Un avant-propos à une histoire du CERES – par Didier Motchane

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Didier MOTCHANE in plenary session in Strasbourg – April 1985. ©Communautés européennes 1985

Le présent texte est une introduction à une histoire du CERES écrite par Didier Motchane, disparu le 29 octobre 2017. Si l’ouvrage historique relatif au CERES reste à écrire, ce texte fournira néanmoins des clés de compréhension. Didier Motchane a été l’un des fondateurs du CERES, le Centre d’Etudes, de Recherche et d’Education Socialiste, avec Jean-Pierre Chevènement, Alain Gomez, Pierre Guidoni ou Jacques-Arnaud Penant et quelques autres qui les rejoignirent au fil des années. Il en a été le charismatique théoricien, auteur en 1972 de Clés pour le Socialisme. Au fil des années 1970, il anima évidemment le CERES et ses revues (Frontière, Repères…) et fut en charge des relations avec le tiers-monde au PS.


On sait le rôle déterminant du CERES dans le Congrès d’Epinay de juin 1971. On sait aussi sa place dans la construction de l’Union de la Gauche à partir de 1972. Didier Motchane fut ainsi, avec Pierre Joxe, le co-rédacteur de la motion de synthèse d’Epinay, c’est-à-dire du véritable texte fondateur du PS, celui qui consacrait l’Union de la Gauche comme objectif stratégique en vue de la transition au socialisme. La pensée de Didier Motchane et celle du CERES sont ainsi incontestablement à verser à l’actif du socialisme français, tant la puissance conceptuelle et le caractère visionnaire qui sont alors les siennes frappent l’esprit de l’observateur. Entrés à la SFIO, vieille machine bureaucratique, les animateurs du CERES réussirent à susciter l’étincelle qui révéla la social-démocratie française à elle-même. De la vieille SFIO engluée entre FGDS et « dialogue idéologique » avec le PCF on passait à un PS doté d’une stratégie nouvelle, dont l’Union de la Gauche était le vecteur. Le dessein du CERES n’était pas « d’assumer la condition humaine du socialisme » mais bien d’instaurer « la condition socialiste de l’humanité ». Au fil des années 70 dans la majorité du PS ou dans la minorité, le CERES demeura fidèle à l’esprit d’Epinay, menant la bataille sur l’Europe ou l’autogestion, suscitant une effervescence militante qui a propulsé le courant à 26% du parti. En articulant le « mouvement d’en haut » et le « mouvement d’en bas », le CERES fut aussi un efficace pont entre la bouillonnante société des années 1970 et l’appareil en construction du Parti Socialiste. Promoteur de l’autogestion (et de la très volontariste 16ème thèse), le CERES apparaissait comme « l’aile gauche » du PS tout en revendiquant de vouloir en être « l’axe ».

Avec François Mitterrand, les relations furent marquées par l’accord politique initial puis, chemin faisant, par des désaccords mineurs puis majeurs, dont la Guerre du Golfe et le traité de Maastricht furent le paroxysme qui a provoqué la rupture. François Mitterrand dit un jour à Didier Motchane que s’ils n’avaient pas fait de politique ils auraient été amis. A partir de 1983, ils cessèrent néanmoins de se voir personnellement, considérant – du point de vue de Didier Motchane – avoir épuisé tous les sujets. L’Europe avait alors remplacé le socialisme comme grand récit mobilisateur, ce qui équivalait dans l’esprit de Didier Motchane à accepter le caractère indépassable d’un capitalisme voué à la financiarisation, dont le contenu de l’action de la CEE n’était qu’une méthodique codification. A partir de 1990, les relations se dégradant avec la majorité du PS, les amis de Didier Motchane et de Jean-Pierre Chevènement – réunis au sein de Socialisme et République – s’éloignèrent progressivement jusqu’à fonder un nouveau parti – le Mouvement des Citoyens – dont l’identité était de « gauche républicaine », ligne promue depuis 1983 et le tournant de la rigueur, et qui visait à se substituer à la ligne de normalisation européenne.

