territoire national, ce qui restreint assez largement le contact avec la culture d’origine de l’européen mobile.

“Par exemple, pour atteindre une mobilité de 25% de la population active européenne – soit un brassage conséquent des peuples européens – il nous faudrait attendre… environ 170 ans !”

D’autre part, des taux de mobilité aussi bas laissent également supposer que les peuples fondateurs du projet européen ne se fréquentent pas même entre eux. Si les 1,3% des français de 20 à 64 ans à quitter leur territoire national (soit environ 470.000) sont répartis dans toute l’Europe, combien vivent en Allemagne ? L’ambassade de France à Berlin en compte un peu plus de 100.000. Et si l’on applique le même raisonnement aux 1% d’Allemands qui vivent hors d’Allemagne en Europe, combien en retrouve-t-on en France ? L’OCDE en dénombrait environ 200.000 en 2015. Avec un calcul d’ordre de grandeur généreux (tous les expatriés ne se déclarent pas forcément au registre consulaire) on peut estimer que le contact durable entre Français et Allemands concerne moins de 0,4% de chacune des deux populations. S’ajoutent à cela, bien sûr, le tourisme, les cours de langues, l’Alsace, la Lorraine et le travail frontalier, mais on doute que cela suffise au développement d’une culture politique commune.

Erasmus, avenir de l’Europe ?

Doit-on alors se tourner vers l’avenir ? Le salut viendra-t-il de la jeunesse ? Il y a quelques années, la Commission européenne avait fait sensation en annonçant les succès conjugaux du programme Erasmus qui, par les rencontres qu’il a permis, aurait donné naissance à un million de « bébés européens ». Si l’estimation relevait plutôt – comme l’a montré Libération – du calcul d’apothicaire, l’ordre de grandeur proposé est toutefois révélateur de la modestie du phénomène. En admettant que, comme avancé, le programme Erasmus ait pu contribuer, depuis sa création en 1987, à la conception d’un million de rejetons européens, ceux-ci ne représenteraient toujours que 0,6% du total des naissances vivantes européennes des trente dernières années (qui approchent les 156 millions). Pas de quoi fonder un peuple européen.

“Les étudiants européens en mobilité semblent opter majoritairement pour des « visites de voisinages », souvent motivées par des proximités culturelles, voir linguistiques. Ainsi les Allemands se rendent-ils en priorité en Autriche, les Français et les Néerlandais en Belgique, les Roumains en Italie, les Polonais en Allemagne, les Irlandais au Royaume-Uni, et les Anglais… aux États Unis”

La mobilité estudiantine européenne semble pourtant connaître un certain dynamisme. Selon une note de Campus-France [5], elle aurait ainsi progressé de 35% sur la décennie 2005-2015. Une croissance non négligeable, mais qui part néanmoins de loin, puisqu’en 2015, pour tout type de programmes confondus, les étudiants européens en mobilité vers un autre État membre représentaient autour de 3,5% du total des étudiants européens [6]. Le décompte comprenant de surcroit les départs vers le Royaume-Uni, première destination incontestée des étudiants européens – devant l’Allemagne et les États Unis – et qui n’appartiendra bientôt plus à l’Union européenne.

De manière générale, outre leur attirance pour la sphère anglo-saxonne, les étudiants européens en mobilité semblent opter majoritairement pour des « visites de voisinages », souvent motivées par des proximités culturelles, voire linguistiques. Ainsi les Allemands se rendent-ils en priorité en Autriche, les Français et les Néerlandais en Belgique, les Roumains en Italie, les Polonais en Allemagne, les Irlandais au Royaume-Uni, et les Anglais… aux États Unis. Il devient donc à ce stade assez difficile de déterminer si ces mobilités contribuent à la découverte du continent européen, où si elles s’inscrivent plus humblement dans le traditionnel entretien des relations transfrontalières. Tout au plus sauraient-elles donner à leurs bénéficiaires le goût du voyage, qui les poussera peut-être à tenter l’aventure un peu plus loin.

Augmenter la surface de contact des peuples européens

À la lumière de ces conclusions statistiques, le vide vertigineux qui nous tient aujourd’hui de vie politique européenne tient sans doute son explication. L’absence de culture politique européenne concrète (identification claire d’intérêts transnationaux, récits politiques d’envergure continentale, figures de légitimités supranationales, etc.) repose sur l’absence de communauté politique européenne. L’étroitesse de la surface de contact existante entre les peuples européens se révèle ici comme la faiblesse principale, comme le premier vice de construction du projet européen, quelque soit le contenu politique qu’on souhaite lui donner. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les niveaux de contacts directs et prolongés entre peuples européens, de part leurs insuffisances, sont très loin de recouper les clivages entre européistes et souverainistes qui structurent désormais la plupart des vies politiques nationales sur la question européenne. En matière de fréquentations européennes nous sommes (presque) tous logés à la même enseigne.

Un tel constat appelle aussi à une certaine modestie. Devant l’ampleur de la tâche d’abord. Au-delà de la forme diplomatique ou politique qu’on lui destine, le peuple européen reste à faire. Devant sa difficulté ensuite. Car il est fort à parier que la simple liberté des personnes ne suffise à faire communauté politique – elle aurait même tendance à produire l’effet inverse ces derniers temps. Sur un territoire qui ne peut raisonnablement, à moyen terme, espérer d’unité linguistique, la rencontre des peuples européens ne peut advenir que si elle est instituée par des politiques de mobilité ambitieuses et inventives, qui nécessiteraient une multiplication des programmes d’échanges et de coopérations culturelles. Autant dire un interventionnisme assumé de la puissance publique dans de nombreux secteurs (logements, transports, formations linguistiques, etc.) et une réorganisation concertée des systèmes scolaires, voire même des fonctions publiques européennes (à quand les échanges de sous-préfet et d’inspecteurs de l’autre côté des Alpes ou du Rhin ?). Tout cela à travers de gros investissements et surtout une bonne dose de patience. Le processus prendrait sans doute le temps d’une génération – voire plus – mais saurait seul donner une base démocratique sensible, et une direction historique, aux améliorations ou refontes à venir des institutions actuelles.

“L’étroitesse de la surface de contact existante entre les peuples européens se révèle ici comme la faiblesse principale, comme le premier vice de construction du projet européen”

Dès lors, l’avenir de l’Europe ne se trouve pas dans la poursuite d’une architecture institutionnelle toujours plus complexe ou dans les grandes déclarations de principes, mais dans l’approfondissement de tous les types d’échanges culturels qui puissent augmenter la surface de contact entre les différents peuples européens. Exit les transferts de compétences, les correctifs budgétaires et les incantations à l’Esprit Européen. C’est par le voyage, la correspondance, la réalisation de travaux collectifs que pourra se construire quelque chose.

Et en attendant le jour – sans doute encore lointain – où les pouvoirs européens s’engageront franchement dans l’aventure, charge à tous les européens convaincus, à tous ceux que l’idéal d’un continent unis par une civilisation commune ne laisse pas indifférents, de développer à leur échelle les contacts les plus riches possibles avec leurs homologues européens. Dans son immortel discours pour les États-Unis d’Europe, Victor Hugo [7] n’enjoignait-il pas les peuples à s’aimer pour faire l’Europe ? Et pour s’aimer, il faut bien commencer par se connaître.


[1] 43% en 2009, et 42,6% en 2014 : http://www.europarl.europa.eu/elections2014-results/fr/turnout.html

[2] Note de synthèse d’eurostat sur la mobilité européenne : https://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/8926081/3-28052018-AP-FR.pdf/82925403-a813-4419-abf8-7c783b4aedae

[3] 19% pour la Roumanie, 15% pour la Lituanie, 14% pour la Croatie ou le Portugal …

[4] France 1,3%, Allemagne 1%, Espagne 1,6%, Italie 3,1%, Pays Bas 3,2%, Belgique 2,7% …

[5] Note de campus france sur la mobilité des étudiants européens : https://ressources.campusfrance.org/publi_institu/etude_prospect/mobilite_continent/fr/note_hs17_fr.pdf

[6] Soit environ 650.000 pour près de 20 millions d’étudiants européens.

[7] “Et Français, Anglais, Belges, Allemands, Russes, Slaves, Européens, Américains, qu’avons-nous à faire pour arriver le plus tôt possible à ce grand jour ? Nous aimer.” Discours au Congrès de la Paix, 1849, Victor Hugo: https://www.taurillon.org/Victor-Hugo-au-Congres-de-la-Paix-de-1849-son-discours,02448

Jon Trickett (Labour) : “La classe politique essaie de persuader les gens de rester dans l’Union européenne en usant de la peur”

Portrait officiel de Jon Trickett.

Jon Trickett est député travailliste de la circonscription de Hemsworth, qui regroupe d’anciennes villes minières du Nord de l’Angleterre, depuis 1996. Son profil détonne face aux autres députés travaillistes issus de la classe moyenne : ayant arrêté l’école à 15 ans puis repris des études dans le supérieur, il deviendra, entres autres, plombier et arrivera en bleu de travail au conseil de la ville de Leeds après sa première élection en 1984. Opposé à la guerre d’Irak et au renouvellement de l’arsenal nucléaire, Trickett s’impose en une vingtaine d’années comme une des figures de l’aile gauche du Labour, à contre-courant du blairisme.

Membre du cercle proche de Jeremy Corbyn, il fait partie du shadow cabinet [NDLR, gouvernement fantôme] depuis l’élection de ce dernier à la tête du parti en 2015 et s’occupe notamment des questions de stratégie électorale et de réforme constitutionnelle. Se présentant dans un très bon français, il nous a reçus en septembre 2018 à Liverpool, en marge du congrès annuel du Labour.


LSVL – Commençons par la grande question du moment : le Brexit. En 1975 déjà, vous aviez participé à la campagne du Non au maintien du Royaume-Uni dans la CEE. Comment a évolué votre opinion sur ce sujet au fil des années ? Et que pensez-vous de la stratégie actuelle du Labour à propos du Brexit, notamment sur la question du maintien dans le marché unique ?

Jon Trickett – J’ai été très actif politiquement dès 1967. À partir de la moitié des années 1970, il était devenu clair que ce que nous pouvions appeler « l’ordre d’après-guerre » s’effondrait. Il y avait une crise du capitalisme britannique et une crise fiscale de l’État. Il m’a semblé que deux possibilités s’offraient alors aux Britanniques : la première était de s’orienter vers une politique socialiste, mais le gouvernement Labour de James Callaghan était alors intellectuellement et, de manière générale, épuisé. L’autre choix qui était possible, c’était de répondre à la chute du taux de profit en intégrant ce qu’on appelait à l’époque le « marché commun ». Cela signifiait remodeler nos relations avec le reste du monde, surtout avec le Commonwealth, nos anciennes colonies, et d’en construire de nouvelles. Cela me semblait insensé. Non seulement car ce n’était pas la solution aux faiblesses sous-jacentes du capitalisme britannique, mais aussi, me semblait-il à l’époque, parce que ceci signifiait l’abolition de la capacité d’un gouvernement élu à changer de politique économique pour aller vers un socialisme démocratique.

Quant à mon opinion politique, elle n’a pas beaucoup changé durant toutes ces années. Pour nous, à gauche, cette campagne était très importante car elle avait pour but de proposer une alternative à la manière de gouverner le pays. Rejoindre le marché unique, c’était renoncer à la démocratie à plusieurs niveaux, en adoptant de nouvelles bases au niveau des relations internationales qui ne rejoignaient pas notre vision des choses. Aucun d’entre nous n’a jamais été contre l’Europe, nous sommes européens et internationalistes. Au fil du temps, lorsque le marché commun est devenu l’Union européenne, notre économie s’est de plus en plus intégrée au projet européen jusqu’à ce qu’il devienne très difficile de s’en défaire, comme nous l’avons vu dans le débat sur le Brexit. Pendant ce temps, évidemment, a émergé le Parlement européen. Et d’autres institutions, comme la Commission et la Cour de Justice de l’Union européenne ont pris de plus en plus de pouvoir. Ces dernières se sont imprégnées d’une dimension néolibérale. Le Parlement fut quant à lui une sorte de branche démocratique.

LVSL – Mais ce Parlement a aussi ses limites…

Jon Trickett – Oui. La caractéristique principale d’une démocratie libérale est qu’il y a une alternance entre un gouvernement et une opposition, qui ensuite remplace le gouvernement. Cela n’existe pas dans l’Union européenne. Il n’y a pas de souveraineté populaire et c’est bien ça le problème. Un autre aspect de tout cela est ce que j’appelle les « périphéries géographiques ». Par exemple le Nord de l’Angleterre, où je suis né, l’Écosse et le Pays de Galles, qui sont géographiquement périphériques par rapport au noyau central du projet européen. Vous savez comment marche un centrifuge ? Les forces centrifuges éjectent ceux qui se situent à la périphérie, elles les poussent toujours plus en dehors. Le Sud-Est de l’Angleterre, dont Londres, s’est donc beaucoup plus développé que le reste du pays et a rejoint le croissant doré du cœur de l’Union européenne.

Certes, il y a eu des raisons internes au Royaume-Uni qui l’expliquent, tout n’est pas dû à l’Union Européenne. Mais dans le Nord de l’Angleterre et ailleurs, cette périphéricité est devenue un problème. Le projet de Jacques Delors était en partie centré sur des fonds sociaux, dont une certaine partie serait réservée au développement des périphéries. Un des objectifs de ces fonds sociaux était d’essayer de contrebalancer la centralisation économique déjà existante. Mais lorsque l’Europe s’est ouverte à l’Est, beaucoup de ces fonds furent investis dans les zones les plus pauvres. En tant que socialiste, je ne peux m’y opposer, mais les zones que je représente sont restées en retard du fait d’un système qui ne leur était pas favorable. Pourtant, tous ces problèmes très compliqués et insolubles sont maintenant profondément ancrés dans l’économie européenne. Je pense que cela explique pour beaucoup que les électeurs de ma circonscription [Hemsworth, Yorkshire de l’Ouest] aient voté pour le Brexit.

LVSL – Oui, ils l’ont fait à plus de 65%…

Jon Tricket – Peut-être même 70 à 75%. Souvenez-vous, plus de deux tiers des sièges représentés par le Labour ont obtenu une grande majorité en faveur du Brexit. Et pourtant, la campagne du Brexit avait un leadership politique globalement de droite réactionnaire.

LVSL – Donc, pour vous, le « Lexit » [sortie de l’UE défendue par la “gauche”] n’a  pas existé pendant la campagne?

Jon Trickett –Il n’y a pas eu de réel Lexit non, pour diverses raisons que nous ne pouvons pas évoquer sous peine que je me fasse taper sur les doigts [rires]. Les militants du Labour ont vu émerger un Brexit mené par une droite radicale, xénophobe et semi-raciste. Ils ont réagi face à ça. C’est ça être membre du Labour. Mais les zones de vote en faveur du Labour – où les gens nous élisent mais ne sont pas membres du parti – ont été en partie séduites par la promesse d’un monde nouveau si nous sortions de l’Union européenne.

LVSL – Que pensez-vous de la position actuelle du Labour qui consiste à vouloir rester au sein du marché unique même en cas de sortie de l’Union européenne ? Est-ce la seule option ?

Jon Trickett – C’est la solution que nous avons choisie. Au sein du leadership, nous avons eu de très nombreux débats sur ce sujet. En définitive, nous avons adopté cette solution. C’est une question très compliquée, et il y a de nombreuses forces sociales qui entrent en ligne de compte. Le pays s’est désuni et ceci a, en partie, reflété les impacts inégaux du capitalisme mondialisé sur différentes zones géographiques. J’utilise souvent cette métaphore pour décrire la situation : un train fou sans conducteur, s’élance avec les forces économiques mondiales dans une seule et même direction mais des wagons se détachent et prennent une tout autre direction, ralentissant en chemin. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Je pense que la gauche doit proposer une synthèse entre, d’une part, ces personnes, internationalistes et intégrées dans la mondialisation, en leur réaffirmant que nous ne sommes certainement pas anti-étrangers, et d’autre part ceux qui font partie de ces communautés dites « laissées pour compte » en leur disant que nous avons des solutions les concernant, à l’aide d’interventions de l’État dans l’économie et en réformant notre démocratie afin que leurs voix soient entendues. Il s’agit de trouver un compromis entre ces deux pôles.

Nous parlions tout à l’heure du populisme, qui suppose un clivage au sein de la société. La droite théorise comme clivage principal celui entre d’une part les étrangers et les pauvres, et d’autre part le reste de la population. En fait, c’est une une stratégie assez classique de la droite que de dire : « vous voyez cette personne ayant une couleur de peau différente de la vôtre ? Qui parle et s’habille d’une manière différente ? Ce sont ces personnes, vivant sous le seuil de pauvreté grâce aux allocations, qui sont le problème ! ». C’est exactement ce que raconte le Front National en France. C’est la même stratégie partout. Nous devons construire un discours nouveau et proposer une véritable explication des clivages sociaux. C’est en tout cas ce que nous essayons de faire.

LVSL – Ne pensez vous pas qu’il peut être problématique de rester au sein du marché unique ? Par exemple si l’Union européenne décide de passer des accords commerciaux avec d’autres pays, le Royaume-Uni ne serait pas nécessairement pris en compte durant la négociation.

Jon Trickett – Je n’ai pas dis que nous souhaitions rester au sein du marché unique. J’espère être clair lorsque je dis que nous aspirons à “une” Union douanière, avec laquelle nous voulons un rapport aussi proche que possible. Pour autant nous ne souhaitons pas faire partie de la structure actuelle. La raison en est limpide et vous l’avez donnée. Nous voulons entretenir des rapports avec le bloc commercial européen, mais il faut y réfléchir deux minutes. Aujourd’hui nous avons plus ou moins une place à la table des négociations et nous avons des représentants élus au Parlement européen. Si nous partons et que nous continuons à faire partie de l’Union douanière ou du marché unique, alors les règles seront créées par d’autres et nous aurons l’obligation de nous y conformer. Tout ça alors que beaucoup de personnes ont voté contre l’Europe parce qu’elles se sentaient déjà sous-représentées ! Nous ne pouvons pas dire “Nous sommes contents d’obéir à ces règles” alors que nous avons abandonné notre place à la table des négociations, c’est là le cœur du débat selon moi, et c’est un débat très intéressant.

LVSL – Le sujet phare de la conférence de cette année, assez absent les années précédentes, est l’hypothèse d’un second référendum. Quelle est votre perspective sur le sujet ? Ne craignez-vous pas, en cas de second référendum, soit un résultat identique au premier, soit un résultat différent qui ferait que ceux ayant voté « Leave» au premier référendum se sentent trahis ?

Jon Trickett – Je pense qu’il y a un risque, oui. Nous avons vu ce qu’il s’est passé dans d’autres pays lorsque des référendums ont été gagnés contre les positions défendues par l’Union européenne. Que s’est-il passé ? Ils ont fait un deuxième référendum pour faire adopter la position défendue par l’UE !

LVSL – Oui ce fut également le cas en Irlande…

Jon Trickett – Exact. Il y a un effondrement de la confiance accordée à la classe dirigeante britannique. Vous devez décider, en tant que parti, en tant que socialiste, où vous positionner par rapport à ce clivage : du côté des masses ou du côté des millionnaires ? Il est dans l’intérêt des millionnaires de continuer au sein de l’Union européenne. Et peut-être est-ce aussi dans l’intérêt des masses, mais les masses ont voté, de façon clairement majoritaire, pour en sortir. Le Labour peut facilement être mis en porte-à-faux et être accusé d’avoir trahi le vote de la majorité de son électorat. Par conséquent, un second référendum est difficile à cautionner, bien que je connaisse des personnalités au sein du Labour qui pensent qu’un second référendum est inévitable… Ils doivent s’en expliquer. Disons que nous ne sommes pas nécessairement fermés à ce sujet, mais ils doivent tenir compte du fait que nous avions promis de respecter le résultat du référendum.

LVSL – Oui, toute la classe politique l’a dit…

Jon Trickett – Oui, ils l’ont tous dit. Mais ce qu’ils essayent de faire, c’est de persuader les gens de voter pour rester dans l’Union en usant de la peur. Les gens n’écoutent plus ces sempiternels vieux discours. Dire aux gens comment voter n’est plus possible aujourd’hui. Je pense qu’il est maintenant assez difficile pour nous d’inverser le Brexit. Nous préférons donc focaliser nos forces contre Theresa May, pour la battre à la Chambre des Communes. Il n’est pas impossible qu’elle tombe car son parti est très divisé. Ceci entraînerait une élection générale.

Pour toutes ces personnes laissées pour compte depuis deux ou trois décennies, l’Union européenne est responsable de leur situation actuelle. C’est un vaste sujet, et il est loin d’être limité au Royaume-Uni. Je pense que c’est pour cela que Mélenchon parle d’une nouvelle République, parce que c’est la même chose en France. C’est intéressant : Bernie Sanders parle lui aussi d’une nouvelle politique aux Etats-Unis et l’on observe cela ailleurs. Les gauches dénoncent ce que l’on appelle le « state capture »… Comme je l’ai dit plus tôt, l’État est « capturé » par les intérêts d’un petit nombre d’individus, et pas dans l’intérêt de la majorité de la population.

Je ne sais donc pas comment tout ça va se terminer mais nous préférons des élections générales, et nous pensons que nous avons une chance de les gagner parce que nous élargirions le débat au-delà du Brexit et parce que nous présenterions une vision nouvelle de la société, comme nous l’avons fait l’année dernière lors des élections. Évidemment les Tories détestent cette idée et vont tout mettre en œuvre pour nous empêcher de la réaliser, je ne sais donc pas bien comment tout cela va fonctionner.

LVSL – Qu’il s’agisse du vote sur le Brexit il y a deux ans ou de l’élection générale de l’an dernier, nous avons pu constater qu’il y a un immense clivage entre les générations : les jeunes qui ont voté [NDLR, beaucoup se sont abstenus] ont massivement préféré rester au sein de l’UE et soutiennent le Labour, plutôt que les Conservateurs. Bien sûr, cela est aussi lié au fait que beaucoup de jeunes veulent mettre fin aux frais très élevés de l’enseignement supérieur, du logement, etc. Pourquoi pensez vous que la plupart des personnes âgées votent contre le Labour ou, en tout cas, en a peur ?

Jon Trickett – Je pense que dès qu’un parti en progression propose un changement, il y a de la peur. Le changement renvoie à l’idée que quelque chose n’est pas familier et je pense que, peut-être, plus on est âgé, plus on est attaché à ce qui est familier. C’est une différence difficile à expliquer. Aux alentours de 50 ans [hésitation], le vote conservateur devient soudainement majoritaire. Or, les personnes âgées votent plus que les jeunes. Mais s’il y a une élection dans trois ans alors cette limite passera de 50 à 53. Car nous pensons que cette cohorte de personnes qui ont voté Labour continuera de voter pour nous. C’est en tout cas ce que l’on prévoit.

Notre travail est de proposer une alternative aux conditions actuelles, une alternative qui fait suffisamment autorité pour être crédible, mais aussi une autorité rassurante. C’est en partie mon travail d’essayer, avec notre gouvernement fantôme, de créer un programme plus complet, pour pouvoir le proposer à la population. Nous voulons exposer nos propositions à l’avance pour que le public soit au courant, ou au moins familier, du genre d’idées sur la base desquelles nous voulons transformer le Royaume-Uni. J’espère que cela suffira à rassurer la population. Mais oui, dans tous les cas, il est important de retenir que dès qu’un changement radical est proposé, le peuple se divise. Je pense que pour le moment nous sommes bloqués à 50/50, à trois ou quatre points près.

LVSL – On l’a vu lors des élections locales cette année. Il n’y avait pas de vainqueur, vous étiez à égalité…

Jon Trickett Oui, et nous y sommes toujours. Donc nous devons faire tout ce que nous pouvons pour essayer de remporter une nouvelle élection, mais ça sera sûrement très serré. Il est possible que les forces progressistes et les forces réactionnaires s’équilibrent au sein de la société pour l’instant et qu’il faudra attendre d’être au pouvoir pour que nous puissions briser les codes et montrer qu’il existe une autre manière de diriger un pays. Nous n’en sommes pas là mais notre tâche est d’essayer de construire une importante majorité.

LVSL – On en parle un peu moins ces derniers temps, mais pensez-vous que des membres du PLP [Parliamentary Labour Party, qui regroupe les élus travaillistes de Westminster], disons ceux de centre-droit, pourraient quitter votre parti pour en former un plus « centriste » ?

Jon Trickett – Je ne pense pas que cela arrivera maintenant, non. Vous savez, le monde dans lequel on vit peut paraître assez confortable, et puis tout d’un coup tout change autour de vous, l’environnement n’est plus celui que vous connaissiez et vous vous retrouvez dans un nouveau train qui s’en va vers une direction qui vous est inconnue.

Pour ma part, je pense qu’il y a eu une bonne part d’exagération des médias dans toute cette histoire. La plupart des médias dans votre pays et dans le mien sont de droite et font tout pour nous mettre des bâtons dans les roues afin que nous ne soyons pas élus. Mais il est indéniable que certains membres du Parlement ne se reconnaissent plus dans le parti et ont décidé de changer de direction. Je ne peux leur dire que ceci : rejoignez-nous, car nous sommes engagés dans une aventure passionnante, nous allons changer le Royaume-Uni, nous allons nous attaquer sérieusement à la pauvreté, à la croissance inéquitable, et nous voulons travailler avec vous. Peu importe ce que mon opinion privée puisse être là-dessus. [rires]

LVSL – Nous aimerions en savoir plus sur les réformes constitutionnelles que vous supervisez. Quels genres de pouvoirs le Labour serait-il prêt à transférer aux régions, aux localités, aux métropoles ? Pourrions-nous assister à la fin de la monarchie sous un gouvernement Corbyn ?

Jon Trickett – Je ne pense pas que ce soit notre priorité [rires]. On ne peut pas tout régler en même temps. Vous devez consulter les gens, donc les choses prennent du temps… Ce n’est pas exactement pareil en France mais c’est une situation similaire : une grande partie de l’activité économique se concentre dans la capitale et autour de celle-ci. Le reste du pays, quant à lui, est en retrait. La différence entre nos deux pays, c’est que nous avons une domination du capital financier, avec la City de Londres. Il est non seulement géographiquement réparti de manière très précise, mais il a aussi un caractère particulier car il produit un taux de profit plus élevé que le capital industriel. Et il entraîne autour de lui toutes sortes de services qui se développent, comme les avocats et d’autres professions.

Si vous avez quelques millions de livres à dépenser, il est plus probable que vous les placiez dans la City de Londres que dans une usine de ma circonscription, car l’industrie manufacturière n’obtient pas le même taux de profit que celle de la finance. Et de toute façon, il est difficile de trouver des financements dans le Nord de l’Angleterre. Par conséquent, la productivité, en termes de capitaux, d’un travailleur du Nord de l’Angleterre est moitié plus faible que celle de quelqu’un à Londres, peut-être même plus !

LVSL – Peut être aussi à cause de décennies de maigres investissements ?

Jon Trickett – Tout à fait. C’est à cause d’une pénurie d’investissements publics et privés. Comme vous le savez probablement, nous allons avoir une banque nationale d’investissement, basée à la Royal Bank of Scotland [NDLR, nationalisée durant la crise, toujours détenue majoritairement par l’État], qui investira dans l’économie locale. Nous la diviserons en plus petites entités, ce qui aidera clairement l’économie régionale de ma circonscription, par exemple. C’est quelque chose que nous allons réaliser dès le début de notre futur mandat. Des opérations financières de ce genre, beaucoup plus actives et interventionnistes, seront dirigées vers un développement régional. Ce que je dis tout le temps aux gens, c’est que l’inégalité est à la fois hiérarchique en soi mais aussi, au Royaume-Uni, géographique et spatiale. Dans le Nord de l’Angleterre et ailleurs, au Sud-Ouest, en Écosse, au Pays de Galles, en Irlande du Nord, l’inégalité est organisée spatialement à cause de la domination financière capitaliste. Nous devons commencer à réinvestir. Et quand vous regardez attentivement les cartes superposées de l’économie et des votes pour le Brexit, il y a une corrélation évidente entre les deux. Donc les gens sont mécontents, malheureux et aliénés. Ils s’expriment au travers du vote pour le Brexit, qui veut dire : « nous n’aimons pas la manière dont le pays est gouverné ». Je pense que c’était la première fois que la plupart d’entre eux ont eu l’occasion d’exprimer cette sensation d’aliénation.

 

Entretien réalisé par William Bouchardon pour LVSL.

Royaume-Uni : le Labour aux portes du pouvoir ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeremy_Corbyn,_Leader_of_the_Labour_Party_(UK)_(right)_with_Andy_Burnham,_Mayor_of_Greater_Manchester.jpg
© Sophie Brown

Cette année encore, le congrès annuel du parti travailliste britannique était plein d’enthousiasme et d’espoir quant à l’avenir. Malgré un pilonnage médiatique devenu permanent et un certain nombre d’attaques émanant de l’intérieur de son parti, la position de Jeremy Corbyn à la tête du Labour n’est plus menacée à court terme et sa politique “socialiste” – dans le sens marxien du terme que lui accolent les anglo-saxons – est plébiscitée par les militants. Néanmoins, les divisions demeurent, notamment entre le Parliamentary Labour Party (PLP) qui regroupe les députés travaillistes, les syndicats associés au parti et la base militante. De manière frappante, l’ambiance actuelle au Labour rappelle quelque peu celle des années 1970 et 1980, lorsque la crise de la social-démocratie est devenue latente et que le parti a eu à choisir entre rupture avec le capitalisme ou “troisième voie” blairiste. Par notre envoyé spécial à Liverpool William Bouchardon.


 

La fin du blairisme au sein du Labour ?

Depuis son élection à la tête du Labour, c’est la base militante qui a le plus soutenu Jeremy Corbyn, au contraire du groupe parlementaire et de l’appareil du parti, dominés par les blairistes. C’est pour soutenir l’action de Corbyn contre ces intérêts que Momentum fut créé en 2015, avec un succès certain, comme l’ont montré les élections du National Executive Council (NEC) du mois de septembre : 9 candidats pro-Corbyn ont raflé tous les sièges en jeu pour cet organe qui gouverne le parti. Un tel résultat indique clairement le soutien fort de la base au leader travailliste. Mais si le parti est désormais conquis, le PLP demeure un obstacle pour Corbyn et si une rébellion interne comme en 2016 n’est plus à l’ordre du jour, les petites phrases assassines dans les médias sont toujours récurrentes. Ainsi, le débat toxique sur l’antisémitisme au sein du parti, qui a occupé le parti de longs mois cette année, est avant tout une guerre médiatique contre Jeremy Corbyn et son soutien à la cause palestinienne.

En 1981, une fraction des députés Labour rejette le Manifeste du parti – qui prend position pour un désarmement nucléaire unilatéral et une sortie de l’Espace Économique Européen – et quittent le parti pour en créer un nouveau, le Social-Democratic Party. Les résultats électoraux ne sont pas très bons mais l’impact sur le Labour est important : en le privant de quelques voix dans chaque circonscription, il facilite la victoire des Tories et la mise en place du néolibéralisme anglo-saxon.”

La réponse de Corbyn à cette guerre larvée au sein de son propre parti passait par la re-sélection automatique et obligatoire des candidats pour les élections parlementaires. Au lieu de présenter automatiquement le parlementaire déjà en poste, l’idée était de remettre en jeu la place systématiquement, ce qui aurait favorisé la démocratie interne et accru le poids de la base militante. Ce système existait déjà dans le passé mais fut suspendu en 1990. Finalement, sous la pression des syndicats, qui souhaitent conserver un certain pouvoir au sein du parti, le seuil d’opposition nécessaire pour remettre en jeu le poste de député a simplement été abaissé de 50% à 33%. On notera que les opposants au système de mandatory reselection ont utilisé les mêmes arguments que ceux des années 1970 quand ce système fut mis en place sous la pression de la Campaign for Labour Party Democracy (CLPD). Cette organisation interne au parti, dont faisaient partie Jeremy Corbyn et le célèbre Tony Benn s’était mise en place pour une seule raison : forcer les députés à suivre le programme voté aux Conventions. Les critiques ne cessèrent de présenter cette mesure comme un moyen pour “l’extrême-gauche” de saboter et de prendre possession du parti, en particulier le groupe trotskiste Militant qui pratiquait l’entrisme. La réalité était bien différente.

Tony Benn lors d’un rassemblement contre la guerre d’Irak en 2003.

Face à l’hostilité grandissante de la base militante et des institutions partisanes, et non uniquement celle de Corbyn et de son cercle, à l’égard des blairistes,  il semble de plus en plus que leurs jours soient comptés. C’est ainsi que sont apparues cette année plusieurs rumeurs de création d’un nouveau parti centriste – disputant l’espace politique restreint des Libéraux-Démocrates – via le départ de plusieurs députés de l’aile droite du Labour. Pour l’instant, tout cela demeure hypothétique, et les chances de survie politique étant plutôt faibles en dehors des Tories et du Labour en raison du système électoral, on comprend la tiédeur des députés intéressés. Mais la conséquence première d’un tel geste serait surtout d’alimenter un scandale médiatique sur le manque de liberté d’opinion au sein du Labour et de priver le Labour d’un petit nombre de voix crucial dans chaque circonscription afin de l’empêcher d’accéder au pouvoir. Le parallèle avec le début des années 80 – période très mouvementée où Margaret Thatcher impose le néolibéralisme pendant que le Labour s’écharpe sur la stratégie à adopter – est assez frappant. En 1981, une fraction des députés Labour rejette le manifeste du parti – qui prend position pour un désarmement nucléaire unilatéral et une sortie de l’Espace Économique Européen – et quittent le parti pour en créer un nouveau, le Social-Democratic Party. Les résultats électoraux ne sont pas très bons et le SDP finit par intégrer les Lib-Dem seulement 7 ans plus tard. Mais, dans le cadre d’un système bipartisan, l’impact sur le Labour est important : en le privant de quelques voix dans chaque circonscription, il facilite la victoire des Tories et la mise en place du néolibéralisme anglo-saxon. Alors que les élections locales du début 2018 ont vu travaillistes et conservateurs au coude-à-coude, un nouveau parti centriste serait une opportunité en or pour permettre la survie des conservateurs au pouvoir pendant quelques années supplémentaires.

Brexit : la revanche du référendum de 1975 ?

Si le leadership du parti a finalement accepté le principe d’un second référendum – avec toutes les options possibles selon Keir Starmer, le responsable du Brexit au sein du shadow cabinet travailliste – les avis sur la compatibilité du programme travailliste avec les règles européennes sont très partagés. De nombreux militants, en particulier les jeunes, sont opposés à la sortie de l’UE et estiment possible de la rejoindre à nouveau et de la réformer. Pour d’autres, comme Kate Hoey, députée Labour aux positions parfois un peu particulières, quitter l’UE est une nécessité pour redevenir un pays pleinement souverain et pour pouvoir mener la politique d’économie mixte qu’elle appelle de ses voeux. En raison de son vote aux côtés des Conservateurs pour quitter l’union douanière et de sa coopération avec Nigel Farage durant la campagne de 2016, nombre de militants Labour cherchent à présenter quelqu’un d’autre à sa place, dans une circonscription où le Brexit a réuni plus de 70% des voix. Résumant les arguments de la gauche du Labour, Marcus Barnett, membre du bureau du Young Labour – la section jeune du parti – et du syndicat des transports RMT, estime que “quitter l’UE est nécessaire pour véritablement mettre en place les politiques sociales-démocrates qui bénéficient à la majorité de la société, et pour restaurer la souveraineté populaire de notre pays.” “Le choix des britanniques est de quitter l’Union Européenne, il faut le respecter”.

Ces divisions entre différents courants – l’un croyant à la possibilité d’une réforme de l’UE, l’autre préférant le rejet net de cette institution néolibérale –  rappelle le référendum de 1975, où les britanniques avaient eu à approuver, ou non, l’entrée dans la Communauté Économique Européenne. Le Labour s’était déjà retrouvé divisé sur la question, pour des raisons économiques, et Tony Benn, figure historique de la gauche radicale et mentor de Jeremy Corbyn, mena une vigoureuse campagne pour le “No”. Aujourd’hui encore, l’entourage de Corbyn, qui avait voté “non” à l’époque, compte plusieurs anciens soutiens de la campagne contre l’entrée dans la CEE, tels John McDonnell – numéro 2 du parti, en charge des questions économiques, Jon Trickett, en charge de la révision constitutionnelle, ou encore Ann Pettifor, économiste pressentie pour diriger la Bank of England en cas de gouvernement travailliste.

Lors d’un des débats liés à la stratégie travailliste sur le Brexit, la salle bondée a réagi au quart de tour à tout argument qu’elle ne jugeait pas recevable. Une légère majorité semblait soutenir le propos de Paul Mason, journaliste, favorable à une solution “Norway+” ou de Mary Kaldor, enseignante à la London School of Economics, qui souhaitait carrément le maintien pur et simple dans l’UE. D’autres ont applaudi les paroles de Costas Lapavistas, ancien parlementaire Syriza, qui décrivait l’impossibilité de négocier avec l’UE et encourage à une “rupture pure et simple” avec toutes les instances de l’UE.

Lors de la conférence The World Transformed sur le Brexit.

Le discours de clotûre du congrès par Jeremy Corbyn fut marqué par une proposition claire à Theresa May: “si vous mettez sur la table un deal qui inclut l’union douanière, pas de frontières en Irlande, qui garantisse les emplois des gens, les standards sociaux et  environnementaux, alors nous soutiendrons cet accord. Mais si vous êtes incapables de négocier un tel deal, alors vous devez laisser la place à un parti qui le peut et le fera”. Au vu des divisions exposées en pleine lumière à la conférence du parti Conservateur qui a récemment eu lieu, et compte tenu de l’objectif des Conservateurs de faire du Royaume-Uni un grand paradis fiscal, ce scénario a peu de chances d’aboutir. La survie de May au 10 Downing St. est clairement mise en cause, mais reste à savoir ce qui adviendra durant les prochains mois, alors que repartir d’une feuille blanche apparaît de plus en plus compliqué à mesure que le 29 mars 2019 approche.

Un “mouvement” ancré dans la société ?

En attendant la prochaine élection, le Labour tente de mobiliser ses membres sur le terrain et cherche à développer un écosystème d’institutions alternatif qui puisse l’aider à s’ancrer dans la société. Le premier appui du Labour auprès de la population britannique demeure l’intermédiaire des syndicats – à l’origine de la création du parti en 1900 – qui défendent les intérêts des salariés et cherchent à éduquer les masses politiquement. Le Royaume-Uni a connu divers mouvement de grèves cette année : les “McStrike” contre les conditions de travail et les salaires dans l’industrie du fast-food et de livraison de nourriture, la grève de l’enseignement supérieur contre la privatisation et la hausse des frais d’inscription, celle de Ryanair, d’Amazon ou encore des chemins de fer. A chaque fois, il est question de la liberté de former et de rejoindre un syndicat, d’améliorer les conditions de travail et d’exiger des rémunérations plus justes. Quelques victoires ont été arrachées, telles que la hausse du salaire minimum de 9.5£ à 10,5£/heure – selon que l’on vive à Londres ou pas – chez Amazon et la reconnaissance du droit à disposer d’un syndicat indépendant de l’entreprise chez Ryanair.

Le premier appui du Labour auprès de la population britannique demeure l’intermédiaire des syndicats – à l’origine de la création du parti en 1900 – qui défendent les intérêts des salariés et cherchent à éduquer les masses politiquement.”

Des panneaux contre la reforme de l’enseignement supérieur. ©Wikimedia

Malgré ces progrès, le monde du travail continue d’évoluer vers davantage de précarité, dont la popularité des contrats zéro-heures est un indicateur certain. Contrairement à la France, où les travailleurs syndiqués représentent moins de 10% de la population active (environ 5% dans le privé et 15% dans le public), le taux de syndicalisation britannique reste important – 23,2% (13,5% dans le privé et 51,8% dans le public) – mais est concentré chez les plus âgés.

Les liens entre le Labour et les syndicats pourraient être encore renforcés : poussés dehors ou rejetant la politique néo-travailliste, plusieurs syndicats ne sont toujours pas revenus vers le parti. C’est par exemple le cas du RMT (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers), syndicat des transports, forcé de quitter le parti après s’être opposé à la guerre d’Irak et qui a décidé de ne pas rejoindre le Labour en mai dernier, par inquiétude quant au pouvoir que détiendrait encore la droite du parti, explique Barnett.

En plus de mobiliser les travailleurs de différents secteurs autour de revendications communes, le Labour cherche à renforcer la petite galaxie de médias alternatifs qui porte son message dans la société. Sur ce point, les dernières années ont été particulièrement riches, avec l’émergence de Novara Media en 2011, la création en 2017 de The Media Fund, pour contribuer à un journalisme de qualité sur des projets votés par les cotisants ou la résurgence de Red Pepper, un magazine trimestriel créé en 1996. Aux côtés des médias mainstream, on retrouve au congrès de Liverpool une foule de petits médias indépendants qui tentent de proposer une information différente. Le stand de la campagne “Total Eclipse of the Sun”, qui milite auprès des commerçants pour qu’ils cessent de vendre The Sun, le tabloïd n°1 des ventes papier, en raison de son traitement outrageusement mensonger des événements de Hillsborough en 1989, connaît un vrai succès.

Une bannière contre “The Sun” devant le Black-E, Liverpool.

Enfin, le développement international du magazine américain Jacobin est visible, le média participe en effet activement à The World Transformed, un festival politique et artistique parallèle au congrès du parti mis en place par Momentum depuis 2016. Cette année 2018 fut marquée par la relance en grande pompe de Tribune, le plus ancien quotidien “socialiste” du Royaume-Uni, sous la forme d’un magazine. Devant une audience compacte et exaltée, Ronan Burtenshaw (Jacobin), Owen Jones (essayiste et journaliste à The Guardian) et David Harvey (qui enseigne le Capital de Karl Marx à l’université) et deux autres journalistes ont dévoilé le nouveau numéro de cette publication iconique de la gauche radicale britannique.

Enfin, le Labour cherche depuis quelques temps à reprendre pied dans les quartiers populaires délaissés ces dernières décennies et à y engager un vrai travail d’éducation populaire et de community organizing. Le parti a récemment créé un “Community Organizing Unit” pour soutenir et aider le développement de lieux enrichissants pour le voisinage et permettant de toucher ceux que la politique intéresse peu ou pas. L’objectif : multiplier les banques alimentaires, pubs conviviaux, clubs de sports gratuits et ateliers en tout genre ouverts à tous sur tout le territoire britannique. L’histoire particulière des pubs au Royaume-Uni en dit long sur les transformations économiques du pays : en partie nationalisés, avec un grand succès, après la Première Guerre Mondiale pour lutter contre l’alcoolisme de masse, ils sont aujourd’hui pour beaucoup aux mains de grandes entreprises qui les louent à des gérants contre des exigences de profit de plus en plus intenables.

“En quelques années à peine, les congrès du Labour ont radicalement évolué : en lieu et place des technocrates, sondeurs et représentants des gros intérêts économiques sous le New Labour, on y voit désormais une nuée de syndicalistes, de médias alternatifs et de représentants de différentes luttes – réforme du système médiatique, pacifisme, soutien à la cause palestinienne, lutte pour un logement décent – côtoyer quelques figures politiques.”

Marcus Barnett ajoute : “j’ai aussi l’impression que les interventions de Jeremy Corbyn pour défendre les pubs et les lieux dédiés à la musique contre les fermetures, ainsi que ses efforts pour promouvoir des stades de football gérés par les supporters, des espaces debout dans les stades, et la pratique locale du football vont dans la bonne direction. Bien qu’il s’agisse d’exemples particuliers, je pense que de telles initiatives vont dans le bon sens”.

En quelques années à peine, les congrès du Labour ont radicalement évolué : en lieu et place des technocrates, sondeurs et représentants des gros intérêts économiques sous le New Labour, on y voit désormais une nuée de syndicalistes, de médias alternatifs et de représentants de différentes luttes – réforme du système médiatique, pacifisme, soutien à la cause palestinienne, lutte pour un logement décent – côtoyer quelques figures politiques. L’enthousiasme est de mise pour la plupart des participants, heureux de voir le parti continuer son tournant à gauche et en passe d’accéder au pouvoir. L’annonce par John McDonnell de forcer toute entreprise de plus de 250 salariés à distribuer 10% de leurs actions à leurs employés, et le soutien affirmé et sincère d’Ed Miliband – candidat malheureux du parti en 2015 et fils d’un grand intellectuel marxiste britannique – à Corbyn ont ainsi recueilli de gros applaudissements. Qu’il suffise de quelques semaines ou qu’il faille attendre 4 ans pour parvenir au pouvoir, le Labour est confiant quant à son avenir, acquis à l’idée qu’il représente le “new mainstream”, c’est-à-dire une position d’hégémonie culturelle.

 

 

A Liverpool, le Labour est déchiré par le Brexit

Des militants Labour en faveur d’un second référendum à Liverpool.

“Love Corbyn, Hate Brexit”, “Demand a People’s Vote”, “Bollocks to Brexit”, crient-ils devant chacune des entrées des différents évènements qui ont lieu dans le cadre du congrès annuel du Labour Party à Liverpool. Ces militants en faveur d’un second référendum, bien que parfois contredits par certains des participants, ont réussi l’objectif qu’ils s’étaient fixé: leur demande a désormais sa place dans le programme officiel du parti d’opposition. À une écrasante majorité, les délégués de la convention travailliste ont en effet approuvé le principe d’une campagne pour un nouveau vote, dont les termes ne sont cependant pas définis, si le plan de Theresa May est rejeté au parlement et si une nouvelle General Election n’a pas lieu.


Il faut dire que, ces derniers jours, tout s’est accéléré brutalement : après 18 mois de négociations du gouvernement May et un changement de cap en juin dernier qui a causé la démission de plusieurs ministres, le “Chequers Deal” voulu par la Première ministre britannique s’est vu opposer une fin de non-recevoir très claire par ses “partenaires européens” le jeudi 20 septembre à Salzbourg. Dès lors, c’est vers le Labour que tous les yeux se sont tournés, au point que Michel Barnier, le négociateur en chef du Brexit pour l’UE, rencontrera Jeremy Corbyn ce jeudi, et se prépare ainsi à un possible changement d’interlocuteur côté britannique. Comme l’a dit Paul Mason, journaliste, écrivain et réalisateur, en citant Napoléon, lors d’une conférence sur la question : “Il ne faut pas interrompre son ennemi quand il commet une erreur”, avant d’ajouter “mais il faut aussi savoir passer à l’offensive lorsque cela s’avère nécessaire.” Or, Theresa May étant constamment contredite par les membres de son propre parti, incapable de satisfaire les exigences des négociateurs européens, et désavouée par l’élection de juin 2017, il était temps pour le Labour d’adopter une position définitive sur le sujet. Certes, le parti a déjà une position officielle : rester dans l’union douanière et poursuivre la participation du Royaume-Uni aux agences européennes de toutes sortes ; mais celle-ci est loin de faire l’unanimité. En effet, ce scénario “Norway+” soumettrait le Royaume-Uni  aux directives européennes néolibérales sans lui offrir la possibilité de participer à leur écriture, conduisant beaucoup de militants à lui préférer un maintien pur et simple dans l’UE. Les appels de la base militante ne pouvant plus être ignorés – 86% des membres soutiennent un nouveau vote selon un récent sondage -, comme ce fut le cas l’an dernier à Brighton, Corbyn a donc dû accepter de se ranger derrière la décision de son parti.

Alors que Theresa May est en position de faiblesse, le parti conservateur est sur le point de basculer aux mains de la droite extrême de Boris Johnson et de Jacob Rees-Mogg dès avril prochain, sitôt qu’une sortie de l’UE sans accord aura eu lieu. Face à cette perspective inquiétante, les militants pour un maintien dans l’UE, ou favorables à une relation très proche avec celle-ci, ont donc focalisé leurs efforts sur le parti travailliste. Très populaire auprès des jeunes, qui avaient largement plébiscité le remain (le maintien), le Labour a jusqu’ici pris soin de ne pas remettre en cause le résultat de Juin 2016. Aujourd’hui, cela est bien plus incertain.

“L’activité économique est d’ores et déjà atone, non pas uniquement par crainte d’un ‘no deal’ (une sortie sans accord), mais en raison de l’austérité budgétaire très forte et du manque d’investissement dans l’économie réelle par la sphère financière. Dans tous les cas, un vrai effort d’investissement, dans lequel l’État a un rôle primordial à jouer, est donc nécessaire.”

Pour de nombreux militants en faveur d’un second référendum, c’est avant tout la question économique qui prime. “Si nous sortons de l’UE, nous entrerons dans une grave récession, et toutes les politiques sociales que nous défendons ne pourront plus être financées”, explique Ann, militante Labour pour un “People’s Vote”, avançant un argument que l’on entend fréquemment au détour des conversations. Ces militants estiment d’ailleurs que de nombreux pro-leave (favorables à une sortie de l’UE) réalisent désormais quels sont les risques d’une sortie pour leurs emplois et leurs revenus, et, en conséquence, changent d’avis. Le vent aurait donc tourné. En effet, le Royaume-Uni est très intégré dans l’économie européenne et sa forte tertiarisation le rend dépendant de nombreuses importations de produits manufacturés. Néanmoins, il est à noter que l’activité économique est d’ores et déjà atone, non pas uniquement par crainte d’un “no deal” (une sortie sans accord), mais en raison de l’austérité budgétaire très forte et du manque d’investissement dans l’économie réelle par la sphère financière. Ainsi, l’économie britannique a la plus faible productivité horaire parmi les pays du G7, faute d’avoir investi dans l’amélioration de sa production industrielle comme l’a fait l’Allemagne par exemple. Dans tous les cas, un vrai effort d’investissement, dans lequel l’Etat a un rôle primordial à jouer, est donc nécessaire.

Mais bien que les risques économiques soient importants, le Brexit demeure avant tout une question politique. Les pro-référendum estiment que celui de 2016 est, au moins partiellement, illégitime, car la campagne du leave était entièrement bâtie sur des mensonges. De plus, ajoutent-ils, ce vote est seulement indicatif officiellement. Pourtant, avec environ un tiers d’électeurs Labour ayant voté leave et les deux tiers des circonscriptions actuellement représentées par le parti travailliste à Westminster ayant opté pour la sortie de l’UE, le parti marche sur des oeufs. La corrélation entre l’âge, le fait de vivre ou non dans une grande métropole et l’évolution de l’activité économique au cours des dernières décennies, avec le vote Brexit est frappante. Les militants d’un “People’s Vote”, pour la plupart encore étudiants et originaires de grandes métropoles, incarnent le nouveau visage du parti, mais pas celui de tous ses électeurs. Or, le Labour dépend également beaucoup du vote des classes populaires des régions délaissées du Nord, du centre et du Sud-Ouest de l’Angleterre, mais aussi des autres zones déshéritées du reste du pays. Bien qu’une large part de cet électorat apprécie Jeremy Corbyn et sa défense intangible de l’Etat-providence et des services publics, la défense d’un second référendum par le parti risque de lui coûter très cher.

“Avec environ un tiers d’électeurs Labour ayant voté leave et les deux tiers des circonscriptions actuellement représentées par le parti travailliste à Westminster ayant opté pour la sortie de l’UE, le parti marche sur des œufs.”

En effet, le vote leave était avant tout motivé, non pas tellement par la volonté ferme de quitter l’UE, mais par celle de reconquérir la souveraineté populaire rendue impossible par Bruxelles et d’envoyer un message d’exaspération à toute la classe politique. En ce sens, l’organisation d’un second référendum achèverait sans aucun doute d’annihiler le peu de confiance qui demeure vis-à-vis du monde politique. Si les pro-référendum considèrent que cela permettrait aux Britanniques d’accepter ou de rejeter l’accord final, ou de lui préférer le maintien dans l’Union, mettant ainsi en avant le caractère “encore plus démocratique” du vote qu’ils proposent, il n’est pas sûr que cela ne soit du goût des Brexiters.

Au-delà de la question du calendrier – est-il possible de définir les termes d’un second vote clairement et de mener une campagne suffisamment longue avant même que le Brexit n’ait eu lieu ? – c’est surtout l’impact politique qu’aurait un second référendum qui est à analyser de près. La simple annonce d’un tel vote ranimerait instantanément le UKIP de Nigel Farage dont la quasi-disparition est l’une des rares bonnes nouvelles des deux dernières années. Ensuite, il est fort probable que les Tories, trop heureux de disposer d’un point de discorde avec le Labour qui soit à leur avantage, ne manqueraient pas l’opportunité de se poser en grands défenseurs de la souveraineté populaire et, par la même occasion, de faire oublier l’austérité catastrophique qu’ils imposent au pays depuis huit ans. Tous ou presque dénonceraient ce nouveau vote comme une atteinte à la démocratie.

Quant au Labour, à juger de ses fractures actuelles sur la question, il risque de sortir encore plus déchiré que renforcé par un tel scrutin. Il est probable que certains membres du parti se saisissent de l’occasion pour exprimer pleinement leur avis, certains contre tout accord mettant en danger la mise en place des politiques économiques qu’ils défendent, d’autres pour un maintien dans l’UE. Ces derniers pourraient alors faire campagne aux côtés des Libéraux-Démocrates de Vince Cable, un parti pro-business qui a activement participé aux politiques d’austérité de David Cameron entre 2010 et 2015.

Pour quel résultat ? Si un second référendum était organisé, nombreux sont ceux qui y verraient une manoeuvre des élites politiques pour légitimer leur projet de rester dans l’UE, et qui s’opposeraient donc, par principe, non seulement au remain, mais au référendum et à sa légitimité même. Dans le contexte de rejet de la classe politique que connaît le pays, cela a toutes les chances de conduire à une majorité de votes leave encore plus écrasante. Et quand bien même le remain gagnerait? Qui pourrait alors s’opposer à un troisième référendum ? Il apparaît clairement qu’un nouveau vote sur le Brexit ne ferait qu’aggraver la situation politique du pays.

Sauf exceptions, les soutiens d’un “People’s Vote” ne se font aucune illusion sur la réalité profondément antidémocratique et néolibérale de l’UE et l’obstacle que celle-ci représenterait pour la mise en place de politiques sociales, des renationalisations ou même un contrôle des capitaux. Mais celle-ci, arguent-ils, peut évoluer en une forme plus sociale et progressiste si la pression politique et populaire est suffisamment importante et coordonnée au niveau européen. Un projet utopique défendu becs et ongles par Jack: “On nous a déjà dit que le projet de Corbyn était irréaliste il y a quelques années, et regardez où on en est aujourd’hui !”.

Et si l’utopie n’était pas plutôt d’oser sortir de l’Union, de ses diktats, de sa sacro-sainte mobilité du capital et de ses accords de libre-échange ? Et s’il était au contraire possible d’en profiter pour enclencher un vaste programme de nationalisations, de réindustrialisation et de purge de l’économie financiarisée ? Et pourquoi serait-il impossible de maintenir une coopération culturelle, éducative, scientifique ou encore spatiale avec les autres pays européens en dehors du cadre de l’UE ? Le Royaume-Uni, pionnier du néolibéralisme et actif promoteur de celui-ci au niveau de l’UE pendant de nombreuses années, est aujourd’hui peut-être en passe d’élire le premier gouvernement de gauche radicale du continent, débarrassé du carcan des traités européens. Voilà de de quoi faire cogiter les travaillistes britanniques encore longtemps.