“Le Canada doit réduire sa dépendance au pétrole” – Entretien avec Alexandre Boulerice

Alexandre Boulerice (45 ans) est un syndicaliste, journaliste et homme politique canadien. Il est militant du Nouveau Parti Démocratique (NPD). Député fédéral de la circonscription de Rosemont-La Petite Patrie depuis 2011, il est également porte-parole du NPD sur les questions d’environnement.

LVSL – En 2015, Justin Trudeau a fait campagne sur un programme plutôt progressiste. Quelle est l’analyse du Nouveau Parti Démocratique (NPD) sur le bilan à mi-mandat de Justin Trudeau ?

Alexandre Boulerice – Le gouvernement Trudeau est un gouvernement des apparences, un gouvernement que je qualifierais de la tromperie et de l’hypocrisie. Il est beaucoup plus difficile à démasquer que le gouvernement conservateur précédent de Stephen Harper, qui était clairement favorable aux pipelines, aux entreprises privées, contre les services publics et contre les syndicats. Monsieur Trudeau a fait campagne avec un vernis social-démocrate, certains de ses propos sont assez justes et semblent être du côté des travailleurs, des classes moyennes, des plus démunis, etc. Mais lorsqu’on regarde les actions, soit elles ne suivent pas, soit elles sont complètement contradictoires avec les promesses de campagne.

La réforme du mode de scrutin est une des premières grandes promesses brisées du mandat. Justin Trudeau avait promis que l’année 2015 serait la dernière élection avec le mode de scrutin injuste que nous connaissons : uninominal majoritaire à un tour. Il a organisé de grandes consultations publiques. Finalement, il a dit qu’il n’y avait pas de consensus ; ce qui était tout à fait faux. Il a dit aussi qu’il allait faire la “lutte à l’évasion fiscale”. Le NPD a présenté une motion au Parlement invitant à prendre des mesures sérieuses contre les paradis fiscaux. Les libéraux ont voté pour, mais par la suite ils ont signé deux conventions avec des paradis fiscaux, dont les îles Cook.  

Troisième et dernier exemple, l’environnement. Quand Trudeau et les libéraux ont été élus, ils prétendaient mettre fin aux “années noires du pétrole sale” de Harper, et quitter peu à peu l’extraction de combustibles fossiles. Ils disaient vouloir faire la transition énergétique, signer les accords de Paris, développer la nouvelle économie, etc.  Et ce dont on se rend compte en réalité, c’est qu’il conservent les mêmes cibles de réduction de l’effet de serre que le gouvernement Harper, le même plan de marche.

Et qu’en plus de cela, ils ont décidé de racheter avec de l’argent public un pipeline dans l’Ouest Canadien (entre l’Alberta et la Colombie-Britannique) appartenant à Kinder Morgan. A l’origine, la compagnie Kinder Morgan voulait multiplier par trois les capacités de transport du pétrole de l’Alberta, qui est un pétrole extrêmement dangereux, à base de bitume brut. Il y a eu beaucoup de contestations du gouvernement de Colombie-Britannique, des Premières Nations, des environnementalistes, etc. Entretemps, Kinder Morgan a renoncé au projet. Le gouvernement fédéral a décidé de racheter l’oléoduc à Kinder Morgan pour 4,5 milliards de dollars, ce qui donne un taux de profit pour Kinder Morgan de 637%.

LVSL –  A l’acquisition du pipeline s’ajoutait le coût des travaux…

Alexandre Boulerice – Exact. Kinder Morgan a estimé le coût des travaux à 7,4 milliards de dollars. Donc, on parle d’à peu près 12 milliards de dollars au minimum d’argent public. Et l’objectif c’est d’être capable de revendre ce pipeline tout neuf à l’entreprise privée. Le NPD a pris position contre ce projet. C’est un projet qui crée très peu d’emplois (300 à 400 emplois par an). Il augmente nos émissions de gaz à effet de serre. Il est extrêmement dangereux pour les côtes de Colombie Britannique. Le bitume, contrairement à d’autres genres de pétrole, tombe dans le fond en cas de déversement dans l’eau. Il ne flotte pas. Donc on ne sait pas comment le ramasser. Et en plus de cela, la demande mondiale de pétrole va commencer à diminuer, dans les prochaines années, parce que tous les investissements dans les différentes énergies renouvelables vont faire en sorte que cela va être de moins en moins en demande. Et le premier pétrole qui va être abandonné par les marchés, c’est celui qui coûte le plus cher à produire. Et c’est celui-là.