L’aventure du CERES ne saurait évidemment être rééditée à l’identique. Ne serait-ce que par la situation actuelle du PS, bien plus périlleuse que celle de l’antique SFIO. Trop de facteurs ont changé. Cependant, il manque assurément aujourd’hui un « nouveau CERES », c’est-à-dire d’abord une ligne politique, une vision qui permette de forcer le destin. Cette ligne devrait s’incarner de nouveau dans un groupe d’hommes et de femmes qui, forts d’une analyse méthodique des mutations du capitalisme mondial, imprégné par le mouvement de la société, aptes à mettre en œuvre une stratégie cohérente pourrait être la force qui ravive ce corps mort qu’est la gauche française.

Le CERES fut aussi une méthode. Cette méthode n’est, quant à elle, aucunement démodée. C’est pourquoi, en 2018, le CERES a, par la plume de Didier Motchane, encore à nous dire. Ces lignes de Didier Motchane éclaireront le lecteur sur ce que fut le CERES. Sans doute inspireront-elles quelques-un(e)s. Elles donnent une idée de ce qu’est une authentique pensée politique. – Gaël Brustier.

Avant-propos à une histoire du CERES, par Didier Motchane

Ne rien écrire sur soi qu’au présent. Béaba-tificateur de son impuissance romanesque, l’autobiographe pontifiant ou pénitent ne se fait jamais que le souverain veuf d’une mémoire épuisée. Cependant des souvenirs toujours inégalement partagés, mais pour peu qu’ils le soient, appellent clairement l’honneur du récit, s’ils perpétuent le bonheur d’une commune présence, parce qu’ils sont les témoins d’un éternel espoir, fut-il éternellement cantonné aux demeures du futur antérieur.

Dans le cours ordinaire du temps, l’espoir – et le désespoir – de changer la vie, afin de – ou faute de – changer sa vie, gisent côte à côte. Ils se raniment l’un l’autre à partir de la banalité de la condition humaine. C’est la trace d’un mouvement de ce genre que l’histoire du CERES pourrait nous avoir laissé.

N’importe quel âge de la vie peut faire de sa jeunesse son horizon mental. La jeunesse elle-même y vit le rêve de son éternité. D’autres temps de l’existence s’y marient ; ils assaisonnent une rétrospection douce – amère à la saveur des revanches posthumes. Telle aurait été la jeunesse du CERES, jeunesse d’espoir d’une renaissance du socialisme.

***

L’Europe, comme d’ailleurs l’ensemble du monde des années 60, porte la marque d’une mutation des héritages de la guerre.

Sur le fond d’une conscience accélérée, toujours plus impatiente, de l’activité économique, soutenue par la diffusion planétaire d’une pensée technicienne ingénument distribuée selon la préséance des rentes, le cloisonnement des savoirs et la puissance militaire. L’acuité des conflits qui opposent les nations et les divisent elles-mêmes s’est revissée d’un quart de tour. Sous l’emprise d’un capitalisme dont l’empire tend à égaler l’ambition jusqu’à toucher son horizon planétaire, la mondialisation départage plus profondément désormais le Nord et le Sud du monde que l’Est et l’Ouest qui sont les apostats du socialisme déclaré des renégats de la Révolution.

Les Trente Glorieuses auront été l’épopée du Nouveau Scientisme Historique où les idées du Progrès, fondées sur la conviction de la permanence d’une Croissance majuscule, d’une croissance économique ininterrompue se réinventèrent. L’Europe, ou plus largement ce que l’on appelait l’Occident, semblait faire l’expérience du régime durablement stabilisé d’une marche à l’abondance sans autres à coups que ceux des – relativement – légers coups de lancette de ponction monétaire qui, comme ceux des médecins de Molière, venaient de loin en loin maintenir la circulation bien étagée de la richesse. Dans ce cours tranquille, les entrepreneurs – capitalistes de la dette – et leurs héritiers – capitalistes de la rente – se sont partagé le haut du pavé avant de le céder à ces piétons du ciel atterris sur les tapis volants de la finance : « gnomes de Zurich » et d’ailleurs, spermatozoïdes distillateurs de l’Argent Roi.

Ce fut le moment où l’avènement d’une fin de l’histoire, c’est-à-dire son accomplissement, put s’entendre proclamer aux pauvres des pays riches à l’unisson des riches de tous les pays, comme le règne spirituel d’un social-libéralisme étendant la main sur le monde de la misère et de la peur pour s’en faire le bénisseur définitif.

Ainsi n’était-il plus question de mettre en cause l’abîme d’inégalités des revenus, des patrimoines et des savoirs, mais d’en pérenniser la légitimité. L’histoire accomplie, sanctuarisée par le temps, éloigne au Royaume de l’Au-delà la république de l’égalité des chances, l’urgence et le lieu d’un repartage du passé par le présent. Telle est l’intime contradiction que porte la financiarisation de l’économie spéculaire : prise entre les murs du capital accumulé, la spéculation ne peut sans se détruire soustraire l’ordre de ses raisons au calcul, l’avenir au passé, la vie à la mort.

Sans doute l’Ange Gardien des Trente Glorieuses – la Croissance – a-t-il déplacé vers le haut les failles de l’intégration sociale par son œuvre et par son mythe ; mais celle-ci s’approfondit : telle est la pente de la société bourgeoise qu’aucun tempérament de protection sociale, aucun placebo,  ne saurait redresser à peine d’en détruire le ressort. Ce fut un train qui, en déplaçant plus vite des wagons de plus en plus nombreux et de mieux en mieux suspendus, laissait une proportion croissante des voyageurs en gare, ou sur les bas-côtés de la voie.

Les petits cailloux de la pauvreté blessent davantage au fond d’une botte d’éboueur qu’à un va-nu-pieds les graviers de sa misère. Sans ralentir le pas du peuple trottinant qui reste à l’aise à côté des petits souliers de sa bonne conscience. Cette portion bouillonnante du produit de la machine d’un capitalisme désangoissé tournant à plein régime dans la candeur –ou le cynisme refoulé du Nouveau Scientisme Historique – était moins un objet de scandale que de compassion ; en raison peut-être du fait que ce que l’on pourrait nommer l’humeur installée du siècle, son « idéologie dominante » devenait, suprême illusion, celle de la mort des idéologies. Raymond Aron venait détrôner Jean-Paul Sartre dans le magistère du Grand Maître Penseur pour prononcer, avec le geste de l’étalonneur des certitudes et du donneur de diapason, l’éloge funèbre et réjouie du marxisme ; au-delà de l’extinction célébrée de celui-ci,  c’était l’éthique de l’engagement avec l’ensemble des engagements existentiels de l’Après Libération qui s’en trouvaient plus ou moins nettement récusés.

Qui aurait pu attendre de l’esprit du Nouveau Scientisme Historique que s’en gonflassent les voiles d’une  « Grande Cause » ? Au travers de la titillation obsédante des processus d’évaporation inéluctable de ses révoltes, l’humanité chercherait l’apaisement de ses anxiétés archaïques dans sa « modernité » ; les petites voix chevrotantes de cette fin de siècle ne se lassent pas d’invoquer chacune la leur. Ce ne sont pas celles de Rimbaud.

Comme un vaste ressac des élans de la Libération dont le 10 mai (1958) fut sans doute dans le désarroi de la République, avec le retour du Général de Gaulle, un dernier et combien ambivalent soubresaut, les années 50 – 60 auront été celles de la décolonisation, dans la douleur des guerres d’Indochine et d’Algérie. Elles portent la marque d’une démoralisation croissante de l’esprit public, que les déferlements libertaires de mai 68 tentaient pathétiquement de régénérer.

La Cinquième république a couvert comme d’une burqua les déhanchements d’une société française violemment arraisonnée par un capitalisme qui n’en avait jusque là caressé que les bords : à preuve l’exode rural, diffus en France depuis le Second Empire, brutalement torrentiel après 1950. Le capitalisme de la dette subjugue le capitalisme de la rente dont il est issu sans le remplacer. Notre visage national lui doit ses grimaces d’aujourd’hui.

En bref, l’efflorescence du social-libéralisme envahit l’air du temps ; un ninisme politique, qui prenait naguère le masque de la « Troisième Force » berce le peuple dans une balançoire dont les partis politiques tirent les quatre bouts ; de la Gauche à la Droite, même mélopée ; des paroles différentes font refrain. Elles changent un peu de rythme mais jamais de ton ; de Delors en Sarkozy, de Juppé en Hollande le débat public s’englue dans une à peu près même rhétorique social-démocrate, au point de s’en faire entendre comme une langue commune.

Gauche, Droite, droite, gauche ; que ne cessiez-vous, vieilles et jacassantes ennemies complices, de vous serrer chaleureusement la « main réciproque » (selon l’expression rescapée d’une copie de baccalauréat recueillie par un ami) ; que ne cessez-vous  de tenter perpétuellement de vous définir l’une par l’autre, plutôt que d’assumer la vérité de votre regard sur le monde, le choix des points de vue pris pour le dévisager ; mais tout de même, quoiqu’il en soit, faire votre monde des miettes de l’univers que vous pourrez recueillir. Ce que vous manquerez à tous les coups ma Gauche, tant que vous vous résignerez à n’être que l’espace rétréci de l’âme renoncée du siècle, errant infiniment au désert élargi de sa passivité. Celle la même où la troupe remuante de toutes nos droites nourrit d’angoisse le troupeau de vos béatitudes.

La démystification des communismes déclarés, dont la Chute du Mur marque la débâcle, la fin de la guerre froide puis le saut américain de Bush à Obama, l’exténuation accélérée des utopies tiers-mondistes et du mythe de l’accomplissement démocratique de l’histoire, laissent désormais, et semble-t-il pour un long moment, l’Europe sans utopie, au fur et à mesure que s’en dégonfle lentement la baudruche – sauf sans doute pour quelques instants encore, aux yeux des peuples est-européens fraîchement émancipés de l’emprise soviétique, le Saint–Graal du capitalisme lui-même dont ils sont toujours en quête. Leur reste encore pour ce faire l’Europe elle-même,  inaccessible parce qu’indéfinissable idéologie de rechange offerte à des sociaux-libéraux non déclarés. L’européisme, cette idolâtrie douce, verse à ces exilés du capitalisme la plus romantique des sublimations possibles, celle de l’économisme indéfectiblement social-libéral des bourgeoisies contemporaines.

Telle était la toile de fond sur laquelle le CERES a voulu inscrire son destin. Mieux vaut maintenant laisser parler les textes qui en ont scandé les intentions et les efforts plutôt que les empaqueter d’une glose rétrospective. Ne s’agit-il pas aujourd’hui, plus que toujours, de rénover et de réunir une gauche capable, du fond de son marasme actuel, de rendre aux orphelins du socialisme le sens de mots trop souvent perdu ?

Rappelons encore que cette gauche ne doit pas chercher à se définir par rapport à ses adversaires, ou ses partenaires sur un échiquier politique, mais par la détermination de sa raison d’être : dans les conflits de classe qui traversent l’épaisseur sociale dont l’expérience, selon le mot de Fernand Pelloutier, « donne aux dominés la science de leur malheur ». Cette gauche s’éprouve dans une prise de conscience de la République dont l’effort même constitue celle-ci ;  transcendant les clivages qui opposent justement la Gauche et la Droite, elle nomme un peuple à l’existence à partir de sa population et selon l’essence métaphysique de celle-ci.

Ainsi la République le fait de la nation, dont l’indépendance, brique de base d’un internationalisme républicain, pétri au four d’une souveraineté populaire authentique, sauvegarde de la démocratie contre les emprises du capital et l’atteinte des empires.

Egalement éloignés des romantismes et des cynismes contemporains le CERES s’est voulu le radiesthésiste des sources profondes du socialisme républicain, s’efforçant en cela de faire grandir une troupe fidèle, soucieuse d’offrir aux enfants du siècle la générosité et la sobriété en partage. Tel est le sens de la République moderne dont il cherche à ranimer l’esprit à partir d’une commune ferveur ; héritage contrasté, mais poursuivi de Babeuf en Marx, de Robespierre à Jaurès, de Saint Just à Clémenceau, De Gaulle et Mendès France.

Crédits photos : ©Communautés européennes 1985

Comment le PS s’est technocratisé pour conquérir le pouvoir

http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/livre/?GCOI=27246100656020
Jacques Attali, Pierre Mauroy, Michel Rocard, Jean-Pierre Cot et Jacques Delors autour de François Mitterrand. Photo prise par Alain Longeaud pour le magazine l’Expansion, 1976. Capture d’écran : http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/livre/?GCOI=27246100656020

La peur du saut dans l’inconnu. Cette appréhension a longtemps barré la route du pouvoir à la gauche. Dans les années 1970, le Parti Socialiste s’est engagé de manière résolue dans une stratégie de conquête du pouvoir. Mais sa réputation d’incompétence économique continuait de lui coller à la peau. Pour corriger cette image et apparaître légitime à gouverner, François Mitterrand a su mettre en place une stratégie de respectabilisation en recrutant des experts économiques capables de contester au camp giscardien le monopole de la compétence économique. Un moment historique dont toute force politique qui prétend à l’exercice de la responsabilité suprême se doit aujourd’hui de tirer des leçons.


“Nous sommes passés, comme vous le savez, pour le Deutsche Mark… pouvez vous me dire les chiffres ?” bafouille Valéry Giscard d’Estaing dans le débat qui l’oppose, le 5 mai 1981, à François Mitterrand lorsqu’il lui demande le taux de conversion du Mark. Celui-ci lui rétorque, froidement, “je ne suis pas votre élève”. Le président sortant, lunettes carrées sévèrement vissées sur le visage et le nez dans ses notes, peine cependant à convaincre lorsqu’il essaie de coincer son adversaire sur sa méconnaissance des dossiers. Mitterrand a fait du chemin depuis leur précédent duel de 1974. Il a su corriger l’image d’incompétence économique qui collait à la peau du Parti Socialiste depuis des années. Il a derrière lui une cohorte d’experts économiques et un programme solide. Dix ans après le congrès d’Epinay, le Parti Socialiste est métamorphosé et fin prêt à conquérir le pouvoir. A la fin des années 1960 pourtant, la gauche non-communiste est en miettes. Éparpillée et décrédibilisée, elle s’engage dans un travail de reconstruction et de respectabilisation.

Reconstruire la gauche

A l’élection présidentielle de 1969, le candidat socialiste Gaston Defferre réunit à peine 5% des suffrages. Face à lui, le Parti Communiste de Jacques Duclos réalise le meilleur score de son histoire avec 21% des voix. Mitterrand lui, n’était pas candidat. En 1965 il avait réussi à mettre De Gaulle en ballottage, mais quatre ans plus tard, il n’est plus que le président de la Convention des Institutions Républicaines, petite organisation qu’il intègre à la plus large Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) dont il prend la tête. La SFIO quant à elle, est sur le déclin. Le parti de Jean Jaurès a soutenu du bout des lèvres le tandem formé par Gaston Defferre et Pierre Mendès-France, lequel s’est engagé dans une stratégie au centre qui l’a conduit à l’échec. Étouffée entre le nouveau Premier Ministre Jacques Chaban Delmas et son projet social de “nouvelle société” d’une part et le puissant Parti Communiste d’autre part, la gauche socialiste peine à s’aménager un espace.

Moins compétents que les partis de gouvernement, moins marxistes que les communistes, le logiciel économique socialiste est en panne, incapable de se réinventer après le vide intellectuel laissé par le passage de Guy Mollet au gouvernement. Face à l’hégémonie marxiste à gauche, les socialistes ne disposent pas d’un corpus économique homogène. Plusieurs courants s’affrontent. Les keynesiano-mendésistes d’abord, les régulationnistes keynésiens (dont on peut dire qu’ils s’accordent sur l’essentiel avec les premiers) ensuite et un pôle plus marxisant incarné par le CERES de Jean-Pierre Chevènement. Le CERES, fondé en 1966 par trois énarques, Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane et Alain Gomez, dispose d’un quasi monopole sur l’expertise économique chez les socialistes – au point que Pierre Mauroy verra en lui “un parti dans le parti”. Proche des idées marxistes et de la théorie du Capitalisme Monopoliste d’Etat d’inspiration léniniste, le CERES aide François Mitterrand à “remarxiser” le discours socialiste dans le but de faciliter le rapprochement avec le PCF.

A la fin des années 1960 et au début des années 1970, les questions économiques font office de variable d’ajustement au service de la convergence politique. L’objectif de F. Mitterrand est simple : faire l’unité de la gauche et nouer une alliance avec les communistes. Politique d’abord, l’économie passe après. Cette stratégie aboutit à la signature du “programme du 14 juillet 1967” entre la FGDS et le PCF, avant que les événements de 1968 et la répression du Printemps de Prague ne viennent compliquer les relations entre les deux appareils. Cinq ans plus tard, le 27 juin 1972, le processus de rapprochement aboutit de nouveau et permet la signature du Programme Commun de gouvernement entre les communistes et le Parti Socialiste nouvellement fondé. Le PS, créé au congrès d’Issy-les-Moulineaux de 1969 et dont Mitterrand a pris la tête en 1971 au congrès d’Epinay sur la promesse de rupture avec le capitalisme, renonce à une culture partisane marquée par le remord du pouvoir et affiche son ambition de conquête des institutions. Il va trouver la réponse à l’essoufflement de son logiciel politique dans une époque qui aime les idées.

Les années 1968 engendrent une ébullition intellectuelle qui touche également le milieu de la réflexion économique. L’idée d’autogestion est ainsi propulsée sur le devant de la scène. Portée principalement par la CFDT (dont la ligne était alors autrement plus radicale qu’aujourd’hui) et par le Parti Socialiste Unifié (PSU) de Michel Rocard qui porte un programme révolutionnaire assumant le recours éventuel à la violence pour conquérir le pouvoir. Ces deux organisations influencent le débat à Gauche et se placent en héritières des expériences démocratiques du mois de mai. Ces années 1968 sont marquées par la grève autogestionnaire des “Lip”, par le Chili d’Allende et par la Yougoslavie de Tito. Trois exemples pris pour modèles par les partisans de l’autogestion. Si les communistes sont réticents à toute incorporation des revendications autogestionnaires, jugées gauchistes et qui n’ont de sens pour eux que dans le cadre de la construction du socialisme, les socialistes sont quant à eux davantage réceptifs. François Mitterrand joue habilement du thème de l’autogestion et lui accorde une place pour se rapprocher des gauches dissidentes et tenter de déborder le PCF par sa gauche. La greffe autogestionnaire, cependant, n’est que superficielle, et répond avant tout à des impératifs tactiques. En ce début des années 1970, le débat économique à gauche est structuré par un triangle idéologique : 1) planification démocratique, 2) nationalisations, 3) autogestion. La politique commande à l’économie et cet équilibre est réajusté par les socialistes au gré des évolutions stratégiques.

C’est dans cette optique tactique que Mitterrand accepte d’allonger la liste des entreprises à nationaliser. Pour obtenir la signature du programme commun, il cède du terrain et accède aux demandes des communistes. Une fois l’union de la gauche réalisée, il a les mains libres pour organiser le recentrement du Parti Socialiste.

Le virage expert

Les années 1973 et 1974 marquent un tournant. La progression du Parti Socialiste sur le plan politique lui permet d’engager un virage sur le plan économique. Aux élections législatives de 1973 en effet, le PS obtient 89 députés contre seulement 73 pour le PCF – bien que celui-ci ait obtenu davantage de voix. Surtout, c’est l’élection présidentielle de 1974 qui est décisive. Valéry Giscard d’Estaing l’emporte d’une très courte tête face à François Mitterrand, ce qui confère à celui-ci une carrure présidentielle et lui permet de dominer son partenaire communiste. Sur le plan économique, le choc pétrolier rend caduc un programme fondé sur des estimations de croissance de 8%. Pour asseoir la crédibilité de son projet, Mitterrand prend ses distances avec le programme commun et bouleverse son parti de l’intérieur. Le 8 avril 1974, il annonce le nom de celui qui sera chargé de superviser ce virage : Jacques Attali.

Sorti major de Polytechnique, classé 3ème à l’ENA, passé par Sciences Po et l’école des Mines, Jacques Attali est un jeune universitaire de 28 ans, plus habitué aux bancs des grandes écoles qu’aux salles de congrès. Chercheur à l’IRIS et professeur à Dauphine, il est l’artisan d’une réactualisation de la tradition keynésiano-mendésiste et régulationniste par l’injection d’idées nouvelles. Les travaux de l’économiste John K. Galbraith, du sociologue Alain Touraine et du philosophe Herbert Marcuse nourrissent son manuel L’anti-économique publié en 1975 avec Marc Guillaume. A partir de 1974, J. Attali dirige tout et contrôle tout.

“L’heure est à la transformation du département des études en arsenal intellectuel de la machine de guerre électorale qu’est en train de devenir le Parti Socialiste”

Il réalise la fusion des courants keynésiano-mendésiste et régulationniste keynésien. Au même moment, le CERES marxisant de Jean-Pierre Chevènement est mis à l’écart. Mitterrand dénonce en 1973 un groupe accusé de vouloir “faire un faux Parti Communiste avec de vrais petit-bourgeois”. L’heure est à la transformation du département des études en arsenal intellectuel de la machine de guerre électorale qu’est en train de devenir le Parti Socialiste.

Sous la férule de Jacques Attali, les experts économiques affluent. Les cadres du PS jouent les chasseurs de têtes. Pierre Joxe fait fonctionner ses réseaux au Conseil d’Etat et à Sciences Po, Jean-Pierre Chevènement fait jouer ses contacts à l’ENA et au ministère des finances. Jacques Delors et Michel Rocard recrutent également tous azimuts au ministère des finances et à la CFDT. Attali enfin, intègre de nombreux chercheurs de l’IRIS et recrute à Polytechnique et dans la haute administration.

Les profils de ces experts sont multiples. Ils se regroupent en courants : les mitterrandistes d’un côté, autour desquels gravitent les deloristes et les mauroyistes, le CERES plus à gauche et les rocardiens enfin. Dans son livre Le socialisme français et l’économie (1944-1981), Mathieu Fulla identifie plusieurs types d’experts. Les hauts fonctionnaires, principalement issus de l’ENA et du ministère des finances forment le gros des troupes. A eux seuls, ils représentent 40% des experts mitterrandistes (34 individus), 52% des économistes du CERES (23 individus) et 41% des rocardiens (19 individus). A leurs côtés, on trouve des universitaires : 19% pour le pôle mitterrandiste, 7% pour les chevènementistes et 9% pour les rocardiens. Enfin, on compte bon nombre d’experts issus du mouvement syndical, de permanents politiques, de chefs d’entreprises et de cadres du privé qui apportent une approche davantage micro-économique et plus proche des réalités du terrain. Si des courants économiques existent au PS, ils n’affaiblissent pas pour autant la structure du parti. François Mitterrand joue habilement des divisions, organise la rivalité entre les commissions et les personnes, et accroît la compétition.

Ces hommes – les femmes ne représentent qu’environ 3% des économistes du PS – sont encadrés par des politiques experts, c’est-à-dire des acteurs politiques dont la formation économique leur permet de superviser les différentes commissions et de politiser les travaux. Parmi eux, Pierre Joxe, J-P Chevènement, André Boulloche, Jean Pronteau, Michel Rocard ou Laurent Fabius, ont pour tâche de traduire les rapports et les notes dans un langage plus politique, moins technique, et partant, plus accessible au grand public. Aux côtés de ces politiques experts, on trouve les jeunes loups de François Mitterrand. Pour l’essentiel énarques, passés par Sciences Po, ils constituent le premier cercle des “conseillers du Prince”. Beaucoup sont passés par la direction de la Prévision et par le Plan, départements qui sont surreprésentés par rapport à l’Insee (où le Parti Communiste recrute davantage que le PS), au Budget et au Trésor. Dans leur conquête des grands corps d’Etat, les socialistes peinent néanmoins à recruter des inspecteurs des finances, élite de la haute administration qui reste fidèle au camp giscardien.

La légitimation économique du Parti Socialiste passe également par la multiplication des liens avec les milieux patronaux. François Mitterrand ne s’appuie pas seulement sur les commissions économiques du PS et les court-circuite en faisant appel à des canaux d’expertise parallèles. Outre ses énarques et ses conseillers du premier cercle, il active des contacts noués avec des chefs d’entreprise comme André Bettencourt, François Dalle, Roger-Patrice Pellat ou Jean Riboud, PDG de Schlumberger. Michel Rocard, de son côté, ne fonctionne pas autrement. Le rocardien Robert Chapuis rapporte ainsi qu’existait un “groupe des Arcs” qui rassemblait des chefs d’entreprise amis de Michel Rocard au moment des sports d’hiver.

“En quelques années cependant, la reconnaissance de l’économie comme science du réel s’est opérée.”

Certains, à l’instar de Jean Poperen, dénoncent la dérive social-technocratique du Parti Socialiste, mais rien n’y fait, le recrutement d’experts et la professionnalisation des cadres s’accélèrent. Les commissions se multiplient, notes et rapports s’entassent sur les bureaux et le premier cercle des experts de François Mitterrand peine à synthétiser les travaux tant ils sont nombreux. Libération note ainsi dans un article du 14 février 1978 au titre évocateur (“La technostructure”) : “dix-sept commissions subdivisées en cent quarante et un groupes suffisent à peine à éponger le flot des militants qui désirent participer aux études du parti”. Et les résultats sont là.

Les journalistes soulignent le sérieux économique du travail effectué par le Parti Socialiste, plusieurs chefs d’entreprises apportent publiquement leur soutien à François Mitterrand et ce dernier peut contester au camp giscardien le monopole de l’expertise économique. Les hauts commis d’Etat passent à gauche. Ainsi, en mars 1976, Jean-Pierre Fourcade, ministre des finances de Valéry Giscard d’Estaing, sort furieux des studios d’Antenne 2 où il débattait avec F. Mitterrand, après qu’il a constaté que celui-ci disposait des mêmes chiffres et des mêmes notes que ses services.

La centralité nouvelle de l’économie

Si ce virage expert s’opère dans le cadre du programme commun, il n’en reste pas moins qu’il en prépare la rupture. Celle-ci interviendra en 1977, cinq ans après sa signature. Le Parti Communiste est siphonné, et le Parti Socialiste fin prêt à conquérir le pouvoir.

Lorsque François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing s’affrontent pour la seconde fois en 1981, la politique a changé. Le président sortant, ancien ministre des finances de Georges Pompidou, avait longtemps bataillé pour imposer sa compétence économique comme un facteur de légitimité à gouverner. En quelques années cependant, la reconnaissance de l’économie comme science du réel s’est opérée.

Si “VGE” a su convertir sa compétence économique en capital politique, il n’en reste pas moins que, même aidé de son Premier Ministre Raymond Barre, qu’il qualifie de “meilleur économiste de France”, il échoue à redresser la situation économique du pays. Son capital de crédibilité se trouve symboliquement dévalué et son monopole de la compétence économique, qui est, en dernière analyse, un monopole de la crédibilité politique, lui est contesté par son adversaire socialiste.

Les débats politiques des années 1980 ne sont en rien semblables à ceux qui se tenaient deux décennies auparavant. A l’heure de la publication de L’archipel du goulag de Soljenitsyne, l’affaiblissement des pensées de système commence à se faire sentir. Les batailles de chiffres succèdent à la conceptualisation d’une idée globale de la société. L’époque est au pragmatisme et à l’adaptation au réel dans une économie toujours plus ouverte. Tandis que le chômage de masse fait son apparition, les Français intériorisent une culture de crise et accordent davantage d’importance aux questions économiques. On peut dire avec Polanyi que le champ de l’économie se désencastre de nouveau de la société pour s’imposer à elle et parvient à asseoir sa domination sur le champ politique.

Si l’on peut déplorer la technicisation du discours politique et la place écrasante accordée à la figure de l’expert, nous devons souligner l’intelligence stratégique des socialistes d’alors. Partant du principe qu’il faut combattre l’adversaire sur son propre terrain, François Mitterrand a su se placer sur le terrain du principe de réalité jusqu’alors abandonné à la droite. En participant activement à la construction médiatique de la figure de l’expert, il a su conquérir la centralité de l’échiquier politique et asseoir la crédibilité économique de son parti.

L’économie, cependant, a toujours le dernier mot. Le recrutement dans les années 1970 d’experts pour qui la “rupture avec le capitalisme” promue par François Mitterrand à Epinay, n’était guère plus qu’un vulgaire propos de congrès, laisse penser que le tournant de la rigueur ne s’est pas décidé un jour de mars 1983, mais plonge ses racines dans le virage expert de la décennie précédente. Cette histoire montre la frontière parfois ténue entre la quête de respectabilisation et la compromission, et exprime la tension toujours renouvelée entre l’âpreté de la conquête du pouvoir et la facilité du renoncement.


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Cet article s’appuie sur le livre de Mathieu Fulla Les socialistes français et l’économie (1944-1981) : une histoire économique du politique

Les Presses de Sciences Po.

2016, 25€