Le Brexit aura-t-il lieu ?

Les 28 et 29 juin 2019, LVSL organisait son université d’été baptisée “L’Histoire recommence”. Vous avez manqué l’événement ? Retrouvez notre cinquième débat sur le thème “Le Brexit aura-t-il lieu ?” avec Jean-Pierre Chevènement, Coralie Delaume et David Cormand.


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Triomphe du Brexit Party : jusqu’où ira Nigel Farage ?

Nigel Farage en 2017. © Gage Skidmore via Wikimedia Commons

Il y a quelques semaines, Nigel Farage faisait son grand retour au Parlement européen où il promettait « de revenir encore plus nombreux » avec ses soutiens. Son Brexit Party, surgi de nulle part seulement 6 semaines avant le scrutin du 26 mai, a emporté haut la main des élections européennes qui ne devaient pas avoir lieu, avec près d’un tiers des voix. Alors que le discours des travaillistes sur le Brexit ne convainc pas et que les conservateurs sont occupés à se choisir un nouveau leader pour remplacer Theresa May, Farage semble avoir un boulevard devant lui. Mais d’où vient un tel succès et quelles en sont les conséquences sur l’avenir du Royaume-Uni ?


Aux origines du Brexit Party

Sans Nigel Farage, le Brexit Party n’existerait pas. Le grand retour de l’ancien leader du UKIP n’a lieu qu’en début d’année, alors que Theresa May essuie les défaites les unes après les autres et finit par implorer Bruxelles de lui accorder plus de temps. Le parlement de Westminster est incapable de réunir une majorité sur un quelconque projet (second référendum, accord de Theresa May, sortie sans accord, union douanière, etc.) et de plus en plus de voix s’élèvent pour annuler purement et simplement le Brexit. Les Britanniques qui ont voté pour le Brexit perdent patience et se sentent trahis. Farage sent son heure venue : pendant qu’il prépare la création du Brexit Party, il renouvelle son image.

En décembre 2018, il quitte le UKIP, devenu un parti rabougri, en proie aux difficultés financières et sans leader stable. Surtout, il souhaite prendre ses distances avec le tropisme anti-musulman notoire du UKIP, qui n’a cessé de dériver toujours plus à l’extrême-droite et s’est rapproché du nationaliste Tommy Robinson, le fondateur de la milice English Defence League, plusieurs fois condamné pour ses actes. Il participe ensuite à l’organisation de la Brexit Betrayal march, qui aboutit à Londres le 29 Mars 2019, jour où la Grande-Bretagne est censée sortir de l’UE. Cette marche de deux semaines, qu’il n’effectue qu’en partie, lui permet d’attirer l’attention des caméras et de s’opposer aux parlementaires qui cherchent un compromis capable de réunir une majorité de voix. Enfin, il annonce la création du Brexit Party le 12 Avril et présente une liste de 70 candidats pour les élections européennes sur laquelle figure Annunziata Rees-Mogg, la soeur du très eurosceptique député conservateur Jacob Rees-Mogg. Le Brexit Party a également su jouer habilement de l’image confuse de Claire Fox, une ancienne militante du Revolutionary Communist Party devenue fervente défenseur des marchés libres et de la liberté d’expression, qui a été présentée comme un soutien de Nigel Farage venu de la gauche.

Les élections européennes non prévues de mai 2019 permettant aux Britanniques d’exprimer tout le mal qu’ils pensaient du Brexit ou de l’absence de sortie effective, Farage savait qu’il n’avait nullement besoin de programme. Le même message a donc été répété en boucle : la démocratie britannique est en train de mourir, les élites politiques conservatrices et travaillistes ont trahi le vote de la majorité de 2016 et préfèrent rester dans une Union européenne anti-démocratique, tandis que les alliés traditionnels de la Grande Bretagne s’attristent de voir ce grand pays être devenu si faible. Ce message très simple d’invocation de la souveraineté, du patriotisme et de la démocratie, associé à la figure emblématique de Farage, a suffi à réunir 31,6% des voix, reléguant le Labour Party de Jeremy Corbyn à la 3ème place et les conservateurs de Theresa May à la 5ème. Pour parvenir à ce résultat, Farage a complètement siphonné le UKIP (qui avait déjà réuni 26,6% des voix en 2014) et bénéficié du soutien de nombreux sympathisants conservateurs et d’une partie des électeurs travaillistes. Le discours anti-élites de Farage, lui-même élu au Parlement européen depuis 1999 et ancien trader, semble donc avoir fonctionné à plein régime. Il faut dire que l’homme n’est pas avare de critiques percutantes sur les technocrates européens non-élus, comme dans ce célèbre discours de 2010 où il accuse Herman Van Rompuy, président du Conseil européen sans aucun mandat démocratique, d’avoir le « charisme d’une serpillière humide et l’apparence d’un petit employé de banque ».

La démocratie digitale, cache-sexe du césarisme

Jusqu’à présent, Nigel Farage a très bien joué ses cartes, en focalisant son discours sur l’exigence d’un Brexit rapide et sans accord, et en se présentant comme le recours contre le bipartisme traditionnel auxquels les électeurs avaient largement fait confiance en 2017. Exit les discours anti-musulmans, anti-immigration ou pro-austérité qui caractérisaient le UKIP : le Brexit Party se pose en parti attrape-tout capable de séduire tous les soutiens du dégagisme et du Hard Brexit, quelles que soit leur affiliation idéologique. Pour y parvenir, le Brexit Party maintient le flou sur tous les autres enjeux auquel le Royaume-Uni est confronté : pauvreté galopante, désindustrialisation, logement hors-de-prix, services publics détruits… Si le parcours professionnel et politique de Farage se situe clairement du côté de la finance et du thatchérisme, il préfère donc ne plus en parler afin de maximiser ses voix.

Exit les discours anti-musulmans, anti-immigration ou pro-austérité: le Brexit Party se pose en parti attrape-tout capable de séduire tous les soutiens du dégagisme et du Hard Brexit, quel que soit leur affiliation idéologique.

En attendant la première convention du parti le 30 Juin à Birmingham où la ligne politique sur de nombreux enjeux devrait être définie, Nigel Farage fait miroiter un système de démocratie participative en ligne à ses sympathisants, de façon similaire à ce que fait le Mouvement 5 Étoiles en Italie. Non concrétisée pour l’instant, cette démocratie digitale, probablement limitée à des sujets secondaires, devrait surtout servir de façade pour dissimuler le contrôle total de Farage sur le Brexit Party, comme l’explique le chercheur Paolo Gerbaudo, déjà interrogé dans nos colonnes. Ce parti est en réalité enregistré sous le nom de l’entreprise The Brexit Party Limited et ne compte que des soutiens, pas des membres, de la même manière que le PVV de Geert Wilders. La direction du parti ne peut échapper des mains de Farage que si un conseil nommé par ses soins (qui compte actuellement 3 personnes dont Nigel Farage), le décide. Ce cadenassage absolu de l’appareil partisan lui permet de s’isoler de toute menace interne, notamment si des figures dissidentes ou trop ambitieuses émergeaient au sein de son parti, pour l’instant bâti autour de la seule personnalité de son leader. Un leader tout puissant donc, mais pas nécessairement indépendant.

Un Hard Brexit pour milliardaires

Derrière cette façade de combat pour la souveraineté et la démocratie se cache cependant la défense d’intérêts très particuliers: ceux de quelques grandes fortunes qui espèrent profiter d’un Hard Brexit pour s’enrichir. Un nom revient en particulier, celui d’Arron Banks, homme d’affaire multimillionnaire qui a fait le plus gros don de toute l’histoire politique britannique, 8,4 millions de livres sterling (environ 9 millions et demi d’euros), à la campagne Leave.EU en 2016. Après avoir déjà offert 1 million de livres à UKIP en 2014, ce spécialiste de l’évasion fiscale cité dans les Panama Papers a également financé le luxueux train de vie de Farage à hauteur d’un demi-million de livres. Chauffeur, garde du corps, voyages aux États-Unis pour rencontrer Donald Trump, maison estimée à 4 millions de livres, voiture ou encore bureau proche du Parlement : rien n’est trop beau pour son ami de longue date forcé de vivre avec les près de 9000 euros mensuels de son mandat de parlementaire européen. Farage est également proche de Tim Martin, propriétaire de la chaîne de pubs Wetherspoon qui compte 900 établissements à travers le pays. Martin, qualifié de « Brexit legend » par Farage, ne cesse lui aussi de promouvoir un Brexit dur, en distribuant des dessous de verres et un magazine gratuit (400.000 exemplaires) en faveur du Leave, mais aussi en éliminant les alcools européens de ses bars et en prenant fréquemment position pour des accords de libre-échange sauvages avec le reste du monde.

Contrairement aux élites économiques sur le continent européen, les grandes fortunes britanniques sont nombreuses à soutenir le Brexit dur défendu par Farage, mais aussi nombre de conservateurs dont Boris Johnson, favori à la succession de Theresa May. Ces ultra-riches rêvent de transformer le Royaume-Uni en « Singapour sous stéroïdes », c’est-à-dire en paradis pour businessmen, enfin débarrassés de toute régulation, notamment financière, et des rares précautions (sanitaires en particulier) qu’impose l’UE dans les accords de libre-échange qu’elle signe. En somme, une ouverture totale aux flux de la mondialisation sauvage qui achèverait ce qu’il reste de l’industrie britannique et ferait du pays un immense paradis fiscal. Le projet phare de ces Brexiters ultralibéraux est un accord de libre-échange avec les USA de Donald Trump. Le patriotisme des grandes fortunes pro-Brexit est tel que Jim Ratcliffe, magnat de la pétrochimie et homme le plus riche de Grande-Bretagne avec 21 milliards de livres qui a soutenu la sortie de l’UE, s’est récemment installé à Monaco. Pendant longtemps, ces grandes fortunes eurosceptiques construisaient leur réseau au sein des Tories, notamment à travers l’European Research Group de Jacob Rees-Mogg (la fraction la plus europhobe des parlementaires conservateurs), un excentrique héritier qui a lui aussi ouvert 2 fonds d’investissements en Irlande récemment. Désormais, ces ploutocrates préfèrent de plus en plus le Brexit Party de Farage aux conservateurs en pleine perte de vitesse.

Après les européennes, quelles conséquences à Westminster ?

Si le Brexit Party n’a pour l’instant aucun élu au Parlement britannique, cela ne l’empêche pas de peser désormais très lourd dans le jeu politique outre-Manche. Les conservateurs se savent très menacés par Farage dont le logiciel idéologique, économiquement libéral et conservateur sur les questions de société, est proche du leur. Le successeur de Theresa May, qui qu’il soit, va devoir une issue rapide à l’enlisement du Brexit qui exaspère ses électeurs s’il ne souhaite pas voir son parti marginalisé pour longtemps. Bien que le Labour Party ait moins à perdre dans l’immédiat, grâce à la ferveur de ses militants et à la confiance envers Jeremy Corbyn pour sortir du néolibéralisme, son socle électoral s’érode également. Près des deux tiers des sièges de députés travaillistes sont dans des circonscriptions qui ont choisi la sortie de l’UE en 2016, ce qui explique la poussée du Brexit Party dans les terres représentées par le Labour. Toutefois, l’hémorragie électorale des travaillistes aux européennes s’est aussi faite au profit des libéraux-démocrates, largement rejetés pour leur alliance avec David Cameron entre 2010 et 2015 et désormais fer de lance du maintien dans l’UE, et du Green Party, une formation europhile. Toutes les cartes du jeu politique sont donc en train d’être rebattues autour d’un clivage sur le Brexit où dominent les opinions radicales (maintien dans l’UE et sortie sans accord). Tant que le Brexit n’a pas eu lieu, le Brexit Party et les Lib-Dems devraient donc continuer à affaiblir le bipartisme traditionnel revenu en force à Westminster aux élections de Juin 2017.

On ne saurait toutefois être trop prudent en termes d’impact du Brexit sur le nouveau paysage politique à Westminster. D’abord car les élections européennes, et en particulier au vu du contexte dans lequel elles se sont tenues en Grande-Bretagne, ne sont jamais représentatives des intentions de vote au niveau national. Ensuite parce que le Brexit peut advenir dans les mois qui viennent, notamment si Boris Johnson accède au 10 Downing Street et parvient à trouver une majorité législative, et refermer la phase de chaos politique ouverte par Theresa May. Mais surtout, le système électoral britannique, un scrutin à un tour qui offre la victoire au candidat en tête, complique les prédictions. Certes, l’élection législative partielle de Peterborough du 6 juin dernier, où le député travailliste sortant a dû démissionner, a vu la candidate Labour l’emporter, par seulement 2 points d’avance sur son rival du Brexit Party, et a permis à Jeremy Corbyn de réaffirmer son positionnement : unir le pays autour d’une politique écosocialiste. Mais ce scrutin très médiatisé n’a même pas mobilisé la moitié des inscrits et ne peut servir de base à une stratégie électorale. Même si le socle électoral du Labour est moins exposé que celui des Tories à la menace Farage, il n’est en réalité guère plus solide, tant le mécontentement envers la position molle de Corbyn (ni no-deal, ni Remain, mais une union douanière avec l’UE) est fort. Tant qu’il se refuse à choisir entre son électorat jeune et urbain pro-Remain et son électorat populaire pro-Brexit, Jeremy Corbyn ne sera pas plus audible qu’aujourd’hui. Or, vu le succès inquiétant de Nigel Farage et l’hostilité notoire de l’Union européenne envers toute politique alternative au néolibéralisme, il est surprenant que le choix paraisse si compliqué.

La vie politique britannique : de Thatcher à la polarisation autour du Brexit

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Margaret_Thatcher_near_helicopter.jpg
Williams, U.S. Military / Wikimedia commons

Le Brexit a marqué le retour en force des clivages de classe au sein de l’électorat du Royaume-Uni. Pour autant, ce clivage ne se retrouve pas dans la répartition des votes pour les différents partis : l’appartenance sociale est en effet de moins en moins déterminante dans le résultat des élections au Royaume Uni.


Après 1945, la vie politique anglaise était structurée électoralement par un clivage de classe très fort, mais aussi par un relatif consensus autour de l’État-providence. En effet, après que Churchill fut, en 1945, mis en échec sur son opposition à cet l’État-providence, les Tories (Parti conservateur) acceptèrent dans leur charte de 1947 un certain degré d’interventionnisme keynésien d’une part, et le service national de la santé d’autre part. La différence entre eux et le Labour était alors davantage devenue une différence de degré que de nature.

La vie politique anglaise avant Thatcher : un clivage de classe prédominant

La vie politique anglaise a longtemps été structurée par un clivage de classe très fort. Le Labour (Parti travailliste) était historiquement, bien plus que la SFIO française, le parti de la classe ouvrière du fait de ses liens historiques avec les syndicats. Il avait d’ailleurs directement été créé par ces derniers comme une organisation politique représentant la classe ouvrière, et son congrès de fondation promettait d’établir « un groupe distinct des travailleurs au Parlement, qui aura ses propres consignes de vote et s’accordera sur ses politiques qui intégreront la possibilité de coopérer avec tout parti qui serait engagé dans la promotion de lois dans les intérêts des travailleurs » . D’autre part, certains marqueurs comme la prononciation donnaient à l’appartenance sociale un rôle plus tangible qu’en France. On peut penser à l’accent « posh » des classes supérieures ou à l’accent « cockney » des classes populaires qui, immédiatement, identifient socialement les locuteurs. Le Labour a fédéré ses militants en priorisant le clivage de classe, faisant du critère de classe un critère déterminant pour ses militants, et donc son électorat. Avec plusieurs centaines de milliers d’adhérents, le Labour est un parti de masse, au sein duquel la politisation spécifique des adhérents impactera de ce fait nécessairement la politisation de leur électorat. Enfin, les antagonismes religieux, ethniques et régionaux ont été limités entre 1918 et 1974 : du fait de l’affaiblissement des clivages entre catholiques, anglicans et églises protestantes non anglicanes ; du fait également de la mise en sommeil du nationalisme gaélique après l’indépendance de l’Irlande (sauf pour l’Ulster) et de l’homogénéité ethnique de la Grande-Bretagne, laissant libre cours à une polarisation du comportement électoral sur la base d’un clivage de classe.

Les élections d’octobre 1974 sont emblématiques de ce phénomène : le Labour reçoit 40% des voix contre 37% pour les conservateurs, mais au sein des classes moyennes et supérieures le Labour n’obtient que 19%, soit 21 points de moins que sa moyenne nationale, et les Tories 56%, soit 19 points de plus que leur moyenne nationale. À l’inverse chez les ouvriers qualifiés, les Tories obtiennent 26% contre 49 % chez le Labour et chez les ouvriers non qualifiés, les Tories n’ont que 22% de l’électorat contre 57% pour le Labour. Le vieux parti libéral, enfin, a quant à lui un électorat issu de divers horizons sociaux.

Thatcher ou l’hégémonie électorale du bloc conservateur et le désalignement entre classe ouvrière et vote Labour

Cependant, ce clivage de classe va subir une première érosion entre 1979 et 1992. En effet, Margaret Thatcher prend la tête des conservateurs et engage une bataille culturelle et idéologique visant à transformer le champ politique anglais : elle impose le néolibéralisme et brise le consensus d’après-guerre, appuyée intellectuellement par l’école monétariste et néolibérale de Chicago. Elle va réussir cela en brisant les syndicats par une série de mesures : l’immunité syndicale lors des grèves de solidarité est abolie, et les piquets de grèves de plus de 6 personnes interdits. De même, l’instauration, pour les grèves, d’un vote à bulletin secret plutôt qu’à main levée, rendu obligatoire par une loi gouvernementale, permet d’isoler les salariés en les mettant seuls face à l’isoloir. Enfin, les grèves de 1984 à 1985 et la fermeture des mines de charbon qui leur succède permettent aux conservateurs de briser le mouvement des mineurs, jusqu’alors fer de lance de la classe ouvrière britannique.
Mais sa politique vise aussi à rendre dominant le bloc conservateur, en y attirant une partie des classes populaires séduites par un discours plus traditionnel sur les mœurs ou une perspective d’ascension individuelle. Un élément crucial dans la réussite du thatchérisme a été la récession économique de la fin des années 1970, qui a laissé l’impression que ni le labour ni les conservateurs classiques ne pouvaient résoudre la crise, et affaibli les allégeances traditionnelles aux deux partis politiques. Cela a laissé le champ libre à Thatcher pour présenter son discours politique comme une offre nouvelle, et attirer les jeunes générations de la classe ouvrière dont le soutien au Labour n’était pas structuré par le souvenir des luttes sociales des années de l’entre deux guerres. Ainsi, dans les élections qui ont lieu entre 1979 et 1992, les conservateurs obtiennent entre 45 et 43 % des voix au plan national, et leur pourcentage de voix chez les classes moyennes et supérieures culmine en 1979 à 59% des voix (une progression moindre par rapport aux autres couches de la société) et redescend ensuite à 55 ou 54%. Au contraire de leurs scores au sein de la classe ouvrière qualifiée qui durant cette période augmentent de 13 points pour atteindre autour de 40%. Enfin, ils obtiennent entre 30 et 34% au sein de la classe ouvrière non qualifiée, une progression moindre mais significative. L’hégémonie tchatchérienne se construit donc électoralement grâce aux progrès des conservateurs au sein de la classe ouvrière.
À l’inverse les scores du Labour restent stables auprès les classes moyennes et supérieures (à un niveau très bas) et perdent du terrain au sein de la classe ouvrière, dans des proportions symétriques aux gains des conservateurs. Enfin, si la scission de l’aile droite du Labour et son alliance avec les libéraux fait subir de lourdes pertes électorales au Parti libéral, les scores de ce dernier (26% en 1983 et 23% en 1987) se font néanmoins au détriment du Labour, et ce dans toutes les couches sociales. L’électorat du Labour ne se trouve donc pas déserté par une classe sociale en particulier.

Le New Labour ou la rupture entre les classes supérieures et moyennes et le vote conservateur

En 1997, le New Labour de Tony Blair remporte un triomphe électoral avec 44% des voix,  lissant les conservateurs à 31% et les libéraux démocrates 17%. Le New Labour suite à un effort de renouvellement idéologique du parti, écarté du pouvoir depuis 18 ans, en s’appuyant sur des intellectuels modernisateurs opposés au lien historique avec les syndicats. Ce bouleversement se fait via une approche sociale-libérale convainc à 34% les classes moyennes et supérieures de voter Labour : un score jamais atteint jusque là (au mieux un quart des voix). À l’inverse ce groupe fait pour la première fois relativement défaut aux conservateurs, ne représentant que 39% de leurs voix. L’hégémonie du Labour se note aussi à nouveau chez les ouvriers qualifiés et non qualifiés avec respectivement 50 et 59% de voix. Les élections suivantes, en 2001 et 2005, confirmeront la domination du New Labour. Entre 1997 et 2005 la part de classes moyennes et supérieures votant Labour baisse légèrement de 34 à 30%, mais reste donc largement supérieure à tout score au sein de cette classe sociale au temps du Old Labour. À l’inverse la part d’ouvriers qualifiés ou semi qualifiés votant pour Le Labour est semblable à ses défaites de 1979 ou de 1992. Ceci est visiblement la conséquence directe des évolutions idéologiques du Labour blairiste, qui abandonne les éléments les plus marxistes de son programme et entend tracer une « troisième voie ». Celle-ci s’inscrit à mi-chemin entre la « vielle gauche », entendue comme la social-démocratie classique, étatiste et redistributive, et le « fondamentalisme du marché », soit le libéralisme économique, dérégulateur et inégalitaire. Le Labour produit donc un discours global, et fédère une majorité autour du blairisme en attirant une partie des classes moyennes et supérieures. Mais cela s’est fait au prix d’un abandon :  celui de renverser le paradigme libéral, dominant depuis Thatcher la politique économique du Royaume-Uni, et dont le Labour ne propose désormais qu’une version plus sociale.
Par ailleurs, les conservateurs obtiennent dans les années 2000 des scores de moins en moins inférieurs à leur moyenne au sein des classes sociales les plus populaires. Dans le même temps, le Parti libéral démocrate, à l’électorat traditionnellement issu de divers horizons, devient un parti de plus en plus bourgeois.

De fait, la majorité des cadres du Labour ne cherchent plus à penser une rupture avec la logique néolibérale, devenu consensuelle. Le clivage se situant désormais entre des conservateurs ultra-libéraux et des travaillistes sociaux-libéraux.

Enfin, en 2010, la dernière élection avant le référendum pour le Brexit voit ces évolutions atteindre leur paroxysme. Les conservateurs n’obtiennent que 37% des voix, le Labour 30% (son pire résultat depuis 1983) et les libéraux démocrates 24%. Les conservateurs font 39% au sein des classes supérieures et moyennes, 37% auprès des ouvriers semi qualifiés et 31% auprès des ouvriers non qualifiés. À l’inverse le Labour obtient encore 27 % auprès des classes moyennes et supérieures, 29% auprès des ouvriers qualifiés, qu’il n’attire plus en nombre, et 40% chez les ouvriers non qualifiés. Enfin , les libéraux démocrates sont devenus un parti aussi bourgeois que les conservateurs avec 26% au sein des classes moyennes et supérieures, 22% auprès des ouvriers qualifiés et 17 % auprès des ouvriers non qualifiés.
Le clivage de classe existe donc encore entre Labour et Tories en 2010, mais est devenu une donnée bien moins déterminante du vote. Du point de vue de leur base le Labour est devenu un parti inter-classes avec un plus fort vote ouvrier, et les conservateurs un parti inter-classes avec une plus forte base bourgeoise. C’est dans ce contexte que le système partisan du Royaume-Uni va pouvoir être bousculé par de nouveaux acteurs, tels que l’UKIP, et par une polarisation dépassant désormais le simple clivage de classe.

Source

https://www.ipsos.com/ipsos-mori/en-uk/how-britain-voted-october-1974

Corbyn face à son parti et à l’Union européenne

Jeremy Corbyn à un meeting suite au Brexit © Capture d’écran d’une vidéo du site officiel du Labour Party

“Rebuilding Britain. For the Many, not the Few” : tel est le slogan mis en avant par le Labour de Jeremy Corbyn depuis quelques mois. Objectif : convaincre les Britanniques que son parti est capable de remettre sur pied un pays que quarante ans de néolibéralisme ont laissé en ruine. L’intégrité de Jeremy Corbyn et la popularité de son programme lui permettent pour l’instant de rester le leader de l’opposition. Mais les fractures avec sa base militante pro-européenne et les parlementaires blairistes contraignent la liberté de ce “socialiste” eurosceptique. Pour réindustrialiser le pays et redistribuer les richesses, il ne devra pourtant accepter aucun compromis sur la sortie de l’Union européenne et avec les héritiers de Tony Blair.


Finance partout, industrie nulle part

L’impasse actuelle s’explique en effet par le choix d’un nouveau modèle économique du Royaume-Uni depuis la crise des années 1970. Les mines, l’industrie, et les travailleurs syndiqués furent balayés par la concurrence internationale et européenne introduite par le libre-échange, tandis qu’un nouveau monde émergea : celui de la City et la finance. Plutôt que de combattre la hausse du chômage, Margaret Thatcher et ses successeurs firent le choix de s’attaquer à la forte inflation en combattant sans vergogne les syndicats gourmands de répartition des richesses et en relevant les taux d’intérêt. Le haut rendement des placements au Royaume-Uni attira les capitaux du monde entier autant qu’il rendit le crédit aux entreprises coûteux. La dérégulation et les privatisations de services publics rentables firent le reste : il suffisait pour les investisseurs de s’accaparer d’anciens fleurons en difficulté, de faire de grandes coupes dans la main-d’oeuvre et de revendre l’entreprise lorsque sa valeur est gonflée par la perspective de meilleure productivité. Les “sauveurs” autoproclamés de l’industrie des années 1980, arrivant avec leurs millions et leur soi-disant expertise de management, furent en réalité ses fossoyeurs : ils n’investirent nullement dans l’appareil productif, dépècerent les sociétés en morceaux plus ou moins rentables, forcerènt des sauts de productivité en exploitant davantage les employés et recherchèrent avant tout à revendre la compagnie avec une grosse plus-value. En France, Bernard Tapie est devenu l’incarnation de ces “années fric” où ces patrons d’un nouveau genre étalaient leur richesse avec faste au lieu de résoudre les vrais problèmes des entreprises qu’ils possédaient.

“Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 !”

Le poids du secteur manufacturier s’est effondré de 32% en 1970 à à peine plus de 10% aujourd’hui. Des régions entières ont été dévastées, au Nord de l’Angleterre et au pays de Galles notamment. Les importations de produits manufacturés creusent inexorablement le déficit commercial du Royaume-Uni, aujourd’hui établi à 135 milliards de livres, avec le reste du monde et en particulier avec l’espace économique européen. Brexit ou non, l’industrie britannique souffre de toute façon des maux apportés par le choix de la financiarisation. Les investissements représentent aujourd’hui environ 17% du PIB, cinq points de moins que la moyenne de l’OCDE, et sont excessivement concentrés dans le Sud-Est du pays. Parmi ces 17%, la recherche et développement ne touche que 1,6%, contre 2% pour la zone euro et la Chine, presque 3% aux USA et même 4,2% en Corée du Sud. La productivité horaire est bien plus faible que celle des pays européens, qui sont aussi les premiers partenaires commerciaux de Londres.

Dans son manifeste de 2017, le Labour promet 250 milliards d’investissements sur 10 ans par une Banque Nationale d’Investissement, un montant supérieur aux 100 milliards sur 5 ans défendus par Jean-Luc Mélenchon en 2017, mais absolument nécessaire au regard de la situation. La Royal Bank of Scotland, partiellement nationalisée depuis la crise de 2008, serait quant à elle décomposée en plus petites entités pour soutenir PME et coopératives, tandis que banques de dépôt et banques de crédit seraient séparées. Si ces mesures relèvent du bon sens, elles semblent pourtant insuffisamment ambitieuses : les paradis fiscaux de l’outre-mer Britannique ne sont nullement inquiétés et la nationalisation du secteur bancaire, pourtant renfloué à grands frais après la crise, n’est pas envisagée. Dans un article de fond, le professeur Robin Blackburn propose d’aller plus loin, en créant par exemple un fonds souverain qui regrouperait les titres de propriété de l’État dans le secteur privé pour investir sur le long-terme dans des projets bénéfiques à la société plutôt que d’en avoir une gestion passive. L’exemple le plus connu est celui du fonds norvégien, qui a accumulé plus de 1000 milliards de dollars grâce aux dividendes de l’exploitation pétrolière. Cette idée avait été proposée au début de l’extraction du pétrole de la Mer du Nord, dans les années 1970, par le ministre de l’énergie de l’époque et figure de la gauche radicale britannique Tony Benn. Une récente étude estime à 700 milliards de dollars la valeur d’un tel fonds aujourd’hui, mais Margaret Thatcher préféra utiliser cet argent pour réduire les impôts et financer les licenciements dans le secteur public.

Deux tours, deux mondes. A Grenfell, les précaires ont été abandonnés aux incendies tandis que The Tower, plus haut immeuble d’habitation est détenu par des étrangers fortunés qui y habitent très peu. ©Nathalie Oxford et Jim Linwood

Cependant, on est encore bien loin d’un dirigisme économique. Pour l’heure, les investissements sont surtout le fait du privé, et visent la spéculation de court-terme plutôt que le soutien à des secteurs vraiment productifs. Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 ! Alors que les conservateurs se contentent de se plaindre d’un nombre de nouveaux logements insuffisants, les chiffres attestent d’une autre réalité : celle de la spéculation. En 2014, le pays comptait 28 millions d’habitations pour 27,7 millions de ménages, tandis qu’à Londres, où le logement abordable a pratiquement disparu, le nombre d’habitations a cru plus vite que celui des ménages entre 2001 et 2015. Conséquences : Le nombre de personnes à la rue explose – +160% en huit ans -, tandis que l’endettement des ménages, principalement dû aux emprunts immobiliers, demeure à plus de 125% du revenu disponible.

Alors que les luxueux penthouses construits dans les nouveaux gratte-ciels londoniens sont rarement habités, le logement est devenu hors de prix pour beaucoup, ce qui entrave la mobilité des individus et le bon développement de l’économie. Les 79 morts et 74 blessés de l’incendie de la tour Grenfell en 2017 ont suscité une immense vague de colère dans tout le pays. Le choix de panneaux inflammables de polyéthylène pour réaliser une maigre économie de 6000£ et les menaces de poursuites contre deux habitantes de la tour qui militaient pour une meilleure sécurité incendie ont démontré à quel point le bilan catastrophique de l’austérité laisse les conservateurs de marbre. Contre ce problème de disparition du logement abordable de qualité décente, les travaillistes proposent de construire un million de logements supplémentaires, mais surtout d’encadrer les hausses de loyer, de durcir les conditions minimales d’habitabilité des logements et de réintroduire des aides au logement pour les jeunes de 18 à 21 ans. Une taxe basée sur la valeur du sol serait également considérée.  Néanmoins, il n’est pas certain que ces mesures suffisent au vu de la situation tragique. Une limite sur les achats de logement par de riches étrangers, à l’image des mesures prises en Nouvelle-Zélande et à Vancouver, au Canada, mériterait d’être discutée sérieusement.

 

Privatisations : plus cher pour moins bien !

Un train au dépôt de maintenance de Grove Park. ©Stephen Craven

Au-delà d’investissements massifs pour relancer la production industrielle et rendre le logement plus abordable, c’est l’Etat britannique lui-même qu’il faut rebâtir. 9 ans d’austérité très dure, qui n’ont pas permis de ramener le déficit à 0 dès 2015 comme promis par David Cameron, ont causé de profonds dégâts dans le système social. Les privatisations en cascade des conservateurs de Margaret Thatcher, puis la multiplication des partenariats public-privés par les néo-travaillistes de Tony Blair pour donner l’illusion d’investissements massifs dans les services publics ont dérobé l’État au bénéfice de quelques grandes sociétés privées. Les Private Finance Initiatives sur-utilisés par le New Labour permettent à l’État de maintenir les services publics sans en payer le prix réel à court terme, mais la rente détenue par le privé lui permet ensuite de se gaver aux frais du contribuable pendant de nombreuses années.

Aujourd’hui, le résultat est visible : la rapacité des investisseurs a systématiquement dégradé la qualité des services publics tout en augmentant leur coût. Le secteur ferroviaire est devenu le symbole de cette faillite à grande échelle, découverte en France à l’occasion du débat autour de la SNCF le printemps dernier. Alors que la ponctualité des trains britanniques est au plus bas depuis 12 ans, les tarifs des billets ont encore grimpé de 3,1% en moyenne, tandis qu’une partie du réseau a été temporairement renationalisé après que les compagnies Virgin et Stagecoach aient accumulé les pertes. Suite à l’austérité budgétaire, l’entreprise Carillion, un des plus gros sous-traitants de lÉtat, a quant à elle fait banqueroute. Son “modèle économique”? Racheter des sociétés bénéficiant de contrats avec l’État britannique et dissimuler les dettes via des entourloupes comptables.

L’exaspération des Britanniques contre la privatisation est donc au plus haut : 75% d’entre eux souhaitent renationaliser entièrement le secteur ferroviaire, et ce chiffre atteint 83% pour la gestion de l’eau, dont la fin des dividendes versés aux actionnaires et la baisse de taux d’intérêt pourrait faire économiser 2,3 milliards de livres par an. Grâce aux faibles taux d’intérêt en vigueur pour le moment, John McDonnell – chancelier fantôme, c’est-à-dire ministre de l’économie et des finances et numéro 2 de l’opposition – promet de revenir à une propriété entièrement publique de ces secteurs, ainsi que ceux de l’énergie et de la poste. Dans ce dernier domaine, réinstaurer un prix forfaitaire du timbre pour le secteur financier pourrait rapporter entre 1 et 2 milliards de livres par an en plus de rendre plus coûteuse la spéculation à tout va. Les idées pour financer le rachat des concessions et faire des économies sur la rente parasitaire des actionnaires et des banques ne manquent donc pas. Par ailleurs, Corbyn et McDonnell insistent régulièrement sur la gestion plus démocratique qu’il souhaitent faire des entreprises publiques, contrairement à la gestion technocratique d’après-guerre.

Toutefois, l’arrivée prochaine d’une nouvelle crise financière et la durée de certaines concessions risquent de compliquer sérieusement les plans des travaillistes. En termes d’éducation, la fin des frais de scolarité dans le supérieur, qui sont extrêmement élevés, fait consensus. Mais le parti ne va guère plus loin et ne prévoit pas de s’attaquer aux charter schools. Quant au NHS, le service de santé britannique au bord de l’explosion, Corbyn promet des investissements importants, des hausses de salaires et des mesures positives pour les usagers, mais la logique de New Public Management – l’obsession de mesurer la performance via des indicateurs imparfaits – n’est pas remise en cause.

 

Brexit : l’arme à double tranchant

Un graffiti de Banksy sur le Brexit à Douvres. ©Duncan Hull

Inévitablement, s’attaquer à ces problèmes structurels bien connus du capitalisme britannique à l’ère néolibérale pose la question de la compatibilité avec les traités européens, alors que le Brexit entre dans sa phase finale. Depuis le début de la campagne du référendum, l’establishment médiatique a largement soutenu le maintien dans l’UE, et promis un “Armageddon” en cas de sortie de l’Union sans accord. Après la défaite historique de l’accord proposé par Theresa May au Parlement de Westminster, un Hard Brexit est de plus en plus envisagé. Étendre la période de transition pour rouvrir des négociations ne servirait à rien : l’UE domine les tractations et toute participation des Britanniques à l’espace de libre-échange européen sans pouvoir à Bruxelles et Strasbourg serait ridicule. Quant aux soi-disants “protections sociales” minimales garanties par l’accord proposé par May, l’Union ne les a concédées que par peur de voir Corbyn devenir Premier ministre.

Les embouteillages de semi-remorques aux postes frontières, la pénurie de certains aliments et la destruction d’emplois dans les secteurs dépendants de l’ouverture internationale est certes réelle, mais elle s’explique principalement par la gestion déplorable des Tories qui ont nié jusqu’au bout l’hypothèse d’un retour aux règles commerciales de l’OMC et enchaînent désormais les bourdes monumentales. Au lieu d’avoir préparé sérieusement cette situation depuis 2 ans et demi, les conservateurs ont préféré dépenser 100.000 livres d’argent public en publicités Facebook pour promouvoir leur accord deal mort-né et signent dans la précipitation un contrat avec une entreprise maritime qui ne possède aucun ferry et n’a jamais exploité de liaisons à travers la Manche.

“Sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux, renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté.

Sauf que la droite espère ne peut avoir à payer le prix de cet amateurisme : Défendre une sortie sans accord fait oublier leur vrai bilan et les place en position de défenseurs du résultat d’un référendum qui a très fortement mobilisé –  72% de participation contre 66% en 2015 et 69% en 2017 – contre une caste défendant becs et ongles le Remain. D’autant que l’extrême-droite la plus rance enregistrera un succès fulgurant dans le cas contraire, comme l’espère le leader du UKIP Nigel Farage et le très dangereux Tommy Robinson, qui cherche à devenir un martyr grâce à sa peine de prison. Faute d’ambition intellectuelle, le projet vendu par les Tories est celui d’un “Singapour sous stéroïdes”, c’est-à-dire de faire du pays un paradis de la finance sans aucune régulation, ce que la sortie de l’UE permet d’envisager. La catastrophe sociale serait alors totale: ce même modèle poursuivi par l’Islande et ses 300.000 habitants a fini en cataclysme en 2009, alors que dire des conséquences pour un pays de 66 millions de personnes dont le salaire réel est en baisse continue depuis la dernière crise?

L’impossibilité d’un nouvel accord et la monopolisation de la défense du résultat par la droite extrême devrait encourager le Labour à proposer un plan sérieux de “Lexit”, c’est-à-dire de sortie de l’UE sur un programme de gauche. Durant les années 1970, une partie de la gauche britannique demandait d’ailleurs le retrait du marché commun, qui eut même sa place sur le programme travailliste de 1983, trop facilement caricaturé de “plus longue lettre de suicide” outre-Manche. Sauf que l’équation électorale actuelle du Labour, que Corbyn tente de maintenir de façon précaire, rend la chose impossible sans risquer de scission. Pourtant, sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux – la fuite de capitaux est aux capitalistes ce qu’est la grève aux travailleurs – renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté. Même si la transition s’avère chaotique, le Brexit est donc une nécessité pour mettre en place n’importe quel programme un peu ambitieux de relance keynésienne, sans parler de politiques plus radicales. S’apitoyer sur les emplois mis en danger sans évoquer le bilan du néolibéralisme, seul système possible dans l’Union européenne, relève alors de l’hypocrisie. À défendre un nouveau référendum ou un accord avec l’UE pour se maintenir dans le marché unique, le Labour trahirait les classes populaires en demande de souveraineté et rendrait impossible l’application de son programme. Cela serait un cataclysme politique comparable à celui de Syriza qui achèverait l’espoir porté par la gauche radicale sur tout le continent.

 

Et en pratique?

Jeremy Corbyn avec John McDonnell, son numéro 2 en charge des questions économiques. ©Rwenland

Corbyn dispose de deux solides atouts : son charisme personnel et sa figure d’homme intègre, infatigable soutien de nombreuses causes depuis plusieurs décennies. Ce type de personnalité tranche avec la politique professionnalisée et opportuniste rejetée dans tous les pays occidentaux. Les campagnes médiatiques contre lui s’avèrent d’ailleurs de plus en plus contre-productives tant elles deviennent risibles telles les accusations d’antisémitisme pour son soutien à un État palestinien ou les accusations d’espionnage pour la Tchécoslovaquie communiste sans la moindre preuve. À court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?

“A court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?”

D’abord, malgré les tentatives répétées de profiter des divisions internes à la majorité conservateurs-unionistes d’Irlande du Nord, le gouvernement tient et les élections anticipées demandées par Corbyn peuvent être oubliées. Même si celles-ci avaient lieu, la monopolisation du débat politique par le Brexit fragilise encore plus le Labour que les Tories. Pour gagner, Corbyn devrait à la fois maintenir la cohésion de son bloc électoral, bénéficier d’un vote stratégique de la part d’électeurs de petits partis comme en 2017 et profiter d’une faible performance du bloc conservateur, la vraie raison des victoires de Tony Blair. Problème : la peur de le voir au 10 Downing Street suffit à limiter l’éparpillement des voix entre Remainers et Brexiters de droite. Et s’il fallait passer par une alliance avec le Scottish National Party pour exercer le pouvoir, ce qui demeure officiellement exclu pour l’instant, l’alliance risque d’être instable : Les nationalistes écossais conservent pour but premier l’indépendance par un nouveau référendum, n’oublient pas que les écossais ont choisi de rester dans l’UE en 2016, et sont parfois qualifiés de “Tories en kilt” au regard de leurs positions économiques.

Sans nouvelle élection, Corbyn va donc continuer à encaisser les conséquences de sa stratégie floue sur le Brexit. Reconstruire un large bloc de gauche – composé d’électeurs de la classe laborieuse et de jeunes urbains progressistes – dans un système bipartisan s’est avéré très efficace à court terme pour Jeremy Corbyn, mais l’empêche désormais de défendre la sortie de l’UE qu’il appelle de ses voeux depuis des décennies. De même, s’il a renouvelé l’appareil du parti et cimenté son contrôle, Corbyn doit plus que jamais composer avec le Parliamentary Labour Party, bastion de l’aile droite depuis longtemps. Or, la “souveraineté parlementaire” chère aux Britanniques – c’est-à-dire la liberté de vote d’un élu – empêche de compter sur la discipline partisane de vote à la française. Le récent départ de 8 députés, sans cohérence idéologique et sans charisme, pour s’opposer à la gestion du parti par Corbyn rappelle la fragilité du contrôle de ce dernier sur les parlementaires.

L’obligation du passage par des primaires internes pour les élus sortants avant chaque élection ayant été bloquée à Liverpool en septembre dernier, Corbyn a les mains liées. Parmi les parlementaires travaillistes, on peut schématiquement compter une quarantaine de lieutenants de l’aile gauche, une soixantaine de blairistes déterminés et un gros bloc central d’environ 160 députés dont la loyauté est sensible aux vents du moment. Pour maintenir la cohésion du parti à tout prix, il faut avaler des couleuvres. Par exemple, la sortie de l’OTAN et la fin de l’armement nucléaire – combat de longue date de l’aile gauche travailliste mis en avant par Tony Benn dans sa Alternative Economic Strategy pour éviter de faire appel au FMI durant la crise de 1976 – sont des lignes rouges pour le centre-gauche pro-américain qui demeure en charge de la politique étrangère du Labour.

Si l’exercice du pouvoir est remis à plus tard, la sécurité relative de la position de Jeremy Corbyn permet d’aller au-delà d’une simple mise sous contrôle du parti. En l’absence d’élections majeures, l’heure doit être à l’émergence de nouvelles figures et à une plus grande radicalité intellectuelle et programmatique. La reprise par McDonnell d’une vieille idée de socialisation progressive des entreprises, développée par le plan Meidner en Suède des années 1970, laisse entrevoir un sursaut d’audace. Malgré sa place sur le banc de touche dans le dossier du Brexit et limité par la droite de son parti, Corbyn continue de traverser le pays pour défendre un autre système économique. Limité au keynésianisme pour l’instant, cette alternative ne doit pas être enterrée si vite, entre autres parce que même il y a 5 ans, peu auraient osé en rêver.

L’introuvable peuple européen

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Le continent européen ©European Space Agency

Depuis plusieurs années déjà, la construction européenne a du plomb dans l’aile. Désamour des peuples, recrudescence des États, difficultés structurelles à gérer les crises du continent, divorce britannique : l’Union européenne fait face aujourd’hui aux plus grandes difficultés. Un spectacle de divisions et de mésententes chroniques assez déroutantes pour le reste du monde, qui croit parfois voir l’Histoire bégayer : serions nous définitivement incapables de nous entendre ? A cela sans doute existe-t-il une explication plus terre-à-terre : et si, nous, Européens, nous ne nous connaissions pas ?


C’est désormais un consensus de plus en plus large. L’Europe politique s’est peu et mal faîte. La réalisation du marché commun, la monnaie unique, les libertés de circulation n’ont pas suffit à faire l’union du continent. Et la perspective des prochaines élections européennes laisse prévoir l’habituel mélange de tensions interétatiques et d’indifférence citoyenne qui marque d’ordinaire les enjeux politiques européens. Les turbulentes exigences de l’Italie, les incertaines modalités du Brexit, les intransigeances migratoires de la Hongrie et de la Pologne sauront-elles ramener l’électeur européen vers les urnes ? Rien n’est moins sûr. Se voulant pourtant la gardienne de l’héritage démocratique européen, l’Union européenne s’est montrée incapable d’intégrer dans son fonctionnement la vie démocratique de ses États membres. Depuis une vingtaine d’années le taux de participation aux élections européennes n’a fait que baisser, pour se stabiliser, lors des deux dernières échéances, autour de 43% [1], soit une minorité du corps électoral européen. Les institutions européennes risquent fort de canaliser une fois de plus frustration et abstention.

Un espace politique européen hautement fragmenté

Mais, au-delà du périmètre très large des griefs que l’Union européenne a réussi à accumuler, ce qui frappe c’est l’apathie et la faiblesse du débat proprement européen. À la construction d’un ordre institutionnel européen ne correspond en effet aucun espace autonome de vie politique européenne. Près de quarante ans après la première élection du Parlement européen au suffrage universel (1979), ce sont toujours les différentes vies politiques nationales qui prennent en charge la quasi-totalité du débat européen. Et à l’heure où les États organisent des débats télévisés pour toute élection nationale d’importance, il n’existe pas de média européen d’envergure qui puisse accueillir une confrontation internationale et plurilingue entre différents élus ou candidats européens. Le principe des listes transnationales cher à M. Macron serait-il adopté un jour que celles-ci ne trouveraient pour l’instant aucun canal médiatique européen pour débattre. La démocratisation progressive de la gouvernance européenne – encore toute relative à ce jour – n’ayant su susciter une transformation d’ampleur des cultures politiques nationales, le dialogue international entre les électorats, les personnels politiques, les journalistes, les syndicats – et tous les acteurs traditionnels d’une vie politique – est resté relativement marginal.

“À l’heure où les États organisent des débats télévisés pour toute élection nationale d’importance, il n’existe pas de média européen d’envergure qui puisse accueillir une confrontation internationale et plurilingue entre différents élus ou candidats européens”

Certes, la construction d’une conscience politique entre différents peuples ayant chacun une histoire, une langue, une culture propre doit nécessairement prendre du temps. Un temps d’autant plus indispensable qu’une telle entreprise procède au moins partiellement de forces historiques relativement incontrôlables et qu’en la matière il n’est pas de base historique sérieuse sur laquelle s’appuyer. La culture et la civilisation dites « européennes » n’ont jamais suffit à faire l’unité du continent. À cet égard, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que même aux glorieux temps des cathédrales, où le latin unissait les élites culturelles, où la foi catholique fédérait les masses, l’Europe n’en était pas moins divisée politiquement et en proie à toutes sortes de conflits militaires. Par la suite, outre la dislocation de l’unité religieuse du continent, les choses ne se sont pas arrangées sur le plan politique. Pire, les phénomènes d’unifications territoriales et linguistiques les plus marquants ont été la naissance des nations dont les contextes et les moyens de constitution diffèrent profondément de l’idéal européen historique. Ainsi, nombre de nations européennes – parmi lesquelles des acteurs majeurs du jeu européen comme l’Allemagne, ou l’Italie – se sont constituées sur la base d’une volonté d’unification linguistique et contre un ennemi extérieur. Or, si l’histoire semble laisser penser que la guerre à l’extérieur et l’uniformisation linguistique à l’intérieur peuvent constituer des moyens d’unifier politiquement un territoire, le projet européen, de par sa nature et sa vocation, est forcé d’inventer pour cela des moyens différents.

Le grand brassage n’a pas eu lieu

Ces moyens, s’ils se veulent conformes aux principes démocratiques et pacifiques que nous a légué le siècle précédent, ne peuvent dès lors que résider dans la fréquentation assidue des peuples européens entre eux, d’où, par la connaissance mutuelle, peut peut-être émerger une culture politique commune. Qu’en est-il cependant à ce jour ? Les Français connaissent-ils les Allemands ? Les Polonais côtoient-ils les Italiens ?

Dans une récente note de synthèse, la base de données Eurostat [2] a étudié du point de vue statistique la mobilité intra-européenne des citoyens européens « en âge de travailler » (c’est-à-dire âgés de 20 à 64 ans). Il en ressort que sur une population active européenne d’environ 333 millions, un peu plus de 12 millions et demi d’Européens résidaient pour l’année 2017 dans un État membre de nationalité différente de la leur. Une situation résultant d’une dynamique assez timide puisque la part des européens « mobiles » dans la population active européenne est passée de 2,5% en 2007 à 3,8% en 2017. Outre les incomplétudes d’une telle étude – qui ne nous dit pas si ces européens « mobiles » s’installent durablement dans leur pays d’accueil – elle nous permet cependant de prendre la mesure de la lenteur du processus. Par exemple, pour atteindre une mobilité de 25% de la population active européenne – soit un brassage conséquent des peuples européens – il nous faudrait attendre… environ 170 ans !

Par ailleurs, en plus de sa lenteur, la mobilité européenne souffre de déséquilibres et d’asymétries qui laissent présager des difficultés supplémentaires. Entre une périphérie qui affichait en 2017 d’importants taux de mobilité [3] et un noyau historique beaucoup moins mobile [4], on retrouve en effet le reflet migratoire des rapports de forces économiques du continent. Les travailleurs européens se déplacent vers les économies les plus attractives. Dès lors, les principaux poids lourds de l’économie européenne – qui sont aussi les principaux poids lourds démographiques – restent marginalement investis dans le jeu de la mobilité européenne. Les Français, les Allemands, les Italiens, les Espagnols fréquentent ainsi majoritairement les autres citoyens européens sur leur propre territoire national, ce qui restreint assez largement le contact avec la culture d’origine de l’européen mobile.

“Par exemple, pour atteindre une mobilité de 25% de la population active européenne – soit un brassage conséquent des peuples européens – il nous faudrait attendre… environ 170 ans !”

D’autre part, des taux de mobilité aussi bas laissent également supposer que les peuples fondateurs du projet européen ne se fréquentent pas même entre eux. Si les 1,3% des français de 20 à 64 ans à quitter leur territoire national (soit environ 470.000) sont répartis dans toute l’Europe, combien vivent en Allemagne ? L’ambassade de France à Berlin en compte un peu plus de 100.000. Et si l’on applique le même raisonnement aux 1% d’Allemands qui vivent hors d’Allemagne en Europe, combien en retrouve-t-on en France ? L’OCDE en dénombrait environ 200.000 en 2015. Avec un calcul d’ordre de grandeur généreux (tous les expatriés ne se déclarent pas forcément au registre consulaire) on peut estimer que le contact durable entre Français et Allemands concerne moins de 0,4% de chacune des deux populations. S’ajoutent à cela, bien sûr, le tourisme, les cours de langues, l’Alsace, la Lorraine et le travail frontalier, mais on doute que cela suffise au développement d’une culture politique commune.

Erasmus, avenir de l’Europe ?

Doit-on alors se tourner vers l’avenir ? Le salut viendra-t-il de la jeunesse ? Il y a quelques années, la Commission européenne avait fait sensation en annonçant les succès conjugaux du programme Erasmus qui, par les rencontres qu’il a permis, aurait donné naissance à un million de « bébés européens ». Si l’estimation relevait plutôt – comme l’a montré Libération – du calcul d’apothicaire, l’ordre de grandeur proposé est toutefois révélateur de la modestie du phénomène. En admettant que, comme avancé, le programme Erasmus ait pu contribuer, depuis sa création en 1987, à la conception d’un million de rejetons européens, ceux-ci ne représenteraient toujours que 0,6% du total des naissances vivantes européennes des trente dernières années (qui approchent les 156 millions). Pas de quoi fonder un peuple européen.

“Les étudiants européens en mobilité semblent opter majoritairement pour des « visites de voisinages », souvent motivées par des proximités culturelles, voir linguistiques. Ainsi les Allemands se rendent-ils en priorité en Autriche, les Français et les Néerlandais en Belgique, les Roumains en Italie, les Polonais en Allemagne, les Irlandais au Royaume-Uni, et les Anglais… aux États Unis”

La mobilité estudiantine européenne semble pourtant connaître un certain dynamisme. Selon une note de Campus-France [5], elle aurait ainsi progressé de 35% sur la décennie 2005-2015. Une croissance non négligeable, mais qui part néanmoins de loin, puisqu’en 2015, pour tout type de programmes confondus, les étudiants européens en mobilité vers un autre État membre représentaient autour de 3,5% du total des étudiants européens [6]. Le décompte comprenant de surcroit les départs vers le Royaume-Uni, première destination incontestée des étudiants européens – devant l’Allemagne et les États Unis – et qui n’appartiendra bientôt plus à l’Union européenne.

De manière générale, outre leur attirance pour la sphère anglo-saxonne, les étudiants européens en mobilité semblent opter majoritairement pour des « visites de voisinages », souvent motivées par des proximités culturelles, voire linguistiques. Ainsi les Allemands se rendent-ils en priorité en Autriche, les Français et les Néerlandais en Belgique, les Roumains en Italie, les Polonais en Allemagne, les Irlandais au Royaume-Uni, et les Anglais… aux États Unis. Il devient donc à ce stade assez difficile de déterminer si ces mobilités contribuent à la découverte du continent européen, où si elles s’inscrivent plus humblement dans le traditionnel entretien des relations transfrontalières. Tout au plus sauraient-elles donner à leurs bénéficiaires le goût du voyage, qui les poussera peut-être à tenter l’aventure un peu plus loin.

Augmenter la surface de contact des peuples européens

À la lumière de ces conclusions statistiques, le vide vertigineux qui nous tient aujourd’hui de vie politique européenne tient sans doute son explication. L’absence de culture politique européenne concrète (identification claire d’intérêts transnationaux, récits politiques d’envergure continentale, figures de légitimités supranationales, etc.) repose sur l’absence de communauté politique européenne. L’étroitesse de la surface de contact existante entre les peuples européens se révèle ici comme la faiblesse principale, comme le premier vice de construction du projet européen, quelque soit le contenu politique qu’on souhaite lui donner. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les niveaux de contacts directs et prolongés entre peuples européens, de part leurs insuffisances, sont très loin de recouper les clivages entre européistes et souverainistes qui structurent désormais la plupart des vies politiques nationales sur la question européenne. En matière de fréquentations européennes nous sommes (presque) tous logés à la même enseigne.

Un tel constat appelle aussi à une certaine modestie. Devant l’ampleur de la tâche d’abord. Au-delà de la forme diplomatique ou politique qu’on lui destine, le peuple européen reste à faire. Devant sa difficulté ensuite. Car il est fort à parier que la simple liberté des personnes ne suffise à faire communauté politique – elle aurait même tendance à produire l’effet inverse ces derniers temps. Sur un territoire qui ne peut raisonnablement, à moyen terme, espérer d’unité linguistique, la rencontre des peuples européens ne peut advenir que si elle est instituée par des politiques de mobilité ambitieuses et inventives, qui nécessiteraient une multiplication des programmes d’échanges et de coopérations culturelles. Autant dire un interventionnisme assumé de la puissance publique dans de nombreux secteurs (logements, transports, formations linguistiques, etc.) et une réorganisation concertée des systèmes scolaires, voire même des fonctions publiques européennes (à quand les échanges de sous-préfet et d’inspecteurs de l’autre côté des Alpes ou du Rhin ?). Tout cela à travers de gros investissements et surtout une bonne dose de patience. Le processus prendrait sans doute le temps d’une génération – voire plus – mais saurait seul donner une base démocratique sensible, et une direction historique, aux améliorations ou refontes à venir des institutions actuelles.

“L’étroitesse de la surface de contact existante entre les peuples européens se révèle ici comme la faiblesse principale, comme le premier vice de construction du projet européen”

Dès lors, l’avenir de l’Europe ne se trouve pas dans la poursuite d’une architecture institutionnelle toujours plus complexe ou dans les grandes déclarations de principes, mais dans l’approfondissement de tous les types d’échanges culturels qui puissent augmenter la surface de contact entre les différents peuples européens. Exit les transferts de compétences, les correctifs budgétaires et les incantations à l’Esprit Européen. C’est par le voyage, la correspondance, la réalisation de travaux collectifs que pourra se construire quelque chose.

Et en attendant le jour – sans doute encore lointain – où les pouvoirs européens s’engageront franchement dans l’aventure, charge à tous les européens convaincus, à tous ceux que l’idéal d’un continent unis par une civilisation commune ne laisse pas indifférents, de développer à leur échelle les contacts les plus riches possibles avec leurs homologues européens. Dans son immortel discours pour les États-Unis d’Europe, Victor Hugo [7] n’enjoignait-il pas les peuples à s’aimer pour faire l’Europe ? Et pour s’aimer, il faut bien commencer par se connaître.


[1] 43% en 2009, et 42,6% en 2014 : http://www.europarl.europa.eu/elections2014-results/fr/turnout.html

[2] Note de synthèse d’eurostat sur la mobilité européenne : https://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/8926081/3-28052018-AP-FR.pdf/82925403-a813-4419-abf8-7c783b4aedae

[3] 19% pour la Roumanie, 15% pour la Lituanie, 14% pour la Croatie ou le Portugal …

[4] France 1,3%, Allemagne 1%, Espagne 1,6%, Italie 3,1%, Pays Bas 3,2%, Belgique 2,7% …

[5] Note de campus france sur la mobilité des étudiants européens : https://ressources.campusfrance.org/publi_institu/etude_prospect/mobilite_continent/fr/note_hs17_fr.pdf

[6] Soit environ 650.000 pour près de 20 millions d’étudiants européens.

[7] “Et Français, Anglais, Belges, Allemands, Russes, Slaves, Européens, Américains, qu’avons-nous à faire pour arriver le plus tôt possible à ce grand jour ? Nous aimer.” Discours au Congrès de la Paix, 1849, Victor Hugo: https://www.taurillon.org/Victor-Hugo-au-Congres-de-la-Paix-de-1849-son-discours,02448

Jon Trickett (Labour) : “La classe politique essaie de persuader les gens de rester dans l’Union européenne en usant de la peur”

Portrait officiel de Jon Trickett.

Jon Trickett est député travailliste de la circonscription de Hemsworth, qui regroupe d’anciennes villes minières du Nord de l’Angleterre, depuis 1996. Son profil détonne face aux autres députés travaillistes issus de la classe moyenne : ayant arrêté l’école à 15 ans puis repris des études dans le supérieur, il deviendra, entres autres, plombier et arrivera en bleu de travail au conseil de la ville de Leeds après sa première élection en 1984. Opposé à la guerre d’Irak et au renouvellement de l’arsenal nucléaire, Trickett s’impose en une vingtaine d’années comme une des figures de l’aile gauche du Labour, à contre-courant du blairisme.

Membre du cercle proche de Jeremy Corbyn, il fait partie du shadow cabinet [NDLR, gouvernement fantôme] depuis l’élection de ce dernier à la tête du parti en 2015 et s’occupe notamment des questions de stratégie électorale et de réforme constitutionnelle. Se présentant dans un très bon français, il nous a reçus en septembre 2018 à Liverpool, en marge du congrès annuel du Labour.


LSVL – Commençons par la grande question du moment : le Brexit. En 1975 déjà, vous aviez participé à la campagne du Non au maintien du Royaume-Uni dans la CEE. Comment a évolué votre opinion sur ce sujet au fil des années ? Et que pensez-vous de la stratégie actuelle du Labour à propos du Brexit, notamment sur la question du maintien dans le marché unique ?

Jon Trickett – J’ai été très actif politiquement dès 1967. À partir de la moitié des années 1970, il était devenu clair que ce que nous pouvions appeler « l’ordre d’après-guerre » s’effondrait. Il y avait une crise du capitalisme britannique et une crise fiscale de l’État. Il m’a semblé que deux possibilités s’offraient alors aux Britanniques : la première était de s’orienter vers une politique socialiste, mais le gouvernement Labour de James Callaghan était alors intellectuellement et, de manière générale, épuisé. L’autre choix qui était possible, c’était de répondre à la chute du taux de profit en intégrant ce qu’on appelait à l’époque le « marché commun ». Cela signifiait remodeler nos relations avec le reste du monde, surtout avec le Commonwealth, nos anciennes colonies, et d’en construire de nouvelles. Cela me semblait insensé. Non seulement car ce n’était pas la solution aux faiblesses sous-jacentes du capitalisme britannique, mais aussi, me semblait-il à l’époque, parce que ceci signifiait l’abolition de la capacité d’un gouvernement élu à changer de politique économique pour aller vers un socialisme démocratique.

Quant à mon opinion politique, elle n’a pas beaucoup changé durant toutes ces années. Pour nous, à gauche, cette campagne était très importante car elle avait pour but de proposer une alternative à la manière de gouverner le pays. Rejoindre le marché unique, c’était renoncer à la démocratie à plusieurs niveaux, en adoptant de nouvelles bases au niveau des relations internationales qui ne rejoignaient pas notre vision des choses. Aucun d’entre nous n’a jamais été contre l’Europe, nous sommes européens et internationalistes. Au fil du temps, lorsque le marché commun est devenu l’Union européenne, notre économie s’est de plus en plus intégrée au projet européen jusqu’à ce qu’il devienne très difficile de s’en défaire, comme nous l’avons vu dans le débat sur le Brexit. Pendant ce temps, évidemment, a émergé le Parlement européen. Et d’autres institutions, comme la Commission et la Cour de Justice de l’Union européenne ont pris de plus en plus de pouvoir. Ces dernières se sont imprégnées d’une dimension néolibérale. Le Parlement fut quant à lui une sorte de branche démocratique.

LVSL – Mais ce Parlement a aussi ses limites…

Jon Trickett – Oui. La caractéristique principale d’une démocratie libérale est qu’il y a une alternance entre un gouvernement et une opposition, qui ensuite remplace le gouvernement. Cela n’existe pas dans l’Union européenne. Il n’y a pas de souveraineté populaire et c’est bien ça le problème. Un autre aspect de tout cela est ce que j’appelle les « périphéries géographiques ». Par exemple le Nord de l’Angleterre, où je suis né, l’Écosse et le Pays de Galles, qui sont géographiquement périphériques par rapport au noyau central du projet européen. Vous savez comment marche un centrifuge ? Les forces centrifuges éjectent ceux qui se situent à la périphérie, elles les poussent toujours plus en dehors. Le Sud-Est de l’Angleterre, dont Londres, s’est donc beaucoup plus développé que le reste du pays et a rejoint le croissant doré du cœur de l’Union européenne.

Certes, il y a eu des raisons internes au Royaume-Uni qui l’expliquent, tout n’est pas dû à l’Union Européenne. Mais dans le Nord de l’Angleterre et ailleurs, cette périphéricité est devenue un problème. Le projet de Jacques Delors était en partie centré sur des fonds sociaux, dont une certaine partie serait réservée au développement des périphéries. Un des objectifs de ces fonds sociaux était d’essayer de contrebalancer la centralisation économique déjà existante. Mais lorsque l’Europe s’est ouverte à l’Est, beaucoup de ces fonds furent investis dans les zones les plus pauvres. En tant que socialiste, je ne peux m’y opposer, mais les zones que je représente sont restées en retard du fait d’un système qui ne leur était pas favorable. Pourtant, tous ces problèmes très compliqués et insolubles sont maintenant profondément ancrés dans l’économie européenne. Je pense que cela explique pour beaucoup que les électeurs de ma circonscription [Hemsworth, Yorkshire de l’Ouest] aient voté pour le Brexit.

LVSL – Oui, ils l’ont fait à plus de 65%…

Jon Tricket – Peut-être même 70 à 75%. Souvenez-vous, plus de deux tiers des sièges représentés par le Labour ont obtenu une grande majorité en faveur du Brexit. Et pourtant, la campagne du Brexit avait un leadership politique globalement de droite réactionnaire.

LVSL – Donc, pour vous, le « Lexit » [sortie de l’UE défendue par la “gauche”] n’a  pas existé pendant la campagne?

Jon Trickett –Il n’y a pas eu de réel Lexit non, pour diverses raisons que nous ne pouvons pas évoquer sous peine que je me fasse taper sur les doigts [rires]. Les militants du Labour ont vu émerger un Brexit mené par une droite radicale, xénophobe et semi-raciste. Ils ont réagi face à ça. C’est ça être membre du Labour. Mais les zones de vote en faveur du Labour – où les gens nous élisent mais ne sont pas membres du parti – ont été en partie séduites par la promesse d’un monde nouveau si nous sortions de l’Union européenne.

LVSL – Que pensez-vous de la position actuelle du Labour qui consiste à vouloir rester au sein du marché unique même en cas de sortie de l’Union européenne ? Est-ce la seule option ?

Jon Trickett – C’est la solution que nous avons choisie. Au sein du leadership, nous avons eu de très nombreux débats sur ce sujet. En définitive, nous avons adopté cette solution. C’est une question très compliquée, et il y a de nombreuses forces sociales qui entrent en ligne de compte. Le pays s’est désuni et ceci a, en partie, reflété les impacts inégaux du capitalisme mondialisé sur différentes zones géographiques. J’utilise souvent cette métaphore pour décrire la situation : un train fou sans conducteur, s’élance avec les forces économiques mondiales dans une seule et même direction mais des wagons se détachent et prennent une tout autre direction, ralentissant en chemin. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Je pense que la gauche doit proposer une synthèse entre, d’une part, ces personnes, internationalistes et intégrées dans la mondialisation, en leur réaffirmant que nous ne sommes certainement pas anti-étrangers, et d’autre part ceux qui font partie de ces communautés dites « laissées pour compte » en leur disant que nous avons des solutions les concernant, à l’aide d’interventions de l’État dans l’économie et en réformant notre démocratie afin que leurs voix soient entendues. Il s’agit de trouver un compromis entre ces deux pôles.

Nous parlions tout à l’heure du populisme, qui suppose un clivage au sein de la société. La droite théorise comme clivage principal celui entre d’une part les étrangers et les pauvres, et d’autre part le reste de la population. En fait, c’est une une stratégie assez classique de la droite que de dire : « vous voyez cette personne ayant une couleur de peau différente de la vôtre ? Qui parle et s’habille d’une manière différente ? Ce sont ces personnes, vivant sous le seuil de pauvreté grâce aux allocations, qui sont le problème ! ». C’est exactement ce que raconte le Front National en France. C’est la même stratégie partout. Nous devons construire un discours nouveau et proposer une véritable explication des clivages sociaux. C’est en tout cas ce que nous essayons de faire.

LVSL – Ne pensez vous pas qu’il peut être problématique de rester au sein du marché unique ? Par exemple si l’Union européenne décide de passer des accords commerciaux avec d’autres pays, le Royaume-Uni ne serait pas nécessairement pris en compte durant la négociation.

Jon Trickett – Je n’ai pas dis que nous souhaitions rester au sein du marché unique. J’espère être clair lorsque je dis que nous aspirons à “une” Union douanière, avec laquelle nous voulons un rapport aussi proche que possible. Pour autant nous ne souhaitons pas faire partie de la structure actuelle. La raison en est limpide et vous l’avez donnée. Nous voulons entretenir des rapports avec le bloc commercial européen, mais il faut y réfléchir deux minutes. Aujourd’hui nous avons plus ou moins une place à la table des négociations et nous avons des représentants élus au Parlement européen. Si nous partons et que nous continuons à faire partie de l’Union douanière ou du marché unique, alors les règles seront créées par d’autres et nous aurons l’obligation de nous y conformer. Tout ça alors que beaucoup de personnes ont voté contre l’Europe parce qu’elles se sentaient déjà sous-représentées ! Nous ne pouvons pas dire “Nous sommes contents d’obéir à ces règles” alors que nous avons abandonné notre place à la table des négociations, c’est là le cœur du débat selon moi, et c’est un débat très intéressant.

LVSL – Le sujet phare de la conférence de cette année, assez absent les années précédentes, est l’hypothèse d’un second référendum. Quelle est votre perspective sur le sujet ? Ne craignez-vous pas, en cas de second référendum, soit un résultat identique au premier, soit un résultat différent qui ferait que ceux ayant voté « Leave» au premier référendum se sentent trahis ?

Jon Trickett – Je pense qu’il y a un risque, oui. Nous avons vu ce qu’il s’est passé dans d’autres pays lorsque des référendums ont été gagnés contre les positions défendues par l’Union européenne. Que s’est-il passé ? Ils ont fait un deuxième référendum pour faire adopter la position défendue par l’UE !

LVSL – Oui ce fut également le cas en Irlande…

Jon Trickett – Exact. Il y a un effondrement de la confiance accordée à la classe dirigeante britannique. Vous devez décider, en tant que parti, en tant que socialiste, où vous positionner par rapport à ce clivage : du côté des masses ou du côté des millionnaires ? Il est dans l’intérêt des millionnaires de continuer au sein de l’Union européenne. Et peut-être est-ce aussi dans l’intérêt des masses, mais les masses ont voté, de façon clairement majoritaire, pour en sortir. Le Labour peut facilement être mis en porte-à-faux et être accusé d’avoir trahi le vote de la majorité de son électorat. Par conséquent, un second référendum est difficile à cautionner, bien que je connaisse des personnalités au sein du Labour qui pensent qu’un second référendum est inévitable… Ils doivent s’en expliquer. Disons que nous ne sommes pas nécessairement fermés à ce sujet, mais ils doivent tenir compte du fait que nous avions promis de respecter le résultat du référendum.

LVSL – Oui, toute la classe politique l’a dit…

Jon Trickett – Oui, ils l’ont tous dit. Mais ce qu’ils essayent de faire, c’est de persuader les gens de voter pour rester dans l’Union en usant de la peur. Les gens n’écoutent plus ces sempiternels vieux discours. Dire aux gens comment voter n’est plus possible aujourd’hui. Je pense qu’il est maintenant assez difficile pour nous d’inverser le Brexit. Nous préférons donc focaliser nos forces contre Theresa May, pour la battre à la Chambre des Communes. Il n’est pas impossible qu’elle tombe car son parti est très divisé. Ceci entraînerait une élection générale.

Pour toutes ces personnes laissées pour compte depuis deux ou trois décennies, l’Union européenne est responsable de leur situation actuelle. C’est un vaste sujet, et il est loin d’être limité au Royaume-Uni. Je pense que c’est pour cela que Mélenchon parle d’une nouvelle République, parce que c’est la même chose en France. C’est intéressant : Bernie Sanders parle lui aussi d’une nouvelle politique aux Etats-Unis et l’on observe cela ailleurs. Les gauches dénoncent ce que l’on appelle le « state capture »… Comme je l’ai dit plus tôt, l’État est « capturé » par les intérêts d’un petit nombre d’individus, et pas dans l’intérêt de la majorité de la population.

Je ne sais donc pas comment tout ça va se terminer mais nous préférons des élections générales, et nous pensons que nous avons une chance de les gagner parce que nous élargirions le débat au-delà du Brexit et parce que nous présenterions une vision nouvelle de la société, comme nous l’avons fait l’année dernière lors des élections. Évidemment les Tories détestent cette idée et vont tout mettre en œuvre pour nous empêcher de la réaliser, je ne sais donc pas bien comment tout cela va fonctionner.

LVSL – Qu’il s’agisse du vote sur le Brexit il y a deux ans ou de l’élection générale de l’an dernier, nous avons pu constater qu’il y a un immense clivage entre les générations : les jeunes qui ont voté [NDLR, beaucoup se sont abstenus] ont massivement préféré rester au sein de l’UE et soutiennent le Labour, plutôt que les Conservateurs. Bien sûr, cela est aussi lié au fait que beaucoup de jeunes veulent mettre fin aux frais très élevés de l’enseignement supérieur, du logement, etc. Pourquoi pensez vous que la plupart des personnes âgées votent contre le Labour ou, en tout cas, en a peur ?

Jon Trickett – Je pense que dès qu’un parti en progression propose un changement, il y a de la peur. Le changement renvoie à l’idée que quelque chose n’est pas familier et je pense que, peut-être, plus on est âgé, plus on est attaché à ce qui est familier. C’est une différence difficile à expliquer. Aux alentours de 50 ans [hésitation], le vote conservateur devient soudainement majoritaire. Or, les personnes âgées votent plus que les jeunes. Mais s’il y a une élection dans trois ans alors cette limite passera de 50 à 53. Car nous pensons que cette cohorte de personnes qui ont voté Labour continuera de voter pour nous. C’est en tout cas ce que l’on prévoit.

Notre travail est de proposer une alternative aux conditions actuelles, une alternative qui fait suffisamment autorité pour être crédible, mais aussi une autorité rassurante. C’est en partie mon travail d’essayer, avec notre gouvernement fantôme, de créer un programme plus complet, pour pouvoir le proposer à la population. Nous voulons exposer nos propositions à l’avance pour que le public soit au courant, ou au moins familier, du genre d’idées sur la base desquelles nous voulons transformer le Royaume-Uni. J’espère que cela suffira à rassurer la population. Mais oui, dans tous les cas, il est important de retenir que dès qu’un changement radical est proposé, le peuple se divise. Je pense que pour le moment nous sommes bloqués à 50/50, à trois ou quatre points près.

LVSL – On l’a vu lors des élections locales cette année. Il n’y avait pas de vainqueur, vous étiez à égalité…

Jon Trickett Oui, et nous y sommes toujours. Donc nous devons faire tout ce que nous pouvons pour essayer de remporter une nouvelle élection, mais ça sera sûrement très serré. Il est possible que les forces progressistes et les forces réactionnaires s’équilibrent au sein de la société pour l’instant et qu’il faudra attendre d’être au pouvoir pour que nous puissions briser les codes et montrer qu’il existe une autre manière de diriger un pays. Nous n’en sommes pas là mais notre tâche est d’essayer de construire une importante majorité.

LVSL – On en parle un peu moins ces derniers temps, mais pensez-vous que des membres du PLP [Parliamentary Labour Party, qui regroupe les élus travaillistes de Westminster], disons ceux de centre-droit, pourraient quitter votre parti pour en former un plus « centriste » ?

Jon Trickett – Je ne pense pas que cela arrivera maintenant, non. Vous savez, le monde dans lequel on vit peut paraître assez confortable, et puis tout d’un coup tout change autour de vous, l’environnement n’est plus celui que vous connaissiez et vous vous retrouvez dans un nouveau train qui s’en va vers une direction qui vous est inconnue.

Pour ma part, je pense qu’il y a eu une bonne part d’exagération des médias dans toute cette histoire. La plupart des médias dans votre pays et dans le mien sont de droite et font tout pour nous mettre des bâtons dans les roues afin que nous ne soyons pas élus. Mais il est indéniable que certains membres du Parlement ne se reconnaissent plus dans le parti et ont décidé de changer de direction. Je ne peux leur dire que ceci : rejoignez-nous, car nous sommes engagés dans une aventure passionnante, nous allons changer le Royaume-Uni, nous allons nous attaquer sérieusement à la pauvreté, à la croissance inéquitable, et nous voulons travailler avec vous. Peu importe ce que mon opinion privée puisse être là-dessus. [rires]

LVSL – Nous aimerions en savoir plus sur les réformes constitutionnelles que vous supervisez. Quels genres de pouvoirs le Labour serait-il prêt à transférer aux régions, aux localités, aux métropoles ? Pourrions-nous assister à la fin de la monarchie sous un gouvernement Corbyn ?

Jon Trickett – Je ne pense pas que ce soit notre priorité [rires]. On ne peut pas tout régler en même temps. Vous devez consulter les gens, donc les choses prennent du temps… Ce n’est pas exactement pareil en France mais c’est une situation similaire : une grande partie de l’activité économique se concentre dans la capitale et autour de celle-ci. Le reste du pays, quant à lui, est en retrait. La différence entre nos deux pays, c’est que nous avons une domination du capital financier, avec la City de Londres. Il est non seulement géographiquement réparti de manière très précise, mais il a aussi un caractère particulier car il produit un taux de profit plus élevé que le capital industriel. Et il entraîne autour de lui toutes sortes de services qui se développent, comme les avocats et d’autres professions.

Si vous avez quelques millions de livres à dépenser, il est plus probable que vous les placiez dans la City de Londres que dans une usine de ma circonscription, car l’industrie manufacturière n’obtient pas le même taux de profit que celle de la finance. Et de toute façon, il est difficile de trouver des financements dans le Nord de l’Angleterre. Par conséquent, la productivité, en termes de capitaux, d’un travailleur du Nord de l’Angleterre est moitié plus faible que celle de quelqu’un à Londres, peut-être même plus !

LVSL – Peut être aussi à cause de décennies de maigres investissements ?

Jon Trickett – Tout à fait. C’est à cause d’une pénurie d’investissements publics et privés. Comme vous le savez probablement, nous allons avoir une banque nationale d’investissement, basée à la Royal Bank of Scotland [NDLR, nationalisée durant la crise, toujours détenue majoritairement par l’État], qui investira dans l’économie locale. Nous la diviserons en plus petites entités, ce qui aidera clairement l’économie régionale de ma circonscription, par exemple. C’est quelque chose que nous allons réaliser dès le début de notre futur mandat. Des opérations financières de ce genre, beaucoup plus actives et interventionnistes, seront dirigées vers un développement régional. Ce que je dis tout le temps aux gens, c’est que l’inégalité est à la fois hiérarchique en soi mais aussi, au Royaume-Uni, géographique et spatiale. Dans le Nord de l’Angleterre et ailleurs, au Sud-Ouest, en Écosse, au Pays de Galles, en Irlande du Nord, l’inégalité est organisée spatialement à cause de la domination financière capitaliste. Nous devons commencer à réinvestir. Et quand vous regardez attentivement les cartes superposées de l’économie et des votes pour le Brexit, il y a une corrélation évidente entre les deux. Donc les gens sont mécontents, malheureux et aliénés. Ils s’expriment au travers du vote pour le Brexit, qui veut dire : « nous n’aimons pas la manière dont le pays est gouverné ». Je pense que c’était la première fois que la plupart d’entre eux ont eu l’occasion d’exprimer cette sensation d’aliénation.

 

Entretien réalisé par William Bouchardon pour LVSL.

Royaume-Uni : le Labour aux portes du pouvoir ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeremy_Corbyn,_Leader_of_the_Labour_Party_(UK)_(right)_with_Andy_Burnham,_Mayor_of_Greater_Manchester.jpg
© Sophie Brown

Cette année encore, le congrès annuel du parti travailliste britannique était plein d’enthousiasme et d’espoir quant à l’avenir. Malgré un pilonnage médiatique devenu permanent et un certain nombre d’attaques émanant de l’intérieur de son parti, la position de Jeremy Corbyn à la tête du Labour n’est plus menacée à court terme et sa politique “socialiste” – dans le sens marxien du terme que lui accolent les anglo-saxons – est plébiscitée par les militants. Néanmoins, les divisions demeurent, notamment entre le Parliamentary Labour Party (PLP) qui regroupe les députés travaillistes, les syndicats associés au parti et la base militante. De manière frappante, l’ambiance actuelle au Labour rappelle quelque peu celle des années 1970 et 1980, lorsque la crise de la social-démocratie est devenue latente et que le parti a eu à choisir entre rupture avec le capitalisme ou “troisième voie” blairiste. Par notre envoyé spécial à Liverpool William Bouchardon.


 

La fin du blairisme au sein du Labour ?

Depuis son élection à la tête du Labour, c’est la base militante qui a le plus soutenu Jeremy Corbyn, au contraire du groupe parlementaire et de l’appareil du parti, dominés par les blairistes. C’est pour soutenir l’action de Corbyn contre ces intérêts que Momentum fut créé en 2015, avec un succès certain, comme l’ont montré les élections du National Executive Council (NEC) du mois de septembre : 9 candidats pro-Corbyn ont raflé tous les sièges en jeu pour cet organe qui gouverne le parti. Un tel résultat indique clairement le soutien fort de la base au leader travailliste. Mais si le parti est désormais conquis, le PLP demeure un obstacle pour Corbyn et si une rébellion interne comme en 2016 n’est plus à l’ordre du jour, les petites phrases assassines dans les médias sont toujours récurrentes. Ainsi, le débat toxique sur l’antisémitisme au sein du parti, qui a occupé le parti de longs mois cette année, est avant tout une guerre médiatique contre Jeremy Corbyn et son soutien à la cause palestinienne.

En 1981, une fraction des députés Labour rejette le Manifeste du parti – qui prend position pour un désarmement nucléaire unilatéral et une sortie de l’Espace Économique Européen – et quittent le parti pour en créer un nouveau, le Social-Democratic Party. Les résultats électoraux ne sont pas très bons mais l’impact sur le Labour est important : en le privant de quelques voix dans chaque circonscription, il facilite la victoire des Tories et la mise en place du néolibéralisme anglo-saxon.”

La réponse de Corbyn à cette guerre larvée au sein de son propre parti passait par la re-sélection automatique et obligatoire des candidats pour les élections parlementaires. Au lieu de présenter automatiquement le parlementaire déjà en poste, l’idée était de remettre en jeu la place systématiquement, ce qui aurait favorisé la démocratie interne et accru le poids de la base militante. Ce système existait déjà dans le passé mais fut suspendu en 1990. Finalement, sous la pression des syndicats, qui souhaitent conserver un certain pouvoir au sein du parti, le seuil d’opposition nécessaire pour remettre en jeu le poste de député a simplement été abaissé de 50% à 33%. On notera que les opposants au système de mandatory reselection ont utilisé les mêmes arguments que ceux des années 1970 quand ce système fut mis en place sous la pression de la Campaign for Labour Party Democracy (CLPD). Cette organisation interne au parti, dont faisaient partie Jeremy Corbyn et le célèbre Tony Benn s’était mise en place pour une seule raison : forcer les députés à suivre le programme voté aux Conventions. Les critiques ne cessèrent de présenter cette mesure comme un moyen pour “l’extrême-gauche” de saboter et de prendre possession du parti, en particulier le groupe trotskiste Militant qui pratiquait l’entrisme. La réalité était bien différente.

Tony Benn lors d’un rassemblement contre la guerre d’Irak en 2003.

Face à l’hostilité grandissante de la base militante et des institutions partisanes, et non uniquement celle de Corbyn et de son cercle, à l’égard des blairistes,  il semble de plus en plus que leurs jours soient comptés. C’est ainsi que sont apparues cette année plusieurs rumeurs de création d’un nouveau parti centriste – disputant l’espace politique restreint des Libéraux-Démocrates – via le départ de plusieurs députés de l’aile droite du Labour. Pour l’instant, tout cela demeure hypothétique, et les chances de survie politique étant plutôt faibles en dehors des Tories et du Labour en raison du système électoral, on comprend la tiédeur des députés intéressés. Mais la conséquence première d’un tel geste serait surtout d’alimenter un scandale médiatique sur le manque de liberté d’opinion au sein du Labour et de priver le Labour d’un petit nombre de voix crucial dans chaque circonscription afin de l’empêcher d’accéder au pouvoir. Le parallèle avec le début des années 80 – période très mouvementée où Margaret Thatcher impose le néolibéralisme pendant que le Labour s’écharpe sur la stratégie à adopter – est assez frappant. En 1981, une fraction des députés Labour rejette le manifeste du parti – qui prend position pour un désarmement nucléaire unilatéral et une sortie de l’Espace Économique Européen – et quittent le parti pour en créer un nouveau, le Social-Democratic Party. Les résultats électoraux ne sont pas très bons et le SDP finit par intégrer les Lib-Dem seulement 7 ans plus tard. Mais, dans le cadre d’un système bipartisan, l’impact sur le Labour est important : en le privant de quelques voix dans chaque circonscription, il facilite la victoire des Tories et la mise en place du néolibéralisme anglo-saxon. Alors que les élections locales du début 2018 ont vu travaillistes et conservateurs au coude-à-coude, un nouveau parti centriste serait une opportunité en or pour permettre la survie des conservateurs au pouvoir pendant quelques années supplémentaires.

Brexit : la revanche du référendum de 1975 ?

Si le leadership du parti a finalement accepté le principe d’un second référendum – avec toutes les options possibles selon Keir Starmer, le responsable du Brexit au sein du shadow cabinet travailliste – les avis sur la compatibilité du programme travailliste avec les règles européennes sont très partagés. De nombreux militants, en particulier les jeunes, sont opposés à la sortie de l’UE et estiment possible de la rejoindre à nouveau et de la réformer. Pour d’autres, comme Kate Hoey, députée Labour aux positions parfois un peu particulières, quitter l’UE est une nécessité pour redevenir un pays pleinement souverain et pour pouvoir mener la politique d’économie mixte qu’elle appelle de ses voeux. En raison de son vote aux côtés des Conservateurs pour quitter l’union douanière et de sa coopération avec Nigel Farage durant la campagne de 2016, nombre de militants Labour cherchent à présenter quelqu’un d’autre à sa place, dans une circonscription où le Brexit a réuni plus de 70% des voix. Résumant les arguments de la gauche du Labour, Marcus Barnett, membre du bureau du Young Labour – la section jeune du parti – et du syndicat des transports RMT, estime que “quitter l’UE est nécessaire pour véritablement mettre en place les politiques sociales-démocrates qui bénéficient à la majorité de la société, et pour restaurer la souveraineté populaire de notre pays.” “Le choix des britanniques est de quitter l’Union Européenne, il faut le respecter”.

Ces divisions entre différents courants – l’un croyant à la possibilité d’une réforme de l’UE, l’autre préférant le rejet net de cette institution néolibérale –  rappelle le référendum de 1975, où les britanniques avaient eu à approuver, ou non, l’entrée dans la Communauté Économique Européenne. Le Labour s’était déjà retrouvé divisé sur la question, pour des raisons économiques, et Tony Benn, figure historique de la gauche radicale et mentor de Jeremy Corbyn, mena une vigoureuse campagne pour le “No”. Aujourd’hui encore, l’entourage de Corbyn, qui avait voté “non” à l’époque, compte plusieurs anciens soutiens de la campagne contre l’entrée dans la CEE, tels John McDonnell – numéro 2 du parti, en charge des questions économiques, Jon Trickett, en charge de la révision constitutionnelle, ou encore Ann Pettifor, économiste pressentie pour diriger la Bank of England en cas de gouvernement travailliste.

Lors d’un des débats liés à la stratégie travailliste sur le Brexit, la salle bondée a réagi au quart de tour à tout argument qu’elle ne jugeait pas recevable. Une légère majorité semblait soutenir le propos de Paul Mason, journaliste, favorable à une solution “Norway+” ou de Mary Kaldor, enseignante à la London School of Economics, qui souhaitait carrément le maintien pur et simple dans l’UE. D’autres ont applaudi les paroles de Costas Lapavistas, ancien parlementaire Syriza, qui décrivait l’impossibilité de négocier avec l’UE et encourage à une “rupture pure et simple” avec toutes les instances de l’UE.

Lors de la conférence The World Transformed sur le Brexit.

Le discours de clotûre du congrès par Jeremy Corbyn fut marqué par une proposition claire à Theresa May: “si vous mettez sur la table un deal qui inclut l’union douanière, pas de frontières en Irlande, qui garantisse les emplois des gens, les standards sociaux et  environnementaux, alors nous soutiendrons cet accord. Mais si vous êtes incapables de négocier un tel deal, alors vous devez laisser la place à un parti qui le peut et le fera”. Au vu des divisions exposées en pleine lumière à la conférence du parti Conservateur qui a récemment eu lieu, et compte tenu de l’objectif des Conservateurs de faire du Royaume-Uni un grand paradis fiscal, ce scénario a peu de chances d’aboutir. La survie de May au 10 Downing St. est clairement mise en cause, mais reste à savoir ce qui adviendra durant les prochains mois, alors que repartir d’une feuille blanche apparaît de plus en plus compliqué à mesure que le 29 mars 2019 approche.

Un “mouvement” ancré dans la société ?

En attendant la prochaine élection, le Labour tente de mobiliser ses membres sur le terrain et cherche à développer un écosystème d’institutions alternatif qui puisse l’aider à s’ancrer dans la société. Le premier appui du Labour auprès de la population britannique demeure l’intermédiaire des syndicats – à l’origine de la création du parti en 1900 – qui défendent les intérêts des salariés et cherchent à éduquer les masses politiquement. Le Royaume-Uni a connu divers mouvement de grèves cette année : les “McStrike” contre les conditions de travail et les salaires dans l’industrie du fast-food et de livraison de nourriture, la grève de l’enseignement supérieur contre la privatisation et la hausse des frais d’inscription, celle de Ryanair, d’Amazon ou encore des chemins de fer. A chaque fois, il est question de la liberté de former et de rejoindre un syndicat, d’améliorer les conditions de travail et d’exiger des rémunérations plus justes. Quelques victoires ont été arrachées, telles que la hausse du salaire minimum de 9.5£ à 10,5£/heure – selon que l’on vive à Londres ou pas – chez Amazon et la reconnaissance du droit à disposer d’un syndicat indépendant de l’entreprise chez Ryanair.

Le premier appui du Labour auprès de la population britannique demeure l’intermédiaire des syndicats – à l’origine de la création du parti en 1900 – qui défendent les intérêts des salariés et cherchent à éduquer les masses politiquement.”

Des panneaux contre la reforme de l’enseignement supérieur. ©Wikimedia

Malgré ces progrès, le monde du travail continue d’évoluer vers davantage de précarité, dont la popularité des contrats zéro-heures est un indicateur certain. Contrairement à la France, où les travailleurs syndiqués représentent moins de 10% de la population active (environ 5% dans le privé et 15% dans le public), le taux de syndicalisation britannique reste important – 23,2% (13,5% dans le privé et 51,8% dans le public) – mais est concentré chez les plus âgés.

Les liens entre le Labour et les syndicats pourraient être encore renforcés : poussés dehors ou rejetant la politique néo-travailliste, plusieurs syndicats ne sont toujours pas revenus vers le parti. C’est par exemple le cas du RMT (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers), syndicat des transports, forcé de quitter le parti après s’être opposé à la guerre d’Irak et qui a décidé de ne pas rejoindre le Labour en mai dernier, par inquiétude quant au pouvoir que détiendrait encore la droite du parti, explique Barnett.

En plus de mobiliser les travailleurs de différents secteurs autour de revendications communes, le Labour cherche à renforcer la petite galaxie de médias alternatifs qui porte son message dans la société. Sur ce point, les dernières années ont été particulièrement riches, avec l’émergence de Novara Media en 2011, la création en 2017 de The Media Fund, pour contribuer à un journalisme de qualité sur des projets votés par les cotisants ou la résurgence de Red Pepper, un magazine trimestriel créé en 1996. Aux côtés des médias mainstream, on retrouve au congrès de Liverpool une foule de petits médias indépendants qui tentent de proposer une information différente. Le stand de la campagne “Total Eclipse of the Sun”, qui milite auprès des commerçants pour qu’ils cessent de vendre The Sun, le tabloïd n°1 des ventes papier, en raison de son traitement outrageusement mensonger des événements de Hillsborough en 1989, connaît un vrai succès.

Une bannière contre “The Sun” devant le Black-E, Liverpool.

Enfin, le développement international du magazine américain Jacobin est visible, le média participe en effet activement à The World Transformed, un festival politique et artistique parallèle au congrès du parti mis en place par Momentum depuis 2016. Cette année 2018 fut marquée par la relance en grande pompe de Tribune, le plus ancien quotidien “socialiste” du Royaume-Uni, sous la forme d’un magazine. Devant une audience compacte et exaltée, Ronan Burtenshaw (Jacobin), Owen Jones (essayiste et journaliste à The Guardian) et David Harvey (qui enseigne le Capital de Karl Marx à l’université) et deux autres journalistes ont dévoilé le nouveau numéro de cette publication iconique de la gauche radicale britannique.

Enfin, le Labour cherche depuis quelques temps à reprendre pied dans les quartiers populaires délaissés ces dernières décennies et à y engager un vrai travail d’éducation populaire et de community organizing. Le parti a récemment créé un “Community Organizing Unit” pour soutenir et aider le développement de lieux enrichissants pour le voisinage et permettant de toucher ceux que la politique intéresse peu ou pas. L’objectif : multiplier les banques alimentaires, pubs conviviaux, clubs de sports gratuits et ateliers en tout genre ouverts à tous sur tout le territoire britannique. L’histoire particulière des pubs au Royaume-Uni en dit long sur les transformations économiques du pays : en partie nationalisés, avec un grand succès, après la Première Guerre Mondiale pour lutter contre l’alcoolisme de masse, ils sont aujourd’hui pour beaucoup aux mains de grandes entreprises qui les louent à des gérants contre des exigences de profit de plus en plus intenables.

“En quelques années à peine, les congrès du Labour ont radicalement évolué : en lieu et place des technocrates, sondeurs et représentants des gros intérêts économiques sous le New Labour, on y voit désormais une nuée de syndicalistes, de médias alternatifs et de représentants de différentes luttes – réforme du système médiatique, pacifisme, soutien à la cause palestinienne, lutte pour un logement décent – côtoyer quelques figures politiques.”

Marcus Barnett ajoute : “j’ai aussi l’impression que les interventions de Jeremy Corbyn pour défendre les pubs et les lieux dédiés à la musique contre les fermetures, ainsi que ses efforts pour promouvoir des stades de football gérés par les supporters, des espaces debout dans les stades, et la pratique locale du football vont dans la bonne direction. Bien qu’il s’agisse d’exemples particuliers, je pense que de telles initiatives vont dans le bon sens”.

En quelques années à peine, les congrès du Labour ont radicalement évolué : en lieu et place des technocrates, sondeurs et représentants des gros intérêts économiques sous le New Labour, on y voit désormais une nuée de syndicalistes, de médias alternatifs et de représentants de différentes luttes – réforme du système médiatique, pacifisme, soutien à la cause palestinienne, lutte pour un logement décent – côtoyer quelques figures politiques. L’enthousiasme est de mise pour la plupart des participants, heureux de voir le parti continuer son tournant à gauche et en passe d’accéder au pouvoir. L’annonce par John McDonnell de forcer toute entreprise de plus de 250 salariés à distribuer 10% de leurs actions à leurs employés, et le soutien affirmé et sincère d’Ed Miliband – candidat malheureux du parti en 2015 et fils d’un grand intellectuel marxiste britannique – à Corbyn ont ainsi recueilli de gros applaudissements. Qu’il suffise de quelques semaines ou qu’il faille attendre 4 ans pour parvenir au pouvoir, le Labour est confiant quant à son avenir, acquis à l’idée qu’il représente le “new mainstream”, c’est-à-dire une position d’hégémonie culturelle.

 

 

A Liverpool, le Labour est déchiré par le Brexit

Des militants Labour en faveur d’un second référendum à Liverpool.

“Love Corbyn, Hate Brexit”, “Demand a People’s Vote”, “Bollocks to Brexit”, crient-ils devant chacune des entrées des différents évènements qui ont lieu dans le cadre du congrès annuel du Labour Party à Liverpool. Ces militants en faveur d’un second référendum, bien que parfois contredits par certains des participants, ont réussi l’objectif qu’ils s’étaient fixé: leur demande a désormais sa place dans le programme officiel du parti d’opposition. À une écrasante majorité, les délégués de la convention travailliste ont en effet approuvé le principe d’une campagne pour un nouveau vote, dont les termes ne sont cependant pas définis, si le plan de Theresa May est rejeté au parlement et si une nouvelle General Election n’a pas lieu.


Il faut dire que, ces derniers jours, tout s’est accéléré brutalement : après 18 mois de négociations du gouvernement May et un changement de cap en juin dernier qui a causé la démission de plusieurs ministres, le “Chequers Deal” voulu par la Première ministre britannique s’est vu opposer une fin de non-recevoir très claire par ses “partenaires européens” le jeudi 20 septembre à Salzbourg. Dès lors, c’est vers le Labour que tous les yeux se sont tournés, au point que Michel Barnier, le négociateur en chef du Brexit pour l’UE, rencontrera Jeremy Corbyn ce jeudi, et se prépare ainsi à un possible changement d’interlocuteur côté britannique. Comme l’a dit Paul Mason, journaliste, écrivain et réalisateur, en citant Napoléon, lors d’une conférence sur la question : “Il ne faut pas interrompre son ennemi quand il commet une erreur”, avant d’ajouter “mais il faut aussi savoir passer à l’offensive lorsque cela s’avère nécessaire.” Or, Theresa May étant constamment contredite par les membres de son propre parti, incapable de satisfaire les exigences des négociateurs européens, et désavouée par l’élection de juin 2017, il était temps pour le Labour d’adopter une position définitive sur le sujet. Certes, le parti a déjà une position officielle : rester dans l’union douanière et poursuivre la participation du Royaume-Uni aux agences européennes de toutes sortes ; mais celle-ci est loin de faire l’unanimité. En effet, ce scénario “Norway+” soumettrait le Royaume-Uni  aux directives européennes néolibérales sans lui offrir la possibilité de participer à leur écriture, conduisant beaucoup de militants à lui préférer un maintien pur et simple dans l’UE. Les appels de la base militante ne pouvant plus être ignorés – 86% des membres soutiennent un nouveau vote selon un récent sondage -, comme ce fut le cas l’an dernier à Brighton, Corbyn a donc dû accepter de se ranger derrière la décision de son parti.

Alors que Theresa May est en position de faiblesse, le parti conservateur est sur le point de basculer aux mains de la droite extrême de Boris Johnson et de Jacob Rees-Mogg dès avril prochain, sitôt qu’une sortie de l’UE sans accord aura eu lieu. Face à cette perspective inquiétante, les militants pour un maintien dans l’UE, ou favorables à une relation très proche avec celle-ci, ont donc focalisé leurs efforts sur le parti travailliste. Très populaire auprès des jeunes, qui avaient largement plébiscité le remain (le maintien), le Labour a jusqu’ici pris soin de ne pas remettre en cause le résultat de Juin 2016. Aujourd’hui, cela est bien plus incertain.

“L’activité économique est d’ores et déjà atone, non pas uniquement par crainte d’un ‘no deal’ (une sortie sans accord), mais en raison de l’austérité budgétaire très forte et du manque d’investissement dans l’économie réelle par la sphère financière. Dans tous les cas, un vrai effort d’investissement, dans lequel l’État a un rôle primordial à jouer, est donc nécessaire.”

Pour de nombreux militants en faveur d’un second référendum, c’est avant tout la question économique qui prime. “Si nous sortons de l’UE, nous entrerons dans une grave récession, et toutes les politiques sociales que nous défendons ne pourront plus être financées”, explique Ann, militante Labour pour un “People’s Vote”, avançant un argument que l’on entend fréquemment au détour des conversations. Ces militants estiment d’ailleurs que de nombreux pro-leave (favorables à une sortie de l’UE) réalisent désormais quels sont les risques d’une sortie pour leurs emplois et leurs revenus, et, en conséquence, changent d’avis. Le vent aurait donc tourné. En effet, le Royaume-Uni est très intégré dans l’économie européenne et sa forte tertiarisation le rend dépendant de nombreuses importations de produits manufacturés. Néanmoins, il est à noter que l’activité économique est d’ores et déjà atone, non pas uniquement par crainte d’un “no deal” (une sortie sans accord), mais en raison de l’austérité budgétaire très forte et du manque d’investissement dans l’économie réelle par la sphère financière. Ainsi, l’économie britannique a la plus faible productivité horaire parmi les pays du G7, faute d’avoir investi dans l’amélioration de sa production industrielle comme l’a fait l’Allemagne par exemple. Dans tous les cas, un vrai effort d’investissement, dans lequel l’Etat a un rôle primordial à jouer, est donc nécessaire.

Mais bien que les risques économiques soient importants, le Brexit demeure avant tout une question politique. Les pro-référendum estiment que celui de 2016 est, au moins partiellement, illégitime, car la campagne du leave était entièrement bâtie sur des mensonges. De plus, ajoutent-ils, ce vote est seulement indicatif officiellement. Pourtant, avec environ un tiers d’électeurs Labour ayant voté leave et les deux tiers des circonscriptions actuellement représentées par le parti travailliste à Westminster ayant opté pour la sortie de l’UE, le parti marche sur des oeufs. La corrélation entre l’âge, le fait de vivre ou non dans une grande métropole et l’évolution de l’activité économique au cours des dernières décennies, avec le vote Brexit est frappante. Les militants d’un “People’s Vote”, pour la plupart encore étudiants et originaires de grandes métropoles, incarnent le nouveau visage du parti, mais pas celui de tous ses électeurs. Or, le Labour dépend également beaucoup du vote des classes populaires des régions délaissées du Nord, du centre et du Sud-Ouest de l’Angleterre, mais aussi des autres zones déshéritées du reste du pays. Bien qu’une large part de cet électorat apprécie Jeremy Corbyn et sa défense intangible de l’Etat-providence et des services publics, la défense d’un second référendum par le parti risque de lui coûter très cher.

“Avec environ un tiers d’électeurs Labour ayant voté leave et les deux tiers des circonscriptions actuellement représentées par le parti travailliste à Westminster ayant opté pour la sortie de l’UE, le parti marche sur des œufs.”

En effet, le vote leave était avant tout motivé, non pas tellement par la volonté ferme de quitter l’UE, mais par celle de reconquérir la souveraineté populaire rendue impossible par Bruxelles et d’envoyer un message d’exaspération à toute la classe politique. En ce sens, l’organisation d’un second référendum achèverait sans aucun doute d’annihiler le peu de confiance qui demeure vis-à-vis du monde politique. Si les pro-référendum considèrent que cela permettrait aux Britanniques d’accepter ou de rejeter l’accord final, ou de lui préférer le maintien dans l’Union, mettant ainsi en avant le caractère “encore plus démocratique” du vote qu’ils proposent, il n’est pas sûr que cela ne soit du goût des Brexiters.

Au-delà de la question du calendrier – est-il possible de définir les termes d’un second vote clairement et de mener une campagne suffisamment longue avant même que le Brexit n’ait eu lieu ? – c’est surtout l’impact politique qu’aurait un second référendum qui est à analyser de près. La simple annonce d’un tel vote ranimerait instantanément le UKIP de Nigel Farage dont la quasi-disparition est l’une des rares bonnes nouvelles des deux dernières années. Ensuite, il est fort probable que les Tories, trop heureux de disposer d’un point de discorde avec le Labour qui soit à leur avantage, ne manqueraient pas l’opportunité de se poser en grands défenseurs de la souveraineté populaire et, par la même occasion, de faire oublier l’austérité catastrophique qu’ils imposent au pays depuis huit ans. Tous ou presque dénonceraient ce nouveau vote comme une atteinte à la démocratie.

Quant au Labour, à juger de ses fractures actuelles sur la question, il risque de sortir encore plus déchiré que renforcé par un tel scrutin. Il est probable que certains membres du parti se saisissent de l’occasion pour exprimer pleinement leur avis, certains contre tout accord mettant en danger la mise en place des politiques économiques qu’ils défendent, d’autres pour un maintien dans l’UE. Ces derniers pourraient alors faire campagne aux côtés des Libéraux-Démocrates de Vince Cable, un parti pro-business qui a activement participé aux politiques d’austérité de David Cameron entre 2010 et 2015.

Pour quel résultat ? Si un second référendum était organisé, nombreux sont ceux qui y verraient une manoeuvre des élites politiques pour légitimer leur projet de rester dans l’UE, et qui s’opposeraient donc, par principe, non seulement au remain, mais au référendum et à sa légitimité même. Dans le contexte de rejet de la classe politique que connaît le pays, cela a toutes les chances de conduire à une majorité de votes leave encore plus écrasante. Et quand bien même le remain gagnerait? Qui pourrait alors s’opposer à un troisième référendum ? Il apparaît clairement qu’un nouveau vote sur le Brexit ne ferait qu’aggraver la situation politique du pays.

Sauf exceptions, les soutiens d’un “People’s Vote” ne se font aucune illusion sur la réalité profondément antidémocratique et néolibérale de l’UE et l’obstacle que celle-ci représenterait pour la mise en place de politiques sociales, des renationalisations ou même un contrôle des capitaux. Mais celle-ci, arguent-ils, peut évoluer en une forme plus sociale et progressiste si la pression politique et populaire est suffisamment importante et coordonnée au niveau européen. Un projet utopique défendu becs et ongles par Jack: “On nous a déjà dit que le projet de Corbyn était irréaliste il y a quelques années, et regardez où on en est aujourd’hui !”.

Et si l’utopie n’était pas plutôt d’oser sortir de l’Union, de ses diktats, de sa sacro-sainte mobilité du capital et de ses accords de libre-échange ? Et s’il était au contraire possible d’en profiter pour enclencher un vaste programme de nationalisations, de réindustrialisation et de purge de l’économie financiarisée ? Et pourquoi serait-il impossible de maintenir une coopération culturelle, éducative, scientifique ou encore spatiale avec les autres pays européens en dehors du cadre de l’UE ? Le Royaume-Uni, pionnier du néolibéralisme et actif promoteur de celui-ci au niveau de l’UE pendant de nombreuses années, est aujourd’hui peut-être en passe d’élire le premier gouvernement de gauche radicale du continent, débarrassé du carcan des traités européens. Voilà de de quoi faire cogiter les travaillistes britanniques encore longtemps.

Fake news et manipulation de l’opinion : une loi à côté de la plaque ?

Impulsé par le président de la République, le projet de loi contre les fausses nouvelles vise à protéger l’opinion publique des tentatives de manipulation lors des périodes électorales, notamment provenant de l’étranger. Mais s’il est vrai que nos démocraties sont aujourd’hui mises à mal par de nouveaux vecteurs d’influence, le texte législatif –inutile, inefficace et potentiellement dangereux– passe complètement à côté des vrais enjeux récemment mis en lumière par l’affaire Facebook-Cambridge Analytica: la collecte massive de données personnelles et le profilage de la population utilisés à des fins politiques. En effet, lorsqu’il s’agit d’influencer les électeurs, les fake news ne sont que la partie émergée de l’iceberg, et l’examen du controversé projet de loi (qui doit reprendre prochainement à l’Assemblée nationale) devrait être l’occasion de recentrer les débats sur les questions de fond soulevées par les révélations du lanceur d’alerte Christopher Wylie.


Lors de la présentation de ses vœux à la presse, en janvier dernier, Emmanuel Macron a exprimé sa volonté de créer une “loi anti fake news” afin de réguler la circulation des fausses informations en période électorale. Il avait lui-même été directement visé pendant la campagne des présidentielles de 2017.

C’est à ce titre que des députés du groupe En Marche ont déposé le 21 mai dernier une proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations, rebaptisée le mois suivant proposition de loi pour lutter contre la manipulation de l’information. Néanmoins son objectif est resté le même : contrecarrer d’éventuelles opérations de déstabilisation des institutions et de manipulation de l’opinion publique.

La propagation de fausses informations devient ainsi un enjeu démocratique majeur à l’heure ou le débat publique se trouverait en position de vulnérabilité face –entre autre– à des médias liés à des États étrangers et dont les activités seraient de nature à altérer la sincérité du scrutin, perturbant gravement “la vie et les intérêts fondamentaux de la Nation“. La nouvelle loi permettrait donc de protéger la population de l’ensemble des stratégies qui pourraient être mises en place par certaines puissances : c’est clairement la Russie qui se trouve dans la mire du texte législatif et celle-ci est nommément pointée du doigt à plusieurs reprises dans les différents travaux parlementaires qui soulignent ses “tentatives d’infléchir la perception du public“.

Ainsi, des campagnes de fausses informations organisées par le gouvernement russe auraient influencé ou perturbé des scrutins tels que le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni, les élections américaines de 2016 ou encore les dernières présidentielles et législatives françaises.

Extrait du rapport d’information déposé par la Commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale portant observations sur les propositions de loi relative à la lutte contre les fausses informations.

LA RUSSIE : UN COUPABLE IDEAL

Or, s’il est indéniable que la Russie tente d’exercer son influence sur les scrutins étrangers dans le but de favoriser ses intérêts, comment lui en vouloir ? N’est-ce pas dans la nature même de toute puissance que de se livrer à de telles manœuvres ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes, les pays occidentaux, passés maître dans ce genre d’intrigue ? Dénonçant l’hypocrisie de nombreuses figures politiques ainsi que de ses confrères scandalisés par l’ingérence des Russes lors des présidentielles américaines de 2016, le journaliste Stephen Kinzer rappelait dans un article publié dans les colonnes du Boston Globe [disponible en français ici]:

« Sur une période d’un peu plus d’un siècle, les leaders américains ont utilisé toute une variété d’outils pour influencer les électeurs dans des pays étrangers. Nous avons choisi des candidats, les avons conseillés, financé leurs partis, conçu leurs campagnes, corrompu les médias pour les soutenir et menacé ou calomnié leurs rivaux. (…) Condamner l’ingérence dans les élections étrangères est parfaitement raisonnable. Cependant, tous ceux qui hurlent contre les Russes à Washington ferment hypocritement les yeux sur certains chapitres de [notre] histoire. »

En tant que Français nous pourrions aussi nous demander quel regard portent sur notre pays les Africains et sur son rôle dans l’essor de la démocratie dans leur continent : nos médias tels que France 24 ou RFI ne sont-ils pas souvent perçus chez eux comme des instruments diplomatiques? D’ailleurs, n’attend-t-on pas du groupe France Médias Monde de former les opinions étrangères en notre faveur, le tout sous couvert de “contribuer au rayonnement de la France dans le monde” ? A l’heure du soft power, la “diplomatie publique” n’est-elle pas une alternative à l’appellation trop négativement connotée de “propagande” ?

L’ingérence est un comportement aussi ancien que l’histoire de la diplomatie, et de ce fait, la parabole de la paille et de la poutre convient très bien pour décrire les gouvernements qui s’avisent de critiquer les agissements de leurs rivaux en la matière.

Néanmoins, quelques mois après le déferlement politico-médiatique anti-russe qui suivirent le Brexit et l’élection de Donald Trump (« grâce au soutien de Poutine »), une journaliste britannique révélait de nouveaux éléments qui allaient considérablement minimiser l’influence des fake news propagées par la Russie et pointer du doigt d’autres responsables jusque-là insoupçonnés.

BIG DATA, PROFILS PSYCHOLOGIQUES ET CAMPAGNES ÉLECTORALES

C’est durant la primaire républicaine que le nom Cambridge Analytica apparaît pour la première fois dans la presse : en décembre 2015 le quotidien britannique The Guardian publie un article au sujet du candidat Ted Cruz –qui talonne Donald Trump dans les sondages– et de l’utilisation par son équipe de campagne des services de cette discrète petite société anglaise spécialisée dans le Big Data. Grâce à son expertise, les conseiller en communication du sénateur texan seraient en mesure d’atteindre plus efficacement l’électorat en s’appuyant sur les profils psychologiques individualisés déterminés à partir d’informations provenant des réseaux sociaux. Le “microciblage comportemental“, déjà systématisé dans le secteur du marketing en ligne, faisait ainsi son entrée dans les campagnes électorales.

Mais c’est finalement Donald Trump qui porte la candidature du Grand Old Party pour affronter Hillary Clinton, et à quelques jours du scrutin du 8 novembre 2016, un article du bureau londonien de la CNN relate comment les analystes de Cambridge Analytica –capables de « lire les pensées des électeurs » – s’efforcent à rassembler des données sur « chaque adulte américain » pour le compte de la campagne du magnat de l’immobilier. Une « arme secrète politique » facturée à plusieurs millions de dollars.

Un mois après l’inattendue victoire du tonitruant homme d’affaire new-yorkais, la revue suisse-allemande Das Magazin publie un article (traduit en anglais par Motherboard-Vice) qui nous en apprend un peu plus sur les méthodes de Cambridge Analytica, notamment en attirant l’attention sur une conférence donnée à New-York par son PDG Alexander Nix et passée quelque peu inaperçue jusque-là.

Dans cette conférence, Nix vante les mérites de sa compagnie qui aurait selon lui la possibilité d’adapter des messages politiques personnalisés pour les 220 millions d’américains, dont elle aurait déterminé les profils grâce au croisement de milliers de paramètres collectés sur des réseaux sociaux ou achetés auprès de data-brokers. « Je vais vous parler aujourd’hui du pouvoir du Big Data et de la ‘psychographie’ sur les processus électoraux. (…) Nous avons créé un algorithme capable de déterminer la personnalité de chaque adulte vivant aux Etats-Unis... » Certains de ses propos sont assez troublants, pourtant l’audience paraît conquise et le PDG de Cambridge Analytica se retire sous les applaudissements du public.

Extraits choisis (v.o. sous-titrée en français) :

L’enquête du Das Magazine décrit comment –grâce à la technologie développée par Cambridge Analytica– l’envoi de messages politiques personnalisés via Facebook a permis d’influencer le comportement de centaines de milliers d’américains en faveur de Trump. Ainsi, les électeurs au profil conservateur, favorables au port d’arme et plutôt paranoïaques ont reçu des messages relatant les pires faits divers impliquant des immigrés, dans le but d’exacerber leur peur. Pour pousser les potentiels soutiens d’Hillary à s’abstenir (un des principaux objectifs de l’équipe de campagne républicaine), rien de plus facile pour les algorithmes de Cambridge Analytica que de cibler par exemple très spécifiquement les démocrates afro-américains et de placer des vidéos (en contenus sponsorisés) sur leur timeline Facebook dans lesquelles la candidate fait des déclarations malencontreuses envers la communauté noire. Ou de bombarder les partisans de Bernie Sanders, plutôt attachés à l’éthique, d’articles exposant la supposée corruption du couple Clinton ou encore ses liens avec le monde de la finance.

« Nous pouvons cibler des villages, des appartements ou même des individus en particulier », fanfaronne Alexander Nix face aux reporters qui commencent à pointer du doigt les dérives clairement manipulatrices de l’entreprise “spécialisée dans le traitement de données”.

L’ENQUÊTE DU GUARDIAN: L’ÉLECTORAT MANIPU ?

Pour autant, c’est en mai 2017 qu’une investigation de Carole Cadwalladr, du Guardian, fait prendre une toute autre tournure au dossier et révèle le côté vraiment obscur de Cambridge Analytica. Il n’est tout d’un coup plus seulement question de stratégies novatrices de marketing électoral ou de manipulation politique mais de menace pour la démocratie et la souveraineté des Etats. En effet, alors que la journaliste enquête sur les causes profondes de la victoire du Brexit lors du référendum britannique du 23 juin 2016, elle découvre le rôle majeur joué par un milliardaire américain, politiquement très engagé et qui se distingue par sa volonté de remodeler le monde selon ses convictions personnelles. S’en suit un enchaînement de connexions assez stupéfiantes.

Robert Mercer est un richissime homme d’affaire américain très proche de l’Alt-right : il est notamment copropriétaire du site Breitbart News (le média roi des fake news aux Etats-Unis) et directement lié à Donald Trump dont il a considérablement financé la campagne. Ami de longue date de Nigel Farage, le député européen qui dirige la campagne en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, il met gratuitement à sa disposition (et sans en avertir les autorités électorales britanniques) les services d’une société dont il est le principal actionnaire: Cambridge Analytica. Le Guardian montre comment Mercer, figure clé dans l’ascension politique de Trump ainsi que dans le bouleversement du panorama médiatique traditionnel suite à l’irruption généralisée des fake news, semble se retrouver au cœur d’un vaste réseau de propagande qui aurait cherché à influencer le résultat du référendum britannique.

Un premier pas avait déjà été fait en 2014 lors du lancement du site Breitbart London par un de ses proches collaborateurs, Steve Bannon, proéminente figure de la droite alternative américaine et membre du conseil d’administration de Cambridge Analytica. Bannon, qui deviendra plus tard le directeur de campagne de Donald Trump, annonçait à l’époque sans ambages au New-York Times vouloir lancer la branche anglaise de son site en vue du prochain scrutin du Brexit, considérant cette élection comme « le nouveau front » de sa « guerre politique et culturelle ». Et l’utilisation d’un vocabulaire martial n’est pas le fruit du hasard…

Dans l’article « Le grand braquage du Brexit : comment notre démocratie a été piratée » [en français ici.], Carole Cadwalladr révèle en effet que Cambridge Analytica est une filière de Strategic Communication Laboratories, une entreprise britannique spécialisée dans les “opérations psychologiques militaires” [1] et “la gestion d’élections”. Intimement liée au complexe militaro-industriel britannique et américain, SCL aurait participé à plus de 200 élections dans le monde entier depuis 1990. On découvre sur son site qu’elle a prêté main forte au mouvement de la “Révolution orange” de 2004 en Ukraine, ou dans des publications officielles de l’OTAN qu’elle collabore à des programmes de formation de l’Alliance atlantique. Elle a compté parmi ses employés d’anciens hauts-gradés comme Steve Tatham qui fut chef des opérations psychologiques des forces britanniques en Afghanistan.

https://sclgroup.cc/home

La journaliste du Guardian révèle aussi le rôle joué par la société AggregateIQ, dont le brevet est détenu par Robert Mercer et qui a reçu plus de la moitié du budget dépensé par Vote Leave, la campagne officielle en faveur du Brexit. Travaillant en étroite collaboration avec Cambridge Analytica, AggregateIQ a participé au ciblage de l’électorat identifié comme “persuasible” qui a été bombardé avec plus d’un milliard de messages (parmi lesquels de nombreuses fake news) durant les derniers jours précédant le référendum. Etant basée au Canada, cette société se trouvait hors de portée de la juridiction britannique et donc de tout contrôle des autorités électorales.

Le panorama se trouble encore plus lorsque le nom de Palantir fait surface à plusieurs reprises dans l’investigation de Cadwalladr. Au final, la journaliste en vient à se poser des questions au sujet de la légitimité du résultat d’un référendum (qui s’est joué à moins de 2% des votes) au centre duquel se trouve la triade AggregateIQ – SCL – Cambridge Analytica, instruments d’un milliardaire américain et de son idéologue en chef bien décidés à faire bouger les lignes politiques européennes en conjuguant psychologie, propagande et technologie pour influencer l’opinion publique.

Mais malgré les multiples articles publiés dans le Guardian et les révélations au sujet de la manipulation de l’électorat lors du Brexit ainsi que pour l’élection présidentielle américaine, il faudra attendre près d’un an pour que le “scandale” éclate…

LE SCANDALE FACEBOOK-CAMBRIDGE ANALYTICA

En mars 2018, Christopher Wylie, ex-employé de Cambridge Analytica et de SCL, décide de sortir de l’ombre et de dévoiler publiquement les méthodes de ses anciens patrons, face caméra. « Choqué » par la tournure des évènements –l’élection de Trump, le fichage psychologique de plus de 200 millions d’américains, les projets de collaboration avec le Pentagone– l’ancien directeur de recherche de la firme se transforme en lanceur d’alerte et se confie à trois médias : le Guardian, le New-York Times et Channel 4 News diffusent son témoignage qui provoque un petit séisme.

En effet, la mise en cause de Facebook donne une ampleur inattendue à l’affaire qui devient le “scandale Facebook-Cambridge Analytica“, au point que Mark Zuckerberg doit s’expliquer face aux membres d’un Comité du Sénat américain. Car c’est effectivement la société de Palo Alto qui se retrouve en partie à la base de toute cette histoire. D’une part, elle a bâti son modèle économique sur la collecte des informations que les membres du réseau social (plus de 2 milliards) lui fournissent, participant ainsi à un fichage de la population. Un fichage certes à visée commerciales (98% de son chiffre d’affaires repose sur la vente de publicité ciblée) mais Facebook endosse toutefois la responsabilité d’avoir permis à des entreprises extérieures –comme Cambridge Analytica– de siphonner les données personnelles de millions d’usager sans leur consentement, et à des fins politiques. Enfin, c’est cette plateforme qui a été le plus largement utilisée pour propager les messages ciblés –dont bon nombre de fake news– qui avaient pour but d’influencer les électeurs.

Cependant, ce sont bien les aspects les plus sombres de l’enquête de Carole Cadwalladr que Christopher Wylie va confirmer : les liens avec SCL et l’industrie de l’armement, les méthodes de guerre psychologiques employées pour cibler les électeurs, la propagande, la désinformation, jusqu’à la manipulation au point de déformer la perception de la réalité des gens dans le but d’orienter leur vote.

Ci-après quelques extraits des confidences de Christopher Wylie, interviewé par Vice News et le Guardian (v.o. sous-titrée en français) :

https://streamable.com/v3vzm

Malgré la gravité des déclarations qui ne laissent aucun doute quant à la volonté de se servir de Cambridge Analytica pour manipuler les électeurs dans un but clairement politique (la fameuse “guerre culturelle” de Steve Bannon) le débat qui a suivi ces révélations s’est malheureusement presque uniquement focalisé sur la responsabilité de Facebook dans « la fuite » des données de ses utilisateurs. Toutes les questions liées aux activités troubles de Cambridge Analytica / SCL n’ont pas ou peu été abordées. Comme si le fait que le Brexit ou la victoire de Trump aient été favorisés par de vastes opérations de manipulation de l’opinion publique, ourdies par un milliardaire lié à l’Alt-right américaine, n’avait pas tellement d’importance. Ou que l’implication d’une société liée à l’industrie militaire, spécialisée dans les “opérations psychologiques” reposant principalement sur l’utilisation de la désinformation, de rumeurs et de fake news, ne soit qu’un détail anodin.

Ce sont pourtant des questions vitales pour notre système démocratique qui sont soulevées par toute cette affaire, et il est légitime de se demander si l’intime volonté du peuple a été vraiment respectée dans ces scrutins… et quelle tournure prendra notre société si elle n’est pas capable de se poser les bonnes questions face à ce genre de situation.

“CAMBRIDGE ANALYTICA N’EST QUE LE DEBUT”

Lors de son témoignage devant un Comité de la Chambre des députés du Canada, Christopher Wylie exprimait son inquiétude au sujet de l’avenir de nos démocraties qui peuvent-être si facilement mises en péril par des acteurs manipulant l’information et in fine l’opinion publique. « Internet et la numérisation croissante de la société ont accru la vulnérabilité de notre système électoral. (…) Cambridge Analytica n’est que le début… ».

Et s’il est vrai que l’entreprise londonienne s’est déclarée en faillite et a cessé (momentanément ?) ses activités, comment croire un seul instant que d’autres (acteurs privés, gouvernements, etc.) ne seront pas tentés par le formidable pouvoir qu’offrent aujourd’hui le Big Data et les algorithmes ? Prédire le comportement humain et potentiellement le contrôler : un danger pour certains, un objectif pour d’autres ?

« La collecte de nos données passe tellement inaperçue que les gens ne se rendent pas compte de ce qui est en train de se passer », signale la chercheuse Emma Briant. « Nous vivons assurément dans une nouvelle ère du point de vue de la propagande : nous ne pouvons pas la voir et elle agit sur nous au-delà de notre entendement ; face à cela nous ne pouvons que réagir émotionnellement ». [2]

A l’ère de la post-vérité, dans laquelle les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles, comment contrer la puissance des fake news? Sommes-nous prêts à affronter la prochaine étape des fake vidéos ? Qu’advient-il de notre vision du monde dès lors que les structures de l’information peuvent être manipulées afin de déformer notre perception de la réalité ? Quelles conséquences sur notre comportement ? Comment rester maîtres de notre libre arbitre ?

 

UNE « LOI FAKE NEWS » … POUR QUOI FAIRE ?

Une chose est certaine : face à ces problématiques le projet de loi du gouvernement français pour lutter contre la manipulation de l’information paraît complètement ridicule et surtout hors sujet. Nous ne nous attarderons pas d’avantage sur son inutilité (le droit français permet déjà de lutter contre les fausses informations), son inefficacité (difficilement applicable, il ne mettra de toute façon pas fin à la propagation des fausses nouvelles) ou sa dangerosité (possibles atteintes à la liberté d’expression et au travail journalistique). Le plus alarmant reste sans aucun doute le décalage flagrant existant entre le projet de loi et les véritables enjeux soulevés par l’affaire Cambridge Analytica, et parmi lesquels la question des fake news ne représente en réalité que la partie émergée de l’iceberg. Quid de la responsabilité et du pouvoir détenus par les GAFAM, de la protection des données personnelles, du profilage de la population qui peut être utilisé à des fins politiques ?

La volonté du gouvernement de lutter contre les fake news devrait être l’occasion de s’attaquer à la racine du problème des nouvelles formes de manipulation de l’information, notamment en se penchant sérieusement sur certaines questions de fond qui ont été évitées jusqu’à présent.  Il paraît clair que nous n’avons pas encore pris la mesure de la gravité des révélations de ces derniers mois alors qu’elles remettent en cause les fondements de notre système démocratique, pourtant déjà bien mal en point.

Sommes-nous en train de nous diriger vers le meilleur des mondes, dans lequel notre comportement sera imperceptiblement influencé, voir contrôlé, par un nouveau totalitarisme algorithmique ? S’il paraît peu probable qu’une société dystopique puisse surgir sans crier gare, du jour au lendemain, il se pourrait plutôt que nous soyons en train de la bâtir petit à petit, sous couvert d’une fascination pour la technologie bien évidemment pavée –comme toujours– de bonnes intentions.

Luis Reygada

@la_reygada

Post-scriptum:

L’affaire Facebook-Cambridge Analytica est en grande partie le fuit d’une enquête de plus d’un an de Carole Cadwalladr ; vous trouverez ici une compilation des principaux articles de la journaliste du Guardian à ce sujet.

NOTES :

[1] Les opérations psychologiques (“PSYOP” dans le jargon militaire) sont des opérations qui ont pour objectif de « bombarder » leur cible d’informations afin d’influencer leurs émotions et leur comportement dans un but stratégique ; elles entrent dans le cadre de la “guerre psychologique”.

[2] Professeur à l’Université de Sheffield, Emma Briant est une spécialiste de la propagande qui a étudié les activités de SCL Group. La citation est extraite de l’article Robert Mercer: the big data billionaire waging war on mainstream media (Carole Cadwalladr, The Guardian, 26/02/2017).

Droit à l’avortement en Irlande : une victoire historique

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Manifestation pro-choice en Irlande

Le vendredi 25 mai 2018 restera sans doute comme l’un des jours les plus importants de l’histoire de la République d’Irlande. En votant à 66,4 % pour le rejet du 8ème amendement, le peuple irlandais s’est massivement exprimé en faveur de la libéralisation de l’avortement et a ainsi mis fin à l’inacceptable contrôle du corps des femmes inscrit dans la constitution. En effet, cet amendement adopté par référendum en 1983 gravait dans le marbre l’égalité des droits de la mère et de l’enfant à naître. Pour le quotidien The Irish Times, il s’agit du résultat de référendum le plus remarquable depuis l’indépendance, et le Taoiseach, le Premier ministre Leo Varadkar, a salué “un moment historique”. 


La fin du 8ème amendement

Pour reprendre l’expression de la juriste Claire Lagrave, “la forte tradition catholique a toujours imprimé sa marque sur la politique familiale irlandaise”. En effet, pour des raisons historiques, le catholicisme a toujours été un élément essentiel de l’identité et de la culture irlandaises. Cela s’est traduit comme on le sait par une prohibition très restrictive de l’avortement. Criminalisé depuis 1861, sa pratique était passible d’une peine de prison à vie jusqu’en 2013, et de 14 ans depuis. En septembre 1983, le peuple irlandais alla même jusqu’à constitutionnaliser son interdiction en votant à 66,9 % en faveur de l’introduction de l’article 40.3.3 dans Bunreacht na hÉireann, la Constitution irlandaise, dans lequel l’État reconnaissait le droit à la vie des enfants à naître, droit égal à celui de la mère : le fameux 8ème amendement. Le peuple irlandais a affirmé son attachement à cet amendement en refusant par deux fois son assouplissement en 1992 et en 2002.

Cet amendement fait aujourd’hui l’objet de nombreuses polémiques. En effet, il oblige chaque année près de 5 000 Irlandaises à se rendre au Royaume Uni ou à acheter illégalement des pilules sur internet à leurs risques et périls. Sans parler des nombreuses femmes ne disposant des moyens économiques pour partir à l’étranger et choisissant donc de pratiquer elles-mêmes l’avortement par d’atroces mutilations. Du fait de cet amendement, l’Irlande a par ailleurs été l’objet de plusieurs condamnations internationales. Ainsi, en 2010, elle fut condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans l’affaire A, B et C vs Irlande à la suite d’un fait divers tragique très médiatisé qui avait conduit à la mort d’une femme enceinte à qui l’on avait refusé l’avortement alors que le fœtus n’était pas viable.

Face à des polémiques de plus en plus fortes, le gouvernement a mis en place en juillet 2016 une assemblée citoyenne ayant pour mission d’examiner un certain nombre de sujets, parmi lesquels celui de l’avortement. Après de nombreuses audiences et délibérations, celle-ci s’est exprimée en faveur d’une révision de la législation en la matière, notamment par l’abrogation du 8ème amendement. Une commission parlementaire fut alors mise en place pour préparer le terrain pour la tenue d’un référendum courant 2018.

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Leo Varadkar, Premier ministre irlandais, durant la campagne du “yes”.

Tous les partis politiques de gauche prirent rapidement position en faveur de l’abrogation, tels que le Labour, Sinn Fein, les Verts, les Sociaux-Démocrates, ou encore People Before Profit. Les deux grands partis historiques, Fine Gael et Fianna Fail, tous deux généralement classés à droite du spectre, ne prirent pas position sur la question préférant respecter la liberté de conscience de leurs militants. Néanmoins, leurs leaders respectifs, Leo Varadkar et Michéal Martin, se sont résolument engagés en faveur de l’abrogation de l’amendement. Face à cette unanimité des partis, seul le très conservateur Renua Ireland prit position en faveur du no. La campagne n’en fut pas moins âpre, et l’avortement devint le centre d’attention de tous les débats.

Une large victoire du yes

Avec une participation électorale de 64,13 % et un vote yes à 66,4 %, il s’agit bien d’un véritable plébiscite en faveur du droit à l’avortement, beaucoup plus massif que ce qui avait été prédit par les instituts de sondage. Plus spécifiquement, c’est le caractère homogène du vote qui est notable. Ainsi, sur les 40 circonscriptions électorales, seule celle du Donegal (région rurale du nord est) s’est exprimée en faveur du maintien de l’amendement à 52 %. Le vote yes a même atteint plus de 77 % dans certaines zones de Dublin.

Les sondages de sortie des urnes ont montré qu’il ne s’agissait pas d’une homogénéité uniquement géographique, mais aussi démographique. De fait, si on note une adhésion quasi unanime chez les jeunes (87 % de yes chez les moins de 25 ans), les aînés restent eux aussi largement favorables au rejet du 8ème amendement, avec 63 % de yes chez les 50-64 ans. De même, 65 % des hommes se seraient exprimés en faveur du rejet, un niveau presque égal à celui des femmes (70 %).

Si cette victoire plébiscitaire peut surprendre au premier abord, il ne faut pas s’y tromper. Elle trouve ses racines dans un processus long et profond. De fait, depuis 1995, le peuple irlandais a accepté coup sur coup la levée de l’interdiction constitutionnelle du divorce ainsi que la légalisation du mariage homosexuel. Alors que la société irlandaise a longtemps été parmi les plus traditionalistes et les plus conservatrices du monde occidental, elle a entrepris depuis les années 80 une véritable révolution discrète des mœurs.

Une évolution progressive des consciences

Et cela s’exprime notamment par la progressive perte d’influence de l’Église catholique au sein de la population irlandaise. Ainsi, tandis qu’en 1973, 91 % des Irlandais déclaraient se rendre au moins une fois par semaine à l’église, ils n’étaient plus que 46 % en 2006, et 25 % parmi les moins de 35 ans. Différents facteurs expliquent ce déclin progressif de l’Église catholique dans la société irlandaise. Le premier est sans aucun doute les nombreux scandales d’abus sexuels sur mineurs qui ont éclaté ces dernières années, et qui ont considérablement délégitimé la parole de l’Église en matière de moralité publique et de protection de l’enfant, notamment exposés dans le rapport Ryan de 2009. La formidable croissance économique du pays depuis les années 1990, ainsi qu’une plus grande exposition aux influences culturelles extérieures, ont également pu jouer un rôle dans cette évolution progressive.

Cette mutation de l’opinion publique irlandaise sur la question de l’avortement s’explique aussi par un certain nombre de scandales qui ont frappé le pays et profondément marqué les consciences. L’affaire Halappanavar en 2012 a constitué un véritable tournant. Savita Halappanavar était une jeune femme d’origine indienne à qui l’on refusa l’avortement sous prétexte que sa grossesse mettait en danger sa santé, et non pas sa vie, et finit par mourir d’une infection foudroyante dans l’hôpital de Galway. Cette affaire eut un très grand retentissement et fut comme un signal d’alarme pour de très nombreuses jeunes Irlandaises sur les dérives auxquelles pouvait mener le 8ème amendement.

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Manifestation en hommage à Savita Halappanavar : “Les croyances des pro-choice ont tué Savita Halappanavar.”

Enfin, cette mutation est aussi le résultat de l’influence jouée par le droit international. En effet, l’Irlande a été reconnue plusieurs fois coupable d’avoir enfreint le droit des femmes en les obligeant à terminer leur grossesse même dans des cas de fœtus non viable, jusqu’à ce qu’il meure in utero, ce qui a pu également faire évoluer les consciences.

Quelles conséquences pour l’Irlande ?

Si ce référendum marque une étape historique dans l’ouverture du droit à l’avortement dans la République d’Irlande, il n’en est néanmoins pas l’aboutissement. Maintenant que l’interdiction constitutionnelle a été levée, il reste au Parlement à légiférer pour déterminer les conditions auxquelles sera soumise la pratique de l’IVG.

Le projet de loi qui avait été présenté par le gouvernement avant la tenue du référendum prévoyait une ouverture sans limite jusqu’à 12 semaines de grossesse, une ouverture jusqu’à 24 semaines en cas de risque pour la santé de la mère, et ensuite uniquement en cas de malformation fœtale (des conditions très similaires à celles du droit français). Néanmoins, il se pourrait qu’un certain nombre de députés de la majorité gouvernementale ayant fait la campagne du no cherchent à obtenir des compromis. Au lendemain du scrutin, Katie Fenton, l’une des figures de proue de la campagne du no, a notamment appelé Leo Varadkar à tenir son engagement de n’ouvrir l’avortement que dans des conditions restrictives.

Politiquement, le résultat de ce référendum est une victoire considérable pour le premier ministre Leo Varadkar, arrivé au pouvoir il y a moins d’un an. Alors que c’était la première fois que les Irlandais étaient appelés aux urnes depuis sa prise de pouvoir, cette victoire bien plus large que ce que prédisaient les sondages renforce considérablement le jeune leader de Fine Gael, le parti au pouvoir. Ainsi, la formation a gagné environ 7 points de pourcentage dans les intentions de vote depuis sa nomination. Dans ces conditions, Varadkar pourrait être tenté de provoquer des élections anticipées pour asseoir son leadership. Ce renforcement pourrait se révéler d’une importance cruciale à l’heure où le futur de l’Irlande du Nord n’a toujours pas été éclairci dans le cadre des négociations du Brexit.

Il reste encore de nombreux anachronismes dans la constitution irlandaise qui mériteraient un dépoussiérage. Mais l’attention semble aujourd’hui se tourner davantage vers l’Irlande du Nord, où la législation en matière d’IVG, demeure l’une des plus strictes d’Europe : la victoire dans le sud de l’île a en effet suscité un nouvel espoir chez de nombreux militants, au nord. Mais le bras de fer s’annonce serré avec le gouvernement de Theresa May, qui compte dans sa majorité le Democratic Unionist Party (DUP), un parti nord-irlandais ultra-conservateur farouchement opposé à toute libéralisation de l’avortement. De quoi alimenter encore un peu plus les tensions dans cette petite province, alors que de plus en plus de Nord-Irlandais se disent favorables à une réunification avec le sud de l’île en cas de Brexit.

Crédits :

http://assets.nydailynews.com/polopoly_fs/1.3787256.1517302085!/img/httpImage/image.jpg_gen/derivatives/article_750/ireland-abortion.jpg.

http://img.timesnownews.com/story/1527359835-irelandabortion.jpg.

http://freethinker.co.uk/images/uploads/2012/11/Savita-Halappanavar-630×355.jpg.