LVSL – Dans la presse française, Justin Trudeau est souvent comparé au Président Macron. Ils sont qualifiés de “deux jumeaux de la politique”, et sont tous deux “confrontés à un hiatus entre la communication et l’action politique”. Est-ce un constat que vous partagez ?

Alexandre Boulerice – En termes de comparaison, c’est sûr que dans la génération, dans le style, dans la capacité à communiquer, il y a des ressemblances entre les deux. J’ai l’impression que Monsieur Macron a voulu rassembler des gens de gauche, des gens du centre et des gens de droite. J’imagine que les gens de gauche doivent être particulièrement déçus d’avoir cru en Macron. S’agissant du droit du travail, il a une position sociale-libérale voire néolibérale, et qui n’est pas tellement favorable à la classe ouvrière. Ici, c’est un peu la même chose. Monsieur Trudeau a posé quelques gestes, au départ, pour rassurer les grands syndicats. Mais, par la suite, les mandats de négociation avec la fonction publique fédérale n’ont pas été modifiés par rapport au gouvernement Harper. Il continue dans la même veine de rapports difficiles avec les organisations de la fonction publique fédérale. Mais quand même, Monsieur Macron et Monsieur Trudeau ne sont pas dans la provocation comme Monsieur Trump.

“Monsieur Trudeau bénéficie de l’effet de contraste avec Monsieur Trump.  C’est-à-dire, qu’il a l’air beaucoup plus posé et raisonnable que le président américain. Cet effet de comparaison est bon pour lui. Vous, vous avez toute une panoplie de leaders en Europe. Nous, il y a juste le Président américain, qui est notre voisin, et qui sert d’épouvantail.”

Monsieur Trudeau bénéficie de l’effet de contraste avec Monsieur Trump. C’est-à-dire, qu’il a l’air beaucoup plus posé et raisonnable que le président américain. Cet effet de comparaison est bon pour lui. Vous, vous avez toute une panoplie de leaders en Europe. Nous, il y a juste le Président américain, qui est notre voisin, et qui sert d’épouvantail.

LVSL – Les élections fédérales de 2015, ont provoqué un certain nombre de remises en cause au sein du NPD : la destitution de votre chef de parti (Thomas Mulcair) en 2016 et des modifications de la ligne politique lors du congrès de 2018 en particulier. Qu’est-ce qui a changé fondamentalement dans votre orientation politique ?

Alexandre Boulerice – Je pense qu’on est revenu un peu plus à ce qu’était le Nouveau Parti Démocratique des années de Jack Layton (NDLR : le chef précédent du NPD). On a voulu être extrêmement rassurants en 2015. On était aux portes du pouvoir. Donc on avait une plateforme très raisonnable, qui manquait d’audace. Le mode de scrutin actuel ne nous a pas aidés aussi, avec l’effet du “vote stratégique”.  Au début de la campagne, les sondages nous étaient favorables, et en fin de campagne, c’était le parti de Monsieur Trudeau qui était en avance. Il a mené une campagne plus sociale-démocrate, plus keynésienne que nous, qui avions promis l’équilibre budgétaire. Monsieur Trudeau, au contraire, n’avait pas peur de promettre une politique de relance ; ce qu’on n’avait pas osé faire, et qu’on aurait dû faire, dans l’objectif de susciter une reprise de la croissance et des créations d’emplois.

Alexandre Boulerice et Jagmeet Singh, nouveau Chef du NPD

Nous avons élu un nouveau leader, Jagmeet Singh, qui représente une nouvelle génération, qui est le premier leader, fils d’immigré, issu d’une minorité visible de l’histoire du Canada.

Du point de vue programmatique, nous sommes sur une nouvelle dynamique. Nous voulons mettre en l’avant trois piliers : l’environnement, la lutte contre les inégalités et la démocratie. Entre autres, avec un nouveau mode de scrutin, mais également en favorisant d’autres formes de mise en commun, notamment l’économie sociale et les coopératives. Parce que cela fait partie de notre histoire et de nos valeurs, de sortir de la dichotomie entre entreprises publiques et entreprises privées.

LVSL – Quel regard portez-vous sur la campagne et le programme de Bernie Sanders et de son mouvement “Our Revolution” ?

Alexandre Boulerice – On voit cela d’un oeil favorable et inspirant. Une des choses qui est remarquable avec la jeune génération, aux Etats-Unis, mais aussi dans une certaine mesure au Québec et au Canada, c’est cette espèce de décrispation sur l’utilisation du mot “socialiste”. On dirait que les nouvelles générations n’ont pas de craintes à utiliser un mot comme le “socialisme”, pour définir leur projet politique ; celui d’une économie beaucoup plus égalitaire, redistributive, participative et démocratique. Et je pense que c’est ce qu’on voit avec l’élection de toutes ces jeunes femmes dans les primaires démocrates, qui mettent dehors les vieux bonzes centristes. Je pense que c’est une espèce d’appétit et de désir d’une société plus juste. Et je suis content que notre nouveau chef Jagmeet voit également cela d’un oeil favorable.

LVSL – Vous parliez de la question de l’environnement et de l’extraction pétrolière. Quelles sont les propositions du NPD pour sortir de la dépendance au pétrole, pour mettre en oeuvre la transition énergétique ? Sachant que vous êtes porte-parole du NPD sur l’environnement.

Alexandre Boulerice – Je suis effectivement porte-parole du NPD sur l’environnement, mais je ne vais pas être capable d’être extrêmement précis sur ce sujet là, car c’est justement une de mes tâches de l’automne prochain que d’élaborer ce plan de transition énergétique, qu’on appelle ici “plan de transition juste”.  C’est un plan sur lequel beaucoup de groupes environnementalistes et de syndicats réfléchissent déjà. Je participe à différents colloques, à différents congrès.

Evidemment, nous avons des pistes qu’il va falloir explorer davantage et détailler, mais nous souhaitons élaborer une plateforme de transition énergétique robuste, crédible et ambitieuse pour l’élection de 2019. Nous nous engagerons probablement en faveur d’un moratoire sur l’extraction de sables bitumineux. Je pense que c’est incontournable. On ne peut pas diminuer nos émissions de gaz à effet de serre tout en continuant à augmenter l’extraction de ce pétrole qui est extrêmement polluant. Ensuite, il va falloir mettre en place des investissements publics pour soutenir la création d’emplois dans les énergies renouvelables et l’utilisation de ces énergies. Par exemple, en Californie, toutes les nouvelles maisons doivent être équipées de panneaux solaires. Est ce qu’ici au Canada, les panneaux solaires sont la meilleure solution ? Je ne sais pas. Mais c’est le genre de mesure qui pourrait aider les gens dans leur maison, dans leur coopérative d’habitation, ou dans leur HLM, à accéder aux énergies renouvelables.

Troisième chose qui est très importante, c’est la formation de la main d’oeuvre. Il va falloir démontrer aux travailleurs des secteurs gaziers et pétroliers de l’Alberta qu’il y a des débouchés d’emplois réalistes dans le secteur des énergies renouvelables. Il faudra accompagner ces travailleurs, les payer durant cette reconversion personnelle.

“Et puis, j’ai fini par comprendre que quand on dénonce les sables bitumineux, si on le fait sans nuances, sans parler en faveur des travailleurs, ces gens-là se sentent attaqués personnellement. Parce que c’est pas juste leur gagne-pain, c’est aussi leur identité.” 

Et puis, j’ai fini par comprendre que quand on dénonce les sables bitumineux, si on le fait sans nuances, sans parler en faveur des travailleurs, ces gens-là se sentent attaqués personnellement. Parce que c’est pas juste leur gagne-pain, c’est aussi leur identité. Il faut leur dire, “C’est pas contre vous. On n’est pas contre votre famille et puis contre votre emploi. C’est juste qu’on va vous accompagner pour être capables de passer à autre chose.”

Il y a une grosse résistance des travailleurs en Alberta. C’est également un sujet épineux du point de vue politique : le gouvernement de l’Alberta actuel est un gouvernement NPD, le gouvernement de Colombie-Britannique est un gouvernement NPD. Et ils s’affrontent sur le sujet du pipeline Kinder Morgan, parce qu’ils n’ont pas du tout la même perspective. Et au départ, nous [NDLR : La direction nationale du NPD] étions dans une situation inconfortable. Nous considérions que les deux provinces faisaient leur travail, qu’elles défendaient leurs intérêts. A la fin, nous avons pris le parti de la Colombie-Britannique, pour des raisons de respect des peuples Autochtones, des citoyens et de l’environnement. C’était la meilleure position à prendre.

LVSL – Trump a décidé de soumettre les productions étrangères d’aluminium et d’acier (dont celles du Canada) à des mesures protectionnistes. Dans le même temps, l’Italie a annoncé récemment qu’elle se refusait à ratifier le CETA. Est-ce qu’il n’y aurait pas là une fenêtre d’opportunité pour remettre en cause, d’un point de vue progressiste, les traités de libre-échange ? Autrement dit, doit-on laisser aux néo-conservateurs le monopole de la critique du libre-échange ?

Alexandre Boulerice – Le NPD a traditionnellement été extrêmement critique au sujet des traités de libre-échange. Nous sommes en faveur du “fair trade” et non pas du “free trade”. Parce que la liberté économique, quand on est de droite ou néolibéral, c’est la liberté de s’enrichir sans aucune limite, et puis la liberté pour les travailleurs de crever de faim s’ils ne sont pas assez productifs. 

Le NPD a toujours été opposé aux clauses permettant aux multinationales de poursuivre les gouvernements devant les tribunaux d’arbitrage parce que c’est un affront à la souveraineté nationale. Ces traités deviennent des chartes des droits des “grandes corporations” [NDLR : terme désignant les multinationales] et non pas des citoyens et des travailleurs.

J’ai rencontré récemment une délégation de membres du Congrès des USA, et nous faisions le constat commun que le meilleur moyen de protéger l’emploi des travailleurs Américains et Canadiens, c’est d’augmenter les salaires au Mexique. Et la gauche canadienne et la gauche américaine sont très critiques du gouvernement mexicain précédent, qui n’a pas augmenté le salaire minimum. Ils ont fait en sorte que leur “cheap labor” continue à être une force d’attraction pour les délocalisations des entreprises Canadiennes et Américaines. Le meilleur moyen de garder de bons emplois ici, c’est que les emplois deviennent meilleurs au Mexique. Cela fait partie des promesses de campagne d’AMLO. Ce serait une bonne nouvelle pour les Mexicains, mais ce serait aussi une bonne nouvelle pour nous.

Deuxièmement, quand on regarde du côté de l’Europe, quand on regarde le “filet social”, la protection des travailleurs, les services publics, les règles sur l’environnement, ce qui existe en Europe est soit équivalent soit supérieur à ce que l’on connait au Canada. Donc ça devrait être naturel d’avoir des accords commerciaux avec les pays Européens, puisqu’il y a moins de chances d’avoir du dumping social, de l’utilisation de “cheap labor” ou de lois environnementales complaisantes. Malheureusement, les gouvernements n’ont pas réussi à négocier un CETA qui respecte la démocratie et les peuples. C’est une occasion manquée. Mais peut-être que là, il y a une occasion que l’on pourrait saisir, si les débats continuent au sein de l’Union européenne, pour amender le CETA. Pour l’amender ! Parce que d’un point de vue Québécois ou Canadien, on est coincés avec notre géant américain comme presque seul marché d’exportation : 90% de nos exportations vont aux Etats-Unis. Alors, une des options serait de réduire notre dépendance au commerce américain et de diversifier nos échanges commerciaux. Et l’Europe devrait être à la tête de cette liste-là. C’est un peu dommage qu’avec le CETA, on ait manqué cette occasion. 

“Quant aux mesures protectionnistes décidées par Monsieur Trump sur l’aluminium et l’acier, elles sont tout simplement irrationnelles, contre-productives, pour les Américains comme pour les Canadiens ; mais Monsieur Trump ne fait pas de la rationalité sa vertu principale.”

Quant aux mesures protectionnistes décidées par Monsieur Trump sur l’aluminium et l’acier, elles sont tout simplement irrationnelles, contre-productives, pour les Américains comme pour les Canadiens ; mais Monsieur Trump ne fait pas de la rationalité sa vertu principale. Parfois, il est convaincu de quelque chose, et veut punir les gens. Que ce soit les Mexicains avec le mur ou les Canadiens avec notre “système de gestion de l’offre”, qui protège les producteurs de lait, de volaille et d’oeufs [NDLR : ce système est basé sur des quotas de production, des prix garantis et des droits de douane protégeant le marché intérieur du Canada]. Monsieur Trump est très fâché contre ce système  qui garantit des revenus à nos fermiers, et qui limite l’accès des productions Américaines au Québec et au Canada. C’est un bon système, mais il a décidé de l’attaquer, alors que cela ne le prive pas de grand-chose, en fait.

LVSL – Est ce que le NPD, dans le cadre de ces accords commerciaux, serait prêt à défendre le principe de souveraineté alimentaire ?

Alexandre Boulerice – Oui, absolument. Par exemple, le système de gestion de l’offre qui existe au Canada est conçu dans cette logique-là. Le Canada a mis en place ce système dans le but d’occuper le territoire. C’est-à-dire qu’on ne veut pas d’une agriculture industrielle massive, qui serait concentrée dans quelques petits endroits. Toutes les régions du Québec doivent disposer de leur propre production locale et régionale. Qu’elle soit vendue principalement ici également, pour éviter qu’on soit dépendants. J’aime beaucoup les kiwis, mais c’est un petit peu absurde de faire venir des fruits de l’autre bout de la planète. 1) C’est très polluant, 2) on pourrait peut-être avoir des fruits en serre ici, qui seraient bons pour la santé, mais qui créent des emplois ici et qui feraient en sorte qu’il y aurait moins de transports autour de la planète.

LVSL – Vous parliez des élections, il y aura un certain nombre d’échéances électorales qui vont être étroitement imbriquées. Comment les appréhendez-vous ?

Alexandre Boulerice – Les USA ont leurs élections de mi-mandat cet automne. Les élections provinciales au Québec auront lieu également en automne. Le Parti Libéral du Québec risque de perdre les élections, au profit d’un parti de la droite conservatrice, la Coalition Avenir Québec. On vient d’avoir des élections en Ontario où les libéraux ont perdu. Le NPD a gagné 20 députés, mais c’est la droite conservatrice de Monsieur Ford qui l’a emporté. Au printemps prochain, la droite a également de bonnes chances de revenir au pouvoir en Alberta. Donc d’ici les élections fédérales de l’automne 2019 au Canada, il y a plusieurs élections intermédiaires au Canada et à l’étranger qui vont redéfinir la carte dans laquelle on va devoir évoluer et élaborer nos stratégies.

Entretien réalisé par Sebastien Polveche pour LVSL

“Nous devons accéder à l’indépendance” – Entretien avec Gabriel Nadeau Dubois

Gabriel Nadeau Dubois

Gabriel Nadeau Dubois (27 ans) est l’ex-leader du mouvement étudiant québécois durant le “printemps érable” de 2012. Il s’est engagé récemment en politique et a rejoint le parti Québec Solidaire, dont il est devenu co-porte-parole avec Manon Massé. Il a également été élu député au sein de l’Assemblée Nationale du Québec, lors d’une élection partielle. Québec Solidaire (QS) est un parti de gauche indépendantiste, qui agit à l’échelle de la province du Québec, qui fait partie du Canada.

Cet entretien a été réalisé dans la perspective des élections provinciales du Québec qui auront lieu le 1er octobre 2018.

LVSL – Le Parti Libéral du Québec (PLQ) est au pouvoir au Québec, presque sans interruption, depuis 2003. Quel bilan tirez-vous de ces quasi 15 années de gouvernement PLQ ?

GND – Un bilan catastrophique, c’est à dire que les 15 dernières années au Québec se résument par l’affaiblissement marqué de ce qu’on a appelé le “modèle québécois”. Le Québec se distinguait du reste du Canada et de l’Amérique du Nord par des politiques sociales beaucoup plus progressistes, par un filet social beaucoup plus développé, par des services publics beaucoup plus forts, si bien que la société québécoise était la moins inégalitaire en Amérique du Nord.

Et cet “avantage québécois” en matière de modèle social a été considérablement affaibli par les 15 dernières années de pouvoir Libéral, où la fiscalité a été largement modifiée. Les services publics ont été affaiblis, notamment le réseau de la santé. Le réseau de santé a été incroyablement centralisé, et d’un certain point de vue privatisé par le pouvoir Libéral. Le système d’éducation a été chroniquement sous-financé pendant ces 15 années là.

Le territoire québécois s’est également désorganisé, le pouvoir Libéral a été très centralisateur. En matière de développement régional, en matière d’occupation du territoire, le Québec a reculé. Il faut comprendre que pour le Québec, qui est une société  installée sur un territoire extrêmement étendu, il est dramatique que des portions complètes de notre territoire aient été affaiblies et désorganisées par les politiques Libérales.

Du point de vue de la culture politique, ces 15 ans ont été très dommageables : les scandales de corruption à répétition ont énormément alimenté le cynisme et la désaffection à l’égard des institutions politiques. Donc je dirais que c’est la conscience politique des québécois qui a été affaiblie par 15 ans de régime Libéral.

LVSL – Parlons à présent de la scène politique québécoise. A l’approche des élections provinciales qui auront lieu le 1er octobre, le Parti Libéral du Québec semble en difficulté.  On perçoit également une recomposition du champ politique. Comment appréhendez vous l’évolution des rapports de forces politiques à l’approche des élections provinciales ?

GND – Ce qui est clair en ce moment, c’est qu’il y a une forte volonté de la population québécoise d’en finir avec le Parti Libéral du Québec. Il y a également une très grande fatigue à l’égard de la classe politique traditionnelle et des partis politiques d’alternance. Ce qui fait que ce double contexte là, “souffle dans les voiles” de la Coalition Avenir Québec, qui est un parti de droite, parfois assez populiste, qui en fait fusionne les politiques économiques néolibérales du Parti Libéral du Québec et les politiques identitaires du Parti Québécois.

C’est une conjoncture qui n’est pas du tout désespérée pour Québec Solidaire. Parce que nous ne sommes pas issus des partis politiques traditionnels, les gens reconnaissent qu’on incarne une option de changement. Le travail qu’on a à faire pour les prochaines élections, c’est de convaincre les québécois et les québécoises que le changement dans lequel se drape la Coalition Avenir Québec n’en est pas un. Et qu’il s’agit des mêmes vieilles recettes que celles du Parti Libéral et du Parti Québécois.

Question : J’ai cru comprendre que la Coalition Avenir Québec (CAQ) a gommé les aspérités de leur programme :  c’était un parti qui était très anti-étatiste à l’origine. Et là, pour oser la comparaison, on a presque l’impression d’une tactique à la Macron, de fusion entre un centre-gauche et un centre-droit…

GND – Cette comparaison n’est pas inintéressante, dans la mesure où la brochette de candidats et de candidates qui se regroupent autour de François Legault [NDLR : François Legault est le leader de la CAQ] sont essentiellement des rescapés des autres formations politiques : des anciens Libéraux, des anciens Péquistes, qui se rassemblent autour d’une espèce d’extrême centre particulièrement difficile à définir, mais dont l’ADN réel est un agenda politique néolibéral.

On peut faire certains parallèles avec la France et Macron. La différence étant peut-être la figure de François Legault, qui est un “vieux routier” de la politique. C’est un ancien ministre du Parti Québécois, qui est en politique depuis plusieurs décennies. Il ne peut pas prétendre incarner la jeunesse et le renouveau comme a pu le faire Emmanuel Macron. Il a été ministre de plusieurs ministères importants, lors du virage néolibéral du Parti Québécois, à la fin des années 90. Il est lui même responsable d’une série de politiques publiques, qui ont fait assez mal au réseau d’éducation et au réseau de la santé. Et c’est d’ailleurs un peu ça son génie. Ce qui est fascinant, c’est cette capacité à se draper des oripeaux du changement, alors que c’est un ancien fondateur de compagnie aérienne, richissime, et qui tourne autour du pouvoir politique au Québec depuis plusieurs décennies.

Question : Québec Solidaire a été fondé en 2006. Québec Solidaire est parvenu, au fur et à mesure, à gagner des députés et détient, à ce jour, trois sièges à l’Assemblée Nationale du Québec, tous élus à Montréal. Ces élections semblent particulières dans l’histoire de votre parti. Elles constituent une sorte de “passage de témoin”, avec le retrait de deux figures importantes (Amir Khadir  et  Françoise David), votre arrivée à la tête de Québec Solidaire en compagnie de Manon Massé, et l’arrivée de nouvelles têtes (Vincent Marissal, Ruba Ghazal). Quels sont les objectifs de Québec Solidaire pour ces élections ? Et quelles sont les principales propositions mises en avant par Québec Solidaire ?

Il est clair que c’est une élection extrêmement importante pour Québec Solidaire. Ce “passage de témoin”, c’est l’arrivée d’une nouvelle génération à l’avant-scène pour notre parti politique, avec les départs de Françoise et d’Amir. Une nouvelle génération prend le devant de la scène. Je mettrais également Catherine Dorion dans la catégorie des nouvelles candidatures qui prennent de plus en plus de place au parti. Et c’est un gros test pour nous qui devons démontrer que nous sommes capables de garder notre pertinence politique et notre place sur l’échiquier, malgré le départ de ces deux figures qui ont été très importantes pour Québec Solidaire, mais aussi pour la politique québécoise en général.

Le test, c’est aussi d’accélérer le rythme de croissance, de passer d’un rythme de croissance assez lent, d’un député par élection, à un saut vraiment significatif en matière de nombre de députés. Ce sont nos objectifs, on veut également faire élire des députés à l’extérieur de la région de Montréal. Il s’agit de confirmer notre statut de force politique de premier plan, de prouver que nous sommes capables de faire élire des députés à l’extérieur de la région métropolitaine.

Campagne de Québec Solidaire pour le salaire minimum à 15$ de l’heure.

En terme de contenus politiques, notre grand défi est de gagner en crédibilité. Quand on fait des sondages d’opinion, les gens connaissent les valeurs de Québec Solidaire. L’enjeu pour nous, c’est de faire la preuve que ces valeurs peuvent s’incarner dans des mesures politiques concrètes. Montrer qu’un Québec sous un gouvernement Solidaire serait différent, et comment il serait différent. Notre campagne va être organisée comme cela. Elle sera centrée sur une série d’engagements qui sont audacieux, qui sont clivants, mais qui sont concrets. Par exemple, l’instauration d’une assurance dentaire publique et universelle au Québec, la fin du financement public des écoles privées, la réduction drastique des coûts du transport en commun, l’augmentation du salaire minimum à 15$ de l’heure. Des mesures qui sont concrètes, qui sont spécifiques et qui distinguent Québec Solidaire des autres formations politiques.

LVSL – J’ai lu que Québec Solidaire s’inspirait de la “méthode Sanders”. En quoi précisément vous inspire-t-elle ? Et est ce qu’il y a des des expériences d’outre-atlantique (Podemos, France insoumise) qui constituent une source d’inspiration ?

GND – L’idée de faire campagne sur un nombre restreint de mesures précises fait partie de la stratégie de campagne de Sanders, et c’est une de nos sources d’inspiration. Sinon, il nous inspire beaucoup en matière d’organisation politique. On tente de plus en plus de nous structurer comme un mouvement, de manière de plus en plus décentralisée, plus ouverte,  en laissant  plus d’autonomie aux militants et aux militantes sur le terrain. C’est le pari qu’on fait. C’est ce qui avait permis à Sanders de déjouer tous les pronostics et de générer une mobilisation sans précédent, notamment chez les jeunes. Cette manière de mener campagne nous inspire. Je pense que cela nous rapproche aussi de certaines expériences européennes que vous avez nommées, qui faisaient aussi le pari d’une implication maximale sur le terrain. Cela leur avait permis de mobiliser la jeune génération. Québec Solidaire est le parti dont l’électorat est le plus jeune au Québec. Alors on se dit qu’il faut profiter de l’avantage de disposer de nombreux militants et militantes dans la fleur de l’âge et qui ont du temps à donner.

Question – La “question nationale” structure, dans une large mesure, le champ politique québécois depuis les années 1960. Historiquement, la revendication de l’indépendance était portée par le Parti Québécois, tandis que le Parti Libéral du Québec incarnait le “bloc fédéraliste”. Or, la revendication de l’indépendance est devenue secondaire dans l’agenda du Parti Québécois (PQ). La CAQ ne défend pas un projet indépendantiste. Au final, seul Québec Solidaire met en avant l’indépendance du Québec dans son projet politique. Est-ce que pouvez expliciter ce que vous attendez de l’indépendance de la province, et de quelle façon vous articulez l’indépendance à la question sociale, environnementale, et à la relation du Québec avec le monde ?

GND – Sur  la question de l’indépendance, il est clair que les temps ont changé. Ce qui était avant un enjeu déterminant pour le choix des électeurs ne l’est plus autant. Pour de plus en plus de gens, la question de l’indépendance n’est plus la question de l’urne, comme ont dit. C’est un fait qui est difficile à nier.

Ceci étant dit, cela ne rend pas, en soi, le projet d’indépendance caduque pour autant. Si on est sérieux dans nos volontés de changement social, dans notre volonté de transformation de la société québécoise, on ne peut que constater que le cadre constitutionnel canadien n’est pas à la hauteur.

Campagne de Québec Solidaire contre l’exploitation des hydrocarbures.

Il n’est pas possible de mettre fin au libre-échange néolibéral pour négocier des accords commerciaux plus justes, tout en restant une simple province à l’intérieur du Canada. Même chose en matière de transition énergétique, il n’est pas possible de faire une transition énergétique au Québec en restant à l’intérieur du Canada. Ne serait-ce que parce que les compétences en matière d’énergie sont détenues par le gouvernement fédéral. Les décisions récentes de Justin Trudeau [NDLR, Premier Ministre du Canada] confirment cela : il est allé jusqu’à financer un projet de pipeline qui permet d’exporter le pétrole des sables bitumineux de l’Alberta via la Colombie Britannique. L’État Canadien reste un État pétrolier, un État dont le développement est essentiellement fondé sur l’exploitation pétrolière Albertaine, qui est la forme de production d’énergie fossile la plus polluante au monde.

Il faut aussi rappeler que le Canada est encore une monarchie constitutionnelle, et même du point de vue de la réorganisation des pouvoirs, il n’est pas possible de le faire à l’intérieur de ce cadre constitutionnel là. Donc, pour des raisons économiques et commerciales, pour des raisons énergétiques, pour des raisons démocratiques aussi, nous devons accéder à l’indépendance. On pourrait continuer la liste longtemps. Je pourrais parler également de l’importance de la protection et de la promotion de la culture québécoise, de la langue française, etc. Les grands changements sociaux et économiques dont le Québec a besoin ne sont pas possibles à l’intérieur d’un cadre constitutionnel aussi archaïque et autoritaire que le cadre Britannique.

LVSL – S’il fallait définir le peuple québécois, sur quelles bases le définiriez-vous ? Quel discours portez-vous vis à vis des minorités anglophones ou des Premières Nations ?

GND – Le peuple québécois, la nation québécoise, pour nous, est définie de manière civique. Ce sont les gens qui occupent le territoire du Québec et qui y vivent. C’est une définition qui est ouverte, inclusive, et basée sur une dimension civique de ce qu’est la nation québécoise du 21eme siècle. Il s’agit d’une nation diversifiée sur le plan des provenances nationales. mais qui s’organise néanmoins autour d’une langue commune, le français. Le français est la langue commune de nos grands débats politiques et de notre avenir politique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres communautés culturelles. La communauté anglophone, par exemple, est une composante historique importante, dont il faut protéger les droits. Mais le coeur du Québec bat toujours en français, et cela reste la langue autour de laquelle s’organise la vie commune. Ce qui fait la force de l’approche de Québec Solidaire, est justement qu’elle est équilibrée. Il y a à la fois une reconnaissance de l’existence de la nation québécoise, et une volonté de la définir de manière ouverte et inclusive.

L’identité québécoise, c’est deux choses : c’est à la fois un héritage et un projet. Un héritage, bien sûr, parce qu’il y a un parcours historique particulier, qui est celui du peuple québécois, qui est marqué par le fait français, par la conquête, par les luttes des québécois et des québécoises pour leur émancipation, pour leur auto-détermination. Et c’est aussi un projet. Ce n’est pas seulement quelque chose qui est derrière nous, c’est quelque chose qui est devant, et qui est à construire avec les québécois et les québécoises d’aujourd’hui. Cette conception de l’identité québécoise s’incarne aussi dans notre vision de l’indépendance du Québec. Ce n’est pas un projet de repli, ce n’est pas un projet de crispation identitaire. C’est un projet d’ouverture, qui rime avec progrès social, avec inclusion et avec démocratie.

Il y a un sujet qu’il faut aussi aborder qui est la question des Premières Nations. Nous disons souvent qu’il y a la nation québécoise, mais il y a aussi les 11 nations autochtones avec qui nous partageons le territoire du Québec. Notre projet d’indépendance, on souhaite le faire avec les Premières Nations et non contre elles. C’est au cœur de notre stratégie d’Assemblée constituante : l’idée que l’indépendance se ferait en reconnaissant, de manière pleine et entière, l’autodétermination des peuples autochtones et leur droit inaliénable à décider de leur avenir par eux-mêmes.

Notre projet est celui, d’une république sociale et on veut que tout le monde en fasse partie. Cela nous distingue du Parti Québécois et de son tournant vers un nationalisme beaucoup plus conservateur et crispé. Cela nous distingue aussi du Parti Libéral. Le PLQ prétend constamment être le champion de la diversité et de l’inclusion sociale, alors que dans les faits, leurs politiques économiques ont contribué à marginaliser et à appauvrir les communautés issues de l’immigration. Québec Solidaire est le seul parti capable de réconcilier la volonté d’autodétermination de la société québécoise et la volonté que ce projet se fasse en incluant toutes les québécois et les québécoises